Kitabı oku: «Les bases de la morale évolutionniste», sayfa 19
CHAPITRE XIV
CONCILIATION
92. Tel qu'il a été présenté dans le précédent chapitre, le compromis entre les droits personnels et les droits d'autrui semble impliquer un antagonisme permanent entre les uns et les autres. Si chacun doit rechercher son propre bonheur et en même temps prendre au bonheur de ses semblables un intérêt convenable, nous voyons reparaître cette question: Jusqu'à quel point faut-il se proposer l'une de ces fins, et jusqu'à quel point faut-il se proposer l'autre? Nous supposons ainsi, non un désaccord dans la vie de chacun, mais toutefois l'absence d'une harmonie complète. Cependant ce n'est pas là une induction inévitable.
Lorsque, dans les Principes de sociologie, IIIe partie, nous avons discuté les phénomènes relatifs à la conservation de la race chez les êtres vivants en général, pour mieux faire comprendre le développement des relations domestiques, nous avons démontré que dans le cours de l'évolution il s'est produit une conciliation entre les intérêts de l'espèce, les intérêts des parents, et les intérêts des descendants. Nous l'avons prouvé en faisant voir qu'à mesure que nous montons des formes les plus humbles de la vie aux plus élevées, la conservation de la race est assurée avec un moindre sacrifice d'existences, soit pour les jeunes individus, soit pour les individus adultes, et aussi avec un moindre sacrifice d'existences de parents au profit de la vie des descendants. Nous avons vu qu'avec le progrès de la civilisation, on constate de semblables changements dans le genre humain, et que les relations domestiques les plus élevées sont celles dans lesquelles la conciliation du bien-être des membres de la famille est la plus complète, en même temps que le bien-être de la société est mieux sauvegardé. Il reste à montrer ici qu'une conciliation pareille s'est établie et continue à s'établir entre les intérêts de chaque citoyen et les intérêts des citoyens en général, tendant toujours à un état dans lequel ces deux sortes d'intérêts se fondraient en un seul, et dans lequel les sentiments qui leur correspondent respectivement seraient en complet accord.
Dans le groupe de la famille, même tel que nous l'observons chez plusieurs vertébrés inférieurs, nous voyons que le sacrifice des parents, devenu maintenant assez modéré en somme pour ne pas les empêcher de vivre longtemps, n'est pas accompagné de la conscience du sacrifice; au contraire il résulte d'un désir de l'accomplir: les efforts altruistes en faveur des jeunes servent en même temps à satisfaire les instincts des parents. Si nous suivons ces relations à travers les divers degrés de la race humaine, et si nous observons combien l'amour plus souvent que le devoir porte à prendre soin des enfants, nous voyons la conciliation des intérêts se faire de telle sorte que les parents ne sont heureux en réalité que si le bonheur de leurs enfants est assuré: le désir d'avoir des enfants, chez ceux qui n'en ont pas, et l'adoption d'enfants, dans certains cas, montrent combien ces activités altruistes sont nécessaires pour procurer certaines satisfactions égoïstes. On peut s'attendre à ce qu'un nouveau progrès de l'évolution produisant, à mesure que la nature humaine se développera, une diminution de la fécondité, et par suite des charges des parents, amène un état dans lequel, beaucoup plus encore qu'aujourd'hui, les plaisirs de la vie adulte consisteront à perfectionner la nouvelle génération en même temps qu'on assurera son bonheur immédiat.
Or, bien qu'un altruisme d'un genre social, manquant de certains éléments de l'altruisme des parents, ne puisse jamais atteindre au même niveau, on peut croire cependant qu'il arrivera à un niveau où il sera comme celui des parents un altruisme spontané, à un niveau où le souci du bonheur d'autrui sera un besoin journalier, un niveau tel que les satisfactions égoïstes inférieures seront continuellement subordonnées à cette satisfaction égoïste supérieure, sans aucun effort, mais par une préférence pour cette satisfaction égoïste supérieure toutes les fois qu'on pourra se la procurer.
Considérons comment le développement de la sympathie qui doit progresser aussi vite que les circonstances le permettront, amènera cet état.
