Kitabı oku: «Un Cadet de Famille, v. 1/3», sayfa 16
XL
Mes hommes m'avaient précédé de quelques pas, et nous suivions un sentier rude, étroit et irrégulier. Nous fûmes arrêtés tout à coup par un infranchissable obstacle; un profond ravin coupait la route, et nous entendions clapoter une eau que l'obscurité nous montra noire et boueuse. Franchir cet abîme était une chose à la fois impossible et dangereuse, car, ne pouvant agir librement, deux hommes se seraient facilement opposés à notre entrée dans la ville. Nous descendîmes plus bas, et cette descente ne put s'opérer sans de grandes fatigues et une perte de temps considérable; enfin nous réussîmes à passer de l'autre côté du ravin.
Quelques minutes avant l'aurore, nos sentinelles avancées me donnèrent l'agréable nouvelle que nous étions à quelques pas de notre destination. Je fis arrêter ma petite troupe, et, suivi de deux Arabes, je descendis vers la ville par un étroit sentier bordé d'arbrisseaux et d'informes blocs de cocotiers. Nous entendions distinctement le choc des vagues qui frappaient contre la terre avec la monotone régularité du mouvement de pendule. Le terrain devint plus ferme, et nous aperçûmes au-dessous de nos pieds les huttes basses de la ville, tout à fait semblables à des ruches d'abeilles; puis, sur la hauteur d'une petite colline, je découvris un bâtiment en ruines: il était vide, et je me dis que, si on venait à nous surprendre, ce bâtiment pouvait être un excellent poste.
Je gagnai le mur de la ville; il était fort bas et commençait à tomber en poussière. Sur un coin de ce mur, une hutte était bâtie. Elle avait dans le bas une entrée, ou plutôt un trou qui devait conduire dans l'intérieur. Après avoir examiné la place dans son ensemble et dans ses détails, je rejoignis ma troupe. Les nuages commençaient à disparaître, le jour allait poindre. Accompagné de dix hommes, je m'avançai sous l'ombre du mur, et nous nous plaçâmes à une portée de fusil de la première porte. Là, nous prîmes position, attendant avec impatience de voir paraître le signal concerté avec de Ruyter.
Le calme du silence fut interrompu par le sifflement de la roquette, qui vola comme un météore sur la maudite ville des pirates; mais elle ne venait pas de de Ruyter, car elle monta directement en face de la place que nous occupions. Cette roquette annonçait que le lieutenant était découvert, ou seulement qu'il le craignait. Je répondis à cet appel, et à la même minute la fusée de de Ruyter s'élança dans les airs: l'heure de l'attaque était arrivée.
Je brisai lestement les frêles obstacles de l'entrée, et, dans mon emportement, je tombai sur quelque chose qui était par terre. L'homme, car c'était un de nos sauvages, essaya de se relever, mais je le saisis par la gorge. La plupart de mes Arabes se précipitèrent sur la hutte, au pied de laquelle dormait le Marratti que je tenais dans mes mains. Ils en forcèrent l'entrée, et les quelques individus qu'elle contenait furent expédiés avant d'avoir pu jeter un seul cri d'alarme.
L'homme que je tenais n'avait plus besoin de défense; il était mort sous la crispation de mes doigts. De l'autre côté de la ville, le bruit de l'assaut commençait à se faire entendre. Je donnai à quelques-uns de mes hommes l'ordre de garder l'entrée, et je courus vers les habitations; elles s'ouvraient toutes les unes après les autres: les habitants en sortaient pâles, à demi vêtus et dans la plus grande confusion. La surprise était horrible et complète. Ceux qui passèrent devant ma petite troupe furent percés par nos lances, et les fuyards arrêtés à coups de fusil. Nous ne leur laissions pas le temps de se rallier, et en tuant tous ceux qui s'opposaient à mon passage, je gagnai un grand bâtiment, dont l'heureuse situation au milieu de la ville m'inspira l'idée d'y établir un quartier général. Le lieutenant et de Ruyter vinrent bientôt m'y rejoindre.
– Fort bien, mon garçon, me dit le commandant, je suis content de vous, mais je vous engage à aller reprendre votre poste à l'entrée de Saint-Sébastien. Je crains que les habitants n'essayent de fuir par cette sortie, qui les conduirait dans la montagne.
Comme pour appuyer la vérité des paroles prononcées par de Ruyter, un feu très-vif fut ouvert à cet endroit de la ville. J'y courus en toute hâte.
