Kitabı oku: «La parole empêchée», sayfa 18
1. La « parole fantôme » : une écriture de l’(h)anté
Cette parole fantôme est tout d’abord une parole « spectrale », c’est-à-dire l’expression d’une voix qui « revient », de manière persistante mais presque imperceptible. Elle hante l’écriture de l’écrivain – et même elle la (h)ante, dans la mesure où elle est ante, marquant par ce signe vers le mot latin l’antériorité de sa présence. Il a fallu qu’elle existe en tant que parole véritable, expression phonique d’une présence humaine, pour qu’elle puisse faire retour en creux des œuvres écrites1. Chez ForestForest (Philippe) et chez SebaldSebald (Winfried G.), la voix qui revient est toujours une voix du souvenirsouvenir, même lorsque ce n’est pas depuis la mémoiremémoire de l’auteur lui-même qu’elle surgit. La condition de la parole fantôme est donc cette existence préalable réelle et vive, parfois fragmentairefragmentation, parfois étouffée, mais dont la présence antérieure à l’écriture fait partie du bagage de l’écrivain.
L’œuvre de Philippe ForestForest (Philippe) illustre parfaitement cette dimension de « revenance », tant elle s’enracine dans l’expérience du deuildeuil et dans l’interrogation que cette dernière fait peser sur toute son existence. Au cœur de ce qui se présente à la fois comme une nécessité et un enjeu de forme, l’écrivain rappelle régulièrement à lui le souvenirsouvenir de sa fille, et notamment à travers sa voix et les échanges que des parents peuvent avoir avec leur enfant. La parole qui hante, chez Forest, est en effet une parole qui répondait, quand elle était encore « présente », à une autre parole, celle du Philippe Forest « père », pris dans le dialogue heureux des générations. L’histoire de L’Enfant éternel pourrait se résumer à cela, le souvenirsouvenir douloureuxdouloureux de mots qui ne peuvent plus être échangés : « Laisse-moi te dire à nouveau les mots par où commençaient nos histoires »2, supplique adressée à Pauline, au début du livre, lorsque le lecteur peut encore penser qu’à travers son texte, l’auteur parle toujours à son enfant.
Le contraste entre la mortmort à venir et la banalité joyeuse d’une vie de famillefamille dont les principaux intéressés ne savent pas encore qu’elle va leur être arrachée3, est soulignée par un rappelsouvenir des paroles de l’enfance, qui sont souvent des paroles de jeu :
Maman et l’enfant jouent à leur jeu favori : elles se couchent sous le drap et s’embrassent. – On se cachecaché ? demande Pauline depuis qu’elle est en âge de parler. Oui, on se cache, on tire sur nous le drap frais de l’enfance, on s’ensevelit sous le gai linceul des songes. […] Elles murmuremurmurent et complotent. En riant, elles appellent Papa pour qu’il les rejoigne sous leur tente de toile […]. On l’invite et l’implore d’une voix tremblante. Il répond, grave et tonitruant. Il fait sortir de sa gorge le grondement le plus terrifiant et le plus comique dont il soit capable. – Grand Méchant Loup ! Grand Méchant Loup !!! – On m’appelle ? Qui ose ainsi me déranger ? – Chut ! Maman ! Chut !!! – Mais on dirait bien que ça sent la chair fraîche par ici… Pauline se réfugie entre les bras d’Alice, en riant, en hurlant.4
L’ensemble de ce passage se place sous le signe de la voix, dont l’importance est soulignée par un champ lexical renvoyant à divers modes d’expression phonique (demander, murmurer, comploter, rirerire, appeler, inviter, implorer, hurlerhurlement). La voix est déclinée sous toutes ses formes, elle est « tremblante », « grave », « tonitruante » et se transforme en « grondement terrifiant » et « comique ». Mais cet extrait comporte aussi déjà la menacemenacer qui pèse sur elle : le drap du lit évoque « le gai linceul des songes » et la poésie du syntagme ne compensecompensation pas la finalité qu’il indique. En annonçant ainsi la disparition prochaine, non seulement de la parole de l’enfant mais de l’idée même de jeu et de gaieté à l’intérieur d’un échange, l’imageimage du linceul installe les paroles citées dans l’antériorité que l’issue mortelle crée en tant que telle : c’est parce qu’il y a un après fait de silence qu’on perçoit la parole comme antérieure – autrement, elle ne serait qu’une parole parmi d’autres.
Cet après fait de silence, la littérature ne vient d’ailleurs qu’imparfaitement le combler. Dans la citation en exergue de cet article, Pauline ne croit « qu’à demi à l’échoécho » et « elle a raison », car la voix qui revient depuis l’autre côté de la vallée, depuis le côté interditinterdiction aux vivants, la voix qui revient se loger au creux de la littérature est une « contrefaçon », ce n’est pas vraiment la sienne. C’est de cette impossibilitéimpossibilité à faire revenir la voix de l’autre que se nourrit la parole-fantôme : si celle-ci pouvait être exprimée, mise en mots, peut-être ne reviendrait-elle pas sans cesse hanter l’auteur.
La notion de spectral est tout aussi présente chez SebaldSebald (Winfried G.) et ce n’est pas un hasard si la formule d’un critique le qualifiant de « chasseur de fantômes » a été reprise par de nombreux commentateurs5. L’ensemble de ses ouvrages repose en effet sur la mise à nu d’un passé qui n’est jamais entièrement le sien, mais qui le concerne pleinement ; et j’entends ici ce verbe dans le double sens qu’il peut prendre dans sa version anglaise to concern : il le touche de près, l’intéresse et « l’inquiète », aussi. La très grande majorité de ses textes en prose évoquent de manière explicite ou détournée les traces qu’a laissées la Seconde Guerre mondiale au sein des populations impliquées. Plus précisément, l’auteur s’attache à montrer les blessures que peut engendrer l’absenceabsence totale de mise en mots d’un tel événement. Sebald a d’ailleurs expliqué à plusieurs reprises à quel point le silence avait pesé et pèse parfois encore en Allemagne, aux niveaux individuel et collectif.
Né en 1944 dans un petit village des Alpes bavaroises, SebaldSebald (Winfried G.), dont le père a été officier de la Wehrmacht, a lui-même été confronté au mutismemutisme de ce dernier quant à sa participationparticipation à la guerreguerre. Enfant, il a grandi avec le sentiment qu’on lui « cachait quelque chose, à la maison, à l’école, et aussi du côté des écrivains qu’[il] lisai[t] dans l’espoirespoir d’en apprendre plus sur les monstruosités qui formaient l’arrière-plan de [s]a propre vie »6. Parole-fantôme de son passé, mots qui n’ont pas été dits, ouvrant une béance d’autant plus profonde que l’auteur n’a aucun doute sur les idées qui devaient être celles de son père à cette époque :
Je viens d’une famillefamille catholique très conventionnelle, anticommuniste ; un milieu social qui se situe à la charnière de la classe ouvrière et de la petite bourgeoisie, de celui qui a soutenu le régime fasciste, qui est entré en guerreguerre non seulement avec un certain enthousiasme mais avec un enthousiasme certain. […] Mon père a fait la campagne de Pologne et il ne peut pas ne pas avoir vu un certain nombre de choses…7
C’est depuis ce silence-là, qui le touche personnellement, mais aussi depuis le refus de parole, collectif, de presque toute la sociétésociété allemande de l’époque que l’écrivain construit son œuvre. Les spectres qu’il poursuit hantent tous ceux qui se savent impliciteimplicitement dépositaires d’une mémoiremémoire informulée. SebaldSebald (Winfried G.) l’explique lui-même dans De la destruction comme élément de l’histoire naturelle, série de conférences tenues à Zurich en 1997. Il utilise dans ce but une imageimage qui s’insère parfaitement dans l’imaginaireimaginaire spectral traversant ses livres :
À la fin de la guerreguerre, j’avais tout juste un an […] Et pourtant, aujourd’hui encore, quand je regarde des photographiephotographies ou des films documentaires datant de la guerre, il me semble que c’est de là que je viens, pour ainsi dire, et que tombe sur moi, venue de là-bas, venue de cette ère d’atrocités que je n’ai pas vécue, une ombre à laquelle je n’arriverai jamais à me soustraire tout à fait.8
Comment ne pas voir, dans cette ombre qui « tombe » sur l’auteur et à laquelle il ne parvient pas à se « soustraire », la parole-fantôme de tout ce qui a été dit en son absenceabsence et de tout ce qui a été tu en sa présence ? L’historien François Hartog, fin connaisseur de SebaldSebald (Winfried G.), a tout de suite reconnu le caractère inaugural du silence auquel le confronte son père :
Et son écriture, c’est cela : à la fois « je viens de là », « je ne l’ai pas vécu », et « je ne peux pas parler d’autre chose ». Ce moment qui a été enveloppé de silence pour lui, dans son enfance allemande […]. Je pense que c’est de cela, au fond, qu’il a pris conscience au fil des années, et que c’est devenu le moteur même de toute son entreprise d’écriture.9
La parole qui obsède et vrille ainsi l’imaginaireimaginaire de l’auteur allemand est donc, pour une part, celle qui n’a jamais été prononcée par son père. Mais au sein de l’œuvre, d’autres paroles manquantesmanque viennent harceler le récit. Il s’agit du silence accablant de toutes les victimevictimes de la guerreguerre, notamment la parole juive étouffée dans l’atrocité des camps. Ce que le développement d’Hartog montre aussi, c’est qu’il y a bien un sentiment sous-jacent de culpabilitéculpabilité qui renforce la nécessité, pour SebaldSebald (Winfried G.), de parler de cette chose, qu’il n’a certes « pas vécue » mais qui le concerne à travers son histoire, et de ce moment « enveloppé de silence » où son père, refusant de parler, a empêché par la même occasion que soit transmise dans leur famillefamille la mémoiremémoire des victimes.
Les textes sebaldiens ne seraient pas si intensément mélancoliquesmélancolie si le projet de créer un nouvel espace de parole aboutissait, à tout point de vue, et permettait de combler avec succès le silence dû aux milliers de paroles empêchées. Même au sein de l’espace littéraire, les personnages n’arrivent parfois qu’imparfaitement à faire entendre leur voix. La prise de parole se heurte aux inconstances de la mémoiremémoire et aux blocages émotionémotionnels, comme si le poids de l’Histoire pesait trop lourd pour que celle-ci puisse être dite. Les dispositifs narratifs mis en place par SebaldSebald (Winfried G.) créent certes les conditions pour que des parcours puissent être racontés : le texte est souvent construit autour d’un narrateur (fréquemment un double de l’auteur) rencontrant un ou plusieurs personnages qui sont amenés à lui raconter leur histoire, Sebald enchâssant ainsi un récit dans l’autre, comme pour faire résonnerrésonance plusieurs voix dans la sienne. Mais de nombreux récits restent fragmentairesfragmentation ou énigmatiquesénigme, ils cherchent et se perdent avant de déboucher, parfois seulement, sur un soulagement. Souvent, les difficultés rencontrées sont le produit d’une mémoire défaillante ou trop douloureusedouleur pour que l’individu puisse la faire passer dans un récit. C’est, par exemple, le cas du grand-oncle du narrateur dans la nouvelle intitulée Ambros Adelwarth (issue du recueil Les Émigrants) : ce dernier accepte avec docilité un traitement psychiatrique par électrochocs, docilité dont un des médecins rend compte au narrateur en estimant qu’il s’agit là « du désir de votre grand-oncle d’annihiler en lui le plus radicalement et le plus irrémédiablement possible toute capacité de réflexion et de souvenirsouvenir »10. Quant au personnage de Jacques Austerlitz, qui donne son nom au dernier livre publié du vivant de Sebald, il bataille avec une mémoire incomplèteincomplétude et une importante partie du récit est consacrée à la recherche des origines, des traces que la vie a pu laisser et qui permettraient de reconstruire les éléments manquantsmanque.
Recherche et récits tortueux, parfois partiellement détruits, dont le lecteur retrouve un échoécho dans les longues digressions sur l’architecture, notamment des gares, mais également d’autres monuments dont l’aspect fait dire à Austerlitz que « ces constructions surdimensionnées projettent déjà l’ombre de leur destruction et qu’elles sont d’emblée conçues dans la perspective de leur future existence à l’état de ruines »11. Dans ce roman, la diatribe du personnage principal sur la « nouvelle » Bibliothèque nationale, à Paris, souligne les obstacles que l’homme érige pour gêner le regard vers le passé, pour que la recherche de « ce qui a été » soit une quête labyrinthique et désespérante12. Le fonctionnement et l’architecture de la bibliothèque, tels qu’ils sont décrits, viennent doubler la complexité des ramifications de la mémoiremémoire, alors que le rôle d’une bibliothèque devrait être justement de permettre de se souvenirsouvenir plus aisément, de chercher et de trouver pour pouvoir ensuite mettre en mots. Rappelant dans sa construction la dette que l’auteur allemand s’est toujours reconnue envers Thomas BernhardBernhard (Thomas), la complexité de la phrase sebaldienne reflète les refoulementrefoulements et les empêchements de la mémoiremémoire, ses déambulations erratiques. La forme vient se faire l’échoécho des questions soulevées par le récit.
2. Trouver une voie pour faire entendre les voix
Cette importance des liens entre l’aspect formel des textes et leur signification inscrit les démarches de ForestForest (Philippe) et de SebaldSebald (Winfried G.) dans un même voisinage. Les textes de l’écrivain-professeur français et de l’Allemand résistent au classement générique et présentent tous des caractéristiques hybrides. L’indécision à laquelle est confronté le lecteur est renforcée par la frontière ténue, dans ces ouvrages, entre réalité et fiction, tant les deux auteurs n’occultent pas l’inévitable inadéquation du récit à la réalité.
Dès lors, et contrairement à ce qu’on entend souvent dire des écrits ayant recours, d’une manière ou d’une autre, au vécu, l’enjeu de ces livres se situent autant dans leur sujet que dans leur forme. Il ne s’agit pas, bien sûr, de faire de ForestForest (Philippe) et de SebaldSebald (Winfried G.) des écrivains « formalistes ». S’ils s’interrogent sur les moyens de faire entendre une parole autre à l’intérieur de leur voix à eux, on ne trouve dans leurs textes aucun désir de jeu sur la forme, dans l’acceptation ludique et virtuose qu’on peut donner à cette proposition. Il s’agit tout simplement de trouver une voie pour que puisse se faire entendre une voix, l’une étant intimement liée à l’autre. C’est ce que souligne Philippe Forest lorsqu’il évoque le caractère « discrètement ou ostensiblement expérimental »1 de toute littérature se confrontant à l’essentiel, c’est-à-dire à la part « d’impossible » (au sens où l’entend Georges Bataille) au cœur de certaines expériences telles que le deuildeuil, la maladiemaladie, la culpabilitéculpabilité, le désir ou la jouissance. Et il ajoute :
[…] Chaque livre, chacun de mes livres […] éprouvant cette même impossibilitéimpossibilité dans une forme inédite et dont la nouveauté ne doit rien au souci assez vain de l’innovation formelle (telle que l’envisagent certains écrivains dits d’avant-garde) et tout à la nécessité de ne renoncer ni au sens ni au non-sensnon-sens qui contribuent conjointement à la véritévérité de l’expérience conduite.2
La contradictioncontradiction inhérente à la création telle que l’entend ForestForest (Philippe) suppose donc que l’écrivain ne se voilevoiler pas la face devant l’inanité de la littérature. Mais elle exige également de ne pas abdiquer face à cette inanité qui la fonde. Car « seule la littérature se propose de dire et de taire à la fois »3, explique encore l’auteur de L’Enfant éternel ; or c’est dans cet espace infime, dans l’interstice entre le silence et la parole, que l’auteur peut faire, peut-être, survivre quelque chose d’une voix perdue. Il n’est d’ailleurs pas interdit de penser que ce lieu de l’entre-deux – que je voudrais appeler l’espace de la sourdine – soit le plus approprié pour que puisse s’y manifester une parole-fantôme, tant cette dernière appartient elle-même aussi bien à la mortmort qu’à la vie.
Dans les livres de Philippe ForestForest (Philippe), chaque texte retourne au chevet de Pauline et apporte une pierre à l’édifice littéraire qu’érige l’écrivain : ne pas laisser s’éteindre le souvenirsouvenir de cette enfant-là, que l’écriture ramène toujours à sa présence vive, mais également à la certitude blanche de sa mortmort. Le lecteur peut suivre cette évolution des formes puisque celle-ci est presque toujours commentée dans un métadiscours inséré par l’auteur dans la majorité de ses ouvrages. Si L’Enfant éternel contient de longues pages sur la possibilité ou l’impossibilitéimpossibilité même d’un roman du deuildeuil, le deuxième livre, Toute la nuit, est autant un journal de l’après, de la fuite (et du refuge) en dehors du monde, qu’un journal d’écriture où le lecteur découvre, dans un retour en arrière, la fabrique du premier roman. Suivra Sarinagara, étrange voyage de Paris à Kobe en passant par Kyoto et Tokyo, un voyage « comme on s’enfonce dans un rêve »4, explique Forest. Mais le narrateur n’est pas seul puisque le livre raconte aussi l’histoire du poète japonais Kobayashi Issa, du romancier Natsume Sôseki et du photographephotographie Yosuke Yamahata, autant de destins qui permettent à l’auteur de dire autre chose, autrement, de la longue histoire du deuil et du désir.
Quant à l’avant-dernier roman de l’auteur, Le Chat de Schrödinger, il livre à mon sens l’une des clés de sa démarche telle que celle-ci s’est déployée jusqu’à aujourd’hui. Cette méditation philosophique sur l’expérience conduite par le physicien Schrödinger sert de prétexte à ForestForest (Philippe) pour réfléchir aux interactions entre présence et absenceabsence, aux liens entre apparition et disparition, et à ce que la perte et le souvenirsouvenir font au monde. Il y écrit ceci, revenant au moment de la mortmort de Pauline (qui n’est plus nommément citée dans ce livre, n’apparaissant que sous le pronom « elle ») :
Je crois que c’est à cette époque-là de ma vie que je me suis mis à parler. Il y a plus de quinze ans maintenant. Car avant, je n’avais jamais rien dit. Simplement pour l’accompagner avec les mots d’une voix amie. Incapable de faire autre chose pour elle. […] Je lui prête ma voix. C’est elle plutôt qui me prête la sienne. […] Je lui avais promis de dire l’histoire jusqu’au bout. Je tiens parole comme je peux. « Tenir parole », c’est drôle comme les mots disent vrais. On ne tient rien d’autre que des mots entre ses mains. Afin qu’ils ne tombent pas à terre avec tout le reste. Ou bien parce qu’il n’y a qu’à eux qu’on peut s’accrocher un peu. Afin de ne pas tomber soi-même dans le vide où tout vous entraîne.5
Tout est dans ce « tenir parole » : Philippe ForestForest (Philippe) écrit d’abord pour littéralement tenir dans ses mains et au bout de sa plume, les mots de sa fille. Il fait résonnerrésonance l’échoécho qui le visite en rêve, au creux de sa voix à lui, et qui, par un retournement, s’avère être en fait celle de Pauline, consentant à accueillir en elle l’écriture de son père. Une parole morte rencontrant une écriture vivante qui tente de parler, toutes deux ne pouvant qu’échouer puisque ce qui pourrait être présence vive (la parole) est mortmort et que ce qui est vivant (l’écriture) n’est pas une parole. Mais « tenir parole » c’est aussi ne pas faillir à la promessepromesse faite de ne jamais consentir au fin mot de l’histoire6. Dans et par ses livres, l’auteur accompagne l’enfant « avec les mots d’une voix amie », sans méconnaître l’impossibilitéimpossibilité d’une telle entreprise, mais « incapable de faire autre chose pour elle ». « Tenir parole », enfin, parce que ces mots tracés sur le papier, s’ils ne ramènent pas Pauline, s’ils échouent probablement à la dire et à la faire entendre, ces mots empêchent l’écrivain de tomber « dans le vide ». Ils ne le sauvent pas, rien n’étant plus éloigné de l’entreprise de Forest qu’une vision cathartique de la littérature, mais ils donnent forme à une vie qui, sans eux, n’en aurait peut-être plus.
Quant à l’œuvre de SebaldSebald (Winfried G.), les différents types d’ouvrages publiés (poésie, essais, nouvelles, récit de voyage autofictionnel, roman) soulignent aussi le désir de l’auteur d’approcher ses obsessions en adoptant différents angles de vue. C’est d’autant plus flagrant que l’écrivain a lui-même tenté de qualifier ses différents ouvrages en imaginant pour eux des appellations génériques singulières. Ainsi, il décrit Les Émigrants comme une « fiction documentaire », applique à Austerlitz la notion « d’élégie en prose » ou rapproche son premier livre, Vertiges, de la « fiction policière »7.
Par ailleurs, j’ai déjà évoqué comment la phrase de SebaldSebald (Winfried G.) pouvait laisser penser qu’elle mimait les arcanes du souvenirsouvenir et que le récit lui-même n’était qu’une longue réminiscence obligée d’emprunter certains détours pour pouvoir faire surface. Ce parti pris stylistique est aussi une manière de répondre à une des questions primordiales dans ce type de littérature : comment aborder un sujet tel que la ShoahShoah, d’autant plus lorsque l’on est allemand ? Comme le dit l’auteur lui-même, « même si c’est une préoccupation qui vous taraude, cela ne vous autorise pas nécessairement à vous appesantir sur le sujet page après page »8. Les labyrinthes de l’écriture sebaldienne sont peut-être la voie la plus adaptée pour que la parole des témoins puisse être entendue. C’est ce qui résonnerésonance dans les explications de l’écrivain :
J’ai toujours pensé que c’était une absolue nécessité d’écrire l’histoire de la persécution, de la diffamation des minorités, la tentative, presque atteinte, d’éradiquer un peuple tout entier. En même temps j’avais conscience que c’est une tâche quasiment irréalisable ; écrire sur les camps de concentrationcamps de concentration est, à mon avis, quasiment impossibleimpossibilité. […] Donc, à mon avis, ce n’est que de façon oblique, indirecte, par allusionallusions plutôt que frontalement, que l’on peut aborder de telles questions.9
Si les détours pris par le récit sont donc une façon d’arriver au plus près de ce que veut montrer l’auteur, je crois qu’on peut y ajouter l’importance du thème de l’errance et de l’exil – qui se retrouve chez SebaldSebald (Winfried G.) au sein de sa création littéraire (notamment Les Émigrants ou encore Les Anneaux de Saturne, dont la traduction française n’a pas repris le sous-titre allemand Eine englische Wallfahrt, « un pèlerinage anglais ») –, mais aussi l’intérêt qu’il porte en tant qu’universitaire à certains auteurs connus pour leur rapport à la dérive, à la promenade, tel que le Suisse Robert WalserWalser (Robert). La présence obsédante de cette thématique réapparaît également dans le phrasé, qui semble parfois se perdre avant de retomber sur ses pieds. Le recours fréquent à des constructions hypotaxiques en est l’un des signes « techniques ».
La façon dont SebaldSebald (Winfried G.) fait parler ses personnages, qui renvoient tous de près ou de loin à des personnes réelles, conforte d’ailleurs son style. Le narrateur leur cède périodiquement la parole pour un récit toujours assez long et parfois lui-même interrompu par un récit dans le récit, les histoires s’enchâssant alors les unes dans les autres, avant que le narrateur ne reprenne le contrôle de la narration. Ces multiples récits se font en général au discours direct, certes ; mais Sebald renonce à toutes marques typographiques pour l’introduire, donnant l’impression d’un seul récit-fleuve où viendraient simplement se mêler différentes voix. Je crois que cet étroit entrelacement des témoignagetémoignages contribue à rendre l’idée que chacun d’entre eux apporte sa pierre à la grande parole collective des opprimés.