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Kitabı oku: «Bug-Jargal», sayfa 13

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LIII

– Camarades! cria une voix tonnante.

Tous se retournèrent; c'était Bug-Jargal. Il était debout sur le bord de la crevasse; une plume rouge flottait sur sa tête.

– Camarades, répéta-t-il, arrêtez!

Les noirs se prosternèrent. Il continua:

– Je suis Bug-Jargal.

Les noirs frappèrent la terre de leurs fronts, en poussant des cris dont il était difficile de distinguer l'expression.

– Déliez le prisonnier, cria le chef.

Ici le nain parut se réveiller de la stupeur où l'avait plongé cette apparition inattendue. Il arrêta brusquement les bras des noirs prêts à couper mes liens.

– Comment! qu'est-ce? s'écria-t-il, Que quiere decir eso?

Puis, levant la tête vers Bug-Jargal:

– Chef du Morne-Rouge, que venez-vous faire ici?

Bug-Jargal répondit:

– Je viens commander à mes frères!

– En effet, dit le nain avec une rage concentrée, ce sont des noirs du Morne-Rouge! Mais de quel droit, ajouta-t-il en haussant la voix, disposez-vous de mon prisonnier?

Le chef répondit:

– Je suis Bug-Jargal.

Les noirs frappèrent la terre de leurs fronts.

– Bug-Jargal, reprit Habibrah, ne peut défaire ce qu'a fait Biassou. Ce blanc m'a été donné par Biassou. Je veux qu'il meure; il mourra. – Vosotros, dit-il aux noirs, obéissez! Jetez-le dans le gouffre.

À la voix puissante de l'obi, les noirs se relevèrent et firent un pas vers moi. Je crus que c'en était fait.

– Déliez le prisonnier! cria Bug-Jargal.

En un clin d'oeil je fus libre. Ma surprise égalait la rage de l'obi. Il voulut se jeter sur moi. Les noirs l'arrêtèrent. Alors il s'exhala en imprécations et en menaces.

– Demonios! rabia! infierno de mi alma! Comment! misérables! vous refusez de m'obéir! vous méconnaissez mi voz! Pourquoi ai-je perdu el tiempo à écouter este maldicho! J'aurais dû le faire jeter tout de suite aux poissons del baratro! À force de vouloir une vengeance complète, je la perds! Ô rabia de Satan! Escuchate, vosotros! Si vous ne m'obéissez pas, si vous ne précipitez pas cet exécrable blanc dans le torrent, je vous maudis! Vos cheveux deviendront blancs; les maringouins et les bigailles vous dévoreront tout vivants; vos jambes et vos bras plieront comme des roseaux; votre haleine brûlera votre gosier comme un sable ardent; vous mourrez bientôt, et après votre mort vos esprits seront condamnés à tourner sans cesse une meule grosse comme une montagne, dans la lune où il fait froid!

Cette scène produisait sur moi un effet singulier. Seul de mon espèce dans cette caverne humide et noire, environné de ces nègres pareils à des démons, balancé en quelque sorte au penchant de cet abîme sans fond, tour à tour menacé par ce nain hideux, par ce sorcier difforme, dont un jour pâle laissait à peine entrevoir le vêtement bariolé et la mitre pointue, et protégé par le grand noir, qui m'apparaissait au seul point d'où l'on pût voir le ciel, il me semblait être aux portes de l'enfer, attendre la perte ou le salut de mon âme, et assister à une lutte opiniâtre entre mon bon ange et mon mauvais génie.

Les noirs paraissaient terrifiés des malédictions de l'obi. Il voulut profiter de leur indécision, et s'écria:

– Je veux que le blanc meure. Vous m'obéirez; il mourra.

Bug-Jargal répondit gravement:

– Il vivra! Je suis Bug-Jargal. Mon père était roi au pays de Kakongo, et rendait la justice sur le seuil de sa porte.

Les noirs s'étaient prosternés de nouveau.

Le chef poursuivit:

– Frères! allez dire à Biassou de ne pas déployer sur la montagne le drapeau noir qui doit annoncer aux blancs la mort de ce captif; car ce captif a sauvé la vie à Bug-Jargal, et Bug-Jargal veut qu'il vive!

Ils se relevèrent. Bug-Jargal jeta sa plume rouge au milieu d'eux. Le chef du détachement croisa les bras sur sa poitrine, et ramassa le panache avec respect; puis ils sortirent sans proférer une parole.

L'obi disparut avec eux dans les ténèbres de l'avenue souterraine.

Je n'essaierai pas de vous peindre, messieurs, la situation où je me trouvais. Je fixai des yeux humides sur Pierrot, qui de son côté me contemplait avec une singulière expression de reconnaissance et de fierté.

– Dieu soit béni, dit-il enfin, tout est sauvé. Frère, retourne par où tu es venu. Tu me retrouveras dans la vallée.

Il me fit un signe de la main, et se retira.

LIV

Pressé d'arriver à ce rendez-vous et de savoir par quel merveilleux bonheur mon sauveur m'avait été ramené si à propos, je me disposai à sortir de l'effrayante caverne. Cependant de nouveaux dangers m'y étaient réservés. À l'instant où je me dirigeai vers la galerie souterraine, un obstacle imprévu m'en barra tout à coup l'entrée. C'était encore Habibrah. Le rancuneux obi n'avait pas suivi les nègres comme je l'avais cru; il s'était caché derrière un pilier de roches, attendant un moment plus propice pour sa vengeance. Ce moment était venu. Le nain se montra subitement et rit. J'étais seul, désarmé; un poignard, le même qui lui tenait lieu de crucifix, brillait dans sa main. À sa vue je reculai involontairement.

– Ha! ha! maldicho! tu croyais donc m'échapper! mais le fou est moins fou que toi. Je te tiens, et cette fois je ne te ferai pas attendre. Ton ami Bug-Jargal ne t'attendra pas non plus en vain. Tu iras au rendez-vous dans la vallée, mais c'est le flot de ce torrent qui se chargera de t'y conduire.

En parlant ainsi, il se précipita sur moi le poignard levé.

– Monstre! lui dis-je en reculant sur la plate-forme, tout à l'heure tu n'étais qu'un bourreau, maintenant tu es un assassin!

– Je me venge! répondit-il en grinçant des dents.

En ce moment j'étais sur le bord du précipice; il fondit sur moi, afin de m'y pousser d'un coup de poignard. J'esquivai le choc. Le pied lui manqua sur cette mousse glissante dont les rochers humides sont en quelque sorte enduits; il roula sur la pente arrondie par les flots. – Mille démons! s'écria-t-il en rugissant. – Il était tombé dans l'abîme.

Je vous ai dit qu'une racine du vieil arbre sortait d'entre les fentes du granit, un peu au-dessous du bord. Le nain la rencontra dans sa chute, sa jupe chamarrée s'embarrassa dans les noeuds de la souche, et, saisissant ce dernier appui, il s'y cramponna avec une énergie extraordinaire. Son bonnet aigu se détacha de sa tête; il fallut lâcher son poignard; et cette arme d'assassin et la gorra sonnante du bouffon disparurent ensemble en se heurtant dans les profondeurs de la cataracte.

Habibrah, suspendu sur l'horrible gouffre, essaya d'abord de remonter sur la plate-forme; mais ses petits bras ne pouvaient atteindre jusqu'à l'arête de l'escarpement, et ses ongles s'usaient en efforts impuissants pour entamer la surface visqueuse du roc qui surplombait dans le ténébreux abîme. Il hurlait de rage.

La moindre secousse de ma part eût suffi pour le précipiter; mais c'eût été une lâcheté, et je n'y songeai pas un moment. Cette modération le frappa. Remerciant le ciel du salut qu'il m'envoyait d'une manière si inespérée, je me décidais à l'abandonner à son sort, et j'allais sortir de la salle souterraine, quand j'entendis tout à coup la voix du nain sortir de l'abîme, suppliante et douloureuse:

– Maître! criait-il, maître! ne vous en allez pas, de grâce! au nom du bon Giu, ne laissez pas mourir, impénitente et coupable, une créature humaine que vous pouvez sauver. Hélas! les forces me manquent, la branche glisse et plie dans mes mains, le poids de mon corps m'entraîne, je vais la lâcher ou elle va se rompre. – Hélas! maître! l'effroyable gouffre tourbillonne au-dessous de moi! Nombre santo de Dios! N'aurez-vous aucune pitié pour votre pauvre bouffon? Il est bien criminel; mais ne lui prouverez-vous pas que les blancs valent mieux que les mulâtres, les maîtres que les esclaves?

Je m'étais approché du précipice presque ému, et la terne lumière qui descendait de la crevasse me montrait sur le visage repoussant du nain une expression que je ne lui connaissais pas encore, celle de la prière et de la détresse.

– Señor Léopold, continua-t-il, encouragé par le mouvement de pitié qui m'était échappé, serait-il vrai qu'un être humain vît son semblable dans une position aussi horrible, pût le secourir, et ne le fît pas? Hélas! tendez-moi la main, maître. Il ne faudrait qu'un peu d'aide pour me sauver. Ce qui est tout pour moi est si peu de chose pour vous! Tirez-moi à vous, de grâce! Ma reconnaissance égalera mes crimes.

Je l'interrompis:

– Malheureux! ne rappelle pas ce souvenir!

– C'est pour le détester, maître! reprit-il. Ah! soyez plus généreux que moi! Ô ciel! ô ciel! je faiblis! Je tombe. – Ay desdichado! La main! votre main! tendez-moi la main! au nom de la mère qui vous a porté!

Je ne saurais vous dire à quel point était lamentable cet accent de terreur et de souffrance! J'oubliai tout. Ce n'était plus un ennemi, un traître, un assassin, c'était un malheureux qu'un léger effort de ma part pouvait arracher à une mort affreuse. Il m'implorait si pitoyablement! Toute parole, tout reproche eût été inutile et ridicule; le besoin d'aide paraissait urgent. Je me baissai, et, m'agenouillant le long du bord, l'une de mes mains appuyée sur le tronc de l'arbre dont la racine soutenait l'infortuné Habibrah, je lui tendis l'autre… – Dès qu'elle fut à sa portée, il la saisit de ses deux mains avec une force prodigieuse, et, loin de se prêter au mouvement d'ascension que je voulais lui donner, je le sentis qui cherchait à m'entraîner avec lui dans l'abîme. Si le tronc de l'arbre ne m'eût pas prêté un aussi solide appui, j'aurais été infailliblement arraché du bord par la secousse violente et inattendue que me donna le misérable.

– Scélérat! m'écriai-je, que fais-tu?

– Je me venge! répondit-il avec un rire éclatant et infernal. Ah! je te tiens enfin! Imbécile! tu t'es livré toi-même! je te tiens! Tu étais sauvé, j'étais perdu; et c'est toi qui rentres volontairement dans la gueule du caïman, parce qu'elle a gémi après avoir rugi! Me voilà consolé, puisque ma mort est une vengeance! Tu es pris au piège, amigo! et j'aurai un compagnon humain chez les poissons du lac.

– Ah! traître! dis-je en me roidissant, voilà comme tu me récompenses d'avoir voulu te tirer du péril!

– Oui, reprenait-il, je sais que j'aurais pu me sauver avec toi, mais j'aime mieux que tu périsses avec moi. J'aime mieux ta mort que ma vie! Viens!

En même temps, ses deux mains bronzées et calleuses se crispaient sur la mienne avec des efforts inouïs; ses yeux flamboyaient, sa bouche écumait; ses forces. dont il déplorait si douloureusement l'abandon un moment auparavant, lui étaient revenues, exaltées par la rage et la vengeance; ses pieds s'appuyaient ainsi que deux leviers aux parois perpendiculaires du rocher, et il bondissait comme un tigre sur la racine, qui, mêlée à ses vêtements, le soutenait malgré lui; car il eût voulu la briser afin de peser de tout son poids sur moi et de m'entraîner plus vite. Il interrompait quelquefois, pour la mordre avec fureur, le rire épouvantable que m'offrait son monstrueux visage. On eût dit l'horrible démon de cette caverne cherchant à attirer une proie dans son palais d'abîmes et de ténèbres.

Un de mes genoux s'était heureusement arrêté dans une anfractuosité du rocher; mon bras s'était en quelque sorte noué à l'arbre qui m'appuyait; et je luttais contre les efforts du nain avec toute l'énergie que le sentiment de conservation peut donner dans un semblable moment. De temps en temps je soulevais péniblement ma poitrine, et j'appelais de toutes mes forces: Bug-Jargal! Mais le fracas de la cascade et l'éloignement me laissaient bien peu d'espoir qu'il pût entendre ma voix.

Cependant le nain, qui ne s'était pas attendu à tant de résistance, redoublait ses furieuses secousses. Je commençais à perdre mes forces, bien que cette lutte eût duré bien moins de temps qu'il ne m'en faut pour vous la raconter. Un tiraillement insupportable paralysait presque mon bras; ma vue se troublait; des lueurs livides et confuses se croisaient devant mes yeux, des tintements remplissaient mes oreilles; j'entendais crier la racine prête à se rompre, rire le monstre prêt à tomber, et il me semblait que le gouffre hurlant se rapprochait de moi.

Avant de tout abandonner à l'épuisement et au désespoir, je tentai un dernier appel; je rassemblai mes forces éteintes, et je criai encore une fois: Bug-Jargal! Un aboiement me répondit. J'avais reconnu Rask, je tournais les yeux, Bug-Jargal et son chien étaient au bord de la crevasse. Je ne sais s'il avait entendu ma voix ou si quelque inquiétude l'avait ramené. Il vit mon danger.

– Tiens bon! me cria-t-il.

Habibrah, craignant mon salut, me criait de son côté en écumant de fureur:

– Viens donc! viens! et il ramassait, pour en finir, le reste de sa vigueur surnaturelle.

En ce moment, mon bras fatigué se détacha de l'arbre. C'en était fait de moi! quand je me sentis saisir par-derrière; c'était Rask. À un signe de son maître il avait sauté de la crevasse sur la plate-forme, et sa gueule me retenait puissamment par les basques de mon habit. Ce secours inattendu me sauva. Habibrah avait consumé toute sa force dans son dernier effort; je rappelai la mienne pour lui arracher ma main. Ses doigts engourdis et roides furent enfin contraints de me lâcher; la racine, si longtemps tourmentée, se brisa sous son poids; et, tandis que Rask me retirait violemment en arrière, le misérable nain s'engloutit dans l'écume de la sombre cascade, en me jetant une malédiction que je n'entendis pas, et qui retomba avec lui dans l'abîme.

Telle fut la fin du bouffon de mon oncle.

LV

Cette scène effrayante, cette lutte forcenée, son dénouement terrible, m'avaient accablé. J'étais presque sans force et sans connaissance. La voix de Bug-Jargal me ranima.

– Frère! me criait-il, hâte-toi de sortir d'ici! Le soleil sera couché dans une demi-heure. Je vais t'attendre là-bas. Suis Rask.

Cette parole amie me rendit tout à la fois espérance, vigueur et courage. Je me relevai. Le dogue s'enfonça rapidement dans l'avenue souterraine; je le suivis; son jappement me guidait dans l'ombre. Après quelques instants je revis le jour devant moi; enfin nous atteignîmes l'issue, et je respirai librement. En sortant de dessous la voûte humide et noire je me rappelai la prédiction du nain, au moment où nous y étions entrés:

«L'un de nous deux seulement repassera par ce chemin.»

Son attente avait été trompée, mais sa prophétie s'était réalisée.

LVI

Parvenu dans la vallée, je revis Bug-Jargal; je me jetai dans ses bras, et j'y demeurai oppressé, ayant mille questions à lui faire et ne pouvant parler.

– Écoute, me dit-il, ta femme, ma soeur, est en sûreté. Je l'ai remise, au camp des blancs, à l'un de vos parents, qui commande les avant-postes; je voulais me rendre prisonnier, de peur qu'on ne sacrifiât en ma place les dix têtes qui répondent de la mienne. Ton parent m'a dit de fuir et de tâcher de prévenir ton supplice, les dix noirs ne devant être exécutés que si tu l'étais, ce que Biassou devait faire annoncer en arborant un drapeau noir sur la plus haute de nos montagnes. Alors j'ai couru, Rask m'a conduit, et je suis arrivé à temps, grâce au ciel! Tu vivras, et moi aussi.

Il me tendit la main et ajouta:

– Frère, es-tu content?

Je le serrai de nouveau dans mes bras; je le conjurai de ne plus me quitter, de rester avec moi parmi les blancs; je lui promis un grade dans l'armée coloniale. Il m'interrompit d'un air farouche.

– Frère, est-ce que je te propose de t'enrôler parmi les miens?

Je gardai le silence, je sentais mon tort. Il ajouta avec gaieté:

– Allons, viens vite revoir et rassurer ta femme!

Cette proposition répondait à un besoin pressant de mon coeur; je me levai ivre de bonheur; nous partîmes. Le noir connaissait le chemin; il marchait devant moi; Rask nous suivait…

Ici d'Auverney s'arrêta et jeta un sombre regard autour de lui. La sueur coulait à grosses gouttes de son front. Il couvrit son visage avec sa main. Rask le regardait d'un air inquiet.

– Oui, c'est ainsi que tu me regardais! murmura-t-il.

Un instant après, il se leva violemment agité, et sortit de la tente. Le sergent et le dogue l'accompagnèrent.

LVII

– Je gagerais, s'écria Henri, que nous approchons de la catastrophe! Je serais vraiment fâché qu'il arrivât quelque chose à Bug-Jargal; c'était un fameux homme!

Paschal ôta de ses lèvres le goulot de sa bouteille revêtue d'osier, et dit:

– J'aurais voulu, pour douze paniers de Porto, voir la noix de coco qu'il vida d'un trait.

Alfred, qui était en train de rêver à un air de guitare, s'interrompit, et pria le lieutenant Henri de lui rattacher ses aiguillettes; il ajouta:

– Ce nègre m'intéresse beaucoup. Seulement je n'ai pas encore osé demander à d'Auverney s'il savait aussi l'air de la hermosa Padilla.

– Biassou est bien plus remarquable, reprit Paschal; son vin goudronné ne devait pas valoir grand-chose, mais du moins cet homme-là savait ce que c'est qu'un Français. Si j'avais été son prisonnier, j'aurais laissé pousser ma moustache pour qu'il me prêtât quelques piastres dessus, comme la ville de Goa à ce capitaine portugais. Je vous déclare que mes créanciers sont plus impitoyables que Biassou.

– À propos, capitaine! voilà quatre louis que je vous dois! s'écria Henri en jetant sa bourse à Paschal.

Le capitaine regarda d'un oeil étonné son généreux débiteur, qui aurait à plus juste titre pu se dire son créancier. Henri se hâta de poursuivre.

– Voyons, messieurs, que pensez-vous jusqu'ici de l'histoire que nous raconte le capitaine?

– Ma foi, dit Alfred, je n'ai pas écouté fort attentivement, mais je vous avoue que j'aurais espéré quelque chose de plus intéressant de la bouche du rêveur d'Auverney. Et puis il y a une romance en prose, et je n'aime pas les romances en prose; sur quel air chanter cela? En somme, l'histoire de Bug-Jargal m'ennuie; c'est trop long.

– Vous avez raison, dit l'aide de camp Paschal; c'est trop long. Si je n'avais pas eu ma pipe et mon flacon, j'aurais passé une méchante nuit. Remarquez en outre qu'il y a beaucoup de choses absurdes. Comment croire, par exemple, que ce petit magot de sorcier… comment l'appelle-t-il déjà? Habitbas? comment croire qu'il veuille, pour noyer son ennemi, se noyer lui-même?

Henri l'interrompit en souriant:

– Dans de l'eau, surtout! n'est-ce pas, capitaine Paschal? Quant à moi, ce qui m'amusait le plus pendant le récit d'Auverney, c'était de voir son chien boiteux lever la tête chaque fois qu'il prononçait le nom de Bug-Jargal.

– Et en cela, interrompit Paschal, il faisait précisément le contraire de ce que j'ai vu faire aux vieilles bonnes femmes de Celadas quand le prédicateur prononçait le nom de Jésus; j'entrais dans l'église avec une douzaine de cuirassiers…

Le bruit du fusil du factionnaire avertit que d'Auverney rentrait. Tout le monde se tut. Il se promena quelque temps les bras croisés et en silence. Le vieux Thadée, qui s'était rassis dans un coin, l'observait à la dérobée, et s'efforçait de paraître caresser Rask, pour que le capitaine ne s'aperçût pas de son inquiétude.

D'Auverney reprit enfin:

LVIII

– Rask nous suivait. Le rocher le plus élevé de la vallée n'était plus éclairé par le soleil; une lueur s'y peignit tout à coup, et passa. Le noir tressaillit; il me serra fortement la main.

– Écoute, me dit-il.

Un bruit sourd, semblable à la décharge d'une pièce d'artillerie, se fit entendre alors dans les vallées, et se prolongea d'échos en échos.

– C'est le signal! dit le nègre d'une voix sombre.

Il reprit: – C'est un coup de canon, n'est-ce pas?

Je fis un signe de tête affirmatif.

En deux bonds il fut sur une roche élevée; je l'y suivis. Il croisa les bras, et se mit à sourire tristement.

– Vois-tu? me dit-il.

Je regardai du côté qu'il m'indiquait, et je vis le pic qu'il m'avait montré lors de mon entrevue avec Marie, le seul que le soleil éclairât encore, surmonté d'un grand drapeau noir.

Ici, d'Auverney fit une pause.

– J'ai su depuis que Biassou, pressé de partir, et me croyant mort, avait fait arborer l'étendard avant le retour du détachement qui avait dû m'exécuter.

Bug-Jargal était toujours là, debout, les bras croisés, et contemplant le lugubre drapeau. Soudain il se retourna vivement et fit quelques pas, comme pour descendre du roc.

– Dieu! Dieu! mes malheureux compagnons! Il revint à moi. – As-tu entendu le canon? me demanda-t-il. – Je ne répondis point.

– Eh bien! frère, c'était le signal. On les conduit maintenant.

Sa tête tomba sur sa poitrine. Il se rapprocha encore de moi.

– Va retrouver ta femme, frère; Rask te conduira.

Il siffla un air africain, le chien se mit à remuer la queue, et parut vouloir se diriger vers un point de la vallée.

Bug-Jargal me prit la main et s'efforça de sourire, mais ce souffre était convulsif.

– Adieu! me cria-t-il d'une voix forte; et il se perdit dans les touffes d'arbres qui nous entouraient.

J'étais pétrifié. Le peu que je comprenais à ce qui venait d'avoir lieu me faisait prévoir tous les malheurs.

Rask, voyant son maître disparaître, s'avança sur le bord du roc, et se mit à secouer la tête avec un hurlement plaintif. Il revint en baissant la queue; ses grands yeux étaient humides; il me regarda d'un air inquiet, puis il retourna vers l'endroit d'où son maître était parti, et aboya à plusieurs reprises. Je le compris; je sentais les mêmes craintes que lui. Je fis quelques pas de son côté; alors il partit comme un trait en suivant les traces de Bug-Jargal! je l'aurais eu bientôt perdu de vue, quoique je courusse aussi de toutes mes forces, si, de temps en temps, il ne se fût arrêté, comme pour me donner le temps de le joindre. – Nous traversâmes ainsi plusieurs vallées, nous franchîmes des collines couvertes de bouquets de bois. Enfin…

La voix de d'Auverney s'éteignit. Un sombre désespoir se manifesta sur tous ses traits; il put à peine articuler ces mots:

– Poursuis, Thadée, car je n'ai pas plus de force qu'une vieille femme.

Le vieux sergent n'était pas moins ému que le capitaine; il se mit pourtant en devoir de lui obéir. – Avec votre permission. – Puisque vous le désirez, mon capitaine… – Il faut vous dire, mes officiers, que, quoique Bug-Jargal, dit Pierrot, fût un grand nègre, bien doux, bien fort, bien courageux, et le premier brave de la terre, après vous, s'il vous plaît, mon capitaine, je n'en étais pas moins bien animé contre lui, ce que je ne me pardonnerai jamais, quoique mon capitaine me l'ait pardonné. Si bien, mon capitaine, qu'après avoir entendu annoncer votre mort pour le soir du second jour, j'entrai dans une furieuse colère contre ce pauvre homme, et ce fut avec un vrai plaisir infernal que je lui annonçai que ce serait lui ou, à défaut, dix des siens, qui vous tiendraient compagnie, et qui seraient fusillés en matière de représailles, comme on dit. À cette nouvelle, il ne manifesta rien, sinon qu'une heure après il se sauva en pratiquant un grand trou…

D'Auverney fit un geste d'impatience. Thadée reprit:

– Soit! – Quand on vit le grand drapeau noir sur la montagne, comme il n'était pas revenu, ce qui ne nous étonnait pas, avec votre permission, mes officiers, on tira le coup de canon de signal, et je fus chargé de conduire les dix nègres au lieu de l'exécution, appelé la Bouche-du-Grand-Diable, et éloigné du camp environ… Enfin, qu'importe! Quand nous fûmes là, vous sentez bien, messieurs, que ce n'était pas pour leur donner la clef des champs, je les fis lier, comme cela se pratique, et je disposai mes pelotons. Voilà que je vois arriver de la forêt le grand nègre. Les bras m'en tombèrent. Il vint à moi tout essoufflé.

– J'arrive à temps! dit-il. Bonjour, Thadée.

– Oui, messieurs, il ne dit que cela, et il alla délier ses compatriotes. J'étais là, moi, tout stupéfait. Alors, avec votre permission, mon capitaine, il s'engagea un grand combat de générosité entre les noirs et lui, lequel aurait bien dû durer un peu plus longtemps… N'importe! oui, je m'en accuse, ce fut moi qui le fis cesser. Il prit la place des noirs. En ce moment son grand chien… Pauvre Rask! il arriva et me sauta à la gorge. Il aurait bien dû, mon capitaine, s'y tenir quelques moments de plus! Mais Pierrot fit un signe, et le pauvre dogue me lâcha; Bug-Jargal ne put pourtant pas empêcher qu'il ne vînt se coucher à ses pieds. Alors, je vous croyais mort, mon capitaine. J'étais en colère… – Je criai…

Le sergent étendit la main, regarda le capitaine, mais ne put articuler le mot fatal.

– Bug-Jargal tombe. – Une balle avait cassé la patte de son chien – Depuis ce temps-là, mes officiers (et le sergent secouait la tête tristement), depuis ce temps-là il est boiteux. J'entendis des gémissements dans le bois voisin; j'y entrai; c'était vous, mon capitaine, une balle vous avait atteint au moment où vous accouriez pour sauver le grand nègre. – Oui, mon capitaine, vous gémissiez; mais c'était sur lui! Bug-Jargal était mort! – Vous, mon capitaine, on vous rapporta au camp. Vous étiez blessé moins dangereusement que lui, car vous guérîtes, grâce aux bons soins de madame Marie.

Le sergent s'arrêta. D'Auverney reprit d'une voix solennelle et douloureuse:

– Bug-Jargal était mort!

Thadée baissa la tête.

– Oui, dit-il; et il m'avait laissé la vie; et c'est moi qui l'ai tué!

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
211 s. 2 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
Ses
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