93. Nous avons vu que dans le cours de l'évolution de la vie, les plaisirs ont naturellement porté les êtres aux actions que les conditions de la vie demandaient, que les peines les ont détournés de celles qui étaient opposées à ces conditions. Il faut signaler ici la vérité qui en est la conséquence, à savoir que les facultés dont l'exercice, sous certaines conditions, procure en partie de la peine et en partie du plaisir, ne peuvent se développer au delà de la limite à laquelle elles donnent un surplus de plaisir: si, au delà de cette limite, leur exercice cause plus de peine que de plaisir, leur développement doit s'arrêter.
La sympathie excite ces deux formes de sentiments. Tantôt la vue du plaisir fait naître en nous un état de conscience agréable; tantôt nous éprouvons de la douleur à la vue de la douleur. Par suite, si les êtres qui nous entourent manifestent habituellement du plaisir et rarement de la peine, la sympathie donne un surplus de plaisir. Si au contraire on a rarement le spectacle du plaisir et souvent celui de la peine, la sympathie donne un excès de peine. Le développement moyen de la sympathie doit donc être réglé par la moyenne des manifestations de la peine ou du plaisir chez les autres. Si dans des conditions sociales données, ceux qui appartiennent à la même société nous font souffrir tous les jours ou étalent tous les jours sous nos yeux le spectacle de la souffrance, la sympathie ne peut se développer: supposer qu'elle se développera, ce serait supposer que notre constitution se modifierait elle-même de manière à accroître ses peines et par suite à déprimer ses énergies; ce serait méconnaître cette vérité que le fait de souffrir un genre quelconque de peine rend graduellement insensible à cette peine. D'un autre côté, si l'état social est tel que les manifestations du plaisir prédominent, la sympathie augmentera; en effet les plaisirs sympathiques, ajoutant à la totalité des plaisirs qui accroissent la vitalité, ont pour résultat de faire prospérer ceux qui sont le plus doués de sympathie, et les plaisirs de la sympathie excédant partout les peines qu'elle peut causer, ont pour effet de l'exercer et par là de la fortifier.
La première conséquence à en tirer a été déjà indiquée plus d'une fois. Nous avons vu que lorsque l'état de guerre est habituel, avec la forme d'organisation sociale qui correspond à cet état, la sympathie ne peut prendre un grand développement. Les activités destructives dirigées contre les ennemis du dehors la dessèchent; la nature des sentiments généralement éprouvés cause dans la société elle-même des actes fréquents d'agression et de cruauté, et en outre la coopération forcée qui caractérise le régime militaire, réprime nécessairement la sympathie, existe seulement à la condition d'un traitement non sympathique de quelques-uns par les autres.
En supposant même la fin du régime militaire, il y a encore de grands obstacles au développement de la sympathie. Bien que la cessation de la guerre implique une plus complète adaptation de l'homme aux conditions de la vie sociale, et la diminution de certains maux, cette adaptation ne sera pas encore suffisante, et par suite il y aura encore beaucoup de malheurs. En premier lieu, cette forme de nature qui a produit et qui produit encore la guerre, bien que par hypothèse elle se soit changée en une forme plus élevée, ne s'est pas changée cependant en une forme assez élevée pour que toutes les injustices et toutes les peines qu'elle cause disparaissent. Pendant une longue période après que les habitudes de pillage auront pris fin, les défauts de la nature à laquelle tenaient ces habitudes subsisteront, et produiront leurs mauvais effets qui diminuent bien lentement. En second lieu, l'adaptation imparfaite de la constitution humaine aux travaux de la vie industrielle doit persister longtemps, et l'on peut s'attendre à ce qu'elle survive dans une certaine mesure à la cessation des guerres. Les modes d'activité nécessaires doivent rester pendant d'innombrables générations peu satisfaisants à quelque degré. En troisième lieu, les défauts de contrôle par rapport à soi-même comme nous en observons chez l'homme imprévoyant, ainsi que les divers manquements de conduite dus à une prévision peu exacte des conséquences des actes, bien que moins marqués que maintenant, ne pourraient laisser encore de produire des souffrances.
