Kitabı oku: «La parole empêchée», sayfa 17
2. Le code-mixing ou l’exmatriation linguistique
Confronté à des empêchements de diverses natures, psychologiquespsychologie et linguistiques, le chantchant élégiaque se refuse pendant des années au poète. C’est paradoxalement au moment où l’écrivain abdique toute volonté propre que le livre commence « à naître, de lui-même », « comme dicté par la polyphonie des langues »1. Paul de BrancionBrancion (Paul de) dit se sentir « presque étrangerétranger à ce processus » : les mots jusque là étranglés arrivent dans la phrase d’abord en danois, puis en anglais, puis en français, et ainsi de suite :
Je ne peux pas vraiment expliquer comment c’est arrivé. Un beau jour c’est venu comme ça, la troisième langue du chantchant des mots. Celle morte au champ d’honneurhonneur. Celle dont on rêve toujours et qu’on ne rencontre jamais. (p. 29)
Ainsi le recueil de soixante proses se présente-t-il selon une alternance entre la version trilingue originale à gauche et la version française à droite :
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Det er om min Mor. Jeg kan ikke easily talk about her she was so mélangée and so were my feelings for her. […] | Il s’agit de ma Mor. Il m’est malaisé de parler d’elle car elle était tellement mélangée, comme mes sentiments à son propos. […] |
Le texte répond d’abord aux critères de ce que la linguistique américaine nomme le code-switching. Il s’agit au départ d’un phénomène d’hybridation linguistique que l’on trouve en général chez les écrivains diglossiquesdiglossie, par exemple dans la littérature créole, et qui se caractérise par une alternance de propositions autonomes dans une langue, articulées autour d’une charnière syntaxique nette, comme un point final ou une conjonction (par exemple : « Blandet, hun var altid kontradiktorisk. / La félicité de la langue maternellelangue maternelle n’y suffirait pas. », p. 8). Mais la plupart du temps, le poème installe une deuxième forme plus complexe de contact linguistique, le code-mixing, qui consiste à brasser des unités courtes de codes différents à l’intérieur d’une même unité syntaxique, comme dans l’extrait suivant qui réunit les trois langues principales du recueil, auxquelles s’ajoute l’italien :
Faktisk, la chose est impossible autrement, umuligt. How could it be solamente con una sola parole. Mi chiamo Paul. I am the last son of a dead lady. Elle est mortmorte à quatre-vingt-dix ans, stomach disease. (p. 10)
L’anglais, lui aussi, est intimement lié à Mor, la mère, fière de ses origines britanniques et qui faisait pratiquer cette langue à la maison à ses enfants. Elle est donc encore, en grande partie, celle de Mor, « trop » ou « pas assez ». En revanche, le danois est bien une force de rupture ; c’est la langue de l’émancipation, celle du pays dans lequel le poète s’installe à vingt ans, pour fuir la « gangue » (p. 87) familiale mortifère, se marier et fonder sa propre famillefamille. Le danois est la langue de l’exil, mais aussi l’idiome qui permet de s’exiler – donc de s’affranchir – des deux langues maternelles.
Ainsi le maillage des trois langues, ou code-mixing, met-il l’objet du discours, Mor, la mère, à une distance suffisante pour être interpellé et nommé, d’où le titre hybride franco-danois :
Il m’aurait été impossible d’écrire ce livre si j’avais dû l’appeler du nom de « Maman » et non pas « Mor ». Elle est Mor ici, elle est « Mor » de toute éternité. (p. 79)
Je vais te dire ton nom. Je l’ai fait. Je l’ai fait et suis toujours parmi les vivants. (p. 31)
L’apprentissage du danois au début de l’âge adulte constitue en soi une expérience d’expatriation linguistique salvatrice – il faudrait d’ailleurs plutôt dire d’« exmatriation » –qui empêche le jeune homme de sombrer dans la foliefolie. Plus tard, l’emploi du danois dans la création littéraire relativise la langue maternellelangue maternelle, sape son autorité de langue « tutélaire » (de tutelle abusive), en fait une langue comme une autre au milieu des autres langues. Le code-mixing va même jusqu’à transformer le français en langue quasi « étrangèreétranger », en partie délestée de son poids et de son opacité affective.
Et, comme tout écrivain, en même temps qu’il invente « sa » propre langue2, unique et stylistiquement marquée3, Paul de BrancionBrancion (Paul de) conquiert son identitéidentité :
Mi chiamo Paul. (p. 10)
Je suis ces trois façons de parler et peut-être aussi des possibilités musicales qui se retrouvent dans d’autres langues, le groenlandais par exemple et l’italien aussi qui agace avec sa ravageuse beauté. (p. 15)
En effet, l’entrelacement des langues démultiplie les possibilités du langage poétique et favorise l’éclosion des jeux de mots. Que l’on comprenne la langue étrangère ou non, la collision entre les vocables fait jaillir des effets de sens insoupçonnés. Ce phénomène apparaît dès le titre, sur lequel le poète « travaille » tout au long du recueil. La paronomase, ce phonème allitéré (mor, mor), dans Ma Mor est morte, favorise le rapprochement sonore et sémantique de mère, mortmort et meurtremeurtre (mord en danois signifie meurtre), voire avec « more » (en anglais : « plus » ou « plus du tout ») ou « maure » : « Comment est-ce que vous écrivez mort ? Vous écrivez cela mor, mort, more, maure ? » (p. 93). Paul de BrancionBrancion (Paul de) n’est pas dupe du travail de l’inconscient : « Certaines langues ont plus que d’autres cette faculté d’amour qui fait que le jeu de mots, “la façonnance”, la polysémie aboutissent à l’idée d’un effet inattendu. Never, never Mor, never Mor » (p. 131). Ainsi que l’écrit le poète Antoine ÉmazÉmaz (Antoine) dans un carnet de notes intitulé Cambouis, avec une pointe d’ironieironie et de bon sens, justement à propos de l’homophonie du mot « mère » : « […] pas besoin d’avoir lu FreudFreud (Siegmund) pour comprendre que le poème le plus simple fonctionne autant de façon linéaire que par de multiples transversales d’échos, de renvois, de résonancerésonances… »4.
La mosaïque de cette langue hybride et babélienneBabel est seule à même de dire enfin qui est la Mor, dans l’infinie complexité de sa personnalité « mélangée », « contradictoirecontradiction », entre les mots, entre les langues, entre haine et amour. Critique et poète, Évelyne Morin lit ainsi le titre : « Ma Mor, M’amor est morte. Mon amour est mortmort(e). », débusquant « l’amour dans les manques » et « dans les interstices des lettres »5. Angèle Paoli, animatrice de la revue numérique de poésie et de critique Terre de femmes, se laisse emporter, au-delà du sens immédiatement perceptible, par les « possibilités musicalesmusique » des langues tressées :
Avec dans le tissé des phrases le retour des « or », comme autant de pépites semées sur l’ourlet de la vague. Mor, mortmort, mord, for, Fortabt, store, hvorfor, foreign, derfor, nor, encore, door, « Château d’or ». More. Never Mor. Polysémique Mor. Polymorphe mère « cauchemère ». Je la retrouve ici, au cœur des phrases, pareille à une divinité effrayante et mouvante. Émouvante.6
Le danois est une langue où le son « or » est récurrent, et il ne manquemanque pas de faire échoécho aux deux mots du titre. Le « château d’or » est un souvenirsouvenir d’enfance, dans lequel la langue est déjà truchement, espace magique où trouver refuge, porte ouverte contre toutes les portes fermées : « […] à la maison, ils disaient toujours : “shut the door”, ferme la porte en anglais […], j’entendais “Château d’Or”, c’était joli, “Château d’Or”. On avait très envie d’y aller, dans ce “Château d’Or” » (p. 45). La version originale trilingue offre un espace d’interprétation totalement ouvert où l’homophonie, l’assonance et l’allitération mènent le jeu par contamination, développent de nouveaux modes d’interaction ludique entre les langues, et possèdent finalement un statut prééminent sur la compréhension littérale. La parole empêchée du poète s’est frayée un chemin dans la musiquemusique des langues, et s’accommode du dépaysement sémantique, le plus susceptible d’exprimer le profond mystère de l’amour ou du non-amour maternel.
L’impression de « mosaïque » complexe qu’offre le recueil provient également de son aspect fragmentairefragmentation – soixante proses poétiques, « séquences extrêmement intenses et courtes »7 –, qui montre l’impossibilitéimpossibilité de rédiger un récit linéaire du traumatraumatisme. Par ailleurs Paul de BrancionBrancion (Paul de) justifie le choix de la poésie en ces termes : « parce que je ne fais pas une véritable différence fondamentale entre la poésie et la prose, bien qu’il en ait évidemment, dans le projet, dans la structure, […] et parce que les choses profondes de la vie, intenses de la vie, à mes yeux, passent par une langue dans la limite d’elle-même, et cette langue, c’est la langue de la poésie »8. Et puisque écrire n’est pas s’opposer au réel, mais au contraire le comprendre, y intégrer « les choses […] de la vie », le recueil frappe également par un autre hiatus, qui est celui du mélange des tonalités, entre le lyrismelyrisme le plus aigu (« J’ai cru un instant retrouver Mor dans ces remugles du passé, alors que je cherchais dans les rémiges la raison du vol », p. 113), le prosaïsme le plus désespéré (« Maman est mortmorte, elle cause plus, elle est froide, elle mange les pissenlits par la racine. Je l’ai vue, elle était déjà en train de pourrir, elle est raide la mère, elle ne peut plus rien dire, elle ne dit plus rien. J’ai vu son cadavre en putréfaction. Elle se tait, elle est silencieuse, elle se la ferme, apprentie du désastre », p. 35) et encore l’humour noir (« elle se faisait soigner d’un cancercancer mais elle est morte du cœur », p. 41). Une telle cacophonie produit un effet très puissant sur le lecteur, malmené de bout en bout de l’ouvrage, « shaken » comme l’est le sujet lyrique.
Il n’empêche que le brouillage ou brouillard linguistique ne pouvait qu’empêcher la communication avec le lectorat. Aussi l’auteur a-t-il accompagné son texte original en version trilingue d’une « version française » à droite, qui est postérieure, et qui n’est pas née sans douleurdouleur, elle non plus : « Plus tard, j’ai désiré traduire en français Ma Mor est morte pour achever le périple dans une réconciliation avec une figure profondément aimée malgré sa violenceviolence inconcevable jusqu’à ce lieu où la laideur et la beauté se rejoignent » (p. 7). Par la traduction, le poète refait son chemin de croix. Pendant plus de six mois, il est d’abord incapable de « transmettre » son texte, « de le transmuer, de le traduire »9. Comme pour la rédaction, le déclenchement se fait brusquement, presque malgré lui, avec la sensation de procéder à un « passage »10 en français plus qu’à une réelle « traduction », qui n’est d’ailleurs pas littérale.
Cette notion de « passage » n’est pas sans évoquer la réflexion d’Henri Meschonnic dans La Poétique du traduire, où le critique affirme : « Écrire ne se fait pas dans la langue […], mais vers la langue. Écrire n’est peut-être qu’accéder, en s’inventant, à la langue maternellelangue maternelle. Écrire est, à son tour, maternel, pour la langue. »11 La langue française emploie l’expression « accoucher de la véritévérité ». En passant d’une langue à l’autre, le poète inverse l’ordre naturel et entre dans le paradoxe, en accouchant non seulement de la vérité, mais, comme dans les mythes, de sa mère elle-même, qui redevient grâce à ses mots la « petite fille interminable » (p. 77) qu’elle a toujours été.
3. « La véritévérité au risque du meurtremeurtre »… ou la vérité par le mythe
Dans le texte 17, la voix poétique adopte une forme versifiée pour révéler la véritable finalité de l’écriture :
J’attends que la nuit s’achève
espérant la mystérieuse musiquemusique de la véritévérité. (p. 43)
Plus que toute parole en effet, c’est bien « la mystérieuse musiquemusique de la véritévérité » que la mère, spécialiste du mensongemensonge, de la manipulation et de la dérobade, a empêché d’advenir. Le poète réclame une parole vraie, qui jusque là a été muselée et étouffée, quel qu’en soit le risque : « Cela est tellement merveilleux de parler sans limite baignant dans la vérité, le franc-parler, la vérité au risque du meurtremeurtre. Ne pas biaiser. » (p. 125) Car il est une parole qui tue, et l’auteur, qui est à la fois la victimevictime et le juge, le sait. En 2005, un an avant la mortmort de Mor, il publie Le Lit d’Alexandre1, roman qui dévoiledévoiler, pour qui sait décrypter l’allusionallusion, « l’essentiel de [la] fêlure d’existence » de sa génitrice, elle-même née de père inconnu. Et craint que l’exposition de la vérité n’ait fini par la tuer : « Elle cherchait ce que je lui avais dit. Elle l’a entendu. Sauf qu’elle en est morte, peut-être, peut-être pas… » (p. 89).
Plus qu’une élégie traditiontraditionnelle, essentiellement mélancoliquemélancolie, il s’agit bien d’une « élégie de combat », un chantchant d’amour contrarié et un procès, sans consolation mais également sans haine, « lutte pour la survie où les mots sont seuls capables de délivrer » (p. 65) : « Vous savez, quand je suis assis devant ma table d’écriture, aussi près que possible de la véritévérité littéraire, je suis bien […]. C’est un sentiment extrêmement virulent qui me sauve » (p. 65, n. s.).
En cela le recueil renoue avec la dimension épique de l’élégie antique, qui invite l’homme à relever son courage, à faire face et, crânement, à regarder la mortmort / la Mor en face. Cette dernière étape de dépassement de la parole empêchée ne serait rien si la parole délivrée n’était pas littéraire, ce qu’elle est, au contraire, pleinement. La « véritévérité » ne peut pas être factuelle ou univoque, elle ne peut être que poétique (le « poiein », échoécho de la « façonnance » revendiquée par l’auteur).
La question de la « véritévérité littéraire » ou poétique est justement ce en quoi le texte échappe à la confession autobiographiqueautobiographie, au règlement de compte familial ou à la thérapiethérapie psychanalytiquepsychanalyse : les détours, les contournementcontournements, les variations d’échelle pour parler de l’amour, du meurtremeurtre et de la mortmort que permet la poésie sont seuls à même de dépasser les obstacles psychologiquespsychologie qui entravent la parole de l’auteur. Ainsi le recueil se tisse-t-il dans un intertexte permanent avec des textes fondateurs dans lesquels différents personnages jouent le rôle de la mère fabuleuse, à commencer par la mythologiemythologie gréco-romaine. La mère est figurée en Médée furieuse, égorgeant ses propres enfants et dont l’existence n’est qu’un sauve-qui-peut panique : « Avec elle, il n’y avait pas de face à face, elle fuyait, elle insistait dans sa fuite. C’était une mère fuyante. Elle avait la fuite en elle, insistante, permanente, irréductible. » (p. 23)
Dans le Nouveau TestamentBible, elle est le bourreau du Christ :
Ce que je sais c’est la véritable inconscience de Mor. Elle ne savait pas ce qu’elle faisait, en ceci elle pratiquait une crucifixion permanente de ses enfants. Elle était le Ponce Pilate de sa postérité. Des Jésus, elle en eut sept. Sept enfants, et le septième fut sacrifié, mais sans clou, comme les « deux larrons » attachés à leur croix avec des cordes. Pas de clous, juste des cordes pour toujours. (p. 105)
Le mythe littéraire absolu qu’est l’Hamlet de ShakespeareShakespeare forme un des fils directeurs de la lecture (on pense notamment aux relations tempétueuses de la reine Gertrude avec son fils), tandis qu’interviennent également le conte de fées (la Mor en marâtre ou en ogresse « furibarde », le poète en Petit Poucet) et la comptine macabre (« Who killed Cock Robin ? »). Dès le titre, le lecteur aura probablement pensé à l’incipit de L’Étranger de CamusCamus (Albert)… Le jeu des citations prouve aussi une forme de confiance dans la littérature, dans sa dimension universelle, dans son pouvoir « apotropaïque », conjuratoire, comme le dit Roland BarthesBarthes (Roland) dans son propre Journal de deuildeuil2. C’est bien par la véritévérité littéraire et la filiation symboliquesymbole que le poète est sauvé, vérité fondée sur l’intertextualité, la polysémie, l’ouverture maximale du sens, au rebours de l’univocité infantile et stérile3, et de ce que le poète nomme le « néant fasciste » (p. 129).
« L’objectif » avoué de ce nouvel ouvrage était de « tordre le cou à la rumeur de véritévérité par le meurtremeurtre » (p. 49, n. s.). Mais, au double meurtre qu’il perpétue (meurtre symbolique de la mère, et donc meurtre en lui de l’enfant qu’il était), répond une double naissance : en effet, en même temps qu’il donne la mortmort à sa mère, il met au monde une autre Mor, une « petite Mor » fragile comme l’« éternelle petite fille » qu’elle a toujours été au fond, qui est donc fille de son fils : « j’ai perdu un enfant (ma mère). […] La petite Mor est morte, double deuildeuil. Mor, mord, morsure, remords » (p. 51). La question de la filiation inversée nous renvoie, dans la traditiontradition lyriquelyrisme, à ApollinaireApollinaire (Guillaume) nommant les « colchiques » « mères filles de leurs filles » dans Alcools, et bien plus tôt, à DanteDante Alighieri Alighieri dans La Divine Comédie interpellant la mère du Christ, « Vierge Marie, fille de ton Fils », à l’ouverture du chapitre XXXIII du Paradis. On retrouve cette configuration parentale curieuse dans l’iconographie byzantine où la Vierge, représentée en miniature, est emportée vers les cieux dans les bras du Christ4. Ce retournement de situation introduit dans le recueil, semble-t-il, la possibilité d’une tendresse posthume (il s’agit de bercer sa mère avec son chantchant).
Par cette « assomption » poétique, le poète s’auto-engendre comme père, comme homme et comme écrivain : père de sa mère, père de ses propres enfants5 (auxquels il lègue une histoire apaisée : « en écrivant j’ai l’impression d’apporter ma pierre à un édifice qui aurait pour mission d’être transparent et pas opaque »6), et père (créateur, auteur) d’une œuvre marquante dans l’histoire du recueil de deuildeuil contemporain. De la dimension autobiographiqueautobiographie émouvante mais circonstancielle, on glisse à une dimension métaphoriquemétaphore véritablement exaltante : l’histoire de la naissance d’un poète à lui-même, à travers ces soixante textes publiés l’année de ses soixante ans, nombre rond et recueil clos contre le chaos informulé d’une enfance malheureuse.
L’impossible prosopopée : Philippe ForestForest (Philippe) et W.G. SebaldSebald (Winfried G.)
Sophie Jaussi (Université de Fribourg (Suisse)/Paris 3)
L’acoustique du site est telle que toute parole prononcée à voix haute donne l’impression de faire trembler la vallée toute entière. La première fois, Pauline se retourne vers moi, stupéfaite, elle veut me prendre à témoin de l’inexplicable et demande : – Dis, Papa, qu’est-ce qu’on entend ? – Mais tu sais bien, c’est l’écho,écho la voix qui rebondit contre la montagne comme une balle de mousse jetée sur un mur. Elle vibre là-bas et revient vers nous. Pourtant, sur l’horizon que je lui désigne, il n’y a rien […]. Mais où est celui qui parle ? Pauline a raison de ne croire qu’à demi à l’écho. Qui répond à son appel du fond de la forêt ? Et que cricrie la voix qui contrefait la sienne ?1
Issus de milieux sociaux-culturels et géographiques bien distincts, n’appartenant pas à la même génération et ayant opté pour des partis pris esthétiques en partie divergents, l’écrivain français Philippe ForestForest (Philippe) et l’auteur allemand W.G. SebaldSebald (Winfried G.) paraissent au premier abord assez éloignés l’un de l’autre. Un échoécho persistant, pourtant, incite à les rapprocher. En y regardant de plus près, plusieurs de leurs textes témoignent en effet d’une volonté de venir compléter, rappeler ou combler une parole fragmentairefragmentation, enfouie ou inexistante. Si l’ensemble de l’œuvre littéraire sebaldienne prend racine dans le silence assourdissant adopté par la sociétésociété civile allemande, à la fois pendant et après la Seconde Guerreguerre mondiale, mais aussi face aux bombardements massifs auxquels furent soumises les villes allemandes à partir de 1942, celle de Philippe Forest se déploie toute entière depuis le décèsdécès de sa fille de quatre ans, Pauline, emportée par un cancercancer des os en 1996. Alors que Sebald combat l’omertàomertà allemande avec des livres cherchant sans cesse à dire quelque chose des mémoiresmémoires trouées par l’exil et l’oublioubli, Forest rappelle obstinément à lui une parole enfantine engloutie, s’acharnant à garder vivant un impossibleimpossibilité dialogue par-delà le fossé de la mortmort.
Toutefois, l’échoécho qui résonnerésonance au creux des textes de ces deux auteurs est plus lancinant que s’il s’agissait uniquement de se faire le porte-parole fidèle de ceux qui se sont tus2. Il existe en médecine un phénomène assez connu qu’on nomme le « membre fantôme » et que les Allemands appellent Phantomschmerz (« douleurdouleur fantôme ») : une douleur ressentie par des personnes ayant subi l’amputation d’un membre, douleur qui se manifeste à l’emplacement exact de l’ancienne partie du corps amputée. C’est peut-être ce qu’on pourrait déceler chez ForestForest (Philippe) et SebaldSebald (Winfried G.) : une parole fantôme, c’est-à-dire une parole (soudainement) manquantemanque qui, par son absenceabsence et à l’intérieur de ce vide, fait souffrirsouffrance et hante l’écrivain. La douleur ne pouvant plus « s’incarner » (dans le membre, dans une parole vive), elle insiste et s’installe, tel le spectre dont elle porte le nom (Phantomschmerz).