Kitabı oku: «Un Cadet de Famille, v. 1/3», sayfa 4
Je ne me rappelle absolument rien de la pièce que je vis représenter au théâtre; il me souvient seulement que l'auditoire était composé de matelots et de leurs joyeuses compagnes.
Si le son de la grande cloche de Saint-Paul avait remplacé la musique aiguë qui remplissait les entr'actes, il n'eût pas été perceptible.
À minuit, un souper fabuleux nous réunit encore à la taverne, et à deux heures nous roulions, ivres de joie et de vin, dans les rues de la ville, attaquant les gardes de nuit, les employés du chantier de la marine royale et quelques soldats que le hasard nous fit rencontrer.
Malgré la prodigieuse quantité de liqueurs que le contre-maître avait absorbée, sa tête était aussi saine et aussi calme que la bonde de bois d'un tonneau de rhum. Quant à moi, je marchais en trébuchant; les maisons se livraient devant mes yeux atones à des danses macabres, et pour un pas que je faisais en avant, j'en faisais deux en arrière: mais le contre-maître veillait sur la faiblesse des traîneurs jusqu'à ce qu'il nous eût tous conduits au quartier général, ainsi qu'il appelait notre auberge. Là, il nous remit tous les trois dans les mains d'une vieille haridelle à la figure rouge comme un boulet en feu, en lui disant d'un ton emphatique d'avoir pour nos petites personnes les attentions les plus grandes.
La vieille femme répondit qu'elle nous traiterait avec des égards d'hôtesse et une affection de mère.
Ce soin accompli, le fastueux amphitryon donna l'ordre de préparer dans sa chambre un lit et une bassinoire, d'ajouter à cela un hareng salé, du pain et un bol de punch, puis il nous souhaita une bonne nuit, et sortit de la taverne pour aller en ville.
Notre prévenante et soumise hôtesse nous fit promptement préparer des lits, nous donna à chacun un verre de grog très-fort, et nous fit observer prudemment qu'il était fort tard. Sur ces paroles, elle me conduisit dans ma chambre, me coiffa d'un de ses bonnets en me disant que j'étais un très-joli garçon, et ajouta encore, après m'avoir embrassé:
– Maintenant, sois sage, et n'oublie pas de dire ta prière avant de t'endormir.
Je m'éveillai au point du jour; des rêves affreux avaient tourmenté mon sommeil, et si j'avais connu ce fantôme qu'on appelle le cauchemar, je me serais imaginé que ce hideux visiteur s'était glissé dans les rideaux de mon lit. J'étais encore étourdi des libations de la journée, et ma mémoire cherchait à rassembler les souvenirs confus des scènes de la veille. L'entrée de la servante dans ma chambre dissipa entièrement les nuages qui enveloppaient mon esprit.
Après avoir pris un bain et m'être habillé, je descendis au parloir, dans lequel se trouvait le contre-maître; j'y entrai, les yeux timides, la démarche honteuse, craignant des reproches, sans songer que c'était dans le seul but de me distraire que mon gardien s'était fait l'instrument de ma faute.
Le contre-maître était assis comme un empereur ou comme un prince abyssinien, dans un large fauteuil que la corpulence de sa royale personne remplissait en entier; il emprisonnait le feu entre ses jambes posées en arcs-boutants. Sur une table posée près de lui se prélassaient des tasses sans soucoupes, des théières sans manches, un morceau de beurre salé enveloppé dans du papier brun, une rôtie de pain à moitié mangée et des débris de hareng. Tous ces restes témoignaient de la sobriété du bon marin, lorsqu'il n'avait pas de convives pour lui tenir tête.
À la fin de deux jours de fêtes aussi bruyantes que celles que j'ai racontées, le contre-maître nous conduisit, mes camarades et moi, au collége du docteur Burney; mais, avant de se séparer de nous, il nous glissa à chacun deux guinées dans la main, nous engagea à être sages, en nous recommandant le silence sur l'emploi de nos jours de liberté.
Nous l'embrassâmes en pleurant, et il avait disparu que nous le cherchions encore et du cœur et des yeux.