Même une adaptation complète, si elle était limitée à la disparition des non-adaptations que nous venons d'indiquer, ne tarirait pas toutes les sources de ces misères qui, dans la mesure de leur manifestation, entravent le développement de la sympathie. Car tant que le chiffre des naissances l'emporte sur celui des décès au point de rendre très chers les moyens de subsistance, il doit en résulter beaucoup de maux, soit parce qu'il faut résister à ses affections, soit parce qu'il faut se condamner à un excès de travail et se contenter de ressources limitées. C'est seulement lorsque la fécondité diminuera, ce qui arrivera, comme nous l'avons vu, avec un progrès des facultés mentales (Principes de Biologie, §§ 367-377), que se produira une diminution des travaux nécessaires pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille, et ils cesseront seulement alors d'être pour l'énergie humaine une charge trop lourde.
Ainsi par degrés, et seulement par degrés, en même temps que s'affaibliront ces causes de malheur, la sympathie deviendra plus grande. La vie serait intolérable si, les causes de souffrances restant ce qu'elles sont, tous les hommes étaient non seulement sensibles à un haut degré aux peines, physiques et mentales, éprouvées par ceux qui les entourent et exprimées par la physionomie de ceux qu'ils rencontrent, mais encore continuellement conscients des misères que tout être vivant doit subir en conséquence de la guerre, du crime, de l'inconduite, de l'infortune, de l'imprévoyance et de l'incapacité. Mais comme l'homme et la société s'accordent de mieux en mieux tous les jours, et comme les peines causées par le désaccord de l'un et de l'autre diminuent, la sympathie peut se développer sous l'influence des plaisirs que cet accord produit. Les deux changements sont en telle relation, il est vrai, que l'un favorise l'autre. Le développement de la sympathie autant que les conditions le permettent sert lui-même à diminuer la peine, à augmenter le plaisir, et l'excès de plaisir qui en résulte rend possible à son tour un nouveau progrès de la sympathie.
94. La mesure dans laquelle la sympathie peut s'accroître quand les obstacles sont écartés, sera plus facile à concevoir si nous observons d'abord les influences qui l'excitent, et si nous exposons les raisons de croire que ces influences deviendront plus efficaces. Il y a deux facteurs à considérer, le langage naturel du sentiment chez celui avec lequel on sympathise, et le pouvoir d'interpréter ce langage chez celui qui éprouve la sympathie. Nous pouvons par induction indiquer quel sera le développement de l'un et de l'autre.
Les mouvements du corps et les changements de la physionomie sont des effets visibles du sentiment qui, lorsque le sentiment est fort, sont irrépressibles. Lorsque le sentiment cependant est moins fort, qu'il soit sensationnel ou émotionnel, ils peuvent être entièrement ou partiellement réprimés; il y a une habitude, plus ou moins constante, de les réprimer, et cette habitude s'observe surtout chez ceux qui ont des raisons de cacher aux autres ce qu'ils éprouvent. Ce genre de dissimulation est si nécessaire aux caractères et aux conditions de notre existence qu'il en est venu à faire partie du devoir moral, et l'on insiste souvent sur cette retenue comme sur un élément des bonnes manières. Tout cela résulte de la prédominance de sentiments qui sont en opposition avec le bien social, de sentiments que l'on ne peut laisser voir sans produire des désaccords et des inimitiés. Mais à mesure que les appétits égoïstes tomberont davantage sous le contrôle des instincts altruistes, et qu'il se produira moins de mouvements, de nature à être blâmés, la nécessité de prendre garde à l'expression de la physionomie ou aux mouvements du corps décroîtra, et ces signes pourront, sans inconvénient, initier plus clairement les spectateurs aux états de l'esprit. Ce n'est pas tout. Avec l'usage restreint que l'on en fait, ce langage des émotions est actuellement dans l'impossibilité de se développer. Mais dès que les émotions deviendront telles que l'on pourra franchement les manifester, les moyens de les manifester se développeront en même temps que l'habitude de s'en servir; de telle sorte qu'outre les émotions les plus fortes, les nuances les plus délicates et les moindres degrés de l'émotion se traduiront eux-mêmes au dehors: le langage émotionnel deviendra à la fois plus abondant, plus varié et plus défini. Evidemment la sympathie sera facilitée dans la même proportion.
