Kitabı oku: «Les bases de la morale évolutionniste», sayfa 20
Ainsi sous sa forme dernière, l'altruisme consistera dans la jouissance d'un plaisir résultant de la sympathie que nous avons pour les plaisirs d'autrui que produit l'exercice heureux de leurs activités de toutes sortes, plaisir sympathique qui ne coûte rien à celui qui l'éprouve, mais qui s'ajoute par surcroît à ses plaisirs égoïstes. Ce pouvoir de se représenter en idée les états mentals des autres, qui a eu pour fonction, pendant le progrès de l'adaptation, d'adoucir la souffrance, doit, lorsque la souffrance se réduit à un minimum, en venir à avoir presque exclusivement la fonction d'exalter mutuellement les jouissances des hommes, en donnant à chacun une vive intuition des jouissances de ses semblables. Tandis que la peine l'emporte de beaucoup sur le bien, il n'est pas désirable que chacun participe beaucoup à la conscience d'autrui; mais à mesure que le plaisir prédomine, la participation à la conscience des autres devient pour tous une cause de plaisir.
Ainsi disparaîtra l'opposition en apparence permanente entre l'égoïsme et l'altruisme, impliquée par le compromis auquel nous sommes arrivés dans le dernier chapitre. A la considérer subjectivement, la conciliation sera telle que l'individu n'aura pas à balancer entre les impulsions qui le concernent et celles qui concernent les autres; mais, au contraire, les satisfactions données aux impulsions concernant les autres, qui impliquent un sacrifice de soi-même, devenant rares et plus appréciées, seront préférées avec si peu d'hésitation, que l'on sentira à peine la concurrence que feront à ces impulsions celles qui concernent l'individu lui-même. La conciliation subjective sera telle, en outre, que, bien que le plaisir altruiste puisse être atteint, cependant on n'aura même pas conscience d'avoir pour motif d'action l'obtention du plaisir altruiste; on songera uniquement à assurer le plaisir d'autrui. En même temps, la conciliation, à la considérer objectivement, sera également complète. Bien que chacun n'ayant plus besoin de défendre ses prétentions égoïstes, doive tendre plutôt, dès que l'occasion s'en présente, à les abandonner, cependant les autres, étant dans de semblables dispositions, ne lui permettront pas de le faire dans une large mesure, et lui assureront ainsi les moyens de satisfaire ses inclinations personnelles comme l'exige le développement de sa vie; ainsi, bien qu'on ne soit plus alors égoïste dans le sens ordinaire du mot, on aura cependant à jouir de tous les effets d'un égoïsme légitime. Ce n'est pas tout; de même qu'au premier moment du progrès, la compétition égoïste, atteignant d'abord un compromis en vertu duquel chacun ne réclame pas plus que la part qui lui revient, s'élève ensuite à une conciliation telle que chacun insiste pour que les autres prennent aussi la part qui leur appartient; avec le progrès le plus avancé, la compétition altruiste, atteignant d'abord un compromis en vertu duquel chacun s'interdit de prendre aucune part illégitime des satisfactions altruistes, peut s'élever ensuite à une conciliation telle que chacun veille à ce que les autres aient toutes les occasions d'éprouver ces plaisirs altruistes: l'altruisme le plus élevé étant celui qui contribue non seulement aux satisfactions égoïstes de nos semblables, mais encore à leurs satisfactions altruistes.
Quelque éloigné que paraisse encore l'état que nous décrivons, cependant on peut suivre et voir déjà à l'oeuvre dans les relations des hommes qui sont le mieux doués chacun des facteurs nécessaires pour le produire. Ce qui ne se présente alors, même chez ces hommes, qu'à certaines occasions et à un faible degré, deviendra avec le progrès de l'évolution, nous pouvons l'espérer, habituel et fort, et ce qui est maintenant la marque d'un caractère exceptionnellement élevé pourra devenir la marque de tous les caractères. En effet ce dont est capable la nature humaine la meilleure est à la portée de la nature humaine en général.
