Читайте только на Литрес

Kitap dosya olarak indirilemez ancak uygulamamız üzerinden veya online olarak web sitemizden okunabilir.

Kitabı oku: «Un Cadet de Famille, v. 1/3», sayfa 3

Yazı tipi:

V

Malgré son augmentation de fortune, mon père n'augmenta pas ses dépenses. Bien au contraire, il établit un système d'économie plus sévère encore que celui qui régissait sa maison à l'époque de ses désastres. Il éprouvait plus de bonheur dans la sourde accumulation de ses richesses qu'il n'en avait jamais ressenti dans le cours de son existence, dont la jeunesse avait été pourtant si joyeusement occupée. L'unique symptôme de vivacité d'esprit et d'imagination que montra encore mon père, au milieu des soucis abrutissants de l'avarice, était dans l'élévation fabuleuse de ses châteaux en Espagne; mais, heureusement pour lui, ses chimères étaient posées sur un piédestal plus solide que celles de la généralité des visionnaires. Les lingots, l'argent monnayé, les terres, les maisons, enfin tout ce qui a une valeur positive et réelle, étaient les objets de ses rêves, l'unique espoir de son ambition.

À ce travail de tête se joignit bientôt le travail plus sérieux de l'arithméticien. Mon père fit l'acquisition d'un petit livre tout rempli de règles de calcul, et sur lequel il chiffra, à un sterling près, la valeur relative de toutes les fortunes dont il pouvait espérer une parcelle. En écrivant sur les marges de ce précieux volume, son inséparable compagnon, le nom de ses parents, de ceux de la famille de sa femme, il y joignit leur âge, leur filiation, l'état moral, physique et financier de leur position; et quand il se fut rendu un compte exact de la valeur de chacun, en faisant la part des maladies, des accidents, de la goutte, il décida qu'on entretiendrait avec les riches une correspondance suivie et amicale, mais que les pauvres seraient entièrement expulsés du cercle des relations familières.

Comme mon père ne se trouvait jamais dans la dure nécessité d'emprunter de l'argent, il éprouvait une horreur profonde pour ceux qui avaient ce triste besoin, et cette horreur doubla son antipathie pour la générosité, car il lui était difficile de débourser sans tristesse même la valeur d'un penny. Si, par le hasard de ses relations, mon père se rencontrait avec des gens dont il fût présumable ou prouvé que la position était précaire, il se lançait alors dans de graves discours sur la cherté des vivres, sur ses obligations personnelles, sur la prévoyance de l'avenir. Toute cette phraséologie était entremêlée de proverbes, de citations faisant preuves, du récit fabuleux des plus fabuleuses tromperies. En ajoutant à cela le témoignage de son dédain pour les pauvres et de son horreur pour l'aventureuse condescendance de prêteur, il épouvantait les plus hardis, et on renonçait promptement à tenter une inutile démarche; car le vol, les tortures de la faim ou le suicide étaient préférables à l'insolent refus de mon père, dont la fortune et l'avarice avaient fermé le cœur.

Nous ne nous sommes jamais mis à table sans un discours en trois points sur l'économie. Ce discours produisait l'effet ordinaire des remontrances et des sermons sur ma nature toujours en révolte. Je prenais l'ordre, la parcimonie, la prévoyance en dégoût, me jurant en mon âme d'être toujours généreux, prodigue et dépensier.

L'excessive mesquinerie de nos repas, en me faisant souffrir la faim, m'indiqua la ruse et le vol comme les remèdes à opposer aux tiraillements de mon estomac. Je m'emparai donc sans scrupule des fruits, du vin, des confitures, pour lesquelles j'avais un goût particulier, et j'arrivai à satisfaire, non sans quelques soufflets, lorsque j'étais pris la tête dans un bol de crème, mon appétit toujours en éveil.

