Kitabı oku: «Bug-Jargal», sayfa 12
XLVIII
Enfin, poussant un soupir, je pris d'une main la main de Bug-Jargal, de l'autre celle de ma pauvre Marie, qui observait avec anxiété le nuage sinistre répandu sur mes traits.
– Bug-Jargal, dis-je avec effort, je te confie le seul être au monde que j'aime plus que toi, Marie. – Retournez au camp sans moi, car je ne puis vous suivre.
– Mon Dieu, s'écria Marie respirant à peine, quelque nouveau malheur!
Bug-Jargal avait tressailli. Un étonnement douloureux se peignait dans ses yeux.
– Frère, que dis-tu?
La terreur qui oppressait Marie à la seule idée d'un malheur que sa trop prévoyante tendresse semblait deviner me faisait une loi de lui en cacher la réalité et de lui épargner des adieux si déchirants; je me penchai à l'oreille de Bug-Jargal, et lui dis à voix basse:
– Je suis captif. J'ai juré à Biassou de revenir me mettre en son pouvoir deux heures avant la fin du jour; j'ai promis de mourir.
Il bondit de fureur; sa voix devint éclatante.
– Le monstre! Voilà pourquoi il a voulu t'entretenir secrètement; c'était pour t'arracher cette promesse. J'aurais dû me défier de ce misérable Biassou. Comment n'ai-je pas prévu quelque perfidie? Ce n'est pas un noir, c'est un mulâtre.
– Qu'est-ce donc? Quelle perfidie? Quelle promesse? dit Marie épouvantée; qui est ce Biassou?
– Tais-toi, tais-toi, répétai-je bas à Bug-Jargal, n'alarmons pas Marie.
– Bien, me dit-il d'un ton sombre. Mais comment as-tu pu consentir à cette promesse? pourquoi l'as-tu donnée?
– Je te croyais ingrat, je croyais Marie perdue pour moi. Que m'importait la vie?
– Mais une promesse de bouche ne peut t'engager avec ce brigand?
– J'ai donné ma parole d'honneur.
Il parut chercher à comprendre ce que je voulais dire.
– Ta parole d'honneur! Qu'est-ce que cela? Vous n'avez pas bu à la même coupe? Vous n'avez pas rompu ensemble un anneau ou une branche d'érable à fleurs rouges?
– Non.
– Eh bien! que nous dis-tu donc? Qu'est-ce qui peut t'engager?
– Mon honneur, répondis-je.
– Je ne sais pas ce que cela signifie. Rien ne te lie avec Biassou. Viens avec nous.
– Je ne puis, frère, j'ai promis.
– Non! tu n'as pas promis! s'écria-t-il avec emportement; puis élevant la voix: – Soeur, joignez-vous à moi! empêchez votre mari de nous quitter; il veut retourner au camp des nègres d'où je l'ai tiré, sous prétexte qu'il a promis sa mort à leur chef, à Biassou.
– Qu'as-tu fait? m'écriai-je.
Il était trop tard pour prévenir l'effet de ce mouvement généreux qui lui faisait implorer pour la vie de son rival l'aide de celle qu'il aimait. Marie s'était jetée dans mes bras avec un cri de désespoir. Ses mains jointes autour de mon cou la suspendaient sur mon coeur, car elle était sans force et presque sans haleine.
– Oh! murmurait-elle péniblement, que dit-il là, mon Léopold? N'est-il pas vrai qu'il me trompe, et que ce n'est pas au moment qui vient de nous réunir que tu veux me quitter, et me quitter pour mourir? Réponds-moi vite ou je meurs. Tu n'as pas le droit de donner ta vie, parce que tu ne dois pas donner la mienne. Tu ne voudrais pas te séparer de moi pour ne me revoir jamais.
– Marie, repris-je, ne le crois pas; je vais te quitter en effet; il le faut; mais nous nous reverrons ailleurs.
– Ailleurs, reprit-elle avec effroi, ailleurs, où?…
– Dans le ciel! répondis-je, ne pouvant mentir à cet ange.
Elle s'évanouit encore une fois, mais alors c'était de douleur. L'heure pressait; ma résolution était prise. Je la déposai entre les bras de Bug-Jargal, dont les yeux étaient pleins de larmes.
– Rien ne peut donc te retenir? me dit-il. Je n'ajouterai rien à ce que tu vois. Comment peux-tu résister à Maria? Pour une seule des paroles qu'elle t'a dites, je lui aurais sacrifié un monde, et toi tu ne veux pas lui sacrifier ta mort?
– L'honneur! répondis-je. Adieu, Bug-Jargal; adieu frère, je te la lègue.
Il me prit la main; il était pensif, et semblait à peine m'entendre.
– Frère, il y a au camp des blancs un de tes parents; je lui remettrai Maria; quant à moi, je ne puis accepter ton legs.
Il me montra un pic dont le sommet dominait toute la contrée environnante.
– Vois ce rocher; quand le signe de ta mort y apparaîtra, le bruit de la mienne ne tardera pas à se faire entendre. – Adieu.
Sans m'arrêter au sens inconnu de ces dernières paroles, je l'embrassai; je déposai un baiser sur le front pâle de Marie, que les soins de sa nourrice commençaient à ranimer, et je m'enfuis précipitamment, de peur que son premier regard, sa première plainte ne m'enlevassent toute ma force.
XLIX
Je m'enfuis, je me plongeai dans la profonde forêt, en suivant la trace que nous y avions laissée, sans même oser jeter un coup d'oeil derrière moi. Comme pour étourdir les pensées qui m'obsédaient, je courus sans relâche à travers les taillis, les savanes et les collines, jusqu'à ce qu'enfin, à la crête d'une roche, le camp de Biassou, avec ses lignes de cabrouets, ses rangées d'ajoupas et sa fourmilière de noirs, apparût sous mes yeux. Là, je m'arrêtai. Je touchais au terme de ma course et de mon existence. La fatigue et l'émotion rompirent mes forces; je m'appuyai contre un arbre pour ne pas tomber, et je laissai errer mes yeux sur le tableau qui se développait à mes pieds dans la fatale savane.
Jusqu'à ce moment je croyais avoir goûté toutes les coupes d'amertume et de fiel. Je ne connaissais pas le plus cruel de tous les malheurs; c'est d'être contraint par une force morale plus puissante que celle des événements à renoncer volontairement, heureux, au bonheur vivant, à la vie. Quelques heures auparavant, que m'importait d'être au monde? Je ne vivais pas; l'extrême désespoir est une espèce de mort qui fait désirer la véritable. Mais j'avais été tiré de ce désespoir; Marie m'avait été rendue; ma félicité morte avait été pour ainsi dire ressuscitée; mon passé était redevenu mon avenir, et tous mes rêves éclipsés avaient reparu plus éblouissants que jamais; la vie enfin, une vie de jeunesse, d'amour et d'enchantement, s'était de nouveau déployée radieuse devant moi dans un immense horizon. Cette vie, je pouvais la recommencer; tout m'y invitait en moi et hors de moi. Nul obstacle matériel, nulle entrave visible. J'étais libre, j'étais heureux, et pourtant il fallait mourir. Je n'avais fait qu'un pas dans cet éden, et je ne sais quel devoir, qui n'était pas même éclatant, me forçait à reculer vers un supplice. La mort est peu de chose pour une âme flétrie et déjà glacée par l'adversité; mais que sa main est poignante, qu'elle semble froide, quand elle tombe sur un coeur épanoui et comme réchauffé par les joies de l'existence! Je l'éprouvais; j'étais sorti un moment du sépulcre, j'avais été enivré dans ce court moment de ce qu'il y a de plus céleste sur la terre, l'amour, le dévouement, la liberté; et maintenant il fallait brusquement redescendre au tombeau!
L
Quand l'affaissement du regret fut passé, une sorte de rage s'empara de moi; je m'enfonçai à grands pas dans la vallée; je sentais le besoin d'abréger. Je me présentai aux avant-postes des nègres. Ils parurent surpris et refusaient de m'admettre. Chose bizarre! je fus contraint presque de les prier. Deux d'entre eux enfin s'emparèrent de moi, et se chargèrent de me conduire à Biassou.
J'entrai dans la grotte de ce chef. Il était occupé à faire jouer les ressorts de quelques instruments de torture dont il était entouré. Au bruit que firent ses gardes en m'introduisant, il tourna la tête; ma présence ne parut pas l'étonner.
– Vois-tu? dit-il en m'étalant l'appareil horrible qui l'environnait.
Je demeurai calme; je connaissais la cruauté du «héros de l'humanité», et j'étais déterminé à tout endurer sans pâlir.
– N'est-ce pas, reprit-il en ricanant, n'est-ce pas que Léogri a été bien heureux de n'être que pendu?
Je le regardai sans répondre, avec un froid dédain.
– Faites avertir le chapelain, dit-il alors à un aide de camp.
Nous restâmes un moment tous deux silencieux, nous regardant en face. Je l'observais; il m'épiait.
En ce moment Rigaud entra; il paraissait agité, et parla bas au généralissime.
– Qu'on rassemble tous les chefs de mon armée, dit tranquillement Biassou.
Un quart d'heure après, tous les chefs, avec leurs costumes diversement bizarres, étaient réunis devant la grotte. Biassou se leva.
– Écoutez, amigos! les blancs comptent nous attaquer ici, demain au point du jour. La position est mauvaise; il faut la quitter. Mettons-nous tous en marche au coucher du soleil, et gagnons la frontière espagnole. – Macaya, vous formerez l'avant-garde avec vos noirs marrons. – Padrejan, vous enclouerez les pièces prises à l'artillerie de Praloto; elles ne pourraient nous suivre dans les mornes. Les braves de la Croix-des-Bouquets s'ébranleront après Macaya. – Toussaint suivra avec les noirs de Léogane et du Trou. – Si les griots et les griotes font le moindre bruit, j'en charge le bourreau de l'armée. – Le lieutenant-colonel Cloud distribuera les fusils anglais débarqués au cap Cabron, et conduira les sang-mêlés ci-devant libres, par les sentiers de la Vista. – On égorgera les prisonniers. s'il en reste. On mâchera les balles; on empoisonnera les flèches. Il faudra jeter trois tonnes d'arsenic dans la source où l'on puise l'eau du camp; les coloniaux prendront cela pour du sucre, et boiront sans défiance. – Les troupes du Limbé, du Dondon et de l'Acul marcheront après Cloud et Toussaint. – Obstruez avec des rochers toutes les avenues de la savane; carabinez tous les chemins; incendiez les forêts. – Rigaud, vous resterez près de nous. – Candi, vous rassemblerez ma garde autour de moi. – Les noirs du Morne-Rouge formeront l'arrière-garde, et n'évacueront la savane qu'au soleil levant.
Il se pencha vers Rigaud. et dit à voix basse:
– Ce sont les noirs de Bug-Jargal; s'ils pouvaient être écrasés ici! Muerta la tropa, muerto el gefe![61] Allez, hermanos, reprit-il en se redressant. Candi vous portera le mot d'ordre.
Les chefs se retirèrent.
– Général. dit Rigaud, il faudrait expédier la dépêche de Jean-François. Nous sommes mal dans nos affaires; elle pourrait arrêter les blancs.
Biassou la tira précipitamment de sa poche.
– Vous m'y faites penser; mais il y a tant de fautes de grammaire, comme ils disent, qu'ils en riront. – Il me présenta le papier. – Écoute, veux-tu sauver ta vie? Ma bonté le demande encore une fois à ton obstination. Aide-moi à refaire cette lettre; je te dicterai mes idées; tu écriras cela en style blanc. Je fis un signe de tête négatif. Il parut impatienté.
– Est-ce non? me dit-il.
– Non! répondis-je.
Il insista.
– Réfléchis bien.
Et son regard semblait appeler le mien sur l'attirail de bourreau avec lequel il jouait.
– C'est parce que j'ai réfléchi, repris-je, que je refuse. Tu me parais craindre pour toi et les tiens, tu comptes sur ta lettre à l'assemblée pour retarder la marche et la vengeance des blancs. Je ne veux pas d'une vie qui servirait peut-être à sauver la tienne. Fais commencer mon supplice.
– Ah! ah! muchacho! répliqua Biassou en poussant du pied les instruments de torture, il me semble que tu te familiarises avec cela. J'en suis fâché, mais je n'ai pas le temps de t'en faire faire l'essai. Cette position est dangereuse; il faut que j'en sorte au plus vite. Ah! tu refuses de me servir de secrétaire! aussi bien, tu as raison, car je ne t'en aurais pas moins fait mourir après. On ne saurait vivre avec un secret de Biassou; et puis, mon cher, j'avais promis ta mort à monsieur le chapelain.
Il se tourna vers l'obi, qui venait d'entrer.
– Bon per, votre escouade est-elle prête?
Celui-ci fit un signe affirmatif.
– Avez-vous pris pour la composer des noirs du Morne-Rouge? Ce sont les seuls de l'armée qui ne soient point encore forcés de s'occuper des apprêts du départ.
L'obi répondit oui par un second signe.
Biassou alors me montra du doigt le grand drapeau noir que j'avais déjà remarqué, et qui figurait dans un coin de la grotte.
– Voici qui doit avertir les tiens du moment où ils pourront donner ton épaulette à ton lieutenant. – Tu sens que dans cet instant-là je dois déjà être en marche. – À propos. tu viens de te promener, comment as-tu trouvé les environs?
– J'y ai remarqué, répondis-je froidement, assez d'arbres pour y pendre toi et toute ta bande.
– Eh bien! répliqua-t-il avec un ricanement forcé, il est un endroit que tu n'as sans doute pas vu, et avec lequel le bon per te fera faire connaissance. – Adieu, jeune capitaine, bonsoir à Léogri.
Il me salua avec ce rire qui me rappelait le bruit du serpent à sonnettes, fit un geste, me tourna le dos, et les nègres m'entraînèrent. L'obi voilé nous accompagnait, son chapelet à la main.
LI
Je marchais au milieu d'eux sans faire de résistance; il est vrai qu'elle eût été inutile. Nous montâmes sur la croupe d'un mont situé à l'ouest de la savane, où nous nous reposâmes un instant; là je jetai un dernier regard sur ce soleil couchant qui ne devait plus se lever pour moi. Mes guides se levèrent, je les suivis. Nous descendîmes dans une petite vallée qui m'eût enchanté dans un tout autre instant. Un torrent la traversait dans sa largeur et communiquait au sol une humidité féconde; ce torrent se jetait à l'extrémité du vallon dans un de ces lacs bleus dont abonde l'intérieur des mornes à Saint-Domingue. Que de fois, dans les temps plus heureux, je m'étais assis pour rêver sur le bord de ces beaux lacs, à l'heure du crépuscule, quand leur azur se change en une nappe d'argent où le reflet des premières étoiles du soir sème des paillettes d'or! Cette heure allait bientôt venir, mais il fallait passer! Que cette vallée me sembla belle! on y voyait des platanes à fleurs d'érable d'une force et d'une hauteur prodigieuses; des bouquets touffus de mauritias, sorte de palmier qui exclut toute autre végétation sous son ombrage, des dattiers, des magnolias avec leurs larges calices, de grands catalpas montrant leurs feuilles polies et découpées parmi les grappes d'or des faux ébéniers. L'odier du Canada y mêlait ses fleurs d'un jaune pâle aux auréoles bleues dont se charge cette espèce de chèvrefeuille sauvage que les nègres nomment coali. Des rideaux verdoyants de lianes dérobaient à la vue les flancs bruns des rochers voisins. Il s'élevait de tous les points de ce sol vierge un parfum primitif comme celui que devait respirer le premier homme sur les premières roses de l'Eden.
Nous marchions cependant le long d'un sentier tracé sur le bord du torrent. Je fus surpris de voir ce sentier aboutir brusquement au pied d'un roc à pic, au bas duquel je remarquai une ouverture en forme d'arche, d'où s'échappait le torrent. Un bruit sourd, un vent impétueux sortaient de cette arche naturelle. Les nègres prirent à gauche, et nous gravîmes le roc en suivant un chemin tortueux et inégal, qui semblait y avoir été creusé par les eaux d'un torrent desséché depuis longtemps. Une voûte se présenta, à demi bouchée par les ronces, les houx et les épines sauvages qui y croissaient. Un bruit pareil à celui de l'arche de la vallée se faisait entendre sous cette voûte. Les noirs m'y entraînèrent. Au moment où je fis le premier pas dans ce souterrain, l'obi s'approcha de moi, et me dit d'une voix étrange: – Voici ce que j'ai à te prédire maintenant; un de nous deux seulement sortira de cette voûte et repassera par ce chemin. – Je dédaignai de répondre. Nous avançâmes dans l'obscurité. Le bruit devenait de plus en plus fort; nous ne nous entendions plus marcher. Je jugeai qu'il devait être produit par une chute d'eau; je ne me trompais pas.
Après dix minutes de marche dans les ténèbres, nous arrivâmes sur une espèce de plate-forme intérieure, formée par la nature dans le centre de la montagne. La plus grande partie de cette plate-forme demi-circulaire était inondée par le torrent qui jaillissait des veines du mont avec un bruit épouvantable. Au-dessus de cette salle souterraine, la voûte formait une sorte de dôme tapissé de lierre d'une couleur jaunâtre. Cette voûte était traversée presque dans toute sa largeur par une crevasse à travers laquelle le jour pénétrait, et dont le bord était couronné d'arbustes verts, dorés en ce moment des rayons du soleil. À l'extrémité nord de la plate-forme, le torrent se perdait avec fracas dans un gouffre au fond duquel semblait flotter sans pouvoir y pénétrer, la vague lueur qui descendait de la crevasse. Sur l'abîme se penchait un vieil arbre, dont les plus hautes branches se mêlaient à l'écume de la cascade, et dont la souche noueuse perçait le roc, un ou deux pieds au-dessous du bord. Cet arbre, baignant ainsi à la fois dans le torrent sa tête et sa racine, qui se projetait sur le gouffre comme un bras décharné, était si dépouillé de verdure qu'on n'en pouvait reconnaître l'espèce. Il offrait un phénomène singulier: l'humidité qui imprégnait ses racines l'empêchait seule de mourir, tandis que la violence de la cataracte lui arrachait successivement ses branches nouvelles, et le forçait de conserver éternellement les mêmes rameaux.
LII
Les noirs s'arrêtèrent en cet endroit terrible, et je vis qu'il fallait mourir.
Alors, près de ce gouffre dans lequel je me précipitais en quelque sorte volontairement, l'image du bonheur auquel j'avais renoncé peu d'heures auparavant revint m'assaillir comme un regret, presque comme un remords. Toute prière était indigne de moi; une plainte m'échappa pourtant.
– Amis, dis-je aux noirs qui m'entouraient, savez-vous que c'est une triste chose que de périr à vingt ans, quand on est plein de force et de vie, qu'on est aimé de ceux qu'on aime, et qu'on laisse derrière soi des yeux qui pleureront jusqu'à ce qu'ils se ferment?
Un rire horrible accueillit ma plainte. C'était celui du petit obi. Cette espèce de malin esprit, cet être impénétrable s'approcha brusquement de moi.
– Ha! ha! ha! Tu regrettes la vie. Labado sea Dios! Ma seule crainte, c'était que tu n'eusses pas peur de la mort!
C'était cette même voix, ce même rire, qui avaient déjà fatigué mes conjectures.
– Misérable, lui dis-je, qui es-tu donc?
– Tu vas le savoir! me répondit-il d'un accent terrible. Puis, écartant le soleil d'argent qui parait sa brune poitrine: – Regarde!
Je me penchai jusqu'à lui. Deux noms étaient gravés sur le sein velu de l'obi en lettres blanchâtres, traces hideuses et ineffaçables qu'imprimait un fer ardent sur la poitrine des esclaves. L'un de ces noms était Effingham, l'autre était celui de mon oncle, le mien, d'Auverney! Je demeurai muet de surprise.
– Eh bien! Léopold d'Auverney, me demanda l'obi, ton nom te dit-il le mien?
– Non, répondis-je étonné de m'entendre nommer par cet homme, et cherchant à rallier mes souvenirs. Ces deux noms ne furent jamais réunis que sur la poitrine du bouffon… Mais il est mort, le pauvre nain, et d'ailleurs il nous était attaché, lui. Tu ne peux pas être Habibrah!
– Lui-même! s'écria-t-il d'une voix effrayante; et, soulevant la sanglante gorra, il détacha son voile. Le visage difforme du nain de la maison s'offrit à mes yeux; mais à l'air de folle gaieté que je lui connaissais avait succédé une expression menaçante et sinistre.
– Grand Dieu! m'écriai-je frappé de stupeur, tous les morts reviennent-ils? C'est Habibrah, le bouffon de mon oncle!
Le nain mit la main sur son poignard, et dit sourdement:
– Son bouffon, – et son meurtrier.
Je reculai avec horreur.
– Son meurtrier! Scélérat, est-ce donc ainsi que tu as reconnu ses bontés?
Il m'interrompit.
– Ses bontés! dis ses outrages!
– Comment! repris-je, c'est toi qui l'as frappé, misérable!
– Moi! répondit-il avec une expression horrible. Je lui ai enfoncé le couteau si profondément dans le coeur, qu'à peine a-t-il eu le temps de sortir du sommeil pour entrer dans la mort. Il a crié faiblement: À moi, Habibrah! – J'étais à lui.
Son atroce récit, son atroce sang-froid me révoltèrent.
– Malheureux! lâche assassin! tu avais donc oublié les faveurs qu'il n'accordait qu'à toi? tu mangeais près de sa table, tu dormais près de son lit…
– … Comme un chien! interrompit brusquement Habibrah; como un perro! Va! je ne me suis que trop souvenu de ces faveurs qui sont des affronts! Je m'en suis vengé sur lui, je vais m'en venger sur toi! Écoute. Crois-tu donc que pour être mulâtre, nain et difforme, je ne sois pas homme? Ah! j'ai une âme, et une âme plus profonde et plus forte que celle dont je vais délivrer ton corps de jeune fille! J'ai été donné à ton oncle comme un sapajou. Je servais à ses plaisirs, j'amusais ses mépris. Il m'aimait, dis-tu; j'avais une place dans son coeur; oui, entre sa guenon et son perroquet. Je m'en suis choisi une autre avec mon poignard!
Je frémissais.
Oui, continua le nain, c'est moi! c'est bien moi! regarde-moi en face, Léopold d'Auverney! Tu as assez ri de moi, tu peux frémir maintenant. Ah! tu me rappelles la honteuse prédilection de ton oncle pour celui qu'il nommait son bouffon! Quelle prédilection, bon Giu! Si j'entrais dans vos salons, mille rires dédaigneux m'accueillaient; ma taille, mes difformités, mes traits, mon costume dérisoire, jusqu'aux infirmités déplorables de ma nature, tout en moi prêtait aux railleries de ton exécrable oncle et de ses exécrables amis. Et moi, je ne pouvais pas même me taire; il fallait, o rabia! il fallait mêler mon rire aux rires que j'excitais! Réponds, crois-tu que de pareilles humiliations soient un titre à la reconnaissance d'une créature humaine? Crois-tu qu'elles ne vaillent pas les misères des autres esclaves, les travaux sans relâche, les ardeurs du soleil, les carcans de fer et le fouet des commandeurs? Crois-tu qu'elles ne suffisent pas pour faire germer dans un coeur d'homme une haine ardente, implacable, éternelle, comme le stigmate d'infamie qui flétrit ma poitrine? Oh! pour avoir souffert si longtemps, que ma vengeance a été courte! Que n'ai-je pu faire endurer à mon odieux tyran tous les tourments qui renaissaient pour moi à tous les moments de tous les jours! Que n'a-t-il pu avant de mourir connaître l'amertume de l'orgueil blessé et sentir quelles traces brûlantes laissent les larmes de honte et de rage sur un visage condamné à un rire perpétuel! Hélas! il est bien dur d'avoir tant attendu l'heure de punir, et d'en finir d'un coup de poignard! Encore s'il avait pu savoir quelle main le frappait! Mais j'étais trop impatient d'entendre son dernier râle; j'ai enfoncé trop vite le couteau; il est mort sans m'avoir reconnu, et ma fureur a trompé ma vengeance! Cette fois, du moins, elle sera plus complète. Tu me vois bien, n'est-ce pas? Il est vrai que tu dois avoir peine à me reconnaître dans le nouveau jour qui me montre à toi! Tu ne m'avais jamais vu que sous un air riant et joyeux; maintenant que rien n'interdit à mon âme de paraître dans mes yeux, je ne dois plus me ressembler. Tu ne connaissais que mon masque; voici mon visage!
Il était horrible.
– Monstre! m'écriai-je, tu te trompes, il y a encore quelque chose du baladin dans l'atrocité de tes traits et de ton coeur.
– Ne parle pas d'atrocité! interrompit Habibrah. Songe à la cruauté de ton oncle…
– Misérable! repris-je indigné, s'il était cruel, c'était par toi! Tu plains le sort des malheureux esclaves; mais pourquoi alors tournais-tu contre tes frères le crédit que la faiblesse de ton maître t'accordait? Pourquoi n'as-tu jamais essayé de le fléchir en leur faveur?
– J'en aurais été bien fâché! Moi, empêcher un blanc de se souiller d'une atrocité! Non! non! Je l'engageais au contraire à redoubler de mauvais traitements envers ses esclaves, afin d'avancer l'heure de la révolte, afin que l'excès de l'oppression amenât enfin la vengeance! En paraissant nuire à mes frères, je les servais!
Je restai confondu devant une si profonde combinaison de la haine.
– Eh bien! continua le nain, trouves-tu que j'ai su méditer et exécuter? Que dis-tu du bouffon Habibrah? Que dis-tu du fou de ton oncle?
– Achève ce que tu as si bien commencé, lui répondis-je. Fais-moi mourir, mais hâte-toi! il se mit à se promener de long en large sur la plate-forme, en se frottant les mains.
– Et s'il ne me plaît pas de me hâter, à moi? si je veux jouir à mon aise de tes angoisses? Vois-tu, Biassou me devait ma part dans le butin du dernier pillage. Quand je t'ai vu au camp des noirs, je ne lui ai demandé que ta vie. Il me l'a accordée volontiers; et maintenant elle est à moi! Je m'en amuse. Tu vas bientôt suivre cette cascade dans ce gouffre, sois tranquille; mais je dois te dire auparavant qu'ayant découvert la retraite où ta femme avait été cachée, j'ai inspiré aujourd'hui à Biassou de faire incendier la forêt, cela doit être commencé à présent. Ainsi ta famille est anéantie. Ton oncle a péri par le fer; tu vas périr par l'eau, ta Marie par le feu!
– Misérable! misérable! m'écriai-je; et je fis un mouvement pour me jeter sur lui.
Il se retourna vers les nègres.
– Allons, attachez-le! il avance son heure.
Alors les nègres commencèrent à me lier en silence avec des cordes qu'ils avaient apportées. Tout à coup je crus entendre les aboiements lointains d'un chien, je pris ce bruit pour une illusion causée par le mugissement de la cascade. Les nègres achevèrent de m'attacher, et m'approchèrent du gouffre qui devait m'engloutir. Le nain, croisant les bras, me regardait avec une joie triomphante. Je levai les yeux vers la crevasse pour fuir son odieuse vue, et pour découvrir encore le ciel. En ce moment un aboiement plus fort et plus prononcé se fit entendre. La tête énorme de Rask passa par l'ouverture. Je tressaillis. Le nain s'écria:
– Allons! Les noirs, qui n'avaient pas remarqué les aboiements, se préparèrent à me lancer au milieu de l'abîme.