Douze hommes, placés sous la garde d'un officier, furent chargés par de Ruyter de la surveillance du poste que j'avais désigné comme le centre de la ville, et tous les prisonniers devaient y être conduits.
Les balles de mousquet volaient çà et là, des cris de désespoir, d'horreur, d'impuissance et de rage faisaient retentir l'air du bruit sinistre d'un affreux hurlement. Des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards couraient éperdus dans toutes les directions, et leurs clameurs épouvantées se mêlaient aux cris de guerre des Arabes, aux allons! et aux vite! des Français.
En approchant de la porte par laquelle nous étions entrés, je vis une foule mêlée de sauvages nus de tout âge, armés de poignards, de fusils, de couteaux et de lances de bambou, qui essayait de se creuser un passage dans la muraille vivante qui barrait la porte. J'arrêtai mes hommes, et en prenant l'ennemi de côté, je lui fis donner une volée de mousquets; il se retourna vers moi, et se défendit avec la férocité que donne le désespoir; mais sa résistance était sans méthode, et il fut bientôt vaincu.
Nos hommes oublièrent les recommandations faites par de Ruyter. Ils massacrèrent sans pitié tous les Marratti qui leur tombèrent sous la main, car le sang produit une ivresse plus insatiable encore que celle donnée par l'eau-de-vie, et il est plus facile de persuader à un homme ivre de cesser de boire pendant qu'il peut encore tenir son verre, que d'arrêter le furieux emportement d'un homme dont les mains sont couvertes de sang, et qui a la possibilité d'en verser encore.
Bientôt le jour commença à poindre; les objets devinrent plus visibles, et je m'aperçus de l'horrible confusion et de l'effroyable carnage qui décimait les malheureux habitants de Saint-Sébastien. Je réunis quelques hommes, et je leur donnai l'ordre de garder la sortie que nous venions de défendre, car j'avais versé tant de sang et j'en avais tant vu verser, que mon regard était obscurci par un voile de pourpre.
Enveloppés dans leurs murs, les Marratti firent des efforts surhumains pour essayer de sauver de la mort leurs femmes et leurs enfants; mais comprenant bientôt qu'il n'y avait pour leur famille aucun espoir de salut, ils revinrent sur nous avec l'intrépidité ou l'imprudence d'un tigre tombé dans un piége. Ils couraient de porte en porte avec une furie aveugle, se jetant la tête la première sur les baïonnettes et sur la pointe acérée des lances.
N'ayant jamais entendu parler de miséricorde ou de soumission, n'ayant jamais demandé grâce, ces malheureux ne voyaient que la mort ou le succès.
Depuis leur enfance, ils avaient été habitués à verser le sang, soit celui des hommes, soit celui des singes, et l'un comme l'autre avec une profonde indifférence, car les Européens tombés entre leurs mains avaient toujours été traités avec une odieuse brutalité. Sachant par eux-mêmes le sort d'un prisonnier de guerre (ils nous jugeaient aussi féroces qu'eux), les Marratti se battaient vaillamment, et, malgré nos désirs, il nous était impossible d'épargner même les femmes, qui nous attaquaient avec un incroyable courage.
J'éprouve maintenant une honte réelle, une peine profonde, lorsque mes souvenirs me rappellent avec quelle horrible férocité j'ai massacré ces barbares, et surtout le délice sauvage et inhumain que j'ai trouvé dans cette odieuse action.
La destruction des habitants de Saint-Sébastien eût été complète, si quelques-uns ne s'étaient sauvés en faisant des trous dans la boueuse maçonnerie du vieux mur qui entourait la ville.
Quelques minutes après l'entière défaite de nos ennemis, une femme, sur laquelle j'avais marché fort involontairement, essaya de me couper une jambe. Ma première pensée fut de lui briser la tête; mais ma fureur tomba devant son impuissante faiblesse, et, au lieu de l'écraser sous le talon de ma botte, je la fis transporter au poste du milieu de la ville.
– Nous avons versé assez de sang, me dit de Ruyter, laissez fuir ces pauvres diables; appelez vos hommes, et conduisez-les aux huttes, sur cette colline de sable, là-bas, à l'extrémité de Saint-Sébastien; vous y trouverez un chef arabe qui a été pris et emprisonné par les Marratti; quelques prisonniers de différentes nations se trouvent avec ce malheureux. Veillez, je vous prie, mon enfant, à ce qu'il ne leur soit fait aucun mal. Mais, ajouta de Ruyter en apercevant ma blessure, reposez-vous plutôt, mon cher Trelawnay, et faites mettre un bandage sur votre jambe, car vous perdez beaucoup de sang.