VIII
Je passai un temps très-court dans la maison du docteur Burney, car je n'y étais entré qu'avec la condition expresse qu'au premier départ d'un vaisseau je serais immédiatement embarqué.
Parmi les élèves du docteur, il s'en trouvait quelques-uns qui avaient déjà vu la mer; je me liai de préférence avec ceux-là, et l'un d'eux me joua un mauvais tour, qui s'est gravé dans ma mémoire, comme le seul souvenir de ces quelques mois de collége.
Le capitaine Morris m'avait donné une lettre pour mon père. Un jour j'obtins la permission de sortir, afin de la mettre à la poste, et je fus accompagné par Joseph, le camarade rusé dont je n'ai pas même oublié le nom.
– Pour qui est cette lettre? me demanda-t-il lorsque nous fûmes hors de la maison; montrez-moi l'adresse, je vous prie.
Et prenant la lettre de mes mains, sans attendre mon refus ou mon consentement, il la sentit lourde et s'écria:
– L'enveloppe renferme quelque chose de plus précieux qu'un chiffon de papier.
Je lui dis alors que le capitaine Morris m'avait fortement recommandé de faire parvenir cette lettre à mon père, et cela dans le plus bref délai.
– Ah! ah! par Jupiter, je comprends: cette lettre renferme un trésor, et c'est bien certainement le reste des billets de banque que votre père avait donnés au capitaine pour satisfaire aux nécessités de votre entretien. J'espère que vous ne serez pas assez niais pour commettre la folie de l'envoyer.
– Mais si, répondis-je en essayant de lui prendre la lettre.
– Mon Dieu, que vous êtes stupide! Cet argent vous appartient, puisqu'il vous était destiné; gardez-le, il vous est bien nécessaire, puisque vos deux guinées sont dépensées; un garçon de votre âge ne doit jamais rester les poches vides.
Joseph ajouta tant de moqueries, tant d'arguments à ces paroles, qu'il parvint à éveiller en moi un sentiment de rancune contre l'avarice de mon père. Je songeai aussi qu'il me serait difficile de rencontrer la nouvelle occasion d'une pareille aubaine, et je ne fis aucune objection pour repousser la déloyauté des conseils de mon camarade.
– Vous avez droit, et un droit incontestable, à la moitié de cette somme, reprit-il; et comprenant que mon silence était une affirmation, il brisa doucement le cachet de la lettre.
– Ah! mon Dieu! s'écria Joseph, regardez, la lettre vient de s'ouvrir. Quel heureux hasard! Voici vos billets de banque.
La vue de l'argent me grisa la conscience; je le pris de ses mains et nous déchirâmes la lettre.
Généreusement aidé par Joseph, j'eus bientôt dépensé un trésor que, sur le premier moment, j'avais jugé inépuisable. Ma part, bien moindre que celle de mon compagnon, car il avait fait le partage, fut presque absorbée par l'achat d'un fusil, d'une boîte de poudre et d'un paquet de balles.
Le lendemain, le docteur Burney nous permit de sortir pour faire la chasse aux oiseaux.
Joseph me laissa tirer le premier coup, et comme nous étions convenus de mettre en commun la jouissance du fusil en nous en servant tour à tour, je le lui donnai aussitôt.
Mais après s'en être injustement servi, et à différentes reprises, il refusa de me le rendre.
Irrité de cet égoïsme, je lui dis qu'en bonne conscience il devait avouer que l'arme était à moi seul, et que ma complaisance méritait un meilleur remercîment.
– Ah! le fusil est à toi! s'écria-t-il en tournant le canon vers ma figure; mais il rabaissa l'arme, et d'un geste furieux m'appliqua un soufflet.
Je pâlis de colère et nous marchâmes en silence: Joseph fatigué de ne rien tuer ou de ne pouvoir rien tuer, ce qui est absolument la même chose, moi exaspéré d'indignation.
Vers le milieu de l'après-dîner, mon despotique compagnon eut faim, et m'ordonna de dépenser mon dernier écu à l'achat de quelques rafraîchissements dans une ferme dont nous longions les murs.
Je ne pouvais ni refuser ni hésiter à obéir; Joseph avait le fusil, il était donc mon maître.