Un jour cependant je jouai tout à fait de malheur, car les élans contradictoires de ma générosité, sans cesse en lutte avec l'avarice de mon père, m'attirèrent une scène semblable à celles dans lesquelles mon maître, M. Sayers, jouait le premier rôle, celui du plus fort. Mon action parut si monstrueuse à mon père, qu'il maudit la destinée de lui avoir donné un fils si infâme, et afin que mon exemple ne nuisît plus à mes frères et ne le ruinât pas entièrement, il résolut de se débarrasser de moi.

Le crime odieux que j'avais commis, crime que mon père n'a jamais ni oublié ni pardonné, était celui d'avoir pris dans le buffet un pâté de pigeons, et d'avoir donné pâté et plat à une pauvre vieille femme qui se mourait de faim. Après son succulent dîner, la trop consciencieuse vieille rapporta le contenant vide du contenu, et cette démarche fit ma perte.

Je maudis de tout mon cœur l'honnêteté de la pauvresse, et, depuis cette époque, il m'est impossible de supporter les vieilles femmes.

Appelée devant mon père, la mendiante écouta silencieusement ses cris, ses reproches, ses menaces de la faire enfermer dans une maison de correction; puis, lorsque mon père se fut épuisé devant cette statue, qui paraissait sourde et muette, il la chassa, et me fit avancer près de lui.

– Vous êtes plus qu'un voleur, me dit-il d'une voix de stentor, vous êtes un criminel endurci, un monstre!

Et il accompagna ces paroles de soufflets et de coups de pied.

Je me tins ferme, aussi ferme que je m'étais tenu autrefois devant les fureurs de M. Sayers. J'avais tellement appris à souffrir, que les coups effleuraient à peine ma peau, épaissie et durcie par de nombreuses cicatrices.

Lorsque les pieds et les mains de mon père furent fatigués de cet exercice, il me dit furieusement:

– Hors d'ici, vagabond, hors d'ici!

Mais je ne bougeai pas, et je soutins d'un œil froid et intrépide le sanglant regard de ses yeux injectés de sang.

De peur qu'on ne s'imagine que j'étais réellement un mauvais sujet et que cet excès de sévérité était urgent pour corriger mes défauts, je dirai que mes frères et mes sœurs ont été gouvernés avec la même barre de fer. La seule différence qui existât entre nous était qu'ils se soumettaient avec patience à ces durs traitements, tandis que rien, ni coups ni sermons, n'avait d'influence sur moi, et que mon insubordination exaspérait mon père. Mais pour montrer entièrement la férocité de son cœur, un seul trait suffira.

Quelques années après l'histoire du pâté de pigeons, mon père résidait à Londres. Il avait toujours eu l'habitude d'accaparer pour lui seul une chambre de la maison dans laquelle il serrait soigneusement les choses qu'il aimait, comme les vins rares, les conserves étrangères, les cordiaux. Ce sanctum sanctorum était une chambre du rez-de-chaussée ayant un abat-jour au-dessus de la fenêtre. Une après-midi, les enfants de nos voisins s'amusaient à jouer, quand tout à coup ils eurent la maladresse d'envoyer leur balle sur le toit plombé de la maison mystérieuse. Deux de mes sœurs, âgées de quatorze à seize ans, mais en apparence déjà de grandes et belles jeunes filles, coururent à la fenêtre du salon pour essayer d'attraper la balle. La plus jeune glissa sur le toit et fut précipitée, au travers de l'abat-jour, sur les bouteilles et les pots qui étaient placés sur une table au-dessous. La pauvre enfant fut horriblement blessée: ses mains, ses jambes et sa figure étaient toutes meurtries, et elle a longtemps conservé les traces de cette effrayante chute.

Au cri d'alarme de ma sœur aînée, ma mère courut à la porte de la chambre, essayant de l'ouvrir avec toutes les clefs de la maison, mais n'osant en forcer la serrure. Pendant ces infructueux efforts, la pauvre enfant pleurait en demandant du secours. Si j'avais été là, j'aurais enfoncé la porte, malgré la défense expresse qu'avait faite mon père de ne jamais pénétrer dans la chambre bleue. Enfin, ma pauvre sœur attendit l'arrivée de mon père, qui était à la chambre des communes, dans laquelle il siégeait. Quel admirable législateur! À sa rentrée, ma mère l'informa de l'accident survenu, en mettant toute la faute sur la maladroite exigence des voisins; mais, sans écouter ses tremblantes explications, mon père se dirigea à grands pas vers sa chambre.