98. Que ces conclusions obtiennent beaucoup d'adhésions, c'est peu probable. Elles ne s'accordent assez ni avec les idées courantes, ni avec les sentiments les plus répandus.
Une pareille théorie ne plaira pas à ceux qui déplorent que de plus en plus l'on cesse de croire à la damnation éternelle; ni à ceux qui suivent l'apôtre de la force brutale en pensant que si la règle de la force a été bonne autrefois elle doit être bonne dans tous les temps; ni à ceux qui témoignent de leur respect pour celui qui a dit de remettre l'épée au fourreau, en répandant l'épée à la main sa doctrine parmi les infidèles. La conception que nous proposons serait traitée avec mépris par ce régiment de la milice du comte de Fife, dont huit cents hommes, au moment de la guerre Franco-allemande, demandèrent à servir au dehors, laissant au gouvernement à décider de quel côté ils combattraient. Des dix mille prêtres d'une religion d'amour, qui se taisent quand le pays est poussé par la religion de la haine, nous n'avons à attendre aucun signe d'assentiment, ni de leurs évêques, qui loin obéir au principe suprême du maître qu'ils prétendent servir: si l'on vous frappe sur une joue, tendez l'autre joue, sont d'avis d'agir selon ce principe: frappez pour n'être pas frappé. Ils ne nous approuveront pas non plus les législateurs qui après avoir demandé dans leur prière qu'on leur pardonne leurs offenses comme ils pardonnent aux autres, décident aussitôt d'attaquer ceux qui ne les ont point offensés, et qui, après un discours de la reine où a été invoquée «la bénédiction du Dieu tout-puissant» pour leurs délibérations, pourvoient immédiatement aux moyens de commettre quelque brigandage politique.
Mais bien que les hommes qui professent le christianisme et pratiquent le paganisme, ne doivent ressentir aucune sympathie pour cette théorie, il y en a d'autres, rangés parmi les antagonistes de la croyance commune, qui peuvent ne pas regarder comme une absurdité d'admettre qu'une version rationaliste des principes moraux de cette croyance sera peut-être un jour mise en pratique.
CHAPITRE XV
LA MORALE ABSOLUE ET LA MORALE RELATIVE
99. Appliqué à la morale, beaucoup de lecteurs supposeront que le mot «absolu» implique des principes de conduite qui existeraient en dehors de tout rapport avec les conditions de la vie telle qu'elle est en ce monde, en dehors de toute relation de temps et de lieu, et indépendants de l'univers tel que nous le connaissons actuellement, des principes «éternels», comme on les appelle. Cependant ceux qui se rappellent la doctrine exposée dans les Premiers Principes, hésiteront à interpréter ce mot de cette manière. Le bien, comme nous pouvons le concevoir, suppose nécessairement l'idée du non-bien, ou du mal, comme corrélatif, et par suite qualifier de bons les actes de la Puissance qui se manifeste dans des phénomènes, c'est supposer que les actes accomplis par cette Puissance pourraient être mauvais. Mais comment peut-il se produire, en dehors de cette Puissance, des conditions telles que la conformité de ses actes à ces conditions les rende bons et leur non-conformité mauvais? Comment l'Etre inconditionné peut-il être soumis à des conditions supérieures à lui-même?
Si, par exemple, on affirme que la Cause des choses, conçue comme douée d'attributs moraux essentiels semblables aux nôtres, a bien fait de produire un univers qui, dans la suite d'un temps incommensurable, a donné naissance à des êtres capables de plaisir, et qu'elle aurait mal fait de s'abstenir de produire un pareil univers; alors, il faut expliquer comment, imposant les idées morales qui se sont formées dans sa conscience finie à l'Existence infinie qui échappe à la conscience, l'homme se met derrière cette Existence infinie et lui prescrit des principes d'action.