À la fin de notre repas, l'insolence du coquin devint tout à fait impérieuse, car il me contraignit à placer mon chapeau à vingt pas de lui, afin d'avoir un but pour exercer son adresse.
– Puisque tu m'as obéi, dit-il d'un air de condescendance, je te permettrai tout à l'heure de viser ton chapeau; mais si je mets dedans plus de balles que toi, tu me donneras le reste de ton écu.
J'acceptai cet arrangement d'un air si joyeux et si satisfait, que Joseph me prit sans doute pour un imbécile.
Il tira maladroitement et me donna le fusil en ayant l'espoir d'une heureuse revanche à sa seconde tentative.
En saisissant l'arme, je me jetai à quelques pas de Joseph; je visai froidement, non pas mon chapeau, mais celui qui était sur sa tête, en lui disant:
– Chapeau pour chapeau!
Je tirai la détente.
Mon mouvement fut si rapide et si imprévu, que le jeune garçon ne trouva la force de crier qu'à l'instant où je m'aperçus que le fusil était sans amorce.
– Ne tire pas! hurla-t-il d'une voix perçante, tu me brûlerais la cervelle.
– C'est mon intention, répondis-je d'un ton glacial, et je rechargeai l'arme.
Le coquin s'enfuit en courant, et il essayait de franchir un mur, lorsque, rapidement arrivé jusqu'à lui, je fis feu…
Joseph tomba.
Mais, lorsque je vis la victime de ma colère étendue par terre, sans mouvement et le visage décoloré, le transport de rage qui m'avait égaré se changea en une indicible épouvante. Je jetai mon arme avec horreur et je me précipitai vers mon camarade.
– Tu m'as tué, dit Joseph d'une voix faible.
L'examen de la blessure me rassura sur les suites de mon emportement, car ce n'était qu'une légère égratignure dans un endroit où l'insolent aurait dû recevoir des coups de pied.
La peur paralysait tellement l'intelligence de ce lâche qu'il balbutiait d'une voix éperdue:
– Ne me fais aucun mal… je vais mourir… tâchons de rentrer au collége… Ce soir je n'existerai plus.
La première chose que fit Joseph à notre retour, et cela en violant sa promesse de garder le silence, fut de courir – car il avait retrouvé l'usage de ses jambes – tout raconter au docteur.
Sans approfondir la cause de ce qu'il appela ma rage, M. Burney se saisit de mon arme et m'enferma dans une chambre.
En me rendant ma liberté quelques jours après, le docteur m'annonça qu'une lettre de mon père lui donnait l'ordre de me conduire à bord d'une frégate, et mon départ eut lieu le lendemain.
Le capitaine de ce bâtiment connaissait ma famille; c'était un Écossais à la figure hideuse, au caractère sournois et flagorneur, et qui n'avait atteint ce grade qu'à force de bassesses, de cajoleries envers ses chefs et de servilité à l'égard de tous. Le premier lieutenant de ce mauvais drôle était né à Guernesey. D'une nature aussi vile que celle du capitaine, il avait de plus des manières communes, un esprit méchant, envieux, et cette dernière qualité lui faisait prendre en haine, et cela indistinctement, jalousement, sans cause excusable, toutes les personnes qui lui étaient supérieures, ce qui étendait son aversion sur l'univers entier.
Malgré la bonne intelligence qui régnait entre les élèves et moi, je ne pus m'habituer au régime de cette nouvelle existence, dans laquelle je ne trouvais ni la grandeur ni l'indépendance dont la vie maritime s'était parée à mes yeux. De l'ennui j'arrivai promptement à la résolution de rompre toutes les entraves qui me retenaient sous une volonté plus puissante que la mienne, et j'y songeai avec une impatiente ardeur.
Le capitaine, qui avait entre ses mains une autorité sans bornes, pouvait à son choix faire du vaisseau un paradis ou un enfer, et il préférait certainement le baptiser de ce dernier titre, car il usait de son pouvoir avec un rigorisme qui était à la fois injuste et cruel.