Nous devons signaler un progrès d'une nature analogue tout aussi important, si ce n'est davantage. Les signes vocaux des états sensibles se développeront simultanément. La force, la hauteur, la qualité, le changement du son séparément sont des marques du sentiment, et, combinés de différentes manières et en proportions différentes, servent à exprimer différentes sommes et différents genres de sentiments. Comme nous l'avons remarqué ailleurs, les cadences sont les commentaires des émotions sur les propositions de l'intellect 12. Ce n'est pas seulement dans le langage animé, mais aussi dans le langage ordinaire, que nous exprimons en élevant ou en abaissant la voix successivement, en nous éloignant dans un sens ou dans l'autre du ton moyen, aussi bien que par la place et la force des termes les plus saillants, le genre des sentiments qui accompagnent la pensée. Eh bien, la manifestation du sentiment par la cadence, aussi bien que sa manifestation par des signes visibles, est actuellement soumise à une certaine contrainte: les raisons de se contenir sont dans un cas les mêmes que dans l'autre. Il en résulte un double effet. Le langage audible du sentiment n'est pas employé jusqu'à la limite de sa capacité réelle, et bien souvent on l'emploie faussement, c'est-à-dire pour manifester aux autres des sentiments que l'on n'éprouve pas. La conséquence de cet usage imparfait et de cet usage trompeur est d'entraver l'évolution que produirait l'usage normal. Nous devons donc inférer qu'avec le progrès d'une adaptation morale, et la diminution du besoin de cacher ses sentiments, leurs signes vocaux se développeront beaucoup. Bien qu'on ne puisse supposer que les cadences exprimeront toujours les émotions aussi exactement que les mots les idées, il est très possible cependant que le langage émotionnel de nos descendants s'élève autant au-dessus de notre langage émotionnel que notre langage intellectuel s'est déjà élevé au-dessus du langage intellectuel des races les plus primitives.
Il faut tenir compte d'un accroissement simultané du pouvoir d'interpréter à la fois les signes visibles et les signes audibles du sentiment. Parmi ceux qui nous entourent nous voyons des différences à la fois pour l'aptitude à percevoir ces signes et pour l'aptitude à comprendre les états mentals qu'ils expriment et leurs causes: l'un est stupide au point de ne remarquer ni un léger changement de physionomie ni une altération du son de la voix, ou au point de ne pouvoir en imaginer le sens; l'autre par une rapide observation et une intuition pénétrante comprend instantanément et l'état d'un esprit et la cause de cet état. Si nous supposons que ces deux facultés s'exaltent, et qu'à la fois la perception des signes devienne plus délicate et la faculté de les comprendre plus puissante, nous aurons quelque idée de la sympathie plus profonde et plus large à laquelle elles donneront naissance. Des représentations plus vives des sentiments d'autrui, impliquant des excitations idéales de sentiments fort voisines des excitations réelles, doivent avoir pour conséquence une plus grande ressemblance entre les sentiments de celui qui éprouve la sympathie et ceux de celui qui la cause, ressemblance qui ira presque jusqu'à l'identité.
Par un accroissement simultané de ses facteurs subjectif et objectif, la sympathie peut ainsi, à mesure que les obstacles diminuent, dépasser celle que nous voyons aujourd'hui chez ceux qui sont capables de sympathie, autant que celle-ci dépasse déjà l'indifférence.
95. Quelle doit être, par suite, l'évolution de la conduite? Que doivent devenir les relations de l'égoïsme et de l'altruisme à mesure qu'on se rapprochera de cette forme de la nature.
