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Kitabı oku: «Han d'Islande», sayfa 13

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Ce tant mieux n'était point du goût de Spiagudry, qui ne put s'empêcher de révéler sa pensée secrète par cette exclamation involontaire:

– Ah! seigneur, vous m'aviez promis de me laisser au village de Surb, à un mille du lieu du combat.

Le bon et noble Ordener comprit et sourit.

– Vous avez raison, vieillard; il serait injuste de vous mêler à mes dangers. Ne craignez donc rien. Vous voyez ce Han d'Islande partout. Est-ce qu'il ne peut pas y avoir dans ces ruines quelque chat sauvage, dont les yeux soient aussi brillants que ceux de cet homme!

Pour la cinquième fois, Spiagudry parvint à se rassurer, soit que l'explication d'Ordener lui parût en effet naturelle, soit que la tranquillité de son jeune compagnon eût quelque chose de contagieux.

– Ah! seigneur, sans vous je serais dix fois mort de peur en gravissant ces roches.– Il est vrai que, sans vous, je ne l'aurais pas tenté.

La lune, qui reparut, leur laissa voir l'entrée de la plus haute tour, au bas de laquelle ils étaient parvenus. Ils y pénétrèrent en soulevant un épais rideau de lierre, qui fit pleuvoir sur eux des lézards endormis et de vieux nids d'oiseaux funèbres. Le concierge ramassa deux cailloux qu'il choqua, en laissant tomber les étincelles sur un tas de feuilles mortes et de branches sèches recueillies par Ordener. En peu d'instants une flamme claire s'éleva; et, dissipant les ténèbres qui les entouraient, elle leur permit d'observer l'intérieur de la tour.

Il n'en restait plus que la muraille circulaire, qui était très épaisse et revêtue de lierre et de mousse. Les plafonds de ses quatre étages s'étaient successivement écroulés au rez-de-chaussée, où ils formaient un amas énorme de décombres. Un escalier étroit et sans rampe, rompu en plusieurs endroits, tournait en spirale sur la surface intérieure de la muraille, au sommet de laquelle il aboutissait. Aux premiers pétillements du feu, une nuée de chats-huants et d'orfraies s'envolèrent lourdement, avec des cris étonnés et lugubres, et de grandes chauves-souris vinrent par intervalles effleurer la flamme de leurs ailes couleur de cendre.

– Voici des hôtes qui ne nous reçoivent pas très gaiement, dit Ordener; mais n'allez pas vous effrayer encore.

– Moi, seigneur, reprit Spiagudry, en s'asseyant près du feu, moi craindre un hibou ou une chauve-souris! Je vivais avec des cadavres, et je ne craignais pas les vampires. Ah! je ne redoute que les vivants! Je ne suis pas brave, j'en conviens; mais je ne suis pas superstitieux.– Tenez, si vous m'en croyez, seigneur, rions de ces dames aux ailes noires et aux chants rauques, et songeons à souper.

Ordener ne songeait qu'à Munckholm.

– J'ai bien là quelques provisions, dit Spiagudry en tirant son havre-sac de dessous son manteau; mais, si votre appétit égale le mien, ce pain noir et ce fromage rance auront bientôt disparu. Je vois que nous serons obligés de rester encore fort loin des limites de la loi du roi français Philippe le Bel: Nemo audeat comedere praeter duo fercula cum potagio. Il doit bien y avoir au sommet de cette tour des nids de mouettes ou de faisans; mais comment y arriver par un escalier branlant qui ne pourrait tout au plus porter que des sylphes?

– Cependant, reprit Ordener, il faudra bien qu'il me porte; car je monterai certainement au faîte de cette tour.

– Quoi! maître, pour avoir des nids de mouettes?

– Ne faites pas, de grâce, cette imprudence. Il ne faut pas se tuer pour mieux souper. Songez d'ailleurs que vous pourriez vous tromper, et prendre des nids de chats-huants.

– C'est bien de vos nids que je m'embarrasse! Ne m'avez-vous pas dit que du haut de cette tour on apercevait le donjon de Munckholm?

– Cela est vrai, jeune maître; au sud. Je vois bien que le désir de fixer ce point important pour la science géographique a été le motif de ce fatigant voyage au château de Vermund. Mais daignez réfléchir, noble seigneur Ordener, que le devoir d'un savant zélé peut être quelquefois de braver la fatigue, mais jamais le danger. Je vous en supplie, ne tentez pas cette méchante ruine d'escalier sur laquelle un corbeau n'oserait se percher.

Benignus ne se souciait nullement de rester seul dans le bas de la tour. Comme il se levait pour prendre la main d'Ordener, son havre-sac, placé sur les pointes de ses genoux, tomba dans les pierres et rendit un son clair.

– Qu'est-ce donc qui résonne ainsi dans ce havre-sac? demanda Ordener.

Cette question sur un point si délicat pour Spiagudry, lui ôta l'envie de retenir son jeune compagnon.

– Allons, dit-il sans répondre à la question, puisque, malgré mes prières, vous vous obstinez à monter au haut de cette tour, prenez garde aux crevasses de l'escalier.

– Mais, reprit Ordener, qu'y a-t-il donc dans votre havre-sac, pour lui faire rendre, ce son métallique?

Cette insistance indiscrète déplut souverainement au vieux gardien qui maudit le questionneur du fond de l'âme.

– Eh! noble maître, répondit-il, comment pouvez-vous vous occuper d'un méchant plat à barbe de fer, qui retentit contre un caillou?– Puisque je ne puis vous fléchir, se hâta-t-il d'ajouter, ne tardez pas à redescendre, et ayez soin de vous tenir aux lierres qui tapissent la muraille. Vous verrez le fanal de Munckholm entre les deux Escabelles de Frigge, au midi.

Spiagudry n'aurait rien pu dire de plus adroit pour bannir toute autre idée de l'esprit du jeune homme. Ordener, se débarrassant de son manteau, s'élança vers l'escalier, sur lequel le concierge le suivit des yeux, jusqu'à ce qu'il ne le vît plus que glisser, comme une ombre vague, au plus haut de la muraille, à peine éclairée à son sommet par la lueur agitée du foyer et le reflet immobile de la lune.

Alors, se rasseyant et ramassant son havre-sac:

– Mon cher Benignus Spiagudry, dit-il, pendant que ce jeune lynx ne vous voit pas et que vous êtes seul, hâtez-vous de briser l'incommode enveloppe de fer qui vous empêche de prendre possession, oculis et manu, du trésor renfermé sans doute dans cette cassette. Quand il sera délivré de cette prison, il sera moins lourd à porter et plus aisé à cacher.

Déjà, armé d'une grosse pierre, il s'apprêtait à briser le couvercle du coffre, quand un rayon de lumière tombant sur le sceau de fer qui le fermait, arrêta tout à coup le concierge antiquaire.

– Par saint Willebrod le Numismate, je ne me trompe pas, s'écriait-il en frottant vivement le couvercle rouillé, ce sont bien là les armes de Griffenfeld. J'allais faire une grande folie de rompre ce sceau. Voilà peut-être le seul modèle qui reste de ces armoiries fameuses, brisées en 1676 par la main du bourreau. Diable! ne touchons pas à ce couvercle. Quelle que soit la valeur des objets qu'il cache, à moins que, contre toute probabilité, ce ne soient des monnaies de Palmyre ou des médailles carthaginoises, il est certainement plus précieux encore. Me voici donc seul propriétaire des armes maintenant abolies de Griffenfeld! Cachons soigneusement ce trésor.– Aussi bien je trouverai peut-être quelque secret pour ouvrir la cassette, sans commettre de vandalisme. Les armoiries de Griffenfeld! Oh oui! voilà bien la main de justice, la balance sur champ de gueules. Quel bonheur!

À chaque nouvelle découverte héraldique qu'il faisait en dérouillant le vieux cachet, il poussait un cri d'admiration ou une exclamation de contentement.

– Au moyen d'un dissolvant, j'ouvrirai la serrure sans briser le sceau. Ce sont sans doute les trésors de l'ex-chancelier.– Si quelqu'un, tenté par l'appât des quatre écus syndicaux, me reconnaît et m'arrête, il ne me sera pas difficile de me racheter.– Ainsi, cette bienheureuse cassette m'aura sauvé.

En parlant ainsi, son regard se leva machinalement.

– Tout à coup son visage grotesque passa en un clin d'oeil de l'expression d'une joie folle à celle d'une terreur stupide. Tous ses membres tremblèrent convulsivement. Ses yeux devinrent fixes, son front se rida, sa bouche demeura béante, et sa voix s'éteignit dans son gosier, comme une lumière qu'on souffle.

En face de lui, de l'autre côté du foyer, un petit homme était debout, les bras croisés. À ses vêtements de peaux ensanglantées, à sa hache de pierre, à sa barbe rousse, et à ce regard dévorant fixé sur lui, le malheureux concierge avait reconnu du premier coup d'oeil l'effrayant personnage dont il avait reçu la dernière visite au Spladgest de Drontheim.

– C'est moi! dit le petit homme d'un air terrible.

– Cette cassette t'aura sauvé, ajouta-t-il avec un affreux sourire ironique. Spiagudry! est-ce ici le chemin de Thoctree?

L'infortuné essaya d'articuler quelques paroles.

– Thoctree!… Seigneur… Mon seigneur maître… j'y allais…

– Tu allais à Walderhog, répondit l'autre d'une voix de tonnerre.

Spiagudry terrifié ramassa toutes ses forces pour faire un signe de tête négatif.

– Tu me conduisais un ennemi; merci! ce sera un vivant de moins. Ne crains rien, fidèle guide, il te suivra.

Le malheureux gardien voulut pousser un cri et put à peine faire entendre un murmure vague et confus.

– Pourquoi t'effraies-tu de ma présence? Tu me cherchais.– Écoute, ne crie pas, ou tu es mort.

Le petit homme agita sa hache de pierre au-dessus de la tête du concierge; il poursuivit, d'une voix qui sortait de sa poitrine comme le bruit d'un torrent sort d'une caverne:

– Tu m'as trahi.

– Non, votre grâce, non, excellence… dit enfin Benignus pouvant à peine articuler ces paroles suppliantes. L'autre fit entendre comme un rugissement sourd.

– Ah! tu voudrais me tromper encore! Ne l'espère plus.– Écoute, j'étais sur le toit du Spladgest quand tu as scellé ton pacte avec cet insensé; c'est moi dont tu as deux fois entendu la voix. C'est moi que tu as encore entendu dans l'orage sur la route; c'est moi que tu as retrouvé dans la tour de Vygla; c'est moi qui t'ai dit: Au revoir!

Le concierge épouvanté jeta un regard égaré autour de lui, comme pour appeler du secours. Le petit homme continua:

– Je ne voulais pas laisser échapper ces soldats qui te poursuivaient. Ils étaient du régiment de Munckholm.

– Pour toi, je ne pouvais te perdre.– Spiagudry, c'est moi que tu as revu au village d'Oëlmoe sous ce feutre de mineur; c'est moi dont tu as entendu les pas et la voix, dont tu as reconnu les yeux en montant à ces ruines; c'est moi!

Hélas! l'infortuné n'en était que trop convaincu; il se roula à terre, aux pieds de son formidable juge, en s'écriant d'une voix déchirante et étouffée:– Grâce!

Le petit homme, les bras toujours croisés, attachait sur lui un regard de sang, plus ardent que la flamme du foyer.

– Demande ton salut à cette cassette dont tu l'attends, dit-il ironiquement.

– Grâce, seigneur! Grâce! répéta le mourant Spiagudry.

– Je t'avais recommandé d'être fidèle et muet, tu n'as pu être fidèle; à l'avenir je te proteste que tu seras muet.

Le concierge, entrevoyant l'horrible sens de ces paroles, poussa un long gémissement.

– Ne crains rien, dit l'homme, je ne te séparerai pas de ton trésor.

À ces mots, dénouant sa ceinture de cuir, il la passa dans l'anneau de la cassette, et la suspendit ainsi au cou de Spiagudry, qui fléchissait sous le poids.

– Allons! reprit l'autre, quel est le diable auquel tu désires donner ton âme? Hâte-toi de l'appeler, afin qu'un autre démon dont tu ne te soucierais pas ne s'en empare point avant lui.

Le désespéré vieillard, hors d'état de prononcer une parole, tomba aux genoux du petit homme, en faisant mille signes de prière et d'épouvante.

– Non, non! dit celui-ci; écoute, fidèle Spiagudry, ne te désole pas de laisser ainsi ton jeune compagnon sans guide. Je te promets qu'il ira où tu vas. Suis-moi, tu ne fais que lui montrer le chemin.– Allons!

À ces mots, saisissant le misérable dans ses bras de fer, il l'emporta hors de la tour comme un tigre emporte une longue couleuvre; et un moment après il s'éleva dans les ruines un grand cri, auquel se mêla un effroyable éclat de rire.

XXIII

Oui, l'on peut bien montrer à l'oeil éploré de l'amant fidèle l'objet éloigné de son idolâtrie. Mais, hélas! les scènes de l'attente, des adieux, les pensées, les souvenirs doux et amers, les rêves enchanteurs des êtres qui aiment! qui peut les rendre?

MATURIN. Bertram.

Cependant l'aventureux Ordener, après avoir vingt fois failli tomber dans sa périlleuse ascension, était parvenu sur le haut du mur épais et circulaire de la tour. À son arrivée inattendue, de noires chouettes centenaires, brusquement troublées dans leurs ruines, s'enfuirent d'un vol oblique, en tournant vers lui leur regard fixe, et des pierres roulantes, heurtées par son pied, tombèrent dans le gouffre en bondissant sur les saillies des rochers avec des bruits sourds et lointains.

En tout autre instant, Ordener eût longtemps laissé errer sa vue et sa rêverie sur la profondeur de l'abîme, accrue de la profondeur de la nuit. Son oeil, observant à l'horizon toutes ces grandes ombres, dont une lune nébuleuse blanchissait à peine les sombres contours, eût longtemps cherché à distinguer les vapeurs parmi les rochers et les montagnes parmi les nuages; son imagination eût animé toutes les formes gigantesques, toutes les apparences fantastiques que le clair de lune prête aux monts et aux brouillards. Il eût écouté de loin la plainte confuse du lac et des forêts, mêlée au sifflement aigu des herbes sèches que le vent tourmentait à ses pieds, entre les fentes des pierres; et son esprit eût donné un langage à toutes ces voix mortes que la nature matérielle élève pendant le sommeil de l'homme et le silence de la nuit. Mais, quoique cette scène agît à son insu sur son être entier, d'autres pensées le remplissaient. À peine son pied s'était-il posé sur le faîte de la muraille, que son oeil s'était tourné vers le sud du ciel, et qu'une joie indicible l'avait transporté en apercevant, au delà de l'angle de deux montagnes, un point lumineux rayonner à l'horizon comme une étoile rouge.– C'était le fanal de Munckholm.

Ceux-là ne sont pas destinés à goûter les vraies joies de la vie, qui ne comprendront pas le bonheur qu'éprouva le jeune homme. Tout son coeur se souleva de ravissement; son sein gonflé, palpitant avec force, respirait à peine. Immobile, l'oeil tendu, il contemplait l'astre de consolation et d'espérance. Il lui semblait que ce rayon de lumière, venant au sein de la nuit du séjour qui contenait toute sa félicité, lui apportait quelque chose de son Éthel. Ah! n'en doutons pas, à travers les temps et les espaces, les âmes ont quelquefois des correspondances mystérieuses. En vain le monde réel élève ses barrières entre deux êtres qui s'aiment; habitants de la vie idéale, ils s'apparaissent dans l'absence, ils s'unissent dans la mort. Que peuvent en effet les séparations corporelles, les distances physiques sur deux coeurs liés invinciblement par une même pensée et un commun désir?– Le véritable amour peut souffrir, mais non mourir.

Qui ne s'est point arrêté cent fois durant les nuits pluvieuses sous quelque fenêtre à peine éclairée? Qui n'a point passé et repassé devant une porte, erré avec délices autour d'une maison? Qui ne s'est point brusquement retourné de son chemin pour suivre, le soir, dans les détours d'une rue déserte, une robe flottante, un voile blanc tout à coup reconnu dans l'ombre? Celui qui ne connaît pas ces émotions peut dire qu'il n'a jamais aimé.

En présence du fanal lointain de Munckholm, Ordener méditait. À sa première joie avait succédé un contentement triste et ironique; mille sentiments divers se pressaient dans son âme tumultueuse.– Oui, se disait-il, il faut que l'homme gravisse longtemps et péniblement pour voir enfin un point de bonheur dans l'immense nuit.– Elle est donc là! elle dort, elle rêve, elle pense à moi, peut-être!– Mais qui lui dira que son Ordener est maintenant, triste et isolé, suspendu dans l'ombre au-dessus d'un abîme? son Ordener, qui n'a plus d'elle qu'une boucle de cheveux sur son sein, et une lueur vague à l'horizon!– Puis, laissant tomber un coup d'oeil sur les rayons rougeâtres du grand feu allumé dans la tour, qui s'échappaient au dehors à travers les crevasses de la muraille:

– Peut-être, murmura-t-il, de l'une des fenêtres de sa prison, jette-t-elle un regard indifférent sur la flamme lointaine de ce foyer.

Tout à coup un grand cri et un long éclat de rire se firent entendre, comme au-dessous de lui, sur le bord de l'abîme; il se détourna brusquement, et vit l'intérieur de la tour désert. Alors, inquiet pour le vieillard, il se hâta de descendre; mais à peine avait-il franchi quelques marches de l'escalier, qu'un bruit sourd, pareil à celui d'un corps pesant qui serait tombé dans les eaux profondes du lac, monta jusqu'à lui.

XXIV

Le comte don Sancho Diaz, seigneur de Saldana, répandait d'amères larmes dans sa prison. Plein de désespoir, il exhalait, ses plaintes dans la solitude contre le roi Alphonse.

«O tristes moments, où mes cheveux blancs me rappellent combien d'années j'ai déjà passées dans cette prison horrible!»

Romances espagnoles.

Le soleil se couchait; ses rayons horizontaux dessinaient sur la simarre de laine de Schumacker et sur la robe de crêpe d'Éthel, l'ombre noire des barreaux de leur fenêtre. Tous deux étaient assis près de la haute croisée en ogive, le vieillard sur un grand fauteuil gothique, la jeune fille sur un tabouret, à ses pieds. Le prisonnier paraissait rêver dans sa position favorite et mélancolique. Son front chauve et ridé était appuyé sur ses mains et l'on ne voyait de son visage que sa barbe blanche qui pendait en désordre sur sa poitrine.

– Mon père, dit Éthel qui cherchait tous les moyens de le distraire, mon seigneur et père, j'ai fait cette nuit un songe d'heureux avenir.– Voyez, levez les yeux, mon noble père, regardez ce beau ciel.

– Je ne vois le ciel, répondit le vieillard, qu'à travers les barreaux de ma prison, comme je ne vois votre avenir, Éthel, qu'à travers mes malheurs.

Puis sa tête, un moment soulevée, retomba sur ses mains, et tous deux se turent.

– Mon seigneur et père, reprit la jeune fille un moment après et d'une voix timide, est-ce au seigneur Ordener que vous pensez?

– Ordener, dit le vieillard, comme cherchant à se rappeler de qui on lui parlait.– Ah! je sais qui vous voulez dire. Eh bien?

– Pensez-vous qu'il revienne bientôt, mon père? il y a longtemps déjà qu'il est parti. Voici le quatrième jour.

Le vieillard secoua tristement la tête.

– Je crois que, lorsque nous aurons compté la quatrième année depuis son départ, nous serons aussi près de son retour qu'aujourd'hui.

Éthel pâlit.

– Dieu! croyez-vous donc qu'il ne reviendra pas? Schumacker ne répondit point. La jