Kitabı oku: «" A qui lira ": Littérature, livre et librairie en France au XVIIe siècle», sayfa 20
Le jésuite utilise les circonstances troubles qui entourent la parution de cette seconde édition pour tenter de discréditer le livre et son auteur, jusque-là anonyme : dans les pièces liminaires de son Apologie, il fait en effet figurer, juste avant de présenter son propre privilège et ses approbations, une « Copie de l’extraict des Registres de la Chambre Civile du Chastellet de Paris, du Mercredy 29. Novembre, mil six cens vingt-trois ». Ce document juridique retrace l’affaire, depuis la saisie faite à la demande d’Ogier chez Leblanc jusqu’à l’interdiction faite aux imprimeurs d’imprimer son ouvrage sans le consentement et la permission de l’auteur, sous peine d’amende. Il est également interdit « audit Ogier [d’] exposer [son livre] ny [le] faire exposer en vente sans [la] permission » du Lieutenant civil. Dans le cadre de la polémique, le père Garasse se sert donc de ce document juridique, élevé au rang de pièce liminaire, et instrumentalise le statut légal de son propre texte en exhibant ses approbations et son privilège, pour renvoyer l’écrit anonyme de son adversaire au rang de libelle diffamatoire.
Ces différents exemples, ainsi que les nombreuses variations de stratégies au fil de sa carrière, montrent bien que le père Garasse connaît les pratiques éditoriales de son temps. Il les utilise en fonction des enjeux de ses textes, en joue parfois avec humour et sait les instrumentaliser dans un cadre polémique. Il adapte ainsi de façon pragmatique ses façons de publier, de manière à préserver son Ordre tout en œuvrant pour lui.
Boileau 1674 : actualité d’une édition1
Léo STAMBUL
Université Paul Valéry – Montpellier 3
Le lecteur qui, d’aventure, souhaiterait de nos jours se procurer une édition de Boileau en librairie serait confronté à une étonnante pénurie. Après avoir constaté que l’édition des Œuvres complètes de Françoise Escal en Pléiade (1966) est épuisée2, il se trouverait devant le choix entre deux éditions partielles de poche : celle de Jean-Pierre Collinet (Satires, Épîtres, Art poétique), chez Gallimard (1985), et le second volume de celle de Sylvain Menant (Épîtres, Art poétique, Odes, poésies diverses et épigrammes), chez Flammarion (1969). Chacune de ces éditions témoigne des doutes que le XXe siècle a nourris sur l’opportunité d’une édition de Boileau : la quatrième de couverture de S. Menant s’excuse presque de donner une œuvre qui pourrait passer pour un « catéchisme » et qui « se heurte souvent à notre incompréhension ». Antoine Adam ouvre quant à lui le volume de la Pléiade par une préface qui commence par une phrase édifiante : « Nous ne songerions plus à voir en Boileau l’un des très grands noms de notre littérature. » Que s’est-il donc passé ? Parce qu’ils partaient du principe que les œuvres de Boileau qu’ils éditaient n’avaient plus aucune actualité, mais tout en continuant pourtant d’éditer ces textes sur des principes anhistoriques, les derniers éditeurs du poète sont entrés dans une certaine impasse lectrice. Ni actuelles, ni historiques, les différentes éditions des œuvres de Boileau ont depuis conduit à une impasse éditoriale : s’il paraît difficile de lire Boileau aujourd’hui, est-il encore possible de l’éditer ? Notre projet est de montrer que l’une des façons de rendre à nouveau Boileau lisible et actuel est de replacer son œuvre dans le contexte historique de son action, par l’étude du volume de 1674 qui constitue la seule véritable charnière dans l’histoire éditoriale de son œuvre, puisque c’est à cette date que son livre acquiert son titre définitif et son architecture globale. On se propose dès lors d’étudier l’actualité de cette édition d’un point de vue pratique et théorique, en resituant dans son contexte l’action concrète que sa publication provoqua, puis en évaluant les effets potentiels que ses variantes d’impression pouvaient engendrer.
L’édition comme action
La parution de l’in-quarto des Œuvres diverses du Sieur D*** chez Denys Thierry le 10 juillet 1674 est considérée comme une étape importante du point de vue de l’histoire littéraire, comme un « manifeste du classicisme1 ». Il est aussi possible de considérer cette publication comme une action à part entière dans la trajectoire d’écrivain que dessine Boileau à cette époque, parmi d’autres actions2. Une telle action de publication ne prend alors sens que si elle est replacée dans son actualité, que l’on prendra également au sens propre de capacité à se traduire par des actes concrets. Il s’agit donc d’abord de rendre à nouveau sensible la puissance agissante de cet acte éditorial, en laissant de côté l’image figée et désactivée qui fut produite après que l’action fut terminée.
Dans l’histoire littéraire, l’édition des Œuvres diverses de 1674 est volontiers présentée comme une édition d’apaisement, par laquelle Boileau aurait abandonné les polémiques déclenchées par les attaques nominales de ses Satires diffusées depuis 1666. Alors même que de nombreux contemporains les considéraient comme de vrais libelles diffamatoires, les Satires du Sieur D*** avaient été publiées avec un privilège du roi3. À l’époque, Jean Chapelain, auteur copieusement attaqué par Boileau, avait entamé une procédure auprès de Colbert par l’intermédiaire de Perrault afin d’obtenir la suspension de ce privilège, ce dont il se félicitait de fait en 16724. Cependant, Boileau, après avoir adressé une épître de louange au roi, après lui avoir été même présenté et enfin après la mort de Chapelain en février 1674, obtint un nouveau privilège d’impression en mars 1674 :
Nostre cher & bien Amé le Sieur D*** nous a tres-humblement remonstré qu’il auroit fait divers Ouvrages ; sçavoir l’Art Poëtique en vers, un Poëme intitulé le Lutrin, plusieurs Dialogues, Discours & Epistres en vers, & la Traduction de Longin, lesquels il desireroit faire imprimer, & reimprimer une seconde fois ses Satyres dont le privilege est expiré, s’il nous plaisoit lui accorder nos Lettres de permission sur ce necessaires : A ces causes, desirant favorablement traiter ledit Sieur D*** & donner au Public par la lecture de ses Ouvrages la mesme satisfaction que Nous en avons receue ; Nous lui avons permis & permettons par ces presentes signées de nostre main de faire imprimer lesdits Ouvrages […].5
Alors que Barbin, le premier libraire de Boileau, avait été accusé d’avoir surpris le privilège de 1666, la mention explicite de la « satisfaction » du roi dans le privilège de 1674 ôterait le soupçon de fraude administrative et placerait expressément Boileau sous la protection du roi ou de Colbert6. Quarante ans plus tard, les premiers biographes de Boileau, soucieux de mettre en avant la dignité de leur héros, reviendront sur le texte de ce second privilège7. Ainsi, Claude Gros de Boze, directeur de l’Académie des Inscriptions, chargé de prononcer l’éloge funèbre de Boileau sans avoir été l’intime du poète, insistera sur la dimension exceptionnelle de la formule publiée dans le privilège de 1674, afin de faire de Boileau le bénéficiaire d’un lien privilégié avec le pouvoir royal, émancipé des règles ordinaires des belles-lettres :
Sa Majesté lui donna une pension considérable, & lui fit en même temps expédier un privilége en commandement pour l’impression de toutes ses piéces, avec cette clause à jamais remarquable, qu’Elle vouloit procurer au Public, par la lecture de ces Ouvrages, la même satisfaction qu’Elle avoit reçûë.8
L’obtention de ce second privilège, qui renversait radicalement la position politique de Boileau, scandalisa de nombreux contemporains, car elle permettait de republier avec le sceau du roi des écrits violents et violemment critiqués que l’on croyait définitivement condamnés. Si le privilège du nouveau volume citait en premier L’Art poétique, annonçant le poids que ce dernier occupera dans toute l’œuvre du poète, il ajoutait également l’autorisation explicite de « reimprimer une seconde fois ses Satyres dont le privilege est expiré ». La cabale de Chapelain contre le premier privilège, et son hypothétique suspension, était ainsi entièrement effacée, pour n’évoquer qu’une simple expiration, ce qui n’est ni vrai ni faux en 1674. Ce coup d’éclat de la republication officielle des Satires fut cependant gommé dans l’histoire littéraire et l’entrée dans le giron du pouvoir royal fut le plus souvent lue par certains historiens comme un abandon de la violence polémique des Satires de 1666 au profit de la réflexion poétique, puisque le volume des Œuvres diverses contenait désormais L’Art poétique et le Traité du sublime. Dès la mort de Boileau, certains éditeurs réinterprétèrent en ce sens la portée de l’édition de 1674, à l’image de Claude Brossette dans ses notes préparatoires pour l’édition posthume des œuvres complètes du poète. Au moment de commenter l’obtention du privilège de 1674, celui-ci avait commencé par signaler la republication des Satires, avant de raturer son manuscrit pour ne mettre en avant que les nouvelles « pieces » :
Quand le Roy eut accordé à mr despr. le privilege de ses satires, et que Sa majes.
Le Roy aiant ouy reciter par Mr Despr. quelques unes de ses pieces, Sa Majesté en fut si contente qu’elle acorda à Mr Despr. le privilege pour l’impression de ses œuvres et lui donna en même tems une pension de 2000. l[ivres].9
En mettant en avant les pièces nouvelles, liées à la théorie poétique, au détriment de la republication des pièces anciennes, certains historiens de la littérature ont tiré un trait sur l’action produite par la réédition des Satires en 1674. Cette interprétation était corroborée par l’effacement de certains noms, comme celui de Lignières, ôté de l’Épître II (v. 8) et de L’Art poétique (chant II, v. 194). Cependant, comme cela fut remarqué depuis, Boileau republiait encore en 1674 la plupart des attaques de 1666, voire flétrissait de nouveaux noms, de sorte que les menues corrections apportées étaient loin de diminuer la portée scandaleuse de ses écrits10. De fait, outre les Satires, les nouvelles pièces ajoutées dans le volume de 1674 ne cessèrent de pratiquer la diffamation nominale, et le nom de Scudéry, mort en 1667, apparut même ostensiblement dans les notes que Boileau insérait dans les marges de L’Art poétique (chant I, v. 56). Ainsi, la dimension polémique du premier volume, non seulement perdurait dans les Œuvres diverses, mais se renouvelait, dans la mesure où le nouveau contexte réactivait de façon durable la tolérance exceptionnelle du pouvoir à l’égard de la diffamation nominale que Boileau pratiquait dès ses débuts.
L’édition comme actualisation
Si l’étude de l’action produite par une édition implique de tenir compte en diachronie des éditions antérieures dont elle récupère les matériaux, il faut également prendre en considération en synchronie toutes les formes alternatives du volume diffusées en parallèle. Les moindres variations présentes dans ces doublons entrent en effet potentiellement en interférence avec la prudence du volume étudié. Dans cette perspective, on peut par exemple repérer un certain flottement entre les versions in-quarto et in-octavo de l’édition officielle de 1674 autour de l’évocation du nom honni de Quinault (Satire IX, v. 288), tantôt imprimé, tantôt effacé, au gré des différents états du volume1. Mais ces variations sont évidemment bien plus significatives dans les volumes pirates, lesquels se vendent d’ailleurs d’autant plus qu’ils sont plus explicites. Sans qu’il soit jamais possible d’attester résolument les effets produits par ce genre de dispositifs dédoublés, rien n’empêche de penser que l’explicitation clandestine des non-dits contamine en puissance l’interprétation du texte officiel.
Dans le cas de Boileau, tout porte à croire que le satirique a volontiers exploité l’opportunité qu’offraient ces dispositifs d’actualisation, lesquels pourtant devaient parfois lui échapper. Cela s’observe notamment pour les cas de suppression de noms, puisqu’au lieu de modifier vraiment la forme de ses vers pour supprimer toutes traces des noms de ceux qu’il attaquait, le satirique exhibait le manque par des astérisques ou des blancs typographiques ostentatoires. Par ce moyen, l’édition de 1674 ne perdait guère de sa puissance d’action et pouvait encore agir implicitement dans les silences affichés, à l’intérieur même des procédures d’autocensure. Ces stratégies d’écriture obliques tendent à montrer que certaines des corrections apportées au volume de 1674 ne visaient pas toujours à se conformer à une véritable censure, mais plutôt à exploiter avec plus d’ironie le nouveau soutien accordé par le pouvoir, en montrant au fond la superficialité de la censure elle-même. Loin d’être dissimulée, la diffamation se montre en train de se dissimuler, par des mécanismes matériels qui semblent plus malicieux qu’étourdis2.
L’exemple du Lutrin illustre particulièrement ce genre de dispositif. Ce poème héroï-comique, qui s’inspire d’un conflit entre les religieux de la Sainte Chapelle de Paris qui eut lieu en 1667 et qui fut arbitré par le premier président du parlement de Paris, Guillaume de Lamoignon, circulait dès 1673. Le poème semblait alors avoir déjà la réputation d’être une satire féroce des mœurs religieuses, comme en témoigne le prétexte avancé par Boileau pour justifier ses hésitations à publier son poème :
Ainsi, c’est vainement que vostre berger en soutane, je veux dire M. de Maucroix, déplore la perte du Lutrin dans l’églogue dont vous me parlés. Je le récitai encore hier chés M. le premier président [de Lamoignon] ; et si quelque raison me le faict jamais déchirer, ce ne sera point la dévotion, qu’il ne choque en aucune manière, mais le peu d’estime que j’en fais […].3
Le poème fut cependant publié clandestinement par morceaux dès 1673, sans nom d’auteur, mais désignant explicitement la « Sainte Chapelle » de Paris et l’« Illustre Lamoignon4 ». Le petit opuscule associait alors le poème de Boileau à une satire des religieux parisiens, intitulée Le pain bénit, attribuée de façon posthume à Marigny, auteur de libelles et de mazarinades qui fut accusé d’avoir écrit des vers contre le roi et fut embastillé en 16625. Malgré les allégations de Boileau, le Lutrin fut ainsi perçu par l’éditeur clandestin comme un possible pamphlet religieux, ce que n’ont pas manqué de souligner certains adversaires de Boileau, comme Jacques Carel de Sainte-Garde, auteur d’épopées raillées dans L’Art poétique6. En 1674, Boileau publia alors seulement les quatre premiers chants du Lutrin pour désavouer Le pain bénit, laissant le poème explicitement inachevé, comme il le précisait dans l’avis au lecteur :
Pour moi, je déclare franchement que tout le Poëme du Lutrin n’est qu’une pure fiction, et que tout y est inventé, jusqu’au nom mesme du lieu où l’action se passe. Je l’ai appelé Pourges, du nom d’une petite Chappelle qui estoit autrefois proche de Monlhery. C’est pourquoy le Lecteur ne doit pas s’étonner que pour y arriver de Bourgogne la Nuit prenne le chemin de Paris et de Monlhery. […] J’aurois bien voulu la lui donner achevée ; Mais des raisons tres-secrettes, et dont le Lecteur trouvera bon que je ne l’instruise pas, m’en ont empesché. Je ne me serois pourtant pas pressé de le donner imparfait comme il est, n’eust esté les miserables fragmens qui en ont couru.7
Dans le souci de maintenir le poème dans le champ de la « fiction », Boileau avait évité de mentionner en toutes lettres le nom de Claude Auvry, le trésorier de la Sainte-Chapelle de Paris. Le satirique prenait en effet soin de n’utiliser que des périphrases pour désigner ce « Prélat terrible », ou Guillaume de Lamoignon, le « fameux Héros » à qui est dédiée cette épopée. Néanmoins, Boileau n’appliquait pas cette précaution aux toponymes, pour lesquels il recourait explicitement au pseudonyme de « Pourges ». Or, à la différence des périphrases topiques, le pseudonyme reste un nom propre particularisant qui attire davantage l’attention du lecteur sur la possibilité d’identifier de telles singularités. Ainsi, même éloigné de Paris et de la Sainte-Chapelle, la localisation du Lutrin ne faisait guère illusion et la grossièreté du procédé fut dénoncée dès la parution8. La supercherie sera révélée par Boileau lui-même dans la nouvelle édition des Œuvres diverses de 1683, après la mort de Lamoignon, ce qui a fait dire que Boileau s’était censuré pour des raisons sociales, par égard pour la dignité du premier président. Cependant, une telle interprétation achoppe sur le fait que Boileau avait achevé sa nouvelle édition avec les deux chants manquants du Lutrin dès l’automne 1676, du vivant de Lamoignon qui mourra subitement en décembre seulement9. Les raisons pour lesquelles Le Lutrin fut tronqué et celles pour lesquelles il fut finalement publié en entier demeurent, de ce fait, difficiles à éclaircir. Il semble en tout cas que Boileau prenait davantage de précaution pour maquiller la dimension sociale que la dimension politique de son poème. Pourtant, l’étude des procédures de déguisement révèle des jeux encore plus subtils, comme le montre la remarque de Brossette dans son édition des Œuvres de Boileau :
L’Auteur ne voulant pas nommer la Sainte Chapelle de Paris, avoit mis, Dans Bourges autrefois, &c. parce qu’il y a aussi une Sainte Chapelle dans la ville de Bourges. Mais après l’impression, il fit effacer avec la pointe du canif une partie du B qui est dans le mot Bourges, & de cette lettre on fit un P. Ainsi, Bourges fut changé en Pourges : comme on le peut voir dans les exemplaires de l’édition in quarto de l’année 1674. Dans celle de 1675. on ne mit qu’un P. . . suivi de quatre points.10
La comparaison des graphies confirme la remarque de Brossette :
Le premier changement de « Paris » en « Bourges », qui eut lieu entre la publication du Pain bénit et la préparation de l’édition de 1674, était suffisant et vraisemblable du point de vue de la narration pour se distinguer explicitement de la version clandestine. Le second changement en « Pourges », qui eut lieu entre l’impression et la diffusion, évitait peut-être de faire entrer le trésorier de la Sainte-Chapelle de Bourges dans la querelle et faisait gagner le récit en vraisemblance. Boileau insistait en effet dans son « Avis au lecteur » de 1674 sur la rationalité de la topographie du Lutrin, dont le chant III ne pouvait avoir lieu que dans un lieu situé entre la Bourgogne et Paris. Cependant la lourdeur de l’explication géographique de Boileau rappelle du même coup le caractère insolite du nom de Pourges, nom inconnu pour le lecteur d’alors et d’aujourd’hui et qui nécessite toujours d’être glosé. Or cette glose de Boileau attirait l’attention du lecteur sur la ville de Montlhéry, dont Lamoignon était le seigneur, en tant que marquis de Bâville, lieu de villégiature où Boileau fut souvent invité et où il aurait justement commencé Le Lutrin11. La glose géographique du poète permettait ainsi de faire « tiquer » le lecteur et de rendre hommage à Lamoignon sans le nommer, dans un jeu social de connivence. Le troisième changement de « Pourges » en « P… », qui eut lieu un an après la première publication, donnait lieu finalement à une équivoque entre les deux actualisations concurrentes de « Paris » et de « Pourges ». Si les « quatre points » dénombrés par Brossette rappelaient le nombre de lettres manquantes au nom de « Paris », le seul « P » permettait à Boileau de faire revenir une action politique à l’intérieur de l’action sociale que son poème avait produite.
En fin de compte, ce dernier changement montre que, dès 1675, la façon dont Boileau appréciait sa marge de manœuvre avait changé et que la provocation lui semblait de nouveau tolérée. Plus que le pseudonyme ou la périphrase, la pratique de l’astéronyme illustre bien que les enjeux politiques de la satire nominale et les enjeux sociaux du réseau clientéliste ne doivent pas être considérés comme nécessairement incompatibles. Pour un même support matériel, habilement équivoque, seules les actualisations du sens demeurent contradictoires. De cette manière, la dimension polémique transparaît dans la « pure fiction » et continue de se faire sentir en puissance à travers elle. Ainsi, loin de disparaître à partir de l’édition de 1674, la violence de la satire s’est incorporée à la fiction littéraire, à la poésie mondaine et même à la poésie d’éloge courtisane grâce au second privilège explicite du roi.
La grande hétérogénéité des actualisations de cet ensemble éditorial n’a été rendue visible que par la coprésence dans le marché du livre à un instant donné de variantes, licites et pirates, qui ont augmenté les potentialités d’action du livre imprimé au-delà de sa seule matérialité. Outre la simple faculté de lire littéralement le texte, la force d’un écrit dépend donc de la capacité d’actualisation du lecteur de l’époque, plus ou moins informé de l’histoire éditoriale complexe de l’objet qu’il tient entre ses mains. De la même manière, seul l’accès au fonds d’archives des autres textes possibles effectivement publiés à l’époque permet à l’historien d’aujourd’hui de faire l’hypothèse d’un accroissement de la puissance d’un texte. En d’autres termes, l’étude de l’actualité d’une édition nécessite une véritable démarche herméneutique par laquelle l’historien du livre doit formuler des hypothèses sur ce que savaient ou pouvaient savoir les acteurs de l’époque, en mesurant le degré de diffusion matérielle des différents volumes au niveau local et le niveau d’intégration du marché du livre au niveau global.
Lire le recueil de 1674 comme un état à part entière du texte, c’est ainsi cesser de suivre ce que Boileau semblait projeter, c’est donc rompre avec un horizon absolutisé par la réception de Boileau. Une telle réception n’a de fait jamais objectivé ce qui s’est réellement fait dans les éditions préparées par un poète très conscient de ses choix. Un retour à 1674 nous l’autoriserait enfin, et rendrait sa vitalité à un poète enseveli dans son propre monument.