C'est le moment de rappeler une conclusion déduite dans le chapitre sur la relativité des plaisirs et des peines, et sur laquelle nous avons alors insisté comme sur une vérité importante. Nous avons dit qu'en supposant des activités qui s'accordent avec la continuation de la vie, il n'y en a aucune qui ne puisse devenir une source de plaisirs, si les conditions du milieu exigent que nous persistions à les exercer. Il faut ici ajouter comme corollaire, que si les conditions exigent une certaine classe d'activités relativement grandes, il se produira un plaisir relativement grand à la suite de cette classe d'activités. Quelle est la portée de ces inductions générales à propos de la question spéciale qui nous occupe? Nous avons vu que la sympathie est essentielle pour le bien public comme pour le bien individuel. Nous avons vu que la coopération et les avantages qu'elle procure à chacun et à tous s'élèvent dans la proportion où les intérêts altruistes, c'est-à-dire sympathiques, s'étendent. Les actions auxquelles nous portent les inclinations sociales doivent donc être comptées parmi celles que demandent les conditions sociales. Ce sont des actions que tendent toujours à accroître la conservation et le développement progressif de l'organisation sociale, et ainsi des actions auxquelles doit s'attacher un plaisir croissant. Des lois de la vie on doit conclure que la discipline sociale agissant constamment formera de telle manière la nature humaine que les plaisirs sympathiques finiront par être recherchés spontanément pour le plus grand avantage de tous et de chacun. Le domaine des activités altruistes ne s'étendra pas plus que le désir des satisfactions altruistes.
Dans des natures ainsi constituées, bien que les plaisirs altruistes doivent rester en un certain sens des plaisirs égoïstes, cependant ils ne seront pas poursuivis d'une manière égoïste, ils ne seront pas poursuivis pour des motifs égoïstes. Bien que le fait de faire plaisir procure du plaisir, cependant la pensée du plaisir sympathique à obtenir n'occupera pas la conscience; ce sera seulement la pensée du plaisir donné. Il en est ainsi maintenant dans une large mesure. Dans le cas d'une véritable sympathie, l'attention est tellement absorbée par la fin prochaine, le bonheur d'autrui, qu'il n'en reste pas pour prévoir le bonheur personnel qui peut au bout du compte en résulter. Une comparaison fera bien comprendre cette relation.
Un avare accumule de l'argent, sans se dire délibérément «je vais en agissant ainsi me procurer les plaisirs que donne la possession des richesses». Il pense seulement à l'argent et aux moyens de s'en procurer, et il éprouve incidemment le plaisir que donne la possession. La propriété, voilà ce qu'il se plaît à imaginer et non le sentiment que causera la propriété. De même, celui qui éprouve de la sympathie au plus haut degré, est mentalement disposé à ne se représenter que le plaisir éprouvé par un autre, et ne recherche le plaisir que dans l'intérêt d'autrui, oubliant la part qu'il pourra lui-même en retirer. Ainsi, à la considérer subjectivement, la conciliation de l'égoïsme et de l'altruisme finira par être telle que malgré ce fait que le plaisir altruiste, en tant qu'il est un élément de la conscience de celui qui l'éprouve, ne peut jamais être autre qu'un plaisir égoïste, on n'aura pas conscience de son caractère égoïste.
Voyons ce qui doit arriver dans une société composée de personnes constituées de cette manière.
96. Les occasions de faire passer son intérêt après celui des autres, ce qui constitue l'altruisme comme on le conçoit ordinairement, doivent, de plusieurs manières, être de plus en plus limitées à mesure que l'on s'approche de l'état le plus élevé.
Des appels importants à la bienfaisance supposent beaucoup d'infortunes. Pour que beaucoup d'hommes demandent aux autres de venir à leur secours, il faut qu'il y ait beaucoup d'hommes dans le besoin, dans des conditions relativement misérables. Mais, comme nous l'avons vu plus haut, le développement des sentiments sociaux n'est possible qu'autant que la misère décroît. La sympathie arrive au plus haut degré seulement lorsqu'il n'y a plus de nombreuses occasions de se sacrifier soi-même ou de faire quelque chose d'analogue.
Changeons de point de vue, et cette vérité nous apparaîtra sous un autre aspect. Nous avons déjà vu qu'avec le progrès de l'adaptation, chacun en vient à être constitué de telle sorte qu'il ne peut recevoir de secours sans que son activité, comme cause de plaisir, soit arrêtée de quelque manière. Il ne peut y avoir d'intervention avantageuse entre une faculté et sa fonction quand elles sont bien adaptées l'une à l'autre. Par suite, à mesure que le genre humain approche d'une complète adaptation des natures individuelles aux besoins sociaux, il doit y avoir moins d'occasions et des occasions moindres de secourir les autres.
Mais en outre, comme nous l'avons remarqué dans le dernier chapitre, la sympathie qui nous porte à agir dans l'intérêt d'autrui doit souffrir du tort que les autres se font et par suite doit détourner d'accepter des avantages qui résultent d'une conduite qui leur est préjudiciable. Que faut-il en conclure? Alors que chacun, dès que l'occasion se présente, est prêt à faire le sacrifice des satisfactions égoïstes et en a même un vif désir; les autres, qui sont dans les mêmes dispositions, ne peuvent que s'opposer à ce sacrifice. Si quelqu'un, proposant qu'on le traite avec plus de dureté que ne le prescrirait un spectateur désintéressé, se refuse à s'approprier ce qui lui est dû, les autres prenant soin de son intérêt s'il ne le fait pas lui-même, doivent nécessairement insister pour qu'il se l'approprie. Ainsi un altruisme général, dans sa forme développée, doit inévitablement résister aux excès individuels de l'altruisme. Le rapport auquel nous sommes aujourd'hui habitués sera changé, et au lieu de voir chacun défendre ses droits, nous verrons les autres défendre à sa place les droits de chacun: non pas, il est vrai, par des efforts actifs, ce qui ne sera pas nécessaire, mais par une résistance passive à l'abandon de ces droits. Il n'y a rien dans un tel état de choses dont on ne puisse même aujourd'hui trouver quelque trace dans notre expérience journalière; ce n'est, il est vrai, qu'un commencement. Dans les transactions d'affaires entre gens honorables, il est ordinaire de voir chacun désirer que l'autre partie ne sacrifie pas ses intérêts. Il n'est pas rare qu'on refuse de prendre quelque chose que l'on regarde comme appartenant à un autre, mais que cet autre s'offre à céder. Dans les relations sociales, les cas sont aussi assez communs où ceux qui voudraient abandonner leur part de plaisir n'y sont pas autorisés par les autres. Un nouveau développement de la sympathie ne peut que servir à rendre cette manière d'être de plus en plus générale et de plus en plus naturelle.
Il y a certains empêchements complexes de l'excès d'altruisme qui, d'une autre manière, forcent l'individu à revenir à un égoïsme normal. Nous pouvons ici en signaler deux.
En premier lieu, des actes d'abnégation souvent répétés impliquent que celui qui les fait impute tacitement un caractère relativement intéressé à ceux qui profitent de ces actes d'abnégation. Même en prenant les hommes comme il sont, ceux pour lesquels on fait souvent des sacrifices finissent à l'occasion par se sentir blessés de la supposition qu'ils sont disposés à les accepter; celui qui se dévoue en vient lui aussi à reconnaître le sentiment que les autres éprouvent, et par là il est amené à mettre un peu plus de réserve dans sa conduite, à se sacrifier un peu moins et un peu plus rarement. Il est évident que sur des natures plus développées, ce genre d'empêchement doit agir plus promptement encore.
En second lieu, lorsque, comme l'implique l'hypothèse, les plaisirs altruistes auront atteint une plus grande intensité que celle qu'ils ont maintenant, chacun sera détourné de les poursuivre d'une manière excessive par la conscience de ce fait que les autres personnes aussi désirent ces plaisirs, et qu'il faut leur laisser l'occasion d'en jouir. Même aujourd'hui on peut observer dans des groupes d'amis, où il y a comme une rivalité d'amabilité, que les uns renoncent, pour les laisser aux autres, à profiter des occasions qu'ils auraient de montrer leur dévouement. «Laissez-la renoncer à cet avantage; vous lui ferez plaisir; Laissez-lui prendre ce souci; il en sera content;» ce sont des conseils qui de temps à autre témoignent de cette disposition d'esprit. La sympathie la plus développée veillera aux plaisirs sympathiques des autres aussi bien qu'à leurs plaisirs intéressés. Ce que l'on peut appeler une équité supérieure empêchera d'empiéter sur le domaine des activités altruistes de nos semblables, comme la sympathie inférieure défend d'empiéter sur le domaine de leurs activités égoïstes, et par la retenue imposée à ce que l'on peut appeler un altruisme égoïste, seront empêchés des sacrifices excessifs de la part de chacun.
Quelles sphères restera-t-il donc à la fin à l'altruisme tel qu'on le conçoit ordinairement? Il y en a trois. L'une doit toujours être très étendue, et les autres doivent progressivement diminuer sans jamais disparaître.
La première est celle de la vie de famille. Il faudra toujours subordonner ses sentiments personnels à ses sentiments sympathiques dans l'éducation des enfants. Bien qu'il doive y avoir à ce point de vue une diminution à mesure que diminuera le nombre des enfants à élever, cette subordination s'accroîtra d'autre part alors que l'élaboration et la prolongation des activités à dépenser en leur faveur deviendront plus grandes. Mais comme nous l'avons vu plus haut, même aujourd'hui il s'est fait une conciliation partielle telle que ces satisfactions égoïstes que procure la paternité sont atteintes au moyen des activités altruistes, et cette conciliation tend toujours à devenir parfaite. Ajoutons à cela une conséquence importante de cet altruisme familial: les soins réciproques que les enfants donnent aux parents dans leur vieillesse, soins toujours plus éclairés et plus complets, à propos desquels on peut prévoir une conciliation analogue.
La poursuite du bien-être social en général doit dans la suite, comme c'est déjà le fait, fournir une nouvelle raison de faire passer l'intérêt personnel après l'intérêt des autres, mais une raison qui s'affaiblit continuellement; car à mesure que l'adaptation à l'état social devient plus parfaite, on a moins besoin de ces actions régulatrices qui rendent la vie sociale harmonieuse. Alors la somme de l'action altruiste que chacun entreprend doit être renfermée par les autres dans des limites étroites; car s'ils sont altruistes eux aussi, ils ne doivent pas souffrir que quelques-uns, au profit du reste de la communauté, mais en s'exposant eux-mêmes à un grand dommage, se dévouent aux intérêts publics.
Dans les relations privées, des occasions de montrer le dévouement auquel porte la sympathie seront toujours fournies à un certain degré, qui ira toujours diminuant, par les accidents, les maladies, les infortunes en général; en effet, bien que l'adaptation de la nature humaine aux conditions d'existence en général, physiques et sociales, puisse se rapprocher beaucoup de la perfection, elle ne pourra jamais complètement l'atteindre. Les inondations, les incendies, les explosions, donneront toujours de temps à autre l'occasion de montrer de l'héroïsme, et parmi les motifs des actes héroïques, l'inquiétude causée par le danger d'autrui sera moins mêlée que maintenant de l'amour de la gloire. Quelle que puisse être cependant l'ardeur avec laquelle on se portera aux actes altruistes dans de pareilles occasions, la part qui incombera à chacun sera, pour les raisons que nous avons données, fort restreinte.
Mais si, dans les incidents de la vie ordinaire, on a très rarement à se dévouer à proprement parler pour les autres, il y aura dans le cours journalier des choses une multitude de petites occasions d'exercer ses sentiments sympathiques. Chacun peut toujours veiller au bien-être des autres en les préservant des maux qu'ils ne voient pas; en les aidant à leur insu dans toutes leurs actions; ou, en prenant la contre-partie, chacun peut avoir, en quelque sorte, des yeux et des oreilles supplémentaires chez les autres, qui percevront à sa place ce qu'il ne perçoit pas lui-même: ainsi la vie deviendra plus parfaite en mille détails, et elle s'adaptera mieux aux circonstances.
97. Doit-il donc en résulter que par la diminution des sphères où il s'exerce, l'altruisme diminue lui-même en somme? Pas du tout; cette conclusion impliquerait une méprise.
Naturellement, dans les circonstances actuelles, alors que la souffrance est si répandue et que les plus fortunés sont obligés à tant d'efforts pour secourir les moins fortunés, le mot altruisme désigne seulement un sacrifice personnel, ou, en quelque manière, un mode d'action qui, s'il apporte quelque plaisir, est aussi suivi d'une abnégation de soi-même qui n'est pas agréable. Mais la sympathie qui porte à se priver soi-même pour plaire à autrui, est une sympathie qui reçoit aussi du plaisir par suite des plaisirs que les autres éprouvent pour d'autres causes encore. Plus est vif le sentiment qui nous porte à rendre nos semblables heureux, plus est vif aussi le sentiment avec lequel nous nous associons à leur bonheur quelle que puisse en être la source.