Les intraitables défauts de mon caractère, entier et dans sa résistance et dans l'expression de cette résistance, me rendaient incapable de soumission. Ne pouvant ni me plier devant des caprices ni m'abaisser à de vaines, à de fausses flatteries, je parvins à me faire détester cordialement de mes chefs. Dès lors les jours s'écoulèrent pour moi ou dans l'émancipation d'une révolte constante, mais sans résultat heureux, ou dans l'isolement des cachots; puis, en secouant avec une impuissante vigueur les chaînes de cet esclavage, je déplorais la perte des illusions qui m'avaient fait entrevoir des batailles sans nombre, de victorieux combats dans l'armée navale. J'avais souri autrefois, d'un air incrédule, aux histoires d'un vieux matelot qui m'assurait avoir déjà vécu cinquante ans sur mer sans connaître encore la portée d'un boulet de canon, et je voyais avec effroi qu'il pouvait avoir raison.
La bataille de Trafalgar semblait être le dernier exploit guerrier de la marine, et la passion du vieux Duckworth pour les moutons et les pommes de terre de Cornwall m'avait fermé le livre de gloire dans lequel j'aurais pu lire, sur d'émouvantes pages, à quel prix et comment la renommée s'acquiert.
Ce regret amena le désenchantement dans mon âme, et le mépris que m'inspirait la conduite abjecte et sans dignité des jeunes officiers du bord changea ce désenchantement en profond dégoût.
Je n'aurais jamais pu réussir, même avec la volonté la plus tenace, à courber ma nature sauvage sous le droit d'une autorité injuste ou d'un titre, comme le faisaient mes compagnons. Et il m'est encore difficile de comprendre comment des fils de bonne maison, dont l'intelligence a été développée par l'étude, peuvent descendre à cet abandon complet de leur individualité. Ces jeunes gens n'ont là ni idée à eux ni caractère propre; ce sont des brebis toujours prêtes à se laisser tondre.
Le règlement qui discipline les rapports entre les élèves et les chefs est formé de façon que la tyrannie soit entière et sans contrôle d'un côté, et la soumission absurde et complète de l'autre. On doit avoir sans cesse son chapeau à la main, ne jamais exprimer, même par un signe le plus simple, le moins sensible, un mécontentement. Si une querelle s'élève, si le droit est du côté du plus faible, n'importe, vous avez mal agi, vos supérieurs ont raison; car, de même que l'infaillible royauté, ils ne peuvent avoir tort. Cette suprématie est peut-être nécessaire au maintien de la discipline, soit; mais, en admettant l'utilité de sa rigoureuse exigence, on ne peut s'empêcher de la considérer comme arbitraire et souverainement despotique.
Cette appréciation de la loi est faite sans espoir d'en corriger les abus; mais ces abus ont toujours violemment froissé les hommes qui s'en trouvaient les victimes, et leur ont inspiré le désir d'y apporter des remèdes à l'heure du pouvoir. Malheureusement la nature humaine a tant de faiblesses, d'irrésolutions dans la pensée, d'égoïsme dans l'action, que, l'instant venu où une parole juste et ferme pourrait changer le déplorable état des choses, l'améliorer, ils oublient leurs projets de réforme, ou, pour mieux dire, ils ne les considèrent plus sous leur véritable jour.
Les changements, appelés de tant de vœux à une époque où ils leur eussent été personnellement utiles, ne sont, quand ils n'aident pas à leur bien-être, que des innovations dangereuses, des impossibilités, un abandon du droit.
Ils expriment alors leurs nouvelles croyances à l'aide de phrases spécieuses, telles que celles-ci:
«Il faut faire comme les autres. – Les choses sont bien ainsi. La tentative de les améliorer serait présomptueuse.»
Toutes ces défaites cachent maladroitement leur désir de tyrannie, désir souvent immodéré dans le cœur de ceux qui ont le plus crié à l'injuste en étant le moins maltraités.
Ils continuent donc à suivre le même chemin, à perpétuer le même système, car ils ne vivent que pour eux et agissent, sinon honnêtement, du moins avec prudence.
Bacon a dit de la fourmi: «C'est une sage créature pour elle-même, mais un fléau pour un jardin.» On oppose généralement d'infranchissables obstacles à ceux qui essayent de faire accepter des changements dans les habitudes invétérées par un long usage, parce que ces changements sont regardés comme une insulte à la mémoire ou à l'expérience des hommes qui ne les ont pas conçus, parce que c'est dire aux uns qu'ils ont été des sots, aux autres qu'ils le sont encore.
De tout temps et dans tous les siècles, les réformateurs, n'importe quel a été leur motif ou leur but, ont souffert le martyre, et la multitude a toujours montré une sauvage exaltation en assistant à leur supplice. Faites entrer la lumière dans un nid de jeunes hiboux, ils crieront contre l'injure que vous leur faites. Eh bien! les hommes médiocres sont de jeunes hiboux: quand vous voulez leur présenter des idées vivaces, fortes et brillantes, ils les dénigrent en les déclarant absurdes, fausses et dangereuses. Chaque abus qu'on tente de réformer est le patrimoine de ceux qui ont plus d'influence que les réformateurs, un bien défendu et insaisissable.
IX
Mon esprit se préoccupait donc exclusivement de la recherche des moyens à employer pour rompre les contrats d'un apprentissage qui me faisait souffrir autant au moral qu'au physique. J'avais dans ma force et dans mon courage une foi si complète et si aveugle qu'il me parut possible de hasarder, au premier débarquement, une désertion. Cette désertion, me disais-je, en me rendant ma liberté, me mettra à même de choisir le genre de vie qui convient à mes goûts. Sans vouloir cependant renoncer tout à fait à suivre la carrière maritime, je voulais arriver à conquérir plus d'indépendance et surtout plus de considération pour le rang que m'assignait mon titre de gentilhomme. Ces espérances illusoires avaient été puisées dans la lecture des romans et des histoires du vieux temps, qui racontaient les aventures de jeunes héros partis pour les Indes pauvres et nus, et qui avaient rapporté dans leur patrie les trésors d'un nabab.
La réelle misère de ma situation présente glissait parfois de sombres nuages au milieu de ces rêves d'or, et je songeais avec peine qu'étant sans amis, sans argent, sans expérience, j'aurais d'effroyables obstacles à surmonter pour conquérir même la médiocre fortune à laquelle j'aspirais dans mes jours de réel découragement. L'impitoyable abandon de mon père, le silence sans doute imposé à mes sœurs, la privation éternelle de la vue de ma mère, étaient, à mes heures de réflexion, de cruels supplices. Mais à quoi bon sonder les mystères de l'âme, à quoi bon! Je m'impose la tâche de raconter l'histoire de ma vie, et je ne dois qu'effleurer d'une plume légère la surface de ses affreuses douleurs.
J'aimais passionnément la lecture, et j'avais su me procurer une grande quantité de livres, seul charme de mes heures de prison ou de loisir.
Ces livres, qui étaient les uns de vieilles tragédies, les autres des récits de voyage, m'enseignèrent un peu d'histoire et beaucoup de géographie.
J'avais appris de mémoire et d'un bout à l'autre la narration du voyage du capitaine Bligh dans les îles de la mer du Sud; la révolte de ses hommes m'impressionna vivement, mais son récit partial ne m'illusionna pas sur ses propres mérites. Je détestais sa tyrannie, et l'impétueux Christian fut mon héros. J'enviais la destinée de ce jeune homme, en désirant que la mienne eût les mêmes hasards, car je brûlais du désir d'imiter sa conduite, si courageusement rebelle à des ordres cruels.
Ce livre m'instruisit, m'exalta et laissa dans mon cœur une impression qui a eu la plus grande influence sur les actions de ma vie.
Le secrétaire du capitaine s'aperçut un jour que je possédais beaucoup de livres, et que, n'ayant pas de place pour les serrer convenablement, je m'en trouvais quelquefois embarrassé. Pensant que ces volumes seraient un ornement pour sa cabine, il me proposa de construire une espèce de bibliothèque et de les y enfermer.
– Vous pourrez, me dit-il, disposer de ma chambre pour lire tant que vous le voudrez; moi, je n'ouvre jamais un livre.
J'acceptai joyeusement cette offre, que j'eus la niaiserie de juger comme une complaisance de bon camarade.
Quelques jours après, ayant une heure à perdre, je descendis chercher un livre.
Comme je sortais de la chambre en emportant le volume, il me dit d'un ton grossier:
– Lisez ici; je ne veux pas qu'un seul de ces ouvrages sorte de ma cabine.
– Ils ne sont donc pas à moi? lui demandai-je avec calme.
– Non, me répondit sèchement le secrétaire.
– Comment, monsieur! auriez-vous l'intention de m'en disputer la jouissance hors de votre chambre, et la possession si je voulais les reprendre?
– Voyons, voyons, pas d'insolence, s'il vous plaît.
– Donnez-moi mes livres; je ne veux pas les laisser un instant de plus ici, et je comprends l'indélicatesse de votre conduite.
– Je vous défends d'y toucher.
– Ah! c'est comme cela! m'écriai-je en m'élançant vers la planche sur laquelle ils étaient posés.
Ce déloyal garçon me frappa: je lui rendis le coup.
L'adversaire inattendu avec lequel j'allais entrer en lutte était un gros homme de trente ans et plus; moi, j'avais une quinzaine d'années; mais ma taille souple, mince, élancée, me donnait l'extérieur d'un jeune homme de dix-huit ans.
Très-étonné de mon audace, le secrétaire resta un instant silencieux.
Quelques élèves étaient descendus, attirés par le bruit de la dispute, et, immobiles auprès de la porte ouverte, ils en attendaient le dénoûment.
Lorsque j'eus rendu avec usure le soufflet de l'insolent secrétaire, j'entendis ces paroles:
– Très-bien! très-bien, camarade!
L'approbation des élèves irrita le sot et méprisable griffonneur. Il rougit, et, me saisissant par le cou, il cria d'un ton féroce:
– Jeune vagabond, je vous dompterai.
Appuyé contre les parois de la cabine, sans la possibilité de pouvoir faire un mouvement, je subis, dans la contrainte d'une indicible rage, des coups de règle et des soufflets. Enfin un instant d'inattention échappée à mon bourreau dégagea mes mains emprisonnées par la pression de son bras de fer, et je me défendis autant que mes forces purent me le permettre.
Les élèves m'encourageaient par de bonnes paroles, mais leur lâcheté craintive, cette lâcheté qui leur galvanisait le cœur les empêcha de me porter secours.
La tête me tourna; le sang jaillissait à flots de mon nez et de ma bouche; j'étais physiquement vaincu, mais mon courage ne faiblit pas, car je défiai le misérable d'une voix insolente et ferme.
Cette bravade augmenta sa fureur.
– Hors d'ici! hurla-t-il d'une voix terrible; hors d'ici, ou je vous extermine!
– Non. Je ne sortirai pas de votre cabine, je veux mes livres.
Le secrétaire redoubla la fureur de ses coups, et je compris que j'allais perdre connaissance, car tous les objets tourbillonnaient devant mes yeux. J'étais au désespoir de me sentir battre par un lâche, par une brute que je méprisais de toute mon âme, et dont les paroles insultantes et l'air vainqueur me torturaient plus encore que les mauvais traitements.
Tout à coup mes yeux tombèrent sur la lame luisante d'un couteau posé sur une table à proximité de ma main.
Un espoir de vengeance ranima mes forces; je saisis le couteau, et le brandissant sous ses yeux je lui dis:
– Lâche! gare à vous maintenant.
En voyant la lame affilée du couteau, le secrétaire recula; mais je m'élançai sur lui et le frappai avec violence.
– Grâce, grâce! murmura-t-il faiblement et à plusieurs reprises, grâce! puis il roula ensanglanté au milieu de la chambre.
– Que se passe-t-il donc? s'écria une voix encore éloignée, mais qui se rapprochait au pas de course.
Je me tournai vers le questionneur en répondant:
– Cet assassin m'a horriblement battu, et je l'ai tué.
Un silence d'écrasante surprise suivit ma réponse.
Je jetai le couteau sur la table, et, prenant mon livre, je sortis de la cabine.
Un sergent de marine vint bientôt me dire de monter sur le pont.
Le capitaine s'y trouvait, entouré de ses officiers.
Lorsque je parus, il demanda au premier lieutenant le récit du combat.
– Ce jeune étourdi, répondit l'officier, a tué votre secrétaire avec un grand couteau de table.
Le capitaine, qui avait entendu parler de la rixe sans en connaître ni les champions ni les détails, me regarda d'un air furieux, et, sans m'adresser une seule question, il s'écria:
– Tué mon secrétaire! mettez l'assassin aux fers… tué mon secrétaire!
J'essayai de parler.
– Bâillonnez ce drôle, cria le capitaine, et conduisez-le tout de suite dans la fosse aux lions; pas un mot, monsieur, pas un geste. Ah! vous avez tué mon secrétaire!
Le sergent allait me saisir, lorsque je lui dis d'un air fier:
– Ne me touchez pas, je vous le défends!
Et, la démarche ferme, le regard calme, car je me croyais un homme, je descendis lentement l'ouverture à travers les écoutilles.
Au bas de l'escalier, un sous-lieutenant vint contremander l'ordre.
– N'ayez pas peur, me dit-il, le capitaine ne peut vous faire aucun mal.
– Ai-je l'air de trembler, monsieur?
– Vous êtes un brave enfant, murmura l'officier en entendant le pas rapproché de son chef.
– Vous n'êtes pas honteux d'une pareille conduite? me demanda sévèrement le capitaine.
– Non, monsieur.
– Comment! est-ce là une réponse convenable? Ôtez votre chapeau. Vous allez être pendu, monsieur, pendu comme assassin.
– À l'humiliation d'être souffleté par vos valets, capitaine, je préfère la mort: pendez-moi.
– Vous êtes fou, monsieur, fou à lier.
– Oui, je suis fou d'indignation et de rage, fou parce que vous et votre lieutenant me grondez et me maltraitez sans cesse, et cela par méchanceté, injustement, cruellement; je ne me soumettrai plus à vos ordres; je veux être traité en officier et en gentilhomme, et je suis battu comme un chien. Débarquez-moi où vous voudrez, si vous ne me pendez pas, car je ne remplirai aucun devoir, je n'exécuterai aucun ordre; je ne veux plus ni être grondé par vous ni me sentir battu par vos domestiques.
En achevant ces mots, je fis un pas vers le capitaine. Ce mouvement l'effraya sans doute, car il me prit le bras.
– Asseyez-vous sur l'affût de ce canon, me dit-il d'une voix irritée.
– Non, vous m'avez défendu de jamais m'asseoir en votre présence, je ne veux pas obéir aujourd'hui, pas plus que je n'ai obéi autrefois à une défense contraire.
– Ah! vous ne voulez pas!
Et, reprenant ma main qu'il avait laissée tomber, il m'attira violemment vers lui, me saisit par le cou, et répéta, en me frappant avec violence:
– Ah! vous ne voulez pas!
– Non, non, mille fois non! et je lui crachai à la figure.
Le capitaine me repoussa violemment, ses dents s'entrechoquèrent, et sa figure passa d'une teinte livide à un rouge presque noir.
– Vous êtes un misérable! balbutia-t-il d'une voix suffoquée par la colère, et il disparut.
Le soir, on vint me dire que je pouvais descendre en bas, mais qu'il ne fallait pas me montrer sur le pont. À dater de cette époque, le ventru capitaine ne m'adressa jamais la parole.
Le voyage devint une fête pour moi, je ne recevais plus ni ordres, ni leçons, ni coups, et je lisais du matin au soir.
Le secrétaire fut sérieusement malade pendant un mois, et lorsque ses blessures commencèrent à se cicatriser, il reparut sur le tillac, mais en évitant toutefois de se rapprocher des élèves, qui tous étaient indignés contre lui.
Un jour, j'eus la méchanceté de lui dire, en désignant du regard une laide balafre qui traversait sa joue:
– Vous vous souviendrez longtemps, n'est-ce pas, d'avoir volé et battu un gentilhomme?
Le lâche coquin baissa honteusement la tête et ne répondit pas.
Ce pauvre sire était le fils unique d'un tailleur de notre noble capitaine, et son embarquement à bord de la frégate, malgré son âge avancé, était une invention écossaise pour payer la note de son père.