Comme cela résulte des chapitres précédents, le bien et le mal tels que nous les concevons ne peuvent exister que par rapport aux actes d'êtres capables de plaisirs et de peines, l'analyse nous ramenant aux plaisirs et aux peines comme éléments qui servent à former ces conceptions.
Mais si le mot «absolu», comme nous l'employons plus haut, ne se rapporte pas à l'Etre inconditionné, si les principes d'action distingués comme absolus et relatifs concernent la conduite d'êtres conditionnés, de quelle manière faut-il entendre ces mots? Le meilleur moyen d'en expliquer le sens est de faire une critique des conceptions courantes sur le bien et le mal.
100. Les conversations qui se rapportent aux affaires de la vie, impliquent habituellement la croyance que chaque fait peut être rangé sous un chef ou sous l'autre. Dans une discussion politique, des deux côtés on prend pour accordé qu'une certaine ligne de conduite qui est bonne doit être choisie, tandis que toutes les autres sont mauvaises. Il en est de même pour les jugements des actes individuels: chacun de ces actes est approuvé ou désapprouvé comme pouvant être classé d'une manière définie comme bon ou mauvais. Même quand on admet certaines restrictions, on les admet avec l'idée qu'il faut reconnaître à ces actes tel ou tel caractère positif.
Nous n'observons pas ce fait seulement dans la manière populaire de penser et de parler. Les moralistes, sinon complètement et d'une façon déterminée, du moins partiellement et par sous-entendus, expriment la même croyance. Dans ses Méthodes de Morale (1re édit., p. 6), M. Sidgwick dit: «Qu'il y ait dans n'importe quelle circonstance donnée une chose qui doit être faite et que l'on peut connaître, c'est là une hypothèse fondamentale qui n'est pas faite par les philosophes seulement, mais par tous les hommes qui sont capables de raisonner en morale 13.» Dans cette phrase, il n'y a de nettement affirmée que la dernière des propositions ci-dessus, à savoir que dans tous les cas, ce qui «doit être fait» «peut être connu.» Mais bien que «ce qui doit être fait» ne soit pas distinctement identifié avec «le bien,» on a le droit d'en inférer, en l'absence de toute indication contraire, que M. Sidgwick regarde les deux expressions comme identiques, et il n'est pas douteux qu'en concevant ainsi les postulats de la science morale, il ne s'accorde avec la plupart, sinon avec l'universalité de ceux qui l'ont étudiée. A première vue, il est vrai, rien ne semble plus évident que la nécessité d'accepter ces postulats, si l'on admet que les actions doivent être jugées. Cependant on peut les mettre en question l'un et l'autre et montrer, je crois, qu'ils ne sont soutenables ni l'un ni l'autre. Au lieu d'admettre qu'il y a dans chaque cas un bien et un mal, on peut prétendre que dans une multitude de cas il n'y a pas de bien, à proprement parler, mais seulement un moindre mal; en outre, on peut prétendre que dans la plupart de ces cas où il n'y a qu'un moindre mal, il n'est pas possible d'affirmer avec quelque précision quel est ce moindre mal.
Une grande partie des incertitudes de la spéculation morale viennent de ce que l'on néglige cette distinction entre le bien et le moindre mal, entre ce qui est absolument bien et ce qui est bien relativement. En outre beaucoup d'incertitudes sont dues à l'hypothèse que l'on peut, en quelque sorte, décider dans chaque cas entre deux manières d'agir celle qui est moralement obligatoire.
