Kitabı oku: «Les bases de la morale évolutionniste», sayfa 17
C'est aussi une vérité à ne pas négliger que la somme des plaisirs esthétiques est plus considérable pour une nature altruiste que pour une nature égoïste. Les joies et les douleurs humaines forment un élément principal de la matière de l'art, et il est évident que les plaisirs dont l'art est la source s'accroissent à mesure que se développe la sympathie pour ces joies et ces douleurs. Si nous opposons la poésie primitive, principalement occupée de la guerre et se prêtant aux instincts sauvages par des descriptions de victoires sanglantes, à la poésie des temps modernes, dans laquelle les appétits cruels ne tiennent qu'une petite place, tandis qu'elle est inspirée le plus souvent par des sentiments plus doux, et consacrée à exciter chez les lecteurs la compassion pour les faibles, nous voyons qu'avec le développement d'une nature plus altruiste s'est ouverte une sphère de jouissances inaccessible à l'égoïsme farouche des temps barbares. Il y a de même une différence entre les fictions du passé et celles du présent. Dans les premières, on s'occupait exclusivement des actions des classes dirigeantes, dont les antagonismes et les crimes fournissaient le sujet et l'intrigue; les autres, prenant de préférence pour sujets des histoires pacifiques, et le plus souvent la vie des classes les plus humbles, découvrent un monde nouveau de faits intéressants dans les joies et les douleurs journalières de la foule. On rencontre un contraste pareil entre les formes anciennes et les formes modernes de l'art plastique. Lorsqu'ils ne représentent pas des cérémonies du culte, les bas-reliefs et les peintures murales des Assyriens et des Égyptiens, ou les décorations des temples chez les Grecs rappellent les exploits des conquérants; dans les temples modernes, au contraire, les oeuvres destinées à glorifier des actes de destruction sont moins nombreuses, et les oeuvres qui répondent aux sentiments les plus doux des spectateurs sont plus nombreuses. Pour voir que ceux qui ne s'inquiètent en aucune façon des sentiments de leurs semblables se privent par là d'un grand nombre de plaisirs esthétiques, il suffit de se demander si les hommes qui se plaisent aux combats de chiens sont capables d'apprécier l'Adélaïde de Beethoven, ou si le poème de Tennyson In memoriam pourrait beaucoup émouvoir une troupe de galériens.
81. Ainsi, depuis l'origine de la vie, l'égoïsme a dépendu de l'altruisme, comme l'altruisme a dépendu de l'égoïsme, et dans le cours de l'évolution les services réciproques de l'un et de l'autre se sont accrus.
Le sacrifice physique et inconscient des parents pour donner naissance à des descendants, sacrifice que les êtres vivants les plus humbles accomplissent sans cesse, nous montre dans sa forme primitive l'altruisme qui rend possible l'égoïsme de la vie et de la croissance individuelles. A mesure que nous montons à des degrés supérieurs dans l'échelle des êtres, cet altruisme des parents se manifeste par la cession directe seulement d'une partie du corps, alors que le reste du corps contribue par une usure plus active des tissus au développement de la progéniture. Ce sacrifice indirect de substance, remplaçant de plus en plus le sacrifice direct à mesure que l'altruisme des parents devient plus élevé, continue jusqu'à la fin à représenter aussi un autre altruisme que celui des parents, puisque cet autre altruisme se traduit également en une perte de substance pour des efforts qui n'aboutissent pas à un agrandissement personnel.
Après avoir observé comment dans le genre humain l'altruisme des parents et celui de la famille se transforment en un altruisme social, nous avons fait remarquer qu'une société, comme une espèce, subsiste à la condition seulement que chaque génération de ses membres transmette à la suivante des avantages équivalents à ceux qu'elle a reçus de la précédente. Cela suppose que le soin de la famille doit être complété par le soin de la société.
La plénitude des satisfactions égoïstes dans un état social dépendant d'abord du maintien d'une relation normale entre les efforts dépensés et les bénéfices obtenus, qui est le fondement de toute vie, implique un altruisme qui à la fois inspire une conduite équitable et impose l'obligation de l'équité. Le bien-être de chacun est enveloppé dans le bien-être de tous de plusieurs autres manières. Tout ce qui contribue à augmenter la vigueur des autres nous intéresse, car celle-ci diminue le prix de tout ce que nous achetons. Tout ce qui contribue à les affranchir des maladies nous intéresse, car nous sommes par là moins exposés nous-mêmes aux maladies. Tout ce qui élève leur intelligence nous intéresse, car nous sommes exposés chaque jour à mille inconvénients par suite de leur ignorance ou de leur folie. Tout ce qui élève leur caractère moral nous intéresse, car en toute occasion nous avons à souffrir du défaut de conscience dans la société en général.
Les satisfactions égoïstes dépendent bien plus directement encore des activités altruistes qui nous gagnent les sympathies d'autrui. En s'aliénant ceux qui l'entourent, l'homme intéressé perd les services gratuits qu'ils peuvent lui rendre; il se prive d'un grand nombre de jouissances sociales, et il manque de ces accroissements du plaisir et de ces adoucissements de la douleur que nous procurent ceux qui nous aiment en partageant nos sentiments.
Enfin un égoïsme illégitime se nuit à lui-même en produisant une incapacité d'éprouver le bonheur. Les plaisirs purement égoïstes sont rendus moins vifs par la satiété, même dans la première partie de la vie, et dans la seconde ils disparaissent presque entièrement; les plaisirs de l'altruisme, dont on se lasse moins vite, manquent à la vie, et surtout à cette dernière partie de la vie où ils remplaceraient largement les plaisirs égoïstes; par suite, on est incapable de ressentir les plaisirs esthétiques de l'ordre le plus élevé.
Nous devons indiquer en outre une vérité à peine reconnue, à savoir que cette dépendance de l'égoïsme par rapport à l'altruisme s'étend au delà des limites de chaque société et tend toujours à l'universalité. Il n'est pas nécessaire de montrer qu'au dedans de chaque société elle s'accroît avec l'évolution sociale, celle-ci impliquant une augmentation de dépendance mutuelle, et il en résulte que, si la dépendance des sociétés entre elles devient plus grande grâce à des relations commerciales, la prospérité intérieure de chacune intéresse toutes les autres. C'est un lieu commun d'économie politique que l'appauvrissement d'un pays, la diminution de ses forces de production et de consommation, est nuisible aux pays qui sont en rapports avec lui. Bien plus, nous avons éprouvé souvent dans ces dernières années des crises industrielles entraînant de grandes souffrances pour des nations qui n'étaient pas directement en jeu, par suite de guerres entre d'autres nations. Si chaque peuple voit les satisfactions égoïstes de ses membres diminuées par les luttes entre les peuples voisins, à plus forte raison doit-il les voir diminuées par les luttes où il intervient lui-même. On peut remarquer combien, dans différentes parties du monde, l'esprit de conquête, dépourvu de tout scrupule et inspiré par la prétention spécieuse de répandre les bienfaits du gouvernement et de la religion britanniques, produit de maux en retour aux classes industrielles de l'Angleterre et en augmentant les charges publiques et en paralysant le commerce, et l'on verra que ces classes industrielles, absorbées par des questions de capital et de salaire, et se croyant elles-mêmes désintéressées de nos affaires extérieures, souffrent du défaut de cet altruisme universel, qui aurait pour effet de nous inspirer la justice dans nos rapports avec tous les peuples, civilisés ou sauvages. On comprendra aussi qu'en dehors de ces maux immédiats, elles auront à souffrir, pendant toute une génération, des maux qui découlent d'une résurrection du type d'organisation sociale produit par les activités agressives, et de l'abaissement du niveau moral qui l'accompagne.
CHAPITRE XIII
JUGEMENT ET COMPROMIS
82. Dans les deux précédents chapitres, nous avons plaidé successivement pour l'égoïsme et pour l'altruisme. Ils sont en conflit; nous avons maintenant à considérer quel verdict il faut prononcer.
Si les plaidoyers opposés sont vrais séparément ou même si chacun d'eux est vrai en partie, nous devons en conclure que le pur égoïsme et le pur altruisme sont l'un et l'autre illégitimes. Si la maxime: «Vivre pour soi,» est fausse, la maxime: «Vivre pour les autres,» l'est aussi. Par suite, un compromis est seul possible.
Je ne donne pas comme prouvée cette conclusion, bien qu'elle paraisse inévitable. L'objet de ce chapitre est de la justifier pleinement, et je la formule dès le commencement, parce que les arguments employés seront mieux compris si le lecteur a sous les yeux la conclusion vers laquelle ils convergent.
Comment conduire la discussion pour faire ressortir plus clairement cette nécessité d'un compromis? Le meilleur moyen sera peut-être de donner à l'une des deux thèses sa forme extrême, et d'observer les absurdités qui en seront la conséquence. Traiter ainsi le principe du pur égoïsme, ce serait perdre son temps. Tout le monde voit que si chacun poursuivait sans contrainte à chaque instant son propre intérêt, sans s'occuper le moins du monde des autres hommes, il en résulterait une guerre universelle et la dissolution de la société. Nous choisirons donc de préférence le principe du pur désintéressement, dont les mauvais effets sont moins évidents.
Il y a deux aspects sous lesquels se présente la doctrine qui fait du bonheur des autres le but moral. Les autres peuvent être conçus personnellement, comme des individus avec lesquels nous avons des relations directes; ou bien ils peuvent être conçus impersonnellement, comme constituant la communauté. Tant qu'il s'agit de l'abnégation de soi-même impliquée par un pur altruisme, il importe peu de savoir dans quel sens on emploie ce mot «les autres». Mais la critique sera rendue plus facile par la distinction de ces deux significations. Nous considérerons d'abord la seconde.
83. Nous avons donc à examiner le «principe du plus grand bonheur», tel qu'il a été formulé par Bentham et ses disciples. La doctrine que «le bonheur général» doit être l'objet de nos recherches n'est pas, à la vérité, présentée comme identique avec le pur altruisme. Mais comme, si le bonheur général est la fin propre de l'action, l'agent individuel doit regarder sa propre part de ce bonheur comme une unité du tout, à laquelle il ne doit pas attribuer plus de valeur qu'à aucune autre, il en résulte que, puisque cette unité est en quelque sorte infinitésimale en comparaison du tout, son action, si elle a exclusivement pour but l'achèvement du bonheur général, est, sinon absolument, du moins aussi complètement altruiste que possible. Par suite, la théorie qui fait du bonheur général l'objet immédiat de la poursuite peut à bon droit être prise comme une forme du pur altruisme que nous avons à critiquer ici.
Pour justifier cette interprétation et à la fois pour donner une proposition définie que nous puissions discuter, voici un passage de l'Utilitarianisme de M. Mill:
«Le principe du plus grand bonheur, dit-il, est une simple expression sans signification rationnelle, à moins que le bonheur d'une personne, supposé égal en degré (avec la réserve spéciale à faire sur son espèce), ne soit compté comme ayant exactement la même valeur que celui d'une autre personne. Ces conditions remplies, le mot de Bentham: «compter chacun pour un, ne compter personne pour plus qu'un,» peut être écrit au dessous du principe de l'utilité, comme commentaire explicatif.» (P. 91.)
Toutefois, bien que le sens du «plus grand bonheur», comme fin, soit par là défini jusqu'à un certain point, nous éprouvons cependant le besoin d'une définition plus complète, du moment où nous voulons décider de quelle manière il faut régler sa conduite pour atteindre cette fin. La première question qui se présente est: Devons-nous regarder «ce principe du plus grand bonheur» comme un principe de direction pour la communauté considérée dans sa capacité collective, ou comme un principe de direction pour ses membres considérés séparément, ou pour la communauté et ses membres à la fois? Si l'on répond que le principe doit être pris comme guide pour l'action gouvernementale plutôt que pour l'action individuelle, nous avons alors à demander: Quel sera le guide de l'action individuelle? Si l'action individuelle ne doit pas être réglée seulement pour procurer «le plus grand bonheur du plus grand nombre», il faut quelque autre principe pour régler l'action individuelle; et «le principe du plus grand bonheur» ne donne pas la règle morale dont nous avons besoin. Réplique-t-on que l'individu dans sa capacité d'unité politique doit prendre pour fin de favoriser le développement du bonheur général, en votant ou en agissant de quelque autre manière sur la législature avec cette fin en vue, et qu'en cela il a une règle de conduite, nous avons encore à demander: D'où viendra une direction pour le reste de la conduite individuelle, reste qui en constitue de beaucoup la plus grande partie? Si cette partie privée de la conduite individuelle ne doit pas avoir directement pour but le bonheur général, il nous faut encore trouver une autre règle morale que celle qu'on nous offre.
Ainsi, à moins que le pur altruisme, comme on l'a formulé, ne confesse son insuffisance, il est tenu de se justifier, comme donnant une règle satisfaisante pour toute conduite, individuelle et sociale. Nous allons d'abord le discuter en tant que prétendu principe légitime de la politique; nous le discuterons ensuite comme prétendu principe légitime des actions privées.
84. Si l'on s'efforce de comprendre d'une manière exacte que, en prenant pour fin le bonheur général, la règle doit être «de compter chacun pour un et de ne compter personne pour plus qu'un», l'idée de distribution se présente à l'esprit. Nous ne pouvons former l'idée de distribution sans penser à quelque chose à distribuer et à des personnes pour recevoir ce quelque chose. Pour pouvoir clairement concevoir la proposition, nous devons clairement en concevoir ces deux éléments. Considérons d'abord les personnes qui reçoivent.
«Compter chacun pour un, ne compter personne pour plus qu'un.» Veut-on dire par là que, par rapport à tout ce qui est partagé, chacun doit en recevoir la même part, quel que soit son caractère, quelle que soit sa conduite? S'il est passif, doit-il avoir autant que s'il est actif? s'il est inutile, autant que s'il est utile? s'il est criminel, autant que s'il est vertueux? Si la distribution doit se faire sans égard aux natures et aux actes de ceux qui reçoivent, il faut alors montrer qu'un système qui égalise, autant que possible, le traitement du bon et du méchant, est avantageux. Si la distribution ne doit pas être aveugle, alors le principe disparaît. Le quelque chose à distribuer doit être partagé autrement que par une égale division. Il doit y avoir proportion des parts aux mérites, et l'on nous laisse dans l'incertitude quant à la manière d'établir cette proportion; nous avons à trouver une autre règle.
Voyons maintenant quel est ce quelque chose à distribuer. La première idée qui se présente est que le bonheur lui-même doit être partagé entre tous. Prises littéralement, les idées que le plus grand bonheur doit être la fin à poursuivre, et qu'en le partageant il faut compter chacun pour un et ne compter personne pour plus qu'un, impliquent que le bonheur est quelque chose qui peut être divisé en parties et distribué à la ronde. C'est là cependant une interprétation impossible. Mais, après en avoir reconnu l'impossibilité, nous avons encore à résoudre la question: Par rapport à quoi faut-il compter chacun pour un et ne compter personne pour plus qu'un?
Faut-il entendre que les moyens concrets d'être heureux doivent être également répartis? Veut-on dire qu'il faut distribuer à tous en parties égales les choses nécessaires à la vie, ce qui sert au bien-être, ce qui rend l'existence agréable? Comme conception simplement, on peut un peu mieux le soutenir. Mais en laissant de côté la question de politique, en laissant la question de savoir si le plus grand bonheur serait en définitive assuré par ce procédé (ce qui évidemment n'arriverait pas), il est facile de voir, si l'on y réfléchit, que le plus grand bonheur ne serait pas même immédiatement assuré de cette manière. Les différences d'âge, de croissance, de constitution, les différences d'activité et les différences de consommation qui en résultent, les différences de désirs et de goûts, amèneraient ce résultat inévitable que les secours matériels que chacun recevrait pour être heureux répondraient plus ou moins aux besoins. En admettant même que le pouvoir d'acquérir fût également réparti, le plus grand bonheur ne serait pas encore atteint en comptant chacun pour un et en ne comptant personne pour plus qu'un; en effet, comme les capacités pour utiliser les moyens acquis de bonheur varieraient à la fois avec la constitution et avec l'âge, les moyens qui suffiraient approximativement pour satisfaire les besoins de l'un seraient extrêmement insuffisants pour satisfaire les besoins de l'autre, et ainsi l'on n'obtiendrait pas la plus grande somme de bonheur; les moyens pourraient être inégalement partagés de manière à en produire une somme plus grande.
Mais si le bonheur lui-même ne peut être partagé et distribué également, si un égal partage des éléments matériels du bonheur ne produit pas le plus grand bonheur, quelle est donc la chose qu'il faut ainsi partager? Par rapport à quoi faut-il compter chacun pour un et ne compter personne pour plus qu'un? Il semble qu'il n'y ait plus qu'une hypothèse possible. Il ne reste rien à distribuer également, si ce n'est les conditions dans lesquelles chacun peut poursuivre le bonheur. Les limitations de l'action, les degrés de liberté et de contrainte, doivent être les mêmes pour tous. Chacun aura autant de liberté pour chercher sa fin qu'il se pourra en sauvegardant de semblables libertés chez les autres pour chercher leurs fins, et chacun aura autant qu'un autre la jouissance de ce que ses efforts, dans ces limites, auront obtenu. Mais dire que par rapport à ces conditions il faut compter chacun pour un et ne compter personne pour plus qu'un, c'est dire tout simplement qu'il faut assurer l'équité.
Ainsi, considéré comme principe de politique, le principe de Bentham se transforme par l'analyse en le principe même que ce moraliste prétend renverser. Ce n'est pas le bonheur général qui donne la règle morale par laquelle l'action législative doit se laisser guider, mais bien la justice universelle. Ainsi s'écroule la doctrine altruiste présentée sous cette forme.
85. Après avoir examiné la doctrine d'après laquelle le bonheur général devrait être la fin de la conduite publique, nous passons à l'examen de la doctrine d'après laquelle elle devrait être la fin de la conduite privée.
On soutient qu'au point de vue de la raison pure le bonheur des autres ne doit pas être un objet moins légitime de notre poursuite à chacun que notre propre bonheur. Considérés comme parties d'un tout, un bonheur éprouvé par nous-mêmes et un bonheur semblable éprouvé par un autre ont des valeurs égales; on en infère que, à l'estimer rationnellement, l'obligation de travailler dans l'intérêt d'autrui est aussi grande que l'obligation de travailler dans notre propre intérêt. En affirmant que le système de morale utilitaire, bien compris, s'accorde avec la maxime chrétienne: «Aimez votre prochain comme vous-même,» M. Mill dit que «l'utilitarisme lui commande d'être aussi strictement impartial qu'un spectateur désintéressé et bienveillant, entre son propre bonheur et celui des autres.» (P. 24.) Considérons les deux interprétations que l'on peut donner de cette proposition.
Supposons d'abord qu'un certain quantum de bonheur puisse se réaliser de quelque manière sans la participation spéciale de A, B, C ou D, qui forment le groupe dont il s'agit. Alors la proposition veut dire que chacun doit être prêt à voir ce quantum de bonheur éprouvé autant par un ou plusieurs des autres que par lui-même. Le spectateur désintéressé et bienveillant déciderait clairement, en pareil cas, que personne ne doit avoir plus de bonheur qu'un autre. Mais ici, si l'on suppose comme nous le faisons que le quantum de bonheur est réalisable sans qu'aucune des personnes du groupe ait rien à faire, la simple équité porte le même jugement. Personne n'ayant en aucune manière plus de droit que les autres, les droits sont égaux, et le respect que l'on doit à la justice ne permet à aucun de nos personnages de monopoliser le bonheur à son profit.
Supposons maintenant un cas différent. Supposons que le quantum de bonheur ait été rendu possible par les efforts d'un des membres du groupe. Supposons que A ait acquis par son travail quelque objet matériel capable de donner du bonheur. Il veut agir comme le prescrirait le spectateur désintéressé et bienveillant. Que décidera-t-il? Que prescrirait le spectateur? Considérons toutes les suppositions possibles, en commençant par la moins raisonnable.
On peut concevoir le spectateur comme prescrivant que le travail fait par A pour acquérir ce qui peut servir au bonheur ne lui donne aucun droit à l'usage spécial de ce qu'il a acquis, qu'il faut le donner à B, à C ou à D, ou qu'il faut le partager également entre B, C et D, ou le partager également entre tous les membres du groupe, y compris A, qui a travaillé pour l'acquérir. Si le spectateur est conçu comme prenant cette décision aujourd'hui, on doit le concevoir comme la prenant tous les jours, avec ce résultat que l'un des membres d'un groupe fait tout le travail, sans obtenir aucun avantage en retour, ou en obtenant seulement sa part numérique, tandis que les autres ont leur part de bénéfice sans rien faire. Que A puisse concevoir une semblable décision du spectateur désintéressé et bienveillant, et se sentir tenu de se conformer à cette décision imaginaire, c'est une supposition un peu forte, et probablement on conviendra qu'une pareille sorte d'impartialité, bien loin de conduire au bonheur général, serait bientôt fatale à tous. Mais ce n'est pas tout. Le principe dont il s'agit s'oppose lui-même en réalité à ce que l'on obéisse à une telle décision. Car non seulement A, mais encore B, C et D doivent agir d'après ce principe. Chacun d'eux doit se comporter selon la décision qu'il attribue à un spectateur impartial. B conçoit-il le spectateur impartial comme lui assignant à lui, B, le produit du travail de A? Il faut alors admettre que B conçoit le spectateur impartial comme le favorisant lui-même, B, plus que A ne conçoit le même spectateur comme le favorisant lui-même, A; ce qui ne s'accorde pas avec l'hypothèse. B, en concevant le spectateur impartial, fait-il abstraction de ses propres intérêts aussi complètement que le fait A? Alors comment peut-il prononcer d'une manière si conforme à ses intérêts, si partiale, qu'il se permette de prendre une part égale des bénéfices du travail de A, alors que ni lui ni les autres n'ont rien fait pour les acquérir?
Nous avons signalé cette décision concevable, quoique peu croyable, du spectateur, pour faire remarquer qu'il serait impossible de s'y conformer habituellement. Il reste à considérer la décision que prendrait un spectateur réellement impartial. Il dirait que le bonheur, ou l'objet matériel qui sert au bonheur, acquis par le travail de A, doit être pris par A. Il dirait que B, C et D n'y ont aucun droit, mais ont droit seulement au bonheur ou aux objets utiles au bonheur, que leurs travaux respectifs leur ont procurés. En conséquence, A, agissant comme le spectateur impartial imaginaire le prescrirait, est justifié, d'après ce témoignage, s'il s'approprie tel bonheur ou tel moyen de bonheur qu'il a gagné par ses efforts.
Ainsi, sous sa forme spéciale comme sous sa forme générale, le principe est vrai seulement en tant qu'il représente une justice déguisée. L'analyse nous conduit encore à ce résultat que faire du «bonheur général» la fin de l'action, signifie en réalité maintenir ce que nous appelons des relations équitables entre les individus. Refusez d'accepter sous sa forme vague «le principe du plus grand bonheur», et insistez pour savoir quelle est la conduite publique ou privée qu'il implique, et vous verrez évidemment que ce principe n'a aucun sens, à moins qu'il ne serve indirectement à affirmer que les droits de chacun doivent scrupuleusement être respectés par tout le monde. L'altruisme utilitaire devient un égoïsme mitigé comme il convient.
86. Nous pouvons maintenant nous placer à un autre point de vue pour juger la théorie altruiste. Si, en supposant que l'objet propre de notre poursuite soit le bonheur général, nous procédons rationnellement, nous devons nous demander de quelles manières l'agrégat, le bonheur général, peut être composé; nous devons nous demander aussi quelle composition de cet agrégat donnera la somme la plus grande.
Supposons que chaque citoyen poursuive son propre bonheur isolément, non pas de manière à nuire aux autres, mais sans s'intéresser aux autres activement; alors la réunion de leurs bonheurs constitue une certaine somme, un certain bonheur général. Supposons maintenant que chacun, au lieu de faire de son propre bonheur l'objet de sa poursuite, poursuive le bonheur des autres; alors encore il en résultera une certaine somme de bonheur. Cette somme doit être moindre, ou aussi grande, ou plus grande que la première. Si l'on admet qu'elle soit moindre ou seulement aussi grande, la méthode altruiste est évidemment pire, ou elle n'est pas meilleure que la méthode égoïste. Il faut supposer que la somme de bonheur obtenue est plus grande. Considérons ce que contient cette hypothèse.
Si chacun poursuit exclusivement le bonheur des autres, et si chacun reçoit aussi du bonheur (ce qui doit être, car il ne peut se former un agrégat de bonheur en dehors des bonheurs individuels), il faut alors conclure que chacun doit exclusivement à une action altruiste le bonheur dont il jouit, et que pour chacun ce bonheur est plus grand en somme que le bonheur égoïste qu'il pourrait se procurer lui-même, s'il s'appliquait lui-même à le poursuivre. Laissant de côté pour un moment ces sommes relatives des deux espèces de bonheur, notons les conditions nécessaires pour que chacun goûte le bonheur altruiste. Les natures sympathiques éprouvent du plaisir à faire plaisir, et, si le bonheur général est l'objet de la poursuite, on dira que chacun sera heureux en présence du bonheur des autres. Mais dans ce cas en quoi consiste le bonheur des autres? Ces autres sont aussi, par hypothèse, des personnes qui poursuivent et éprouvent le plaisir altruiste. La genèse du plaisir altruiste pour chacun dépend du plaisir que témoignent les autres, et ceux-ci à leur tour n'en témoigneront qu'autant que les autres en témoigneront, et ainsi de suite indéfiniment. Où commence donc le plaisir? Evidemment il doit y avoir quelque part un plaisir égoïste, avant que la sympathie qu'il fait éprouver produise un plaisir altruiste. Evidemment, par suite, chacun doit être égoïste à un degré convenable, même si c'est seulement dans l'intention de donner aux autres le moyen d'être altruistes. Ainsi, bien loin de devenir plus grande, si tous font du bonheur le plus grand leur unique fin, la somme du bonheur disparaît entièrement.
Une comparaison empruntée à l'ordre physique nous fera mieux voir encore combien est absurde la supposition que l'on puisse arriver au bonheur universel sans que chacun songe à son propre bonheur. Supposez un amas de corps dont chacun engendre de la chaleur et dont chacun reçoit aussi des autres de la chaleur, parce que chacun d'eux la rayonne sur ceux qui l'entourent. Il est manifeste que chacun aura une certaine chaleur propre indépendamment de celle qui lui vient du dehors, et aussi une certaine chaleur qui lui vient des autres corps indépendamment de celle qu'il a par lui-même. Qu'arrivera-t-il? Tant que chacun de ces corps continuera à être un générateur de chaleur, ils continueront à conserver une certaine température dérivée en partie d'eux-mêmes et en partie des autres. Mais si chacun d'eux cesse de fournir de la chaleur, et en est réduit à celle qui rayonne des autres corps, l'amas tout entier se refroidira. Eh bien, la chaleur directement produite représente le plaisir égoïste, et la disparition de toute chaleur, si chacun cesse d'en donner, correspond à la disparition de tout plaisir si chacun cesse d'en créer d'une manière égoïste.
Nous pouvons tirer une autre conclusion. Outre la conséquence qu'avant l'existence du plaisir altruiste il faut qu'il y ait un plaisir égoïste, et que, si la règle de conduite est la même pour tous, il faut que chacun soit égoïste à un degré convenable, il y a cette conséquence que, pour arriver à la plus grande somme de bonheur, chacun doit être plus égoïste qu'altruiste. Car, pour parler en général, les plaisirs sympathiques seront toujours moins intenses que les plaisirs avec lesquels on sympathise. Toutes choses égales d'ailleurs, les sentiments idéaux ne peuvent être aussi vifs que les sentiments réels. Il est vrai que ceux qui ont une forte imagination peuvent, surtout dans les cas où les affections sont engagées, sentir la douleur morale sinon la douleur physique d'un autre, aussi complètement que celui même qui en souffre en réalité, et peuvent prendre avec une égale intensité leur part du plaisir d'autrui; quelquefois même, on se représente mentalement le plaisir éprouvé comme plus grand qu'il ne l'est en vérité, et l'on jouit alors d'un plaisir réflexe plus vif que le plaisir direct de celui qui est en cause. De pareils cas, cependant, et les cas dans lesquels, même à part l'exaltation de sympathie causée par l'attachement, il y a un ensemble de sentiments produits sympathiquement égal en somme aux sentiments originaux, sinon plus vif, sont nécessairement exceptionnels. Car, en de pareils cas, la conscience totale enferme d'autres éléments que la représentation mentale du plaisir ou de la peine, notamment l'excès de pitié ou l'excès de bonté, et ces éléments ne se présentent que dans de rares occasions: ils ne sauraient être les concomitants habituels des plaisirs sympathiques si tous les recherchaient à chaque moment. En appréciant la totalité possible des plaisirs sympathiques, nous ne devons rien y faire entrer en dehors de la représentation des plaisirs que les autres éprouvent. A moins d'affirmer que les états de conscience de nos semblables se reproduisent toujours en nous plus vivement que les états analogues ne se forment en nous sous l'influence de leurs propres causes personnelles, il faut admettre que la totalité des plaisirs altruistes ne peut pas égaler la totalité des plaisirs égoïstes. Par suite, outre la vérité qu'avant qu'il existe des plaisirs altruistes il doit y avoir des plaisirs égoïstes, de telle sorte que ceux-là naissent de la sympathie pour ceux-ci, il est encore vrai que, pour obtenir la plus grande somme de plaisirs altruistes, il doit y avoir une plus grande somme de plaisirs égoïstes.