XLI
Je pris à la hâte le soin recommandé par de Ruyter, et, suivi de mes hommes, je grimpai lestement sur la colline sablonneuse, dont une des principales huttes renfermait les prisonniers des Marratti.
Un horrible spectacle se présenta à mes regards.
Les malheureux prisonniers étaient couchés par terre, enchaînés les uns aux autres, bâillonnés, pieds et mains liés, et une troupe immonde de vieilles femmes, accroupies sur ces corps sans défense, les massacraient en poussant d'effroyables cris de triomphe. Mes hommes tombèrent comme la foudre sur ces odieuses sorcières, qui furent bientôt jetées sans vie en dehors de la hutte.
Nous détachâmes les prisonniers, et, après leur avoir donné les premiers secours, j'aperçus, dans un coin reculé de la vaste et sombre pièce qu'ils occupaient, un pauvre Arabe attaché à un court poteau enfoncé dans la terre. Le corps de cet homme, vieux et faible, était couvert de coups de poignard; il nageait dans une mare de sang. Quoique enchaîné, impuissant et presque sans vie, le vieillard semblait ne pas sentir ses douleurs; son regard brillant et fier avait encore une suprême puissance. Je m'approchai vivement de lui, et, avec une surprise pleine d'horreur, j'aperçus une vieille femme couchée auprès du moribond, un couteau à la main, et hachant sa victime à l'aide de faibles coups; à la droite du vieillard, une toute jeune fille, presque nue, criait avec un accent intraduisible de souffrance et de terreur.
– Mon père, mon père, laissez-moi me lever!
Mais l'Arabe retenait l'enfant, dont il cachait la poitrine sous la forte pression d'un de ses bras, cherchant à la soustraire au démon qui se cramponnait si cruellement à lui.
Je bondis comme un tigre sur la vieille Hécate, et, la saisissant par la ceinture de drap qui entourait ses reins, j'envoyai sur le sable de la rue sa carcasse flétrie. La violence de la chute la fit rester immobile, et, comme un crapaud écrasé, elle mourut sans jeter une plainte.
Cette scène me montra la cruauté sous sa forme la plus hideuse et la plus diabolique; elle me remplit le cœur d'épouvante et de pitié.
J'ordonnai à un de mes hommes de détacher le vieillard, et je m'occupai de la jeune fille.
Pendant les minutes que ce soin remplit, l'Arabe, peu inquiet de son sort, suivait avec inquiétude tous mes mouvements; il semblait douter de sa délivrance, plus encore de ma loyauté. Je devinai les craintes de ce pauvre père, et, pour les dissiper entièrement, je m'avançai vers lui, je le fis asseoir, et je tirai un poignard de ma ceinture.
L'Arabe me lança un regard de flamme, un regard brillant de fureur.
Je compris son impuissante menace. Le sourire aux lèvres, je mis l'arme dans ses mains en lui disant d'une voix émue et affectueuse:
– Nous sommes des amis, mon père, des sauveurs, ne craignez rien.
Le vieillard voulut parler, mais un flot de sang noir s'échappa de ses lèvres, et il ne put que balbutier des paroles inintelligibles.
Débarrassée de ses liens, la jeune fille s'enveloppa dans un manteau que j'avais jeté sur ses épaules, et vint s'agenouiller auprès de son père; elle se pencha sur lui, et son regard exprima une profonde angoisse. Les yeux du vieillard se mouillèrent de larmes. J'étais profondément ému; involontairement, et peut-être sans avoir conscience de mon action, je m'agenouillai auprès du mourant, que je soutins dans mes bras. L'Arabe prit ma main dans la sienne, il la porta à ses lèvres, ôta une bague de son doigt, la posa dans ma main, qu'il unit à celle de sa fille; puis il nous regarda alternativement, murmura quelques mots, et pressa avec tendresse nos deux mains unies.
Je me pris à pleurer comme un enfant. Cette scène me brisait le cœur; le pauvre vieillard frissonna; ses doigts se glacèrent; ses yeux perdirent le regard; il tressaillit faiblement, et l'âme de ce malheureux père s'enfuit en gémissant de sa demeure terrestre; mais la main froide du moribond retint encore si fortement celle de sa fille et la mienne, que l'expression de la pensée, du désir, de l'ordre, survivait à l'existence même.
Immobile comme une statue de marbre, pâle et sans haleine, la jeune fille avait le regard attaché sur son père avec une si effrayante fixité, que je crus un instant qu'elle avait cessé de vivre. Cette affreuse angoisse me rendit la raison. Je me dégageai doucement, mais par un énergique effort, de l'étreinte du vieillard, et je m'approchai de la jeune fille.
Quand j'essayai de l'enlever, elle me repoussa, et se jeta en sanglotant au cou de son père, qu'elle serra contre son sein avec une force convulsive.
Je fis sortir mes hommes, tous émus de ce triste spectacle, et j'ordonnai à dix Arabes de garder l'entrée de la hutte, puis j'en sortis moi-même; j'avais besoin d'air; mon cœur battait dans ma poitrine avec une violence telle que je craignais de perdre tout à fait l'usage de mes sens. Je jetai ma carabine sur mes épaules et je m'élançai vers la ville, faisant tous mes efforts pour arrêter le carnage.
Saint-Sébastien était livré au pillage. Des chaloupes appartenant au grab et à la corvette attendaient au rivage, car les vaisseaux ne pouvaient longer le tour du cap, l'eau était trop calme. En conséquence, nous commençâmes à charger les bateaux et quelques canots qui se trouvaient dans la rade. Le butin était considérable: il se composait d'or, d'épices, de ballots de soieries, de mousselines des Indes, de drap, de châles du golfe Persique, de sacs de bracelets, de bijoux d'or et d'argent, de maïs, de blé, de riz, de poisson salé, de tortues, et d'une immense quantité d'armes et de vêtements; en outre, d'esclaves de tous les pays et de tous les âges. Les yeux de nos hommes brillaient de joie, et chaque dos ployait sous un fardeau précieux.
Dans les premiers instants du pillage, les marins se trouvèrent très-insouciants du choix de leur butin; mais bientôt ils devinrent insatiables et si avares, qu'ils regardèrent tout avec des yeux d'envie; leur désir de possession augmenta tellement, qu'ils emportèrent des viandes dont un chien sauvage n'avait pas voulu: les uns s'étaient chargés de poissons gâtés, de riz moisi, de ghec rance, de pots, de casseroles cassées, de vêtements en lambeaux, de nattes et de tentes. Ils ne trouvaient rien ni d'inutile ni de dégoûtant, tellement leur avidité devenait insatiable. Tout ce qu'ils ne pouvaient pas porter sur leur dos, ils le portaient dans leur estomac, car, comme l'autruche, ils se gorgeaient jusqu'à en perdre la respiration.
Van Scolpvelt et le munitionnaire apparurent bientôt, et chacun prit sa place respective. Certes, le but de l'un et de l'autre était bien dissemblable. Le docteur semblait hors de lui; il contemplait avec un regard insensé de joie la riche variété de patients qu'il avait devant les yeux. Il courait comme un fou sur le champ de bataille, et sa chemise retroussée laissait voir ses bras maigres, nus, osseux et velus; d'une main il tenait une boîte remplie d'instruments d'un effrayant reflet, et dans l'autre une énorme paire de ciseaux arrondie dans la forme d'un croissant. Quelques-uns, à moitié expirants, menacèrent Van Scolpvelt avec leurs poignards; d'autres jetèrent des cris de terreur quand il s'avança vers eux pour examiner leurs blessures; les plus effrayés ou les plus faibles moururent de la peur de son approche.
D'un autre côté, en voyant l'énorme quantité de butin et le massacre des Marratti, qu'il détestait pour leurs pirateries, le munitionnaire ricanait de joie. Mais cette joie fut bientôt amoindrie, car il vint me dire d'un ton triste, et avec un jargon mélangé d'anglais et de français, plus bizarre encore que celui que je lui donne:
– Ah! capitaine, pouvez-vous laisser ces imprévoyants imbéciles gâcher tant de bonnes choses; regardez la terre, elle est couverte de grains et de farine, comme s'il avait neigé. Voyez-vous là-bas ces vigoureuses tortues: elles sont bien les plus belles, les plus délicieuses créatures qui existent sous le ciel. Quels brutaux sauvages, de les laisser ici! Dites à vos hommes de jeter toutes les choses inutiles qu'ils emportent à bord du grab. Avez-vous? et faites charger les bateaux de tortues. Pensez-vous que les noirs corbeaux que vous envoyez dans les chaloupes nous seront utiles à quoi que ce soit, on ne peut pas les manger. Pouvez-vous? Bah! je déteste les sauvages et j'adore la tortue, vous aussi, n'est-ce pas? Je n'en ai jamais vu d'aussi magnifiques que celles que je vous montre. Avez-vous?
L'esprit de Louis s'absorba dans le désir de posséder des tortues. Il épuisa les menaces, les supplications, les prières, pour persuader aux hommes qu'ils devaient emporter des tortues; puis enfin il devint furieux devant l'énergique opposition que firent les Arabes, qui ont ce poisson en horreur.
Tout en criant que les Arabes donnaient dans l'expression méprisante du refus de leur aide une preuve qu'ils n'avaient pas de goûts humains, il commença à en charger les esclaves et les femmes, assurant que ces dernières n'avaient jamais de leur vie été si bien utilisées. Pendant le transport, Louis se tourna vers moi, et me dit, avec sa voix dont la singulière expression commençait comme un roulement de tambour et finissait comme l'aigre tintement d'une sonnette:
– J'ai, avez-vous?
De Ruyter vint me rejoindre, accompagné par Aston, qui était venu seulement pour voir la place. Je lui racontai la scène que j'avais vue dans la tente des esclaves. Le tendre cœur d'Aston fut vivement affecté, et il me reprocha d'avoir trop légèrement abandonné la jeune fille.
– Mon cher Aston, lui répondis-je, j'ai cru agir avec délicatesse en laissant cette enfant épancher dans une solitude gardée et respectée la première violence de sa douleur.
XLII
– Ne perdons pas les précieux instants qui nous restent pour regagner le grab, dit de Ruyter; mais profitons en toute hâte du désordre et de la stupeur qui affaiblissent les forces des Marratti. Ceux qui errent encore dans les murs de Saint-Sébastien ne sont pas à redouter; mais les hommes enfuis peuvent se rallier d'une minute à l'autre, appeler à leur aide les habitants de Madagascar et nous attaquer à leur tour. Ainsi, cher Trelawnay, ramassez les traînards, dirigez-les vers les bateaux; les prisonniers sont embarqués, il faut que nous les suivions.
– Occupons-nous d'abord de la pauvre orpheline, répondis-je à de Ruyter. Voulez-vous m'accompagner auprès d'elle, Aston?
Le lieutenant me suivit, et nous nous dirigeâmes vers la hutte.
À notre approche, la jeune fille se leva vivement, joignit les mains, et sa figure, inondée de larmes, s'inclina sur le pâle visage du mort, dont elle n'avait pas encore compris l'effrayante immobilité.
– Mon père, dit-elle d'une voix pleine de sanglots, lève-toi, les étrangers sont bons, regarde, ils viennent nous libérer. La vieille femme ne m'a pas tuée, je suis bien portante; lève-toi, j'ai enveloppé tes blessures, le sang s'est arrêté.
La pauvre enfant avait soigneusement bandé les bras et les jambes du vieillard avec l'unique vêtement que les sauvages lui eussent laissé.
– Chère sœur, dis-je à la jeune Arabe en prenant doucement sa main, vous êtes libre; venez, il faut que nous quittions sans retard la ville de ces cruels Marratti.
– Mais voyez comme mon père dort, dit-elle en dégageant sa main de l'étreinte de la mienne; parlez bas, il faut le laisser dormir, car il est bien fatigué.
– Mais, chère, nous sommes obligés de quitter Saint-Sébastien, venez.
– Nous en aller, mon frère, nous en aller quand notre père dort; non… S'il le faut absolument, reprit-elle en m'enveloppant d'un regard de prière, eh bien, réveillez-le, nous lui donnerons à manger; j'ai des fruits, de beaux fruits; un Arabe libre me les a apportés. Regardez comme les lèvres de notre pauvre père sont sèches et froides. Vous dites qu'il faut partir; vous ne songez donc pas que pendant notre absence les cruels Marratti pourront revenir, et alors qui défendra mon père contre leurs coups meurtriers? Mon père, si épuisé par les privations, par le manque de sommeil, par sa longue captivité! Pitié pour ta fille, père, pitié pour ta pauvre Zéla! ouvre les yeux, tiens, essaye de boire le jus de cette grenade; parle-moi, lève-toi.
– On nous appelle, dit Aston, hâtons-nous. Si vous le voulez, je vais prendre cette enfant dans mes bras, et je la porterai jusqu'à un bateau.
– Je vous en prie, ma sœur, venez avec nous, dis-je en dégageant doucement les mains de Zéla des mains de son père, auxquelles la pauvre enfant s'était cramponnée.
La jeune fille voulut résister; mais je couvris vivement ses épaules avec mon abbah, et Aston la prit dans ses bras.
Les cris de la pauvre enfant étaient lamentables. Elle se débattait, appelait son père, et les tremblantes mains d'Aston pliaient, non sous le léger fardeau de ce corps d'enfant, mais sous l'émotion d'une profonde peine.
Quelques Arabes accompagnèrent Aston, et je me rendis auprès de de Ruyter, qui tâchait de réunir ses hommes.
Quand Aston passa auprès de Louis, celui-ci s'écria d'un ton de fureur comique:
– Qu'est-ce donc qu'il emporte, Seigneur Dieu? Comment! une jeune fille! elle ne sera pas utile, qu'il la laisse; il vaut mille fois mieux qu'il emporte cette grande tortue près de laquelle il passe sans seulement la regarder, et cependant elle est magnifique; il faut un homme fort pour la porter. Monsieur Aston, laissez aller la jeune fille, prenez la grosse tortue; votre compagne portera cette petite que je tiens, et j'en prendrai une autre; il y en a des masses de ces belles filles-là, et ces belles filles-là se mangent; celle que vous leur préférez ne sera bonne à rien, c'est un fardeau inutile; laissez-le, prenez cette bonne tortue, elle fera une excellente soupe; elle est très-jolie, beaucoup plus jolie que votre petite fille.
J'arrivai auprès de Louis au moment où il achevait cette lamentable prière.
– Venez à bord, lui dis-je, venez-y vite, si vous ne voulez pas que les Marratti fassent de la soupe, non avec une tortue, mais avec un munitionnaire.
– Comment, capitaine, comment, laisser cette tortue? Cette tortue qui vaut à elle seule toutes celles que nous avons prises. Jamais! jamais! répéta Louis en se tordant les mains dans une indicible angoisse, jamais!
Des Marratti armés apparurent sur les collines. De Ruyter perdit patience, et ce fut avec fureur qu'il hâta la marche de ses hommes. La plupart des Français étaient ivres, et nous ne pouvions les faire sortir des huttes. Des exclamations de rage se firent entendre sur la colline. De Ruyter sortit par la grande porte de Saint-Sébastien, et je restai avec quelques Arabes pour ramasser les traînards.
J'ai oublié de dire que nous avions incendié la ville dans plusieurs endroits, brûlé deux vaisseaux arabes et sept ou huit canots appartenant aux vaincus.
Les natifs se précipitèrent vers la ville, et nous aperçûmes bientôt des groupes d'hommes armés, courant le long de la rivière que nous avions à traverser. Évidemment, ces hommes avaient l'intention de nous attaquer là. Tout en préparant nos armes, nous hâtâmes le pas; de Ruyter traversait la rivière, et une partie de ses hommes protégeait son passage par une volée de mousquets tirée presque à bout portant sur les natifs. Un messager vint m'avertir de hâter ma course, et il me prévint que de Ruyter allait garder les bateaux. Mais, retenu par la difficulté que j'avais de faire marcher les hommes ivres, je ne pouvais mettre obstacle au rassemblement des natifs, qui s'augmentait de minute en minute.
Quand le nombre des Marratti parut leur promettre une force suffisante, ils s'enhardirent et attaquèrent les marins que de Ruyter avait placés sur l'autre côté du rivage, puis ils traversèrent le courant, se réunirent derrière nous, et un réel danger menaça notre sortie du cap. Je tins ferme et je restai sur le rivage jusqu'à ce que mes hommes eussent passé la rivière. Au moment où j'allais les suivre avec mes Arabes, j'entendis derrière moi des coups de fusil, puis apparut tout à coup, au détour d'un banc de sable, un énorme personnage revêtu d'une brillante armure écailleuse. C'était le munitionnaire, portant sur ses épaules la fameuse tortue, l'un et l'autre accompagnés et protégés par un soldat hollandais.
– Marchez rapidement, leur criai-je de toutes mes forces, car les minutes sont précieuses.
Eh bien, malgré l'extrême danger de ma position, je ne pouvais m'empêcher de rire en considérant l'étrange aspect de Louis.
Il s'avançait vers moi en chancelant sous le poids de son fardeau, et il était difficile de distinguer dans l'ensemble de Louis les formes d'un être humain: il ressemblait à un hippopotame. Le soldat hollandais qui suivait Louis était gonflé dans des proportions ridicules: son surtout rouge de Guernesey et son ample pantalon hollandais, attachés aux poignets et aux genoux, étaient remplis d'une masse d'or et de bijoux qu'il avait découverts après la démolition d'une hutte. Il ressemblait à un ballot de laine, et se mouvait comme un dogre hollandais manœuvrant dans une houle.
– Jetez tout ce que vous portez, si vous tenez à votre vie! leur criai-je avant de m'élancer dans la rivière.
Les natifs approchaient à grands pas de notre arrière-garde, et les difficultés que nous avions à surmonter pour nous servir de nos armes encourageaient les Marratti. Sans l'aide des hommes stationnés de l'autre côté de la rivière, nous n'aurions pas eu la possibilité d'échapper à la mort. Leur feu mettait entre les vaincus et nous une légère distance. Nous étions donc obligés non de nous éloigner, mais bien de fuir en grande hâte.
Tout d'un coup j'entendis quelque chose se débattre dans l'eau, et un cri sauvage de triomphe fut jeté par les natifs. Je regardai vivement autour de moi, le soldat hollandais venait de disparaître, trop chargé par son trésor. Le malheureux avait glissé sur le gué et il coulait à fond. Malgré ses efforts, il lui fut impossible de se débarrasser du poids écrasant qui l'entraînait dans les profondeurs de l'eau. Ce malheur m'affecta, et cependant je n'y pouvais apporter aucun secours. Mon attention fut bientôt distraite par le munitionnaire qui venait également de tomber dans l'eau.
Je courus en arrière, et je tendis ma lance à Louis, qui s'y cramponna avec force. Ce mouvement fit tomber l'énorme tortue, qui profita de ce répit de liberté pour ouvrir ses lourdes nageoires et regagner en triomphe son élément naturel.
Quand Louis se fut redressé, il s'écria avec une expression de physionomie lamentable:
– Mais où est ma tortue? Ah! ne faites pas attention à moi, capitaine, sauvez la tortue!
– La tortue! m'écriai-je, que la tortue soit maudite! je voudrais qu'elle fût dans votre gorge!
– Ah! et moi aussi, capitaine, c'est tout ce que je désire. Ah! ma tortue, ma tortue, où est ma tortue?
Au moment où le désespéré Louis vociférait cette demande, la tortue s'éleva à la surface de l'eau et nagea vers Louis, comme si elle eût voulu se moquer de son ennemi. Dès que le munitionnaire vit la brillante carapace du crustacé reluire au soleil, il tendit les bras, fit le geste de se précipiter au-devant d'elle, en criant d'une voix suppliante:
– La voilà, elle revient, elle approche. Oh! sauvez-la, capitaine! sauvez-la!
N'entendant qu'à moitié les prières de Louis, je crus qu'il me parlait du soldat.
– Où? m'écriai-je en mettant dans ma question autant d'empressement qu'il avait mis d'instance dans sa prière.
– Ici, me dit-il en me désignant la tortue. Oh! capitaine, je ne vous ai pas encore dit comme elle est belle et vigoureuse; je lui ai coupé la gorge il y a deux heures, mais elle ne mourra pas avant le soir: elles ne meurent jamais de suite. Mais si nous la laissons fuir, elle sera perdue, perdue! Vous ne le voudriez pas, j'en suis certain, capitaine.
J'ordonnai à un de mes hommes de s'emparer de Louis; la force l'entraîna au milieu de nous, mais le pauvre munitionnaire marchait aussi obliquement qu'un crabe, les yeux fixés sur la bien-aimée tortue.
Arrivés de l'autre côté du rivage, nous nous empressâmes de regagner nos bateaux; quatre de nos marins furent légèrement blessés pendant cette retraite, mais je n'eus que ce malheur à déplorer, en y joignant toutefois la perte du soldat hollandais et celle de la magnifique tortue.