101. La loi du bien absolu ne peut tenir aucun compte de la souffrance, si ce n'est celui qu'implique la négation. La souffrance est le corrélatif d'une certaine espèce de mal, d'un certain genre de divergence par rapport à la manière d'agir, qui répond exactement à tous les besoins. Si, comme nous l'avons vu dans un chapitre précédent, la conception d'une bonne conduite se ramène clairement toujours, lorsqu'on l'analyse, à la conception d'une conduite qui produit quelque part un surplus de plaisir, tandis que, réciproquement, la conduite conçue comme mauvaise est toujours celle qui inflige ici ou là un surplus de souffrance positive ou négative; alors ce qui est absolument bon, ce qui est absolument droit, dans la conduite, ne peut être que ce qui produit un pur plaisir, un plaisir qui n'est mélangé d'aucune peine, n'importe où. Par conséquent la conduite qui est suivie de quelque souffrance, aussitôt ou un peu plus tard, est partiellement mauvaise, et tout ce que l'on peut dire de mieux en faveur de cette conduite, c'est qu'elle est la moins mauvaise possible dans les conditions données, qu'elle est relativement bonne.
Le contenu des chapitres précédents nous amène ainsi à cette conclusion que, si l'on se place au point de vue de l'évolution, les actes humains durant l'acheminement au progrès qui s'est fait, se fait et durera longtemps encore, doivent rentrer, dans la plupart des cas, dans cette catégorie du moindre mal. La somme des maux que ces actions attireront à leurs auteurs ou aux autres sera en proportion du désaccord entre le naturel dont les hommes héritent de l'état pré-social et les besoins de la vie sociale. Tant qu'on souffrira, il y aura du mal, et une conduite qui produit du mal dans n'importe quelle mesure ne peut être absolument bonne.
Pour éclaircir la distinction sur laquelle nous insistons ici entre la conduite parfaite qui est l'objet de la morale absolue et la conduite imparfaite qui est l'objet de la morale relative, il faut donner quelques exemples.
102. Parmi les meilleurs exemples à citer des actions absolument bonnes, sont celles qui se produisent dans les cas où la nature et les besoins ont été mis en parfait accord avant que l'évolution sociale eût commencé. Nous n'en citerons que deux ici.
Considérez la relation qui existe entre une mère bien portante et un enfant bien portant. Entre l'une et l'autre il y a une mutuelle dépendance qui est pour tous les deux une source de plaisir. En donnant à l'enfant sa nourriture naturelle, la mère éprouve une jouissance; en même temps l'enfant satisfait son appétit, et cette satisfaction accompagne le développement de la vie, la croissance, l'accroissement du bien-être. Suspendez cette relation, et il y a souffrance de part et d'autre. La mère éprouve à la fois une douleur physique et une douleur morale, et la sensation pénible qui résulte pour l'enfant de cette séparation a pour effet un dommage physique et quelque dommage aussi pour sa nature émotionnelle. Ainsi l'acte dont nous parlons est exclusivement agréable pour tous les deux, tandis que la cessation de cet acte est une cause de souffrance pour tous les deux, c'est donc un acte du genre que nous appelons ici absolument bon.
Dans les relations d'un père avec son fils nous trouvons un exemple analogue. Si celui-là a le corps et l'esprit bien constitués, son fils, ardent au jeu, trouve en lui un écho sympathique, et leurs jeux, en leur donnant un mutuel plaisir, ne servent pas seulement à développer la santé de l'enfant, mais fortifient entre eux ce lien de bonne amitié qui rend plus facile dans la suite la direction du père. Si, répudiant les stupidités de la première éducation telle qu'on la conçoit aujourd'hui, et malheureusement avec l'autorité de l'État, il a des idées rationnelles sur le développement mental, et comprend que les connaissances de seconde main que l'on puise dans les livres, ne doivent s'ajouter aux connaissances de première main obtenues par l'observation directe, que lorsqu'on a acquis une somme suffisante de ces dernières, il secondera avec une active sympathie l'exploration du monde environnant que son fils poursuit avec délices; à chaque instant il procure et il éprouve de nouveaux plaisirs en même temps qu'il contribue au bien-être définitif de son élève. Ce sont là encore des actes purement agréables à la fois dans leurs effets immédiats et dans leurs effets éloignés, des actes absolument bons.
Les rapports des adultes présentent, pour les raisons déjà données, relativement peu de cas qui rentrent complètement dans la même catégorie. Dans leurs transactions quotidiennes, le plaisir diffère plus ou moins du plaisir pur par suite de l'imperfection avec laquelle de part ou d'autre les facultés répondent aux besoins. Les plaisirs que les hommes retirent de leur travail professionnel et de la rémunération de leurs services, reçue sous une forme ou l'autre, sont souvent diminués par l'aversion qu'inspire le travail. Des cas cependant se présentent où l'énergie est si considérable que l'inaction est une fatigue, où le travail de chaque jour, n'ayant pas une trop longue durée, est d'un genre approprié à la nature, et où, par suite, il donne plus de plaisir que de peine. Lorsque les services rendus par un travailleur de cette espèce sont payés par un autre homme également attaché à son propre travail fait, la transaction entière est du genre que nous considérons ici: un échange convenu entre deux personnes ainsi constituées devient un moyen de plaisir pour l'une et pour l'autre, sans aucun mélange de peine. Si nous songeons à la forme de nature que produit la discipline sociale, comme on peut en juger par le contraste entre le sauvage et l'homme civilisé, nous devons en conclure que les activités des hommes en général prendront toutes à la fin ce caractère. Si nous nous rappelons que, dans le cours de l'évolution organique, les moyens du plaisir finissent par devenir eux-mêmes des sources de plaisir, et qu'il n'y a pas de forme d'action qui ne puisse, par le développement de structures appropriées, devenir agréable, nous devons en inférer que les activités industrielles s'exerçant par une coopération volontaire, finiront par acquérir avec le temps le caractère du bien absolu, tel que nous le concevons ici. Déjà même, à vrai dire, ceux qui contribuent à nous procurer des jouissances esthétiques sont arrivés à un état fort semblable à celui dont nous parlons. L'artiste de génie, poète, peintre ou musicien, est un homme qui a le moyen de passer sa vie à accomplir des actes qui lui sont directement agréables, en même temps qu'ils procurent, immédiatement ou dans la suite, du plaisir aux autres.
Nous pouvons en outre nommer parmi les actes absolument bons certains de ceux que l'on range parmi les actes bienveillants. Je dis certains d'entre eux, car les actes de bienfaisance par lesquels on s'attirerait quelque peine, positive ou négative, pour procurer du plaisir aux autres, sont exclus par définition. Mais il y a des actes bienveillants d'une espèce qui ne cause absolument que du plaisir. Un homme glisse, un passant le retient et l'empêche de tomber; un accident est ainsi prévenu et tous les deux sont contents. Un autre qui voyage à pied s'engage dans une mauvaise route; un voyageur se prépare à descendre de wagon à une station qui n'est pas encore celle où il doit s'arrêter; on les avertit de leur erreur, on leur épargne un mal: la conséquence est agréable pour tout le monde. Il y a un malentendu entre amis; quelqu'un qui voit comment la chose s'est faite, le leur explique; tous en sont heureux. Les services rendus à ceux qui nous entourent dans les petites affaires de la vie peuvent être, et sont souvent, de nature à procurer un égal plaisir à celui qui les rend et à celui qui les reçoit. En vérité, comme nous l'avons avancé dans le dernier chapitre, les actes d'un altruisme développé devront avoir habituellement ce caractère. Ainsi, de mille manières dont ces quelques exemples donnent l'idée, les hommes peuvent ajouter mutuellement à leur bonheur sans produire aucun mal; ces manières d'agir sont donc absolument bonnes.
En opposition avec ces manières d'agir considérez les actions diverses que l'on accomplit à chaque instant, et qui tantôt sont suivies de peine pour l'agent, tantôt ont des résultats pénibles en partie pour les autres, et qui n'en sont pas moins obligatoires. Comme l'implique l'antithèse avec les cas mentionnés plus haut, l'ennui d'un travail productif tel qu'on le fait ordinairement, en fait un mal dans la même proportion; mais il en résulterait une bien plus grande souffrance, à la fois pour le travailleur et pour sa famille, et le mal serait par suite d'autant plus grand, si cet ennui n'était pas supporté. Bien que les peines que donne à une mère l'éducation de plusieurs enfants soient largement compensées par les plaisirs que cette éducation assure et à la mère et aux enfants, cependant les misères, immédiates ou éloignées, que la négligence de ces soins entraînerait l'emportent tellement sur ces peines, qu'il devient obligatoire de se soumettre à ces dernières, comme au moindre mal, dans la mesure de ses forces. Un domestique qui manque à une convention relative à son travail, ou qui casse continuellement de la vaisselle, ou qui commet quelques larcins, peut avoir à souffrir en perdant sa place; mais puisque les maux à subir si l'incapacité ou l'inconduite devaient être tolérées, non dans un cas seulement, mais habituellement, seraient beaucoup plus grands, on doit lui infliger cette peine comme un moyen d'en prévenir une plus lourde. Que sa clientèle quitte un marchand dont les prix sont trop élevés, ou les marchandises de qualité inférieure, qui fait mauvais poids ou qui n'est pas exact, son bien-être en souffrira, et il en résultera peut-être quelque dommage pour ses proches; mais comme en lui épargnant ces maux, on supporterait ceux que sa conduite causerait, et comme avoir égard à son intérêt ce serait nuire à celui de quelque marchand plus digne ou plus habile auquel la pratique préfère s'adresser, et surtout comme l'adoption générale de cette manière de voir, dont l'effet serait d'empêcher l'inférieur de souffrir de son infériorité, le supérieur de gagner à sa supériorité, produirait un mal universel, l'abandon de la clientèle est justifié, son acte est relativement bon.
103. Je passe maintenant à la seconde des propositions énoncées plus haut. Après avoir reconnu cette vérité qu'une grande partie de la conduite humaine n'est pas absolument bonne, mais seulement relativement bonne, nous avons à reconnaître cette autre vérité, que dans plusieurs cas où il n'y a pas de manière d'agir absolument bonne, mais seulement des manières d'agir plus ou moins mauvaises, il est impossible de dire quelle est la moins mauvaise. Nous le montrerons en nous servant des exemples que nous avons déjà donnés.
Il y a une certaine mesure dans laquelle il est relativement bien de la part des parents de se sacrifier pour leurs enfants; mais il y a un point au delà duquel ce sacrifice ne saurait s'accomplir sans produire, non-seulement pour le père ou la mère eux-mêmes, mais aussi pour la famille, des maux plus grands que ceux que l'on veut prévenir par ce sacrifice. Qui déterminera ce point? Il dépend de la constitution et des besoins de ceux dont il s'agit; il n'est pas le même dans deux cas différents, et l'on ne peut jamais que l'indiquer approximativement. Les transgressions ou les manquements d'un domestique vont de fautes insignifiantes à des torts graves, et les maux que son renvoi peut produire ont des degrés sans nombre, depuis le plus léger jusqu'au plus sérieux. On peut le punir pour une légère offense, et l'acte est mauvais; ou bien, après de graves offenses on peut ne pas le punir, et c'est encore mal faire. Comment déterminer le degré de culpabilité au delà duquel il est moins mal de le renvoyer que de ne pas le renvoyer? Il en est de même pour les fautes reprochées au marchand. On ne peut calculer exactement la somme de peine positive ou négative à laquelle on s'exposera en les tolérant, ni la somme de peine positive ou négative à laquelle on s'exposera en refusant de les tolérer, et dans les cas moyens personne ne peut dire si l'une surpasse l'autre.
Dans les relations plus générales des hommes, il se présente souvent des occasions dans lesquelles il est obligatoire de se décider d'une manière ou de l'autre, et dans lesquelles cependant la conscience même la plus délicate aidée du jugement le plus clairvoyant ne peut décider laquelle des deux alternatives est relativement bonne. Deux exemples suffiront.
Voici un marchand qui perd par la faillite d'un débiteur. A moins qu'on ne l'aide, il est exposé à faire faillite lui-même; et s'il fait faillite il entraînera dans son désastre non seulement sa famille mais encore tous ceux qui lui ont fait crédit. En supposant même qu'en empruntant il puisse faire face à ses engagements immédiats, il n'est pas sauvé pour cela; car c'est un temps de panique, et d'autres parmi ses débiteurs en se trouvant gênés eux-mêmes peuvent lui susciter de nouvelles difficultés. Demandera-t-il à un de ses amis de lui prêter? D'un côté, n'est-ce pas une faute d'attirer incontinent sur soi-même, sur sa famille et sur ceux avec lesquels on a des relations d'affaires, les maux de sa faillite? De l'autre, n'est-ce pas une faute d'hypothéquer la propriété de son ami et de l'entraîner lui aussi avec ses proches et ceux qui dépendent de lui dans des risques semblables? Le prêt lui permettrait peut-être de revenir sur l'eau; dans ce cas ne commettrait-il pas une injustice envers ses créanciers en hésitant à le demander? Le prêt pourrait au contraire ne pas le sauver de la banqueroute; dans ce cas, en essayant de l'obtenir, ne commet-il pas un acte pratiquement frauduleux? Bien que, dans les cas extrêmes, il soit peut-être aisé de dire quelle est la manière de faire la moins mauvaise, comment est-il possible de le dire dans tous ces cas moyens où l'homme d'affaires même le plus pénétrant ne saurait calculer les événements possibles?
Prenez encore les difficultés qui naissent souvent de l'antagonisme des devoirs de famille et des devoirs sociaux. Voici un fermier que ses principes politiques portent à voter en opposition avec son propriétaire. Si, étant un libéral, il vote pour un conservateur, non seulement il déclare par son acte qu'il vote autrement qu'il ne pense, mais il peut contribuer peut-être à ce qu'il regarde comme une mauvaise politique: il est possible que par hasard son vote change l'élection, et dans une lutte au parlement un seul membre peut décider du sort d'une mesure. Même en négligeant, comme trop improbables, de si sérieuses conséquences, il est évidemment vrai que si tous ceux qui tiennent en eux-mêmes pour les mêmes principes, étaient également détournés de les exprimer en votant, il en résulterait une différence dans l'équilibre du pouvoir et dans la politique nationale: il est donc clair que s'ils restaient tous simplement fidèles à leurs principes politiques, la politique qu'il regarde comme la meilleure pourrait triompher. Mais, d'un autre côté, comment peut-il s'absoudre de la responsabilité des maux qu'il attirera sur ceux qui dépendent de lui s'il accomplit ce qui lui paraît être un devoir social péremptoire? Son devoir envers ses enfants est-il moins péremptoire? La famille n'a-t elle pas le pas sur l'Etat, et le bien-être de l'Etat ne dépend-il pas de celui de la famille? Peut-il donc adopter une manière d'agir qui, si les menaces qu'on lui a faites s'accomplissent, le fera expulser de sa ferme, et le rendra ainsi incapable peut-être pour un temps, peut-être pendant une longue période, de nourrir ses enfants? Les rapports entre les maux contingents peuvent varier à l'infini. Dans un cas, le devoir public s'impose avec force et le mal qui peut en résulter pour les nôtres est léger; dans un autre cas la conduite politique a peu d'importance, et il est possible qu'il en résulte pour notre famille un grand mal, et il y a entre ces extrêmes tous les degrés. En outre, les degrés de probabilité de chaque résultat, public ou privé, vont de la presque certitude à la presque impossibilité. En admettant donc qu'il soit mal d'agir de manière à nuire peut-être à l'état, et en admettant qu'il soit mal d'agir de manière à nuire peut-être à la famille, nous avons à reconnaître le fait que dans un nombre infini de cas, personne ne peut décider laquelle de ces deux manières d'agir est vraisemblablement la moins mauvaise à suivre.
Ces exemples montrent, assez que dans la conduite en général, renfermant les rapports de l'homme avec lui-même, avec sa famille, avec ses amis, avec ses débiteurs et ses créanciers, et avec le public, il est ordinaire de voir n'importe quel parti choisi de préférence, procurer ici ou là quelque peine; c'est autant à retrancher du plaisir complet, et il en résulte que la conduite manque dans la même proportion d'être absolument bonne. En outre, ils font voir que pour une partie considérable de la conduite, aucun principe qui nous guide, aucune méthode d'estimation ne nous rend capables de dire si telle manière d'agir qui s'offre à nous est relativement bonne, c'est-à-dire propre à causer, de près ou de loin, spécialement ou en général, le plus grand excès possible du bien sur le mal.
104. Nous sommes préparés maintenant à traiter d'une manière systématique de la distinction entre la morale absolue et la morale relative.
On arrive aux vérités scientifiques, de quelque ordre qu'elles soient, en éliminant les facteurs qui impliquent les phénomènes et sont en contradiction les uns avec les autres et en ne s'occupant que des facteurs fondamentaux. Lorsque, en traitant de ces facteurs fondamentaux d'une manière abstraite, non comme présentés dans des phénomènes actuels, mais comme présentés dans un isolement idéal, on s'est assuré des lois générales, il devient possible de tirer des inférences dans des cas concrets en tenant compte des facteurs accidentels. Mais c'est uniquement à la condition de négliger d'abord ces derniers et de reconnaître seulement les éléments essentiels, que nous pouvons découvrir les vérités essentielles cherchées. Voyons, par exemple, comment la mécanique passe de la forme empirique à la forme rationnelle.
Tout le monde a pu expérimenter ce fait qu'une personne poussée d'un côté au delà d'une certaine mesure perd son équilibre et tombe. On a observé qu'une pierre jetée ou une flèche lancée ne va pas en ligne droite, mais tombe à terre après un trajet qui dévie de plus en plus de la direction primitive. Lorsqu'on essaie de casser un bâton sur son genou, on s'aperçoit qu'on y parvient plus facilement si l'on prend le bâton de chaque côté à une grande distance du genou que si on le tient tout près du genou. L'usage quotidien d'un épieu attire l'attention sur cette vérité qu'en mettant l'extrémité de l'épieu sous une pierre et en le faisant jouer on soulève la pierre d'autant plus facilement que la main est plus près de l'autre extrémité. Voilà un certain nombre d'expériences, groupées de manière à former des généralisations empiriques, qui servent à guider la conduite dans certains cas simples. Comment la science de la mécanique est-elle sortie de ces expériences? Pour arriver à une formule qui exprime les propriétés du levier, elle suppose un levier qui ne puisse pas plier comme un bâton, mais qui soit absolument rigide; elle suppose aussi un point d'appui qui n'ait pas une large surface comme ceux dont on se sert ordinairement, mais un point d'appui sans largeur; elle suppose enfin que le poids à soulever porte sur un point défini, au lieu de porter sur une partie considérable du levier. Il en est de même pour le corps qui est en équilibre de telle sorte qu'il tombe s'il dépasse une certaine inclinaison. Avant de formuler la vérité relativement aux relations du centre de gravité et de la base, il faut supposer inflexible la surface sur laquelle pose le corps, inflexible aussi le bord du corps lui-même, et invariable dans sa forme la masse du corps tandis qu'on le fait pencher de plus en plus, autant de conditions qui ne sont pas remplies dans les cas ordinairement observés. Il en est encore de même s'il s'agit d'un projectile: pour en déterminer la course par déduction des lois mécaniques, il faut négliger d'abord toutes les déviations causées par sa forme et par la résistance de l'air. La science de la mécanique rationnelle est une science qui consiste ainsi en une suite de vérités idéales, et qui ne peut se former que si l'on imagine des cas idéaux. Elle est impossible tant que l'attention porte seulement sur des cas concrets qui présentent toutes les complications du frottement, de l'élasticité, etc.