Kitabı oku: «La parole empêchée», sayfa 19

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3. Pour conclure : la littérature comme impossible prosopopée

Nous avons vu que lorsque SebaldSebald (Winfried G.) et ForestForest (Philippe) cherchaient à faire entendre une parole enfouie ou entravée, cette dernière faisait retour, dans leur texte, sous forme de fantôme, dans la mesure où les paroles n’étaient souvent que l’échoécho déformé de personnes déjà disparues. J’entends par là que ces deux auteurs reconnaissent explicitement la part d’impossibleimpossibilité qui réside au cœur de cette entreprise : faire parler les mortmorts et les disparus, donner à entendre à travers l’écriture la vivacité d’une parole évanouie. S’ils savent cet objectif-là irréalisable, ils se doivent néanmoins de rester fidèles à la parole qui les hante, pour toutes les raisons que nous venons d’évoquer. Et n’est-ce pas là finalement la définition de la vocation, qui est, littéralement, cet appel auquel quelque chose d’inexpliqué vous pousse à répondre ?

Par ailleurs, n’existe-t-il pas, dans l’arsenal rhétoriquerhétorique et littéraire, un phénomène décrivant assez précisément ce que ForestForest (Philippe) et SebaldSebald (Winfried G.) s’appliquent à faire dans leurs œuvres ? La parole-fantôme, c’est aussi la parole du fantôme, c’est-à-dire la parole de celui qui n’est plus et qui revient. Or, pour faire entendre cette parole, celle des morts et des absentsabsence, il existe une figure : la prosopopée. J’ai bien conscience d’employer ici cette figure d’une manière et dans un contexte un peu inhabituels : dans l’usage littéraire, elle présente souvent des caractéristiques constitutives qu’on ne retrouve pas forcément dans les livres évoqués. Nous sommes bien loin de la prosopopée paradigmatique de Fabricius dans le Discours sur les sciences et les arts de RousseauRousseau (Jean-Jacques). Dans mon esprit, il s’agirait d’imaginer ici la prosopopée non comme une simple figure de personnification, mais bien comme une poétique sous-tendant un grand nombre des œuvres citées dans cet article.

Enfin, il me semble que cette figure autorise une lecture plus large des formes de revenance que nous présentent SebaldSebald (Winfried G.) et ForestForest (Philippe), une interprétation qui installe ces deux écrivains dans un contexte qui n’a eu cesse, depuis la Seconde Guerreguerre mondiale, d’interroger la dimension mémorielle de la littérature. Le second XXe siècle est traversé par cette même obsession de déterrer la parole des témoins et des victimevictimes – et les artistes se sont fait l’échoécho d’une traque et d’une quête de la mémoiremémoire, parfois jusque dans les excèsexcès de commémorations qui disent bien l’échec à faire parler les voix du passé1. En forçant un peu le trait, je dirais que les décennies qui nous précèdent apparaîtraient alors hantées par cette même parole-fantôme dont l’obsessionnel retour transforme les grandes œuvres du siècle en une longue et lancinante prosopopée.

La parole intimeintime en littérature : une parole « empêchée » ?

Nadia Mékouar-Hertzberg (Université de Pau et des Pays de l’Adour, EA 1925 LLCAA)

Parce qu’il était juif mon père est mortmort à AuschwitzAuschwitz. Comment ne pas le dire ? Et comment le dire ? Comment parler de ce devant quoi cesse toute possibilité de parler ? De cet événement, mon absolu, qui communique avec l’absolu de l’Histoire – intéressant seulement à ce titre ? Et comment ne pas en parler, en parler sans fin, sous peine de suffoquer ? Parler – il le faut – sans pouvoir : sans que le langage trop puissant, souverain, ne vienne maîtriser la situation la plus aporétique […].

Sarah KofmanKofman (Sarah), Paroles suffoquées1

« Parole intimeintime »/« parole empêchée » sont deux formulations qui peuvent paraître antagoniques et discordantesdiscordance. Le projet d’écriture intime étant de se (dé)livrer, l’on pourrait aisément conclure à l’inaccomplissement de cette parole intime si la parole est « empêchée » ou apparaît comme telle. Dans le domaine de la littérature, le syntagme – peu convenu – de « parole empêchée »2, de par les interrogations qu’il suscite, peut-il nous amener à retravailler ce qui est impliqué par celui, – plus convenu – de « parole intime » ? Dans quelle mesure, en retour, cette parole intime éclaire-t-elle que l’on peut entendre par parole empêchée, ce que nous fait entendre la parole empêchée ? Comment, enfin, ces deux régimes de paroles peuvent-ils s’avérer complémentaires ? Car la parole empêchée, tout empêchée soit-elle, est un régime de parole, de même que la suffocation est un régime de la respiration. « Parole suffoquée » nous propose Sarah KofmanKofman (Sarah) : parole empêchée, parole suffoquée, dans les deux cas, il y a du « non-ditnon-dit » – peut-être faudrait-il imaginer un autre terme, « l’in-dit » par exemple, moins impliciteimplicitement associé à la notion d’interditinterdiction – du « non-dit » qui « dit », et qui, peut-être, « dit mieux ».

1. Parole intimeintime et parole empêchée : vers une parole réticenteréticence

Cette parole intimeintime quelle est-elle ? Nous proposons de nous centrer sur un texte autobiographiqueautobiographie, Jardín y laberinto1, de l’auteure espagnole Clara JanésJanés (Clara)2. De cet ouvrage, se dégage une ligne de force révélatrice de ce que nous signifions par « parole intime » : dans le cas précis de ce texte, une parole se subsumant presque totalement dans l’histoire d’une véritable « naissance » à l’écriture. En d’autres termes, la parole intime ouvre un espace (textuel en l’occurrence) qui offre une déclinaison particulière de l’intime, ce, au-delà de sa nature et de sa facture autobiographiques : l’intimité, dans ce texte, se révèle au travers d’une « entrée en écriture », d’un passage à l’écriture, eux-mêmes corrélés à une mythologiemythologie familiale soigneusement décryptée au cours de la narration. S’établit notamment une danse/un chantchant poétique et incantatoire autour des figures parentales, fondatrices, toutes deux, du passage à l’écriture, une inscription de l’entrée en écriture dans le labyrinthe familial sans que, pour autant, le processus décrit soit exclusivement circonstancié par les données autobiographiques. La parole intime est ainsi irrévocablement liée non pas au déroulé biographique de la narratrice, mais à l’émergence d’une écrivaine : c’est véritablement l’histoire d’une « venue à l’écriture »3, plus exactement l’« histoire de sa vie » suspendue à cette venue à l’écriture.

Cette intimitéintime, tressée de la venue à l’écriture, tourne principalement autour des figures parentales. La narration se place d’abord sous le signe du père, un père omniprésent, célèbre éditeur barcelonais (fondateur des éditions Plaza JanésJanés (Clara)), mortmort tragiquement dans un accident de voiture. Si, nous le verrons, dans les temps de l’enfance, les livres qui appartiennent à l’univers du père effraient, le carnet offert par le père s’avère être une présence immédiatement amicale et familière : « Llena (esta niña) un librito que le ha regalado su padre, una maqueta. Su padre es editor. A ella le dan miedo los libros y no lee, pero, dado que vive encerrada en un jardín y no se dispersa, comunica al papel algunas sensaciones e intuiciones »4. La figure paternelle n’est pas celle qui enjoint à la lecture, comme on pourrait le penser, mais celle qui offre à Clara les possibilités de l’écriture. La narration se place également sous le signe de la mère, pianiste professionnelle, spécialisée dans l’interprétation des œuvres du compositeur catalan Federico Mompou, par ailleurs ami de la famillefamille Janés. L’on ne peut que songer, dans le contexte, aux compositions de F. Mompou, intitulées Música callada5 et aux commentaires de Vladimir Jankélévitch qui les qualifie d’exemples majeurs du principe de la « présence lointaine » dans les créations musicales, du lontano si caractéristique de l’esthétique musicale espagnole. Le lontano est, selon le philosophe musicologue, cette esthétique qui fait de la musiquemusique une forme d’absenceabsence, une forme tendant non pas vers l’annulation de l’absence, mais vers l’absence, vers un lointain qui doit rester lointain, que l’on doit écouteécouter et percevoir comme tel, presque silencieux « empêché », mais pas tout à fait6. Dans Jardín y laberinto, la musique, certaines musiques, et, en tout état de cause, celle émise, transmise par la mère, sont associées à cette présence, à cette proximité, en quelque sorte, du loin ; à ce lointain rendu proche et sonore avec lequel la fille reste en prise puisque la musique maternelle est incessante en elle.

Le texte nous projette ainsi au plus près d’une architecture familiale qui fomente le passage à l’écriture, l’entrée en écriture de la narratrice. S’y dessine avec une netteté confondante l’imageimage du père qui autorise, par l’empathie qu’il établit avec la fille, le passage à l’écriture, qui enjoint à l’écriture. Mais le surgissement incessant d’une mère redessinée dans un éloignement permanent, d’une mère dont la présence est toujours médiate, est tout aussi décisif : c’est, en quelque sorte, dans cette distance, parfois bien proche de la séparation, que le passage à l’écriture, suggéré et célébré par le père, va s’établir.

Cette pratique de la parole intimeintime qui ne prétend ni circonscrire ni identifier, et, moins encore, fouiller ou exhiber l’intime, mais qui vise plutôt à l’insérer dans la perspective d’une trajectoire vitale plus ample, nous la retrouvons dans de nombreux écrits intimes contemporains, à commencer par ceux, emblématiques en la matière, d’Hervé Guibert (L’Autre journal) ou de Serge Doubrovsky (Fils). Les exemples, au sein de la littérature espagnole fin XXe, début XXIe siècles sont également assez nombreux : J. SemprúnSemprun (Jorge), C. Barral, L. Goytisolo, E. Antolín, A. Muñoz Molina, A. Molero de la Iglesia, T. Moix, J. Aldecoa, A. Grande, S. Puértolas, I. Falcón, M. Zambrano, etc. Dans ces écrits, la parole intime ne rentre pas dans une logique de révélation de ce que serait, intrinsèquement, l’intimité de la narratrice ou du narrateur. S’y manifeste – et c’est d’ailleurs pour cette raison que ces récits de l’intime sont fréquemment autobiographiquesautobiographie – la volonté consciente et affichée de consigner les moments de l’enfance et de l’adolescence, mais sur un mode inattendu, généralement affranchi de toute préoccupation chronologique et dégagé de toute contingence événementielle7. L’intime surgit au détour de ces imageimages comme par effraction, en périphérie, sous forme de bribes, de répétitionrépétitions éparpillées dans le texte, comme autant de rémanences d’une mélodie entêtante qui ne cesserait de surgir pour s’effacer. De même, dans Jardín y laberinto, la parole intime est de l’ordre de la mélodie, d’une mélopée qui ne commence ni ne finit, qui ne cesse de se briser, de s’interrompre pour s’initialiser à nouveau. La parole intime ne raconte rien, ne dévoiledévoiler rien, mais s’offre comme un fond, un substrat entêtant et proliférant, fomentant la fabrique d’une psyché d’écrivaine. Ce texte retrace donc une intimité comme on pourrait parcourir un labyrinthe. Le centre pourrait bien en être cette venue à l’écriture, mais il faut alors admettre que ce centre soit décentré, émergeant de toutes parts. Quant à la déambulation labyrinthique, elle n’est guidée par aucun fil, délimitée par aucune amorce ni aucun aboutissement ; pour continuer de filer la métaphoremétaphore spatiale, nous pourrions dire que la trajectoire n’est balisée que par des impasses, signifiées dans le texte par une parole s’arrêtant, hésitanthésitation, se reprenant, se répétant sans jamais arriver au centre de ce qu’elle veut signifier, et ce, non par incapacité, mais comme par retenue. La parole intimeintime est (re)tenue, marquée de discontinuités, d’intermittences et ce sont précisément ces discontinuités qui la structurent, qui la rythment pour lui donner sa pleine intelligibilité. Dans le cas particulier de Jardín y laberinto, il est intéressant de remarquer que ces effets de discontinuité se déploient au sein d’une écriture compacte, complexe et dense, même si elle reste lacunaire et allusive. L’ouverture du récit donne le ton et le rythme :

[…] porque la cabeza da vueltas. Flor de jacinto en la mesa. La flor que él ya no verá. Porque ¿qué sentido tiene la idea que me asalta a veces de su posible regreso? ¿Quién puede volver de la muerte? Y sin embargo, tengo esta sensación, fruto tal vez de la extraña vida a la que me someto. Ahora mismo ¿escribo? La habitación está a oscuras. Toda luz es la de una vela que, colocada en la mesa, ilumina la flor, de modo que puedo ver su color rosa intenso, el verde esmeralda de sus hojas duras y hasta la turbia transparencia de sus raíces inmóviles detrás del cristal – magia de un crecer no en tierra sino en el agua.8

L’on retrouve les phrases nominales, les interruptions, les ruptures de construction, les phrases inachevées, les questionnements dans cette évocation de la maison natale, maison musicale s’il en est :

Y sobre todo Pedralbes era la música, la música incesante: Mompou, Bach, Scarlatti, el Padre Soler, Wagner… La música como un elemento natural, no como un disco que se pone en un gramófono y uno lo escucha o no lo escucha, sino como Mompou sentado al piano tardes enteras de domingo. Sentado y levantándose, quedándose absorto un momento para ir al armario y sacar un disco, volverse a sentar… Y todo esto oído y entrevisto desde detrás de la cortina o la butaca… el clave de mamá, que entonces me parecía monótono y aunque aceptaba como natural, no dejaba de provocar en mí la pregunta: ¿por qué precisamente este instrumento, existiendo el piano? 9

Enfin, l’on peut prendre pour exemple ce « souvenirsouvenir » des conversations d’adultes, écoutées attentivement, et dont la perception par Clara, petite fille, semble avoir eu a posteriori des effets sur l’écriture de l’intimeintime telle qu’elle s’active dans Jardín y laberinto :

Es un vicio adquirido precisamente acurrucada detrás de las butacas: escuchar frases que se van produciendo mágicamente, que se inician y se terminan y a veces son interrumpidas por otra a la que se enlaza una tercera y sigue, y, sin embargo, cada una encierra un abismo, algo inasible, un punto de conexión y unos supuestos desconocidos.10

Ces intermittences de la parole sont aussi, bien sûr, celles de l’intimitéintime : la parole intime ne refoulerefoulement pas aux marges de l’écrit les zones d’ombre, les parts indicibles, fantasmatiques, imprévisibles et pourtant constitutives de l’intime. Elle est une parole qui, pour inclure cet « abîme », ce « quelque chose insaisissable », ainsi qu’il est dit dans la citation précédente, reste « au bord de » la révélation, comme « aux embouchures du dire »11 : elle est comme « muette », mais pourtant significative et substantielle. Jardín y laberinto apparaît ainsi sous-tendu par une dynamique que nous qualifierons volontiers de « dynamique de l’empêchement », un empêchement « positif », en quelque sorte, qui génère les marques d’intermittence que nous avons évoquées dans les exemples précédents. En d’autres termes, parole intime et parole empêchée convergent, l’empêchement de la parole permettant de signifier « l’insaisissable » sans pour autant recourir au mutismemutisme absolu. Cette parole suspendue est ainsi celle qui « dit » l’ineffableineffable, lequel, comme le précise V. Jankélévitch une nouvelle fois, n’est justement pas « l’indicibleindicible » :

[…] est indicibleindicible, à cet égard, ce dont il n’y a absolument rien à dire, et qui rend l’homme muetmuet en accablant sa raison et en médusantMéduse son discours. Et l’ineffableineffable, tout à l’inverse, est inexprimable parce qu’il y a sur lui infiniment, interminablement à dire […]. L’ineffable déclenche en l’homme l’état de verve.12

L’ineffableineffable signifié par la parole suspendue, intermittente, etc. (ou, dans le cas de la musiquemusique, par les effets de silence, le lontano, etc.) peut donc aller jusqu’à susciter une certaine verve sur, à propos de l’ineffable. Cette verve sur l’ineffable, nous la trouvons effectivement dans nombre d’ouvrages de Clara JanésJanés (Clara), notamment dans l’essai qu’elle consacre aux mécanismes de la création et de l’écriture La palabra y el secreto13 ; ou encore dans La voz de Ofelia14, parcours autobiographiqueautobiographie centré sur la rencontre de l’auteure avec le poète hongrois Vladimir Holan et émaillé de réflexions sur l’ineffable. Pour en revenir à Jardín y laberinto, et pour reprendre le cours des réflexions de V. Jankélévich, nous dirions que se met en place dans ce texte la pratique et l’esthétique d’une parole empêchée placée sous le sceau de la réticence, une réticenceréticence entendue comme « silence privilégié » : « car le silence non plus “tacite”, ni simplement “taciturne”, mais “réticentréticence” est celui qui soudain s’établit au bord du mystère ou au seuil de l’ineffableineffable, quand la vanité et l’impuissance des paroles sont devenues évidentes. La réticence est le refus de continuer […] »15. Trouvant dans la musiquemusique une consécration de ce silence réticent, V. Jankélévitch ajoute : « Le silence musical n’est pas le vide ; et en effet il n’est pas seulement “cessation”, mais “atténuation”, il exprime une volonté de rentrer dans le silence le plus tôt possible ; comme intensité atténuée, il est sur le seuil de l’inaudible, un jeu avec le presque-rien »16.

La parole intimeintime est effectivement, dans l’œuvre de Clara JanésJanés (Clara), une parole qui « refuse de continuer », qui va vers le silence, qui, sans cesse, joue avec les limites de l’inaudible et de l’effacement. Cette parole ainsi empêchée permet de signifier l’enracinement impossibleimpossibilité de l’intime, de l’explorer et surtout de l’assumer : le sujet autobiographiqueautobiographie est écrit et lu toujours « au bord de », ou plus exactement dans des territoires – le jardin, le labyrinthe –, transmués, par le processus de l’écriture, en expériences décisives du « milieu » et de la traversée, du non-définitif et du non-révélé.

2. Parole intimeintime et parole empêchée : vers une parole secrètesecret

Le secretsecret s’avère être, dans cette perspective, une dimension, ou plutôt une logique essentielle pour explorer les potentialités de cette parole réticente1. Le texte de Clara JanésJanés (Clara) est effectivement travaillé par cette « logique du secret » qu’a mise en lumière Jacques DerridaDerrida (Jacques) lors des séances du séminaire « Répondre du secret » (1991). Nous devons la transmission de ces réflexions à l’ouvrage de Ginette Michaud intitulé Tenir au secret2, qui va largement inspirer les analyses qui suivent. Notons, au passage, que l’ambiguïtéambiguïté du titre, Tenir au secret, est particulièrement pertinente pour analyser Jardín y laberinto et ses stratégies d’écriture : « tenir au secret » implique une mise sous clé ou sous scellés, un mouvement de mise à part ; « tenir au secret » c’est, dans notre perspective, « incarcérer » la parole. Cependant, « tenir au secret » signifie également éprouver une affection marquée pour le secret et sa logique ; « tenir au secret », c’est aussi lui vouer un attachement marqué. Ainsi, d’une part, le texte intimeintime « tient » au secret, lui étant même consubstantiellement attaché ; de l’autre, il joue sur des stratégies d’occultation et d’encodage : il « tient au secret ». Qui ? Quoi ? Et pourquoi ? Là ne sont pas les questions, serions-nous tentée de dire et c’est bien en cela que réside l’aporie du secret qui, s’il est dévoilé en tant que tel, disparaît3. En revanche, la question du comment ce texte intime « tient-il au secret » peut être de notre ressort.

Si l’on reprend les réflexions de J. DerridaDerrida (Jacques) rapportées dans Tenir au secretsecret, l’on relève l’importance de la dimension positive du secret. L’approche du secret n’y est pas limitée à l’idée d’un « contenu » qu’il « ne faut pas dire ». Le secret est plutôt du côté d’un « il est impossible de dire » positif, comme si cette impossibilitéimpossibilité de dire faisait la « positivité » du secret. Le secret n’est pas « quelque chose qui ne se dit pas, mais qui pourrait se dire »4 : il « est » littéralement « l’impossible à dire ». La question qui se pose alors est comment parler de ce secret, comment tenir compte de ce régime du secret, de ce régime de présence par l’absenceabsence ; comment dire le « il est impossible de dire », sans le dévoilerdévoiler et l’annuler en tant que tel ; comment, enfin, « empêcher » la parole, pratiquer une parole empêchée, de sorte « que le secret ne soit pas affecté par cette conception du langage qui cherche toujours à l’arracher à sa nuit. » De la même manière, la parole intimeintime telle qu’elle se déploie dans Jardín y laberinto « tient au secret », promeut le secret avant ou au-delà de la négativité, et pour cela, met en œuvre l’esthétique d’une parole empêchée que, pourtant, l’on entend. Il y a du silence qui n’est pas négation de la parole ; il y a de la parole en dehors du dire.

Cette logique du secretsecret et cette dynamique de la parole empêchée sont particulièrement prégnantes dans les évocations, par la narratrice, de sa « venue à l’écriture », et, plus précisément, de sa prise de contact avec la littérature au travers de la lecture. La littérature, élément fondateur de la psyché de la narratrice, joue un rôle essentiel dans l’évocation de l’intimitéintime ; elle apparaît notamment, nous allons le voir, comme le principal vecteur qui, aux côtés de la musiquemusique, lui permettra de mesurer la positivité de l’empêchement, la force de signification du non-ditnon-dit (l’« in-dit » avions-nous proposé initialement), le potentiel de révélation que recèle le secret. De la même façon, lorsque J. DerridaDerrida (Jacques) propose de « tenir au secret », il renvoie précisément à la littérature et aux facultés qu’elle peut avoir – avec, nous dit-il, la psychanalysepsychanalyse – de donner une « réponse sans réponse »5. Seule la littérature, parmi tous les autres discours (ceux de la religionreligion, de l’histoire, du droit, de l’éthiqueéthique et de la philosophie), cultive le secret. Seule, elle ne cherche pas à le rompre et entretiendrait avec lui un rapport essentiel. Et seule, elle a les moyens de le faire, de faire de cette non-réponse sa propre substance, sa propre justification, son absolue souveraineté. Au travers de stratégies d’écriture et de parole qui dépassent l’alternative voilement/dévoilementdévoiler, la parole en littérature peut être « empêchée » et au travers de cet empêchement, elle peut signifier « l’impossibleimpossibilité à dire ».

C’est exactement ce principe qui se met en œuvre dans Jardín y laberinto : le texte littéraire, s’il peut, lors des premières expériences de lecture, apparaître comme mutique, s’il semble, comme la sphinge, poser une question sans réponse possible, va finalement délivrer une réponse « sans réponse », l’entourant « d’impénétrable », certes, « l’empêchant », d’une certaine manière, mais faisant de cet empêchement une source de sens. L’épisode détaillé où, Clara JanésJanés (Clara), jeune aspirante à la littérature, évoque ses premiers contacts avec le livre et la parole littéraire, est très significatif de cette « réponse sans réponse » que peut donner le texte littéraire, de sa parole empêchée effective et positive :

[…] porque la palabra se me había aparecido desde el primer momento rodeada de lo impenetrable, y los libros… Demasiados libros, sólo al alcance de la mano ¡tal cantidad! que a su vista me sentía perdida entre las letras de molde, carentes de un significado completo, porque al ser inabarcables eran fragmentariasfragmentation […].6

Nous sommes, dans cette première étape, au niveau de l’énigmeénigme, du chiffrage « impénétrable »7. Le livre est à portée de mains de la jeune Clara, certes, le texte est à portée de lecture, mais il propose un « message » codé et tronqué ne laissant entrevoir qu’une partie de lui-même, une partie dépourvue de sens. Le texte lui paraît ainsi porteur du secretsecret dans le sens du secretum « latin », c’est-à-dire de ce qui, étymologiquement, est « à part », « séparé », de ce qui devient donc cachécaché, invisible, inaccessible, et non de cette autre face du secret plutôt assimilable à la cryptique grecque, au crypté, au chiffré, à « l’écriture parfaitement visible, mais scellée et secrète »8. L’expérience du secret vire donc, dans un premier temps, au cauchemar, car la jeune Clara se trompe sur le sens et la fonction de la parole secrète : elle reste dans l’alternative du voilévoiler/dévoilé, cachécaché/découvert, du non-ditnon-dit/dit, le voilévoiler, le caché et le non-dit étant les signes in-équivoques d’un manquemanque à dire et à comprendre. Mais à partir du moment où l’on passe du secretum latin à la cryptique grecque, où est admis le principe d’une parole chiffrée, d’une parole qui peut receler autre chose qu’elle-même, d’une parole aux « embouchures du dire », empêchée, mais porteuse de sens au travers de cet empêchement même, la magie peut opérer, le cauchemar cesse :

Y de noche seguía viendo los lomos de los libros en las estanterías que llegaban hasta el techo. Y en sueños, presa de desasosiego… En uno de ellos pasaba por habitaciones donde estaban apilados junto a montones de papeles; habitaciones vagas, remotamente reconocibles por un ángulo o un pedazo de pared, […]. […] y, como una película vista empezando por el final, recorría a la inversa el camino hasta volver a las habitaciones llenas de libros. Y siempre con la conciencia de no entender nada, y sumida en la horrible angustia de saber que nunca podría salir de allí. Tropezaba con todo, parecía que iba a caerme, que el mismo polvo amenazaba mi difícil equilibrio entre papeles, cuando, de pronto, mis manos daban con el cuaderno de provenzal (la voz de Riquer): Tot me desnatura, / Flor blancha vermelh’e groya me par la frejura. Y entraba en la calma. Eran palabras mágicas como las de las jarchas.9

L’étouffement, la suffocation – « paroles suffoquées », dirait-on – produite par l’excèsexcès de livres qui se cachecachént les uns les autres dans leur empilement, l’égarement que cela produit, l’inanité apparente du parcours labyrinthique sont patents. Dans un premier temps, la parole littéraire empêche tout entendement ; elle occulte, masque, égare : elle est alors une parole impossibleimpossibilité (et non parole de « l’impossible à dire »). La magie opère pourtant, comme en dernier recours : « Tot me desnatura, / Flor blancha vermelh’e groya me par la frejura » : ce sont ces quelques mots de Bernard de VentadourBernard de Ventadour qui apparaissent, non dans un livre, mais dans un cahier trouvé au hasard de la déambulation cauchemardesque. L’on notera que ces deux vers « s’incrustent », indépendamment du reste du poème dans lequel ils sont par ailleurs insérés10, comme pour mieux cristalliser le surgissement d’un échoécho lointain, diffus, mais tenace, d’une petite musiquemusique qui surgit précisément au moment où il n’y a plus rien à dire ni à entendre. Il est à noter également que le surgissement inopiné et inexplicable de ces vers empêche, d’une certaine façon, la parole : le flux de la narration se brise, ainsi que celui de la langue (passage du castillan à l’occitan), le texte reste suspendu. Quel est l’effet de ces deux vers ? Il n’y a pas véritablement gain de sens. Rien n’est dit, si ce n’est cette citation elliptiqueellipse qui semble annuler rétroactivement le reste du texte. En somme, le texte se trouve comme « suspendu » et cette suspension en elle-même est l’indice salvateur qui indique à Clara que, dans le texte, peut se loger une parole non immédiatement perceptible, encodée, mais décelable. C’est alors la fin du cauchemar : cette parole littéraire est devenue une parole magique, efficace au travers du silence, de l’empêchement qu’elle peut abriter. Elle « opère » dans les deux sens du terme, en réparant et en agissant, non parce qu’elle lève le secretsecret, mais parce qu’elle le révèle dans sa plénitude positive, mais parce qu’elle indique qu’elle est porteuse d’un énoncé positivement entravé, empêché, crypté, c’est-à-dire voilévoiler, mais signifiant. Les deux vers de Bernard de VentadourBernard de Ventadour sont comme des interstices pour que puisse se configurer ce sens infini et indéfini, sans terme et constamment renouvelable. La réponse au cauchemar de Clara n’est pas « dans » le texte : elle est le texte qui l’empêche de « tourner en rond » ; elle est dans l’empêchement d’une parole linéaire et univoque.

Que signifie cet épisode au regard de la parole empêchée et de la parole intimeintime en littérature ? Il indique qu’en littérature la parole intime n’est pas, ou n’est pas toujours celle de la révélation immédiate, n’est pas celle de la révélation du secretsecret d’un quelconque jardin. Elle est bien plutôt une parole labyrinthique et défaillante, restant sur le bord de la révélation, maintenant toujours le secret en tant que tel sans pour autant se réduire à l’énigmeénigme. En littérature, l’intime peut trouver à se dire, et à mieux se dire, au travers de l’empêchement, d’une parole qui reste aux embouchures du dire, qui dit sans dire ; une parole permettant une esquive qui n’est pas occultation, une réticenceréticence qui n’est pas rétention, un silence qui est caisse de résonancerésonance.

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