Au bruit sonore de cette rapide approche, l'innocente coupable réprima ses sanglots; et lorsqu'elle parut devant son juge, pâle, effrayée, la figure pleine de larmes rougies par le sang de ses blessures, elle reçut un soufflet et fut chassée de l'appartement.

Lorsque mon père se trouva seul, il transvasa en soupirant le vin qui restait encore dans les bouteilles cassées.

VI

Ma famille manifesta le désir de m'envoyer à l'université d'Oxford, car un de mes oncles avait à sa disposition plusieurs bénéfices, et mon père eût été désolé d'en perdre les avantages; mais, soit dans la crainte d'être obligé d'entrer en lutte avec l'insubordination de mon caractère, soit dans le désir de connaître sérieusement mes goûts, ma famille usa d'un meilleur procédé que celui par lequel elle m'avait conduit chez M. Sayers. Mon père daigna me consulter sur l'urgence de ce prochain départ; mieux encore, il voulut bien en préciser le lieu et me présenter l'image de ma future position sous l'aspect le plus séduisant.

Malheureusement pour la réalisation des espérances de mon père, je réfutai ses arguments à l'aide d'une parole si ferme et avec des manières si éloignées de toute concession, qu'il comprit enfin que je ne serais jamais guidé dans ma conduite ni par l'égoïsme ni par l'intérêt personnel.

À ma grande joie, je fus quelques jours après conduit à Portsmouth et embarqué comme passager sur un vaisseau de ligne nommé le Superbe, qui allait rejoindre à Trafalgar l'escadre de Nelson.

Le Superbe était commandé par le capitaine Keates. De Portsmouth, nous mîmes à la voile pour Plymouth, afin de prendre à bord l'amiral Duckworth; mais un ordre de l'amiral contraignit le vaisseau à stationner trois jours dans la rade, et ces trois jours furent employés par les officiers à maugréer tout bas contre un ordre qui retardait la satisfaction de leur vif désir d'être joints à l'escadre, et par les matelots à transporter sur le bâtiment des moutons et des pommes de terre de Cornwall, destinés à la table de l'amiral.

Ce maudit délai jeta tout l'équipage dans le désespoir, car nous rencontrâmes la flotte de Nelson deux jours après sa victoire immortelle.

J'étais bien jeune à cette époque mémorable de ma vie, et cependant je fus vivement impressionné par la scène qu'amena l'approche du schooner le Pickle, qui portait les premières dépêches de la bataille de Trafalgar et le récit circonstancié de la mort du héros. Le commandant du schooner brûlait d'une si ardente impatience pour être le premier à porter la grande nouvelle en Angleterre, que nos signaux furent vainement aperçus; il n'arrêta pas sa course, et nous nous trouvâmes dans l'obligation de nous détourner de notre route pendant plusieurs heures pour lui donner la chasse, afin de le contraindre à venir sur notre vaisseau.

Le capitaine Keates reçut le commandant sur le pont, et lorsque d'une voix tremblante il lui demanda des nouvelles de l'escadre, je me trouvais à côté de lui. Un profond silence régnait partout; les officiers se tenaient immobiles, pâles et frémissants, à quelques pas de leur chef, qui marchait sur le pont tantôt avec une précipitation fiévreuse, tantôt avec un calme d'écrasant désespoir.

Bataille, Nelson, vaisseaux, étaient les seules paroles intelligibles que pouvaient recueillir les oreilles avides de ces jeunes officiers, bouillants d'impatience et d'ardeur. Le capitaine trépignait, le sang avait jailli à sa figure, et sa voix haletante saccadait les interrogations.

L'amiral Duckworth, retiré dans sa cabine, attendait le résultat des ordres qu'il avait donnés d'arrêter le schooner. Son humeur irritable et violente s'était justement exaspérée du refus d'obéissance qu'avait opposé le commandant à son pressant appel; dès qu'il fut instruit de l'arrivée du schooner, il fit demander le capitaine. Mais Keates n'entendit ni l'ordre ni même la voix qui le transmettait, car il s'appuyait chancelant contre une batterie; et, frappé au cœur, il méconnut pour la première fois la voix de son chef.

– Maudite destinée! murmurait sourdement le capitaine, déplorable délai qui nous enlève la gloire d'avoir participé à la plus magnifique bataille, au plus illustre combat de l'histoire navale!

Un nouvel ordre de l'amiral, qui bouillait de rage et d'impatience, interrompit le sombre monologue du capitaine.

Je suivis Keates dans la cabine du chef, et je m'arrêtai derrière lui sur le seuil de la porte violemment ouverte par l'amiral.

– Une grande bataille vient d'avoir lieu à Trafalgar, dit le capitaine d'une voix basse et entrecoupée par l'émotion, les flottes combinées de la France et de l'Espagne sont entièrement détruites, et Nelson a rendu le dernier soupir. Après un court silence, le capitaine ajouta d'un ton plein d'amertume:

– Si nous n'avions pas perdu trois jours à Plymouth, nous serions au nombre des vainqueurs… Le commandant du schooner vous supplie, monsieur, de ne pas le retenir, de ne pas détruire ses espérances comme vous avez détruit les nôtres…

L'amiral pâlit; mais, sachant qu'il méritait les reproches, il ne fit aucune observation et monta sur le tillac pour interroger le commandant du schooner, qui ne répondit aux questions de Duckworth que par des monosyllabes.

Irrité contre lui-même et contre son entourage, l'amiral renvoya le messager et fit déployer toutes les voiles, afin de réparer par la marche d'une double vitesse les heures qu'il venait de perdre.

Pendant l'exécution de cette manœuvre, l'amiral se promena seul au milieu des officiers, qui gardaient tous un profond silence, et dont les physionomies exprimaient la tristesse et le mécontentement.

Placé au centre de cette désolation, j'en subis l'atteinte, et sans me rendre un compte bien exact du motif de mon chagrin, je m'affligeai avec tout l'équipage.

Le lendemain matin, nous rencontrâmes quelques vaisseaux de la flotte victorieuse; notre amiral communiqua avec eux, et reçut des dépêches du général Callingevood, qui mettait aux ordres du Superbe six vaisseaux de ligne, pour l'aider dans la poursuite des débris de la flotte vaincue. Au nombre de ces vaisseaux se trouvait celui sur lequel je devais prendre une place d'élève: j'y fus donc transbordé.

Il n'est pas nécessaire de dépeindre les misères de l'existence d'aspirant de marine, je les trouvai moindres que celles que j'avais supportées à la pension Sayers, et préférables aux bastonnades de mon père. Du reste, je dois dire en toute franchise que je fus traité par mes supérieurs et même par mes camarades avec une rare bonté, et que cet entourage d'extérieure affection me fit trouver heureux un temps de dure servitude.

– L'inutilité de nos poursuites contre les flottes alliées nous obligea à voguer vers Portsmouth, et la traversée fut très-orageuse; les vaisseaux étaient la plupart démâtés, et le nôtre avait subi des atteintes plus graves; car, fracassé par les boulets ennemis, le pont supérieur était presque incendié. Ce galant vaisseau, qui peu de jours auparavant faisait voltiger ses voiles jusque dans les nuages, tandis qu'il s'avançait fièrement sur les flottes réunies, que l'on nommait avec ostentation les invincibles, était maintenant – quoique son victorieux drapeau flottât encore dans les airs – entraîné çà et là à la miséricorde du vent et des flots. Enfin, après des travaux et des dangers inouïs, et au milieu des acclamations de triomphe de tous les navires auprès desquels nous passions, nous arrivâmes en sûreté à Spithead.

Quelle scène de joie, quel accueil enthousiaste, quel attendrissement universel célèbrent notre débarquement! Du vaisseau au rivage il y avait un pont de bateaux, et chacun s'efforçait d'arriver jusqu'à nous. Des personnes mourantes d'angoisse et d'inquiétude demandaient d'une voix tremblante et passionnée un père, un frère, un fils chéri, un mari adoré. Ces appels étaient suivis ou par un cri de joie délirante, ou par les sanglots déchirants d'un pauvre infortuné qui retournait seul au rivage.

Après les transports de félicitations qui réunirent les amis aux amis, les parents aux parents, vint se faire entendre la voix nasillarde des usuriers juifs, qui offraient aux matelots, d'une main crochue, des poignées d'or en échange de leur part de butin. Aux juifs succédèrent les enfants, les femmes et les parents des matelots; toute une population, tout un peuple qui ne poussait qu'un cri de bonheur; enfin, avec les provisions fraîches, une nuée de femmes de mauvaise vie envahit le vaisseau comme les sauterelles d'Égypte.

Ces femmes arrivèrent en une si prodigieuse quantité, que de huit mille qui demeuraient à cette époque à Portsmouth et à Gaspart, il n'en resta pas plus d'une douzaine dans les deux villes. En peu de temps elles eurent achevé ce que les flottes ennemies avaient menacé de faire, c'est-à-dire de prendre possession de l'escadre de Trafalgar.

Je me rappelle que le lendemain, pendant qu'on déchargeait le vaisseau, ces effrontées pécheresses enlevèrent les trois canons de 32, et je pense qu'il y en avait bien trois ou quatre cents qui viraient le cabestan.

Aussitôt notre débarquement opéré, le capitaine Morris écrivit à mon père pour lui demander ce qu'il fallait faire de moi, puisque son vaisseau, hors de service, était obligé de rester en rade.

Mon père répondit que, bien déterminé à ne pas me recevoir dans sa maison, il priait le capitaine de m'envoyer de suite dans l'école de navigation du docteur Burney.

Je fus épouvanté à l'annonce de cette nouvelle; je pensais en avoir fini avec les pensions; car, pour moi, elles ressemblaient toutes à celles du collége Sayers. Je pressentis donc une vie de pénitences imméritées et d'impitoyables tortures.

Le capitaine Morris, qui souffrait d'une cruelle blessure, fut obligé de quitter le vaisseau, et il me plaça, avec deux autres enfants de mon âge, sous la surveillance d'un contre-maître qui nous amena avec lui à Gaspart. Ce marin avait reçu l'ordre du capitaine de nous conduire dans la maison du docteur Burney.

VII

Le vieux Noé et sa famille hétérogène, en mettant le pied in terra firma, ne ressentirent point, bien certainement, un plaisir plus vif que celui qui nous remplit le cœur lorsque nous quittâmes le vaisseau. Le visage du contre-maître, qu'une longue habitude d'obéissance et à la fois d'autorité avait rendu impassible et grave comme une figurine de bois, venait de s'épanouir et ressemblait à celui d'un joyeux bouffon.

Il regardait autour de lui avec autant de majesté que s'il eût été conquérant et possesseur de l'île entière. Comme le vieux brave traitait de trahison et de blasphème l'expression pensive ou morose d'un débarqué, il se tourna brusquement vers moi, et me dit d'une voix grave:

– Holà! mon garçon, qu'avez-vous? Votre physionomie est aussi renfrognée que si nous étions en un jour de dimanche, et que la cloche sonnât pour annoncer l'heure des prières. Vous ne me prenez pas sans doute pour cet idiot de curé que nous avions à bord?

Le contre-maître avait deviné juste, en pressentant qu'une idée attristante absorbait ma joie. C'était le souvenir des ordres donnés par mon père et que le marin devait exécuter.

– N'allez jamais à l'église sur terre, mon fils, reprit vivement le contre-maître; sur mer on ne peut pas toujours en éviter l'obligation; mais là, les prières se comprennent, il y a quelque chose à demander à Dieu: le beau temps et de riches butins; mais à terre, garçon, il n'y a rien du tout à souhaiter. Allons, mes enfants, marchez la tête haute et cherchons la taverne de la Couronne et l'Ancre; elle doit être quelque part dans ces latitudes, si elle n'a pas échappé à son amarrage.

Ces paroles du contre-maître me firent bondir de joie.

Un répit! m'écriai-je en mon âme; il a oublié la pension et nous allons à la taverne!

Je doublai le pas, marchant de l'allure impatiente et décidée d'un cheval sans frein, quand j'aperçus (car je dévorais les enseignes du regard) une brillante couronne suspendue au-dessus de l'auvent d'une porte; je la montrai à notre gardien, qui nous y entraîna rapidement.

Au moment de franchir le seuil de l'entrée, le marin s'arrêta, et, passant la main sur son front, il nous dit d'un air effaré:

– Arrière, mes garçons, arrière, voyons! Voyons, le capitaine m'a dit de… de vous conduire à… au… où diable est-ce? Dites donc, garçons, où faut-il que vous alliez?

– Aller? répétâmes-nous d'un commun accord et de l'air le plus surpris.

– Certainement, le capitaine m'a ordonné de vous conduire quelque part; c'est très-drôle que vous ne le sachiez pas, et plus drôle encore qu'il me soit impossible de le rappeler à ma satanée mémoire. Bon, j'y suis… au docteur; quelqu'un de Gaspart, enfin… Oui, oui, j'ai entendu parler du bonhomme; je me souviens que dans le temps mon père voulait me faire nager dans son sillage; mais j'étais rusé comme un jeune marsouin, et je n'ai point voulu entrer dans sa maudite frégate. Pour vous, garçons, c'est différent, il faut obéir; j'en suis responsable. Voyons, je suis libre, loin du drapeau, et je puis agir à ma guise; eh bien, mes petits hommes, que pensez-vous? qu'allez-vous dire? Vous sentez-vous entraînés par le courant sur le sable de l'école? Diable! vous regardez autour de vous comme si vous aviez envie de prendre le large et d'échapper à ma surveillance (Nous songions en effet à nous évader). Allons, allons, enfants, suivez-moi; nous parlerons raison le verre en main; j'ai trois jours de bombances à faire, et il suffit à ma conscience de voir vos noms inscrits sur les registres du docteur un quart d'heure avant de me présenter devant le capitaine. Alerte, mes gaillards; filez votre nœud vers la taverne.

Un garçon s'empressa de nous faire entrer dans une chambre, et pendant qu'il arrangeait le feu en attendant des ordres, notre commodore criait de toute sa force:

– Eh! là-bas, vous autres, vous ne faites pas mal de poussière comme ça avec votre fourneau d'enfer, et si vous ne vous dépêchez pas de nous apporter du grog afin de nettoyer notre gorge, je verrai si une application de tapes sur votre poupe ne vous fera pas agir avec plus de vitesse. – Arrêtez, continua-t-il en rappelant le garçon qui se hâtait de courir pour chercher la consommation demandée. – Enfants, et il se tourna vers nous, ne sentez-vous pas le vent entrer dans votre tillac? Quelle heure est-il, garçon?

– Monsieur, il est dix heures.

– Fort bien, apportez-nous quelque chose à manger.

– Que désirez-vous, monsieur; nous avons du bœuf et du jambon froids?

– Je ne désire ni l'un ni l'autre, gronda le contre-maître; voulez-vous donc nous donner le scorbut, affreux coquin?

– Nous avons aussi des côtelettes et des biftecks.

– C'est cela, apportez-en et faites mouvoir vos jambes un peu plus vite que cela, imbécile que vous êtes… Attendez… serait-il possible d'avoir des poulets?

– Oui, monsieur, oui, nous en avons un superbe dans le garde-manger, répondit le garçon ahuri, et se tenant prudemment à distance du maître d'équipage.

– Un poulet! stupide animal; je vous dis de faire rôtir tout le poulailler et de vous dépêcher, encore; car s'ils ne sont pas sur la table dans cinq minutes, dites à la mère… je ne sais pas son nom… à l'hôtesse, que je l'embrocherai elle-même. Eh bien! pourquoi ne bougez-vous pas? Mais allons donc, butor! Arrêtez… Comment!.. Mais où diable est donc le grog que j'ai demandé il y a une heure?

– Mais, monsieur… balbutia le garçon, de plus en plus effrayé.

– Taisez-vous, belître, dit le marin en lançant au travers de la chambre son chapeau orné de dentelles d'or; taisez-vous et filez sous le vent, ou sinon…

Le garçon, à qui cette manière claire et précise de commander donnait des ailes, se baissa sous la table, et se levant avec l'élasticité d'un diable de tabatière, il s'élança vers la cuisine et disparut comme l'éclair sous les yeux du vieux loup de mer.

Celui-ci, à qui cette rapidité exagérée dans l'exécution de ses ordres était loin de déplaire, jeta sur nous un regard de triomphante satisfaction; puis, élevant la main droite jusqu'à la hauteur de sa bouche, il en retira, avec une délicatesse suprême, une chique qui y était toujours emprisonnée et qui faisait croire aux étrangers que le vieux marin avait sous une de ses joues un incurable abcès. Après avoir, par une seconde manœuvre, transporté de la main droite au creux de la main gauche ce morceau de tabac, à qui il ne donnait de répit qu'aux heures solennelles des repas, notre homme saisit son verre avec la ferme assurance d'un homme habitué à cet exercice, et en avala d'un trait le contenu.

– Diable! dit-il en faisant claquer bruyamment sa langue contre le palais, voilà un petit brandy que j'aime bien mieux dans ma gorge qu'une corde alentour d'elle, et je ne serais pas fâché, avant d'approfondir les côtelettes et les biftecks qu'on doit nous apporter, de renouveler connaissance avec lui… Je vais donc lui dire encore un mot.

Et le contre-maître versa encore dans son verre une rasade de cognac, pour laquelle il mit pour la forme un passe-poil d'eau claire.

Ce grog fulminant étant avalé, les yeux de notre mentor brillèrent et s'humectèrent d'une larme de satisfaction, puis, s'affermissant sur sa chaise et fixant un regard assuré sur la table, que le garçon, revenu de sa frayeur, avait abondamment garnie de viandes, il brandit sa fourchette et nous donna le signal du branle-bas, en s'écriant:

– Adieu va! mes enfants, sus à l'ennemi!

L'ennemi, je veux dire les côtelettes et les biftecks, ne tint pas longtemps devant nos appétits aiguisés par une longue traversée, et, après une courte résistance, la table fut couverte des débris de notre victoire et de plusieurs bouteilles et flacons morts. Ces malheureux, qui avaient perdu l'esprit dans la bataille, furent dédaigneusement jetés sur le carreau par notre général en chef, qui, ainsi que nous, avait oublié et le vaisseau et la pension.

D'un pas légèrement festonné, nous arrivâmes à Gaspart. Là, notre pilote nous promena de boutique en boutique, et dans chacune d'elles il faisait une emplette, en nous engageant à l'imiter. Comme il nous avait avertis qu'il prenait à son compte personnel tout le montant des dépenses, et que nous savions que notre commanditaire n'aimait pas à être désobéi, nous nous donnâmes bien garde de le contrarier, et nous sortîmes des magasins où il nous avait menés chargés de butin.

Durant tout le cours de cette bordée, ou plutôt de cette invasion à Gaspart, le vieux marin, qui avait le vin très-hospitalier, invitait tous les camarades qui se trouvaient sur son passage et toutes les figures qui lui plaisaient – et il était facile de lui plaire dans ces moments-là – à dîner à la taverne de la Couronne et l'Ancre à deux heures précises.

Ce n'était pas seulement aux hommes que le prodigue amphitryon s'adressait. Non moins tendre que généreux, à toutes les jeunes et jolies femmes qu'il rencontrait également de sa connaissance, – et Dieu sait si le nombre en était grand, – il tenait ce discours flatteur:

– Mes toutes belles, virez de bord, mettez le cap sur votre domicile, balayez les ponts, mettez un peu d'ordre dans votre cabine, gréez-vous le plus coquettement possible, et venez me rejoindre au théâtre. Surtout, mes petits amours, ne manquez pas de remplir vos petites bouteilles de poche, afin d'avoir beaucoup de grog dans la cambuse; je serai exact au poste.

Ces invitations terminées, le contre-maître, qui était prévoyant et systématique dans les arrangements de sa fête, alla au théâtre, pour lequel il prit trois loges, et rentra enfin à la Couronne et l'Ancre, en se plaignant de son travail à sec, c'est-à-dire d'avoir travaillé sans boire.

Les nombreuses connaissances de notre joyeux commodore commencèrent bientôt à arriver. Les salutations extravagantes, rudes et folles le ballottèrent des mains de l'une dans les bras de l'autre. Ce fut une orgie de paroles qui précéda l'orgie d'action. On servit la table, et les viandes disparurent comme par miracle; les bouteilles vides volèrent çà et là, accompagnées des plats et des assiettes. Au dessert, l'eau-de-vie, la limonade spiritueuse et le rhum firent le tour de la table. On chanta, on porta des toasts, on fit des plaisanteries jusqu'au moment où notre méthodique amphitryon, se levant de table, nous dit avec gravité:

– Vous, là-bas, dans ce coin au bout de la table, jeunes chiens de mer, arrêtez votre jargon, ou je vous porte à l'instant dans les bras du docteur, vous comprenez… Maintenant, mes braves, ceci s'adresse à tous, que pensez-vous de l'offre d'une petite promenade? Il est l'heure du spectacle, et vous devez savoir que, pour aller aux églises et aux théâtres, il faut être de sang-froid; là, par respect pour les curés; ici, par amour pour les dames. Il n'est point admis dans les belles manières de s'enivrer avant le coucher du soleil, et je ne le permettrai pas. Ainsi, avancez à l'ordre; je n'ai plus qu'un toast à porter, et après cette dernière salve je hisse mon pavillon.

Le contre-maître fut bruyamment interrompu par les cris des convives.

– Silence! gronda-t-il d'une voix de tonnerre.

Tout le monde se tut, excepté les verres et les bouteilles, qui tremblèrent et rendirent un son cristallin.

Quand le calme fut un peu rétabli, le marin ajouta:

– Remplissez vos verres, messieurs, mais faites-le sans bruit, car nous allons porter un toast très-solennel. Je m'aperçois avec peine de la négligence que ce rustaud de garçon apporte à remplir ses devoirs envers nous; les bouteilles sont à moitié vides; eh bien! je vous ordonne d'empoigner chacun une bouteille, de la désenfler complétement et de lui casser la tête.

Cet ordre, reçu avec acclamation, satisfaisait fort peu le garçon de service, qui se hasarda à murmurer quelques remontrances.

– Marins! cria notre chef, soutenez votre capitaine. Qu'est-ce à dire, drôle, tu te révoltes?.. Sors d'ici… Ah! tu ne veux pas vider le pont, eh bien! mes braves, écoutez ceci: un, deux, et quand je dirai trois, souvenez-vous que la tête de ce requin est une cible.

Le domestique, effaré, se précipita hors de la chambre, contre les portes de laquelle les bouteilles allèrent se briser.

Après avoir bu avec une gravité chancelante à la santé du grand Nelson, nous fîmes irruption dans la ville, tâchant, tant bien que mal, de marcher ensemble dans la direction du théâtre. Cette orgie fut ma première leçon d'ivresse, et j'étais tellement ébloui par les liqueurs que j'en respirais partout, et que l'air me semblait imprégné d'alcool.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
27 eylül 2017
Hacim:
280 s. 1 illüstrasyon
Tercüman:
Telif hakkı:
Public Domain
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre