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De la transgression au contrôle éditorial : les imaginaires philologiques boléviens

Delphine REGUIG

Université de Lyon – Université Jean Monnet Saint-Étienne IHRIM UMR 5317

L’histoire éditoriale des Satires de Boileau apparaît comme une succession d’événements polémiques. La force transgressive de ces pièces semble résister à la publication qui se présente continuellement comme un effort pour faire admettre à ses lecteurs une pratique littéraire problématique. En 1666, les Satires ouvrent une scène littéraire sur laquelle Boileau va se produire plusieurs décennies durant. L’édition prend une tournure accidentelle avec la publication subreptice – dont on ne saura jamais si elle a été ou non encouragée par le poète lui-même –, d’un recueil connu comme paru à Rouen1. Puis ce premier ensemble, repris, amendé et avoué par Boileau dans l’édition parisienne de 1666, joue le rôle de pierre angulaire sur laquelle s’appuie le développement ultérieur de l’œuvre éditée du poète. Tous les recueils suivants s’ordonnent en effet à partir du Discours au roi et des sept premières Satires. Épîtres, Art poétique, Lutrin, épigrammes, Traité du sublime, Réflexions diverses : l’ensemble de l’œuvre, au fur et à mesure qu’elle s’accroît et s’organise en successions instables, se mesure à la fondation originelle des Satires. L’histoire se clôt, ou plutôt ne se clôt pas, avec l’éventualité de la publication de la Satire XII sur l’équivoque, une nouvelle fois prise dans la polémique, sans cesse repoussée, péniblement différée, finalement publiée posthume en 1711, comme si la pratique satirique de Boileau impliquait un horizon éditorial indéfiniment ouvert, impossible à restreindre à l’entité livresque objet de la publication. La satire survit à Boileau et n’obéit finalement pas à la clôture manipulée par l’imprimeur libraire que le genre contraint à la constante métamorphose.

Une telle centralité dynamique des satires dans l’histoire éditoriale de l’œuvre bolévienne tient à la gravité du geste satirique qui empêche l’édition de tels textes d’être neutre2. Cette gravité se joue dans la dramatisation qui accompagne l’édition des Satires selon le scénario récurrent fixé en 1666. Boileau délègue – ou feint de déléguer – à la figure du « libraire » l’écriture du scénario originel du passage à l’acte éditorial. L’« avis au lecteur » de l’édition des Satires du Sieur D***, à Paris, chez Claude Barbin développe une mise en scène topique qui semble éloigner le poète de l’œuvre imprimée : « Ces Satires dont on fait part au Public, n’auraient jamais couru le hasard de l’Impression, si l’on eut laissé faire leur Auteur. » Malgré le succès de ses pièces satiriques, Boileau n’aurait pas souhaité les publier par « modestie », scrupule et souci d’éviter une querelle publique. La publication serait contrainte et circonstancielle :

C’est ce qui lui a fait souffrir fort longtemps, avec une patience qui tient quelque chose de l’Héroïque dans un Auteur, les mauvaises Copies qui ont couru de ses Ouvrages, sans être tenté pour cela de les faire mettre sous la presse. Mais enfin, toute sa constance l’a abandonné à la vue de cette monstrueuse Édition qui en a paru depuis peu. Sa tendresse de père s’est réveillée à l’aspect de ses enfants, ainsi défigurés et mis en pièces. Surtout lorsqu’il les a vus accompagnés de cette Prose fade et insipide, que tout le sel de ses vers ne pourrait pas relever : Je veux dire de ce Jugement sur les Sciences, qu’on a cousu si peu judicieusement à la fin de son Livre. Il a eu peur que ses Satires n’achevassent de se gâter en une si méchante compagnie : Et il a cru enfin, que puisqu’un Ouvrage, tôt ou tard, doit passer par les mains de l’Imprimeur, il valait mieux subir le joug de bonne grâce, et faire de lui-même ce qu’on avait fait malgré lui.3

La voix du libraire ajoute, en nom propre : « Toutes ces considérations, dis-je, l’ont obligé à me confier les véritables Originaux de ses pièces, augmentées encore de deux autres, pour lesquelles il appréhendait le même sort. » Le texte fonde la publication de l’œuvre sur la relation directe entre éditeur et édité, gage de confiance et d’authenticité. À la faveur de cette confusion originelle entre intimité et véracité, une étrange polyphonie énonciative, où la voix du poète se fait entendre derrière celle du libraire, réintroduit ensuite la dimension polémique qui devait être évitée et dont « la charge » est « laissée » au libraire :

Mais en même temps il m’a laissé la charge de faire ses excuses aux Auteurs qui pourront être choqués de la liberté qu’il s’est donnée, de parler de leurs Ouvrages, en quelques endroits de ses Écrits. Il les prie donc de considérer, que le Parnasse fut de tout temps un pays de liberté : que le plus habile y est tous les jours exposé à la censure du plus ignorant : que le sentiment d’un seul homme ne fait point de loi ; et qu’au pis-aller, s’ils se persuadent qu’il ait fait du tort à leurs Ouvrages, ils s’en peuvent venger sur les siens, dont il leur abandonne jusqu’aux points et aux virgules. Que si cela ne les satisfait pas encore ; il leur conseille d’avoir recours à cette bienheureuse tranquillité des grands Hommes, comme eux, qui ne manquent jamais de se consoler d’une semblable disgrâce, par quelque exemple fameux pris des plus célèbres Auteurs de l’Antiquité, dont ils se font l’application tous seuls. En un mot, il les supplie de faire réflexion ; que si leurs Ouvrages sont mauvais, ils méritent d’être censurés : et que s’ils sont bons, tout ce qu’on dira contre eux ne les fera pas trouver mauvais.4

Si la publication des Satires s’accompagne, dès l’origine, d’un tel paratexte déterminant, c’est précisément parce qu’il est nécessaire d’escorter le surgissement auctorial impliqué par le genre tel que le pratique Boileau. L’argumentation ici développée anticipe en outre, en des termes très proches, sur les développements auxquels le Discours sur la Satire procédera deux ans après, en 1668, pour légitimer la pratique satirique bolévienne : il n’y a donc pas un paratexte mais une intertextualité paratextuelle concertée qui tend à tisser une histoire scénarisée accompagnant chaque jalon du développement éditorial d’une œuvre en accroissement constant. Plus le passage à l’édition paraît arbitraire, plus le paratexte le justifie par une forme de nécessité.

C’est ainsi que le poète contribue à installer, dès ses débuts, un imaginaire éditorial dont on cherchera à voir ici comment il a été légué à ses éditeurs postérieurs, informant une représentation de l’œuvre de Boileau dont nous ne sommes peut-être pas encore sortis. À partir du mythe de l’œuvre-moi créé par le poète-éditeur en ses premiers recueils, se fixe en effet, en dépit de la grande malléabilité des objets éditoriaux parus et préparés sous le titre Œuvres diverses jusqu’à la mort de Boileau en 1711, une expérience de lecture bolévienne unifiant un corpus pourtant instable. La variabilité de la place du Discours sur la Satire dans ce dispositif et dans cette histoire éditoriale éclaire de façon exemplaire la substitution d’un imaginaire de l’œuvre à la réalité d’une Œuvre. Le parcours sommaire de trois siècles d’édition des Œuvres de Boileau pourra contribuer à montrer comment s’est construit un éthos d’éditeur adossé à l’auctorialité de Boileau – et dont il s’agit peut-être aujourd’hui de se désolidariser pour espérer éditer à nouveau le poète.

En 1666, la publication des Satires construit un objet de lecture que le scénario éditorial présente comme un contact avec l’intimité de l’auteur comme personne. Depuis lors, les éditions successives reconduisent et enrichissent le mythe de l’œuvre-moi nourri de l’autorité de Boileau certes comme auteur mais aussi comme éditeur de ses propres œuvres, témoignant d’un souci d’authenticité textuelle apparenté à une transparence de soi à soi. Le souci philologique donnerait accès autant à l’œuvre qu’à l’auteur : la superposition entre un corpus et une signature décèlerait un geste simultanément poétique et éditorial. Boileau le dit dans la préface de l’édition « favorite » de 1701 où il renonce à la « modestie » mise en avant en 1666 et dépourvue d’actualité au moment de signer la dernière édition contrôlée par le poète de son vivant :

Je n’ai donc point de regret d’avoir encore employé quelques-unes de mes veilles à rectifier mes écrits dans cette nouvelle édition, qui est pour ainsi dire, mon édition favorite. Aussi y ai-je mis mon nom, que je m’étais abstenu de mettre à toutes les autres. J’en avais ainsi usé par pure modestie : mais aujourd’hui que mes ouvrages sont entre les mains de tout le monde, il m’a paru que cette modestie pourrait avoir quelque chose d’affecté. D’ailleurs, j’ai été bien aise, en le mettant à la tête de mon livre, de faire voir par là quels sont précisément les ouvrages que j’avoue, et d’arrêter, s’il est possible, le cours d’un nombre infini de méchantes pièces qu’on répand partout sous mon nom, et principalement dans les Provinces et dans les Pays étrangers. J’ai même, pour mieux prévenir cet inconvénient, fait mettre au commencement de ce volume une liste exacte et détaillée de tous mes écrits, et on la trouvera immédiatement après cette préface.5

La confusion entre « je » d’auteur et « je » d’éditeur n’était pas une fatalité. Par la suite, elle devient pourtant un destin pour l’œuvre de Boileau telle qu’elle se trouve éditée par ceux qui se présentent comme les héritiers du poète. C’est le cas dès 1713 où les éditeurs des Œuvres de Boileau, probablement Valincour et Renaudot – peut-être Le Verrier d’après Jean-Baptiste Racine –, à Paris chez Esprit Billiot, exécuteur testamentaire du poète, joignent aux textes du poète un tableau des « Œuvres de M. Despréaux, selon l’ordre où elles sont ici imprimées, selon l’âge auquel il les a composées, et selon l’année où il les a publiées ». Le document, erroné et peu fiable, est suivi d’un développement reproduit à partir d’un manuscrit autographe de Boileau retrouvé dans les papiers de Brossette ; on y lit une déclaration conforme aux pré­occupations obsédantes exprimées dans les préfaces boléviennes comme dans la correspondance du poète concernant l’établissement d’un corpus textuel authentique :

Voilà au vrai, dit M. Despréaux dans un Écrit que l’on a trouvé après sa mort, tous les Ouvrages que j’ai faits. Car pour tous les autres Ouvrages qu’on m’attribue, et qu’on s’opiniâtre de mettre dans les Éditions étrangères, il n’y a que des Ridicules qui m’en puissent soupçonner l’Auteur. Dans ce rang on doit mettre une Satire très fade contre les frais des Enterrements ; une encore plus plate contre le Mariage, qui commence par ce Vers,

On me veut marier, et je n’en ferai rien.

Celle contre les Jésuites ; et quantité d’autres aussi impertinentes. J’avoue pourtant que dans la Parodie des Vers du Cid, faite sur la perruque de Chapelain, qu’on m’attribue encore, il y a quelques traits qui nous échappèrent à Monsieur Racine et à moi, dans un repas que nous fîmes chez Furetière, Auteur du Dictionnaire ; mais dont nous n’écrivîmes jamais rien ni l’un ni l’autre. De sorte que c’est Furetière qui est proprement le vrai et l’unique Auteur de cette parodie, comme il ne s’en cachait pas lui-même.6

La citation du texte vaut garantie ; elle affiche la conviction selon laquelle une édition de Boileau suppose un respect scrupuleux de l’inventaire auctorial dans lequel le poète a inscrit sa volonté. Ce respect lui-même est lié au tour hagiographique que prend la démarche éditoriale dès qu’elle s’adosse à la personne de l’auteur. C’est ainsi que, après avoir corrélé la vie de l’œuvre à la vie du poète dans le tableau évoqué, une fois ce tableau en outre confirmé par la parole authentique de l’auteur, l’édition de 1713 propose le discours que Valincour prononça à la réception de Monsieur l’Abbé d’Estrées à l’Académie française. La succession est éloquente puisque ce dernier discours est le lieu d’un éloge de Boileau. Pour le prononcer, Valincour reprend le topos de l’intimité avec le poète7 dans une sorte de biographie intellectuelle fondée sur le rappel des grandes notions puisées dans l’œuvre quoiqu’outrageusement simplifiées (le vrai, la raison, la nature). L’académicien loue en Boileau le satirique exerçant avec sagesse et en toute légitimité un genre qui sert la censure des mauvais livres. Légitimer cet éthos satirique permet d’acheminer naturellement le lecteur vers une confusion entre les caractéristiques de l’œuvre et celles de leur auteur : « Comme il ne trouve dans la Nature, ou pour mieux dire, comme il n’est autre chose que la Nature même, Monsieur Despréaux en avait fait sa principale étude. » Entre l’objet et le sujet de l’œuvre, sur le fondement d’une assimilation aussi rapide qu’orientée, s’instaure une réversibilité dont le texte même de l’œuvre ne pourra plus s’abstraire par la suite.

De l’admiration pour l’œuvre, scrupuleusement attestée et restituée dans son exactitude et son exhaustivité prétendues, les premiers « amis » de Boileau, Brossette et Le Verrier, en sont aussi immédiatement passés au culte de la personne de l’auteur. L’édition des Œuvres de Mr Despréaux, avec des éclaircissements historiques donnés par lui-même, à Genève, chez Fabri et Barrillot, en 1716 par Brossette, témoigne du principal effet de cette réversibilité entre l’œuvre et le poète : la revendication d’une philologie fétichiste qui revêt une dimension hagiographique voire mythique. Se disputant l’héritage du poète avec Le Verrier, Brossette annonce dans son « avertissement » d’éditeur qu’il a eu « dessein de donner une édition du Texte, plus parfaite que toutes celles qui ont paru8 ». « Pour la rendre telle », son travail a consisté à rassembler « avec soin tout ce qui est sorti de la plume de cet illustre Écrivain », y compris et surtout des pièces inédites : « jusqu’aux moindres fragments, tout se trouve ici, revu plus exactement que jamais9 ». Mais le texte ne se suffit pas à lui-même : il lui faut toujours la caution de son propre créateur, premier éditeur et premier commentateur du corpus avec lequel il fait corps. Cette forme de « consubstantialité » de l’œuvre au poète détermine l’expérience de la lecture de telle sorte qu’elle trouve un prolongement naturel dans la fréquentation de la personne du poète :

J’ajoute des Éclaircissements historiques au Texte de l’Auteur ; et je n’impose point quand j’annonce dans mon titre, qu’ils m’ont été donnés par l’Auteur lui-même : car je n’avance presque rien qui ne soit tiré, ou des conversations que j’ai eues avec lui, ou des lettres qu’il m’a écrites. La haute idée que j’avais de ses Ouvrages, m’ayant fait souhaiter de le connaître, je ne trouvai en lui ni cette fausse modestie, ni cette vaine ostentation, si ordinaires aux personnes qui ont acquis une réputation éclatante : et, bien différent de ces Auteurs renommés qui perdent à être vus de près, il me parut encore plus grand dans sa Conversation que dans ses Écrits.

Cette première entrevue donna naissance à un commerce intime qui a duré plus de douze années. La grande inégalité de son âge et du mien, ne l’empêcha point de prendre confiance en moi : il m’ouvrit entièrement son cœur ; et quand je donne ce Commentaire, je ne fais proprement que rendre au Public le dépôt que cet illustre Ami m’avait confié.10

Le commentaire consiste donc, pour Brossette, à revivre, dans l’expérience de la lecture, la fusion du poète et de son œuvre. Les enjeux de l’exhaustivité de l’édition débordent donc largement le texte avoué et contrôlé par l’auteur ; le mérite de l’éditeur consiste à maîtriser une entité imaginaire qui déborde le livre, une entité que le nom du poète concentre dans une formule identificatoire :

S’il eut la complaisance de m’apprendre toutes les particularités de ses Ouvrages, je puis dire que de mon côté je ne négligeai rien de ce qui pouvait me donner d’ailleurs une connaissance exacte de certains faits, qu’il touche légèrement, et dont il m’avouait qu’il ne savait pas trop bien le détail. Mes recherches ne lui déplaisaient pas ; de sorte qu’un jour, comme je lui rendais compte de mes découvertes : À l’air dont vous y allez, me dit-il, vous saurez mieux votre Boileau que moi-même.11

Plus le fantasme prend forme, plus les formules se font radicales : l’éditeur s’assimile à un « historien » et atteste son scrupule éditorial par l’immédiateté du rapport qui le lie à la source charnelle de l’œuvre :

Ce n’est donc pas ici un tissu de conjectures, hasardées par un Commentateur qui devine : c’est le simple récit d’un Historien qui raconte, fidèlement, et souvent dans les mêmes termes, ce qu’il a appris de la bouche de l’Auteur original. En un mot, c’est l’Histoire secrète des Ouvrages de Mr. Despréaux.12

L’éditeur est un initié qui, passé par l’épreuve de l’identification cultuelle au Poète, peut à son tour initier le lecteur à l’expérience intense de la rencontre intime avec un Auteur : « Un Lecteur s’applaudit de devenir en quelque manière, le Confident d’un Écrivain célèbre, et d’être admis dans le secret de ses pensées. Il entre dans cette espèce de confidence, un air de mystère qui flatte également la curiosité et l’amour-propre13. » Quoique Brossette s’en défende – « J’ai cru, qu’à l’égard de mes Lecteurs, je devais moins me regarder comme l’Ami de sa Personne, que comme l’Interprète et l’Historien de ses Écrits14 », prend-il la peine de préciser –, sa démarche se développe dans une ambition de vérité qui, paradoxalement, obéit à la logique du mythe, enserrant le texte bolévien dans un récit-cadre construit pour l’expliquer dans sa lettre et dans son esprit. Le commentaire de Brossette15 se dévoue à un travail d’érudition informative éclairant les allusions, détaillant notamment les personnalités nommées dans les Satires ancrées dans une actualité éphémère et soumises à des variantes récurrentes afin de prévenir la disparition d’une lecture contextualisante. Ce commentaire se fait, précise l’éditeur, avec l’Auteur, comme si, conformément aux attitudes originelles de Boileau en 1666, l’édition était une autre étape de la création poétique. Ce n’est pas un hasard si, pour évoquer cette solidarité, Brossette mobilise l’image picturale ; éditer c’est encore faire œuvre :

Un Commentateur tâche, pour ainsi dire, d’enlever la poussière qui couvrait son Auteur, de faire revivre les couleurs du tableau. Mais celui qui prépare un Commentaire sous les yeux de l’Auteur même, et de concert avec lui, prévient toute obscurité, et conserve jusques aux moindres traits, ces traits délicats et presque imperceptibles qui l’effacent si aisément, et qu’il est impossible de rappeler quand une fois ils sont effacés.16

En éditant « intégralement » le commentaire inédit de Le Verrier aux Satires de Boileau en 190617, Lachèvre ajoute une pierre à cette « édition définitive » qui permettrait de revenir à Boileau lui-même tout en lui donnant une place dans « cette admirable collection de nos grands écrivains français18 ». Tout l’enjeu de l’édition, qui donne à voir l’entrelacement de l’écriture de Boileau et de celle de Le Verrier, de l’auteur et du lecteur, est, aux yeux de Lachèvre, qu’elle contient « les corrections de Boileau lui-même » et « permettent, soit d’interpréter exactement sa pensée, soit de saisir sur le vif quelques traits de son caractère19 ». La proximité avec le rêve de Brossette est patente. Car ces corrections écrites en 1701, révélant le « soin qu[e Le Verrier] apportait à recueillir et à contrôler les moindres explications de Boileau » relève du même scrupule zélé que les annotations qui constituent le commentaire de Brossette. Cet aspect n’échappe pas à Lachèvre qui utilise un lexique religieux pour évoquer le travail de l’amateur de belles-lettres, riche financier aux prétentions intellectuelles maladroites : « Le Verrier en recueillant pieusement les explications qu’il provoquait, croyait ingénument s’être substitué à Boileau, parler pour ainsi dire par sa bouche, et, le plus souvent, il avait compris en quelque sorte “tout de travers” ! 20 » Le lien avec l’imaginaire philologique de Brossette est net : le commentaire constitue « un document précieux » et « On peut […] pardonner [à Le Verrier] ces petits travers en présence de son culte désintéressé pour Boileau, culte presque touchant dans sa naïveté. 21 »

Plus d’un siècle après l’édition Brossette, parallèlement à un détournement quasi exclusivement scolaire de l’usage de l’œuvre bolévienne au XIXe siècle, Berriat-Saint-Prix donne à l’ambition d’exhaustivité qui était celle de ses prédécesseurs un nouveau titre en publiant les Œuvres de Boileau collationnées sur les anciennes éditions et sur les manuscrits, avec des notes historiques et littéraires et de recherches sur sa vie, sa famille et ses ouvrages (Paris, C. H. Langlois, 1830)22. Comme les précédentes, l’entreprise présuppose la perfectibilité paradoxale de celles qui l’ont précédée dans l’affirmation d’un achèvement fantasmé. L’édition inclut désormais, dans un premier tome où l’œuvre de l’auteur disparaît au profit de documents historiques, un essai biographique sur Boileau, des notices bibliographiques, la reproduction des préfaces de Boileau pour chacune des éditions de ses ouvrages, des jugements critiques sur le poète, un catalogue corrigé de ses œuvres ainsi qu’une table chronologique approfondie des pièces. Quoiqu’elle témoigne d’une volonté de scientificité positiviste, cette édition ne rejette pourtant pas dans ses marges le rapport affectif à la personne du poète. Car ce rapport est essentiel pour fixer une expérience de lecture tangible à laquelle l’œuvre de Boileau se trouve identifiée mais qui est en passe de changer de valeur. Dans l’avant-propos à l’édition qu’il procure entre 1932 et 1943, Boudhors justifie un nouveau dispositif éditorial sous le titre explicite d’Œuvres complètes de Boileau (Paris, Belles-Lettres), cent ans après Berriat-Saint-Prix, par la prise en compte de nouveaux inédits et la nécessité de corrections. Il ajoute en outre qu’il est devenu indispensable de rectifier les représentations construites par les lectures précédentes et qui se font désormais à charge contre l’auteur : « Parler de Boileau aujourd’hui, c’est plaider dans un procès où, par extraordinaire, la défense rencontre moins de sympathies que le réquisitoire.23 » C’est par rapport à cette construction imaginaire que l’éditeur doit désormais se situer : il s’agit pour lui d’« écarter toute arrière-pensée d’accusation ou d’apologie. Sans savoir même si on rend service à Boileau ou si on lui fait tort, on peut chercher à le voir vivant, en bataille, au travail, sous le règne de Louis XIV, avant que l’histoire littéraire fixe ses traits en interprétant son œuvre24 ». L’enjeu est de se démarquer de la « Légende » de Boileau, poète polémiste à qui l’institution scolaire a imposé un « masque de pédagogue » ; il s’agit de revenir à la satire, c’est-à-dire à la poésie de Boileau : « Oserait-on dire que la gloire fait d’étranges contresens ? Mais enfin il est bien vrai que Voltaire n’admire Boileau qu’en le séparant de toute son œuvre satirique.25 » Boudhors expose en détail ses principes d’édition conformes à cette lecture actualisée : comme texte de base, il choisit la dernière édition revue par l’auteur et donc l’édition in-4° de 1701 (face à la concurrence de l’in-12 de 1701 et l’in-4° de 1713), dernière édition revue par Boileau et première qu’il ait signée de son nom. Cependant, dans sa volonté de moderniser l’approche du texte de Boileau, l’éditeur bute sur la question des « habitudes » de lecture qui contribuent au sentiment de perfection attaché à l’œuvre de Boileau. Car la définition de cette expérience de lecture est essentielle à défaut de trouver un corpus de textes fixé ainsi qu’un protocole éditorial invariablement nécessaire. Si chacune des éditions précédemment évoquées adjoint au texte de Boileau des listes et des tables, c’est parce qu’il est indispensable de compenser, par un apparat critique conséquent, l’instabilité du corpus bolévien. Ce dernier, on l’a vu, s’est accru avec les éditions, et l’inflation n’a pas toujours pris le tour rassurant d’une édition en recueil, certaines pièces paraissant de manière isolée, d’autres venant s’ajouter à la suite des Œuvres diverses à la faveur des diverses – précisément – rééditions qui jalonnent la carrière de Boileau. Il est notamment remarquable que les éditeurs, chacun à son tour, discutent, corrigent, remettent en doute, certes l’authenticité de certains textes (dont le Chapelain décoiffé par exemple) mais surtout l’ordre des pièces qui fait débat.

Or Boudhors souligne que le strict scrupule méthodologique de restitution du texte bolévien comme texte aurait dû le conduire à adopter, dans la présentation des pièces, « l’ordre strictement chronologique26 ». Il cite à ce propos l’exemple de Ch.-M. Des Granges qui, dans son édition de 1914 chez Hatier, a été le premier à oser « s’écarter de la tradition éditoriale dont l’origine remonte, il faut le reconnaître, à Boileau et à son explicite volonté. Car c’est précisément en 1701 qu’il a fait un bloc de ses onze Satires, un bloc de ses douze Épîtres, un bloc de toutes ses poésies, un bloc de toutes ses proses27 ». Boudhors, quant à lui, s’abstient de « déconcerter les habitudes du “Public” systématiquement » tout en affirmant : « Je crois fermement que cet ordre artificiel et didactique n’a pas facilité le contact animé, entraînant, du lecteur avec l’auteur.28 » Antoine Adam, malgré son ambition de procurer une édition permettant de retrouver l’état des satires « avant la première édition contrôlée par l’auteur, lorsqu’elles sont « œuvres de combat » et pas encore « œuvres d’art », se montre pris dans la même problématique éditoriale en 194129. Alors qu’il annonce vouloir suivre un ordre nouveau, historique (avec des choix discutables), fidèle au manuscrit d’un recueil conservé à l’Arsenal, l’éditeur souligne « l’inconvénient d’une édition trop différente des éditions antérieures » qui serait « pour le lecteur, d’un maniement difficile30 ». Comme si, après des siècles de sédimentation éditoriale, il fallait renoncer à l’œuvre attestée pour pouvoir continuer à lire Boileau. « Du moins le lecteur pourra-t-il toujours retrouver dans notre édition le texte définitif auquel il est habitué31 », assure Adam qui instaure un système de concordance entre « les vers de la vulgate » et ceux du texte qu’il présente pour pallier la difficulté. Le retour du vocabulaire religieux est éloquent : les satires originelles sont assimilées à un texte fondateur qui fait foi mais dont on ne pourrait pourtant plus restituer la réalité, devenue illisible sous la représentation construite.

L’examen de la place du Discours sur la Satire dans les différents dispositifs éditoriaux est révélateur de ce paradoxe puisque la manipulation de cette pièce, visiblement stratégique, modifie la perspective éditoriale selon sa situation dans le recueil. On a vu à quel point Boileau, de son vivant, soignait le paratexte des éditions qu’il procurait : la solidarité entre ses textes et leur discours d’escorte est d’ailleurs sentie par tous ses éditeurs successifs qui reproduisent ce paratexte parfois comme un corpus en lui-même. À partir du noyau initial des Satires immédiatement accompagné du Discours au Roi, lui-même parfois assimilé à un texte satirique, l’œuvre s’étoile et rythme ce développement d’ajouts de pièces métatextuelles dont le Discours sur la satire est exemplaire. Le texte se joint à la Satire IX, éditée séparément en 1668. Il s’agit d’une réponse défensive aux attaques virulentes que suscita la publication du premier recueil des Satires et notamment à la Critique désintéressée sur les Satires du temps de Cotin. Le couple Satire IX-Discours sur la Satire est précédé d’un avis du « Libraire au Lecteur » qui reconduit le scénario de 1666 :

Il y a déjà du temps qu’elle est faite : l’Auteur s’était en quelque sorte résolu de ne la jamais publier. Il voulait bien épargner ce chagrin aux Auteurs qui s’en pourront choquer. […] Mais une copie de cette Satire étant tombée, par une fatalité inévitable, entre les mains des Libraires, ils ont réduit l’Auteur à recevoir encore la loi d’eux. C’est donc à moi qu’il a confié l’original de sa pièce, et il l’a accompagné d’un petit Discours en prose, où il justifie par l’autorité des Poètes anciens et modernes la liberté qu’il s’est donnée dans ses Satires.32

Dans les éditions suivantes, jusqu’en 1685, le Discours sur la Satire conserve sa place après la Satire IX et clôt la série des Satires sur le ton du plaidoyer pro domo avant la série des épîtres. Mais en 1694, Boileau déplace le texte pour le mettre en tête d’une série hétéroclite d’œuvres en prose – avant de le décaler encore ultérieurement pour le rétrograder à la deuxième place de cette série de textes identifiée par un critère formel très lâche. Ce choix affectant un texte essentiel à la poétique bolévienne se comprend à la lumière de l’avertissement des Œuvres diverses de 1694 qui fait suite à une préface où Boileau atténue les critiques formulées à l’égard des auteurs « nichés » dans les vers des Satires en 1666 ; le poète renchérit sur la question mais, poussé par les circonstances, réoriente le propos dans un sens satirique :

J’ai laissé ici la même Préface qui était dans les deux éditions précédentes : à cause de la justice que j’y rends à beaucoup d’Auteurs que j’ai attaqués. Je croyais avoir assez fait connaître par cette démarche, où personne ne m’obligeait, que ce n’est point un esprit de malignité qui m’a fait écrire contre ces Auteurs ; et que j’ai été plutôt sincère à leur égard, que médisant. Monsieur P. néanmoins n’en a pas jugé de la sorte. Ce galant Homme, au bout de vingt-cinq ans qu’il y a que mes Satires ont été imprimées la première fois, est venu tout à coup, et dans le temps qu’il se disait de mes Amis, réveiller des querelles entièrement oubliées, et me faire sur mes Ouvrages un procès que mes Ennemis ne me faisaient plus. Il a compté pour rien les bonnes raisons que j’ai mises en rimes, pour montrer qu’il n’y a point de médisance à se moquer des méchants écrits ; et sans prendre la peine de réfuter ces raisons, a jugé à propos de me traiter dans un Livre, en termes assez peu obscurs, de Médisant, d’Envieux, de Calomniateur, d’Homme qui n’a songé qu’à établir sa réputation sur la ruine de celle des autres. Et cela fondé principalement sur ce que j’ai dit dans mes Satires, que Chapelain avait fait des vers durs, et qu’on était à l’aise aux sermons de l’Abbé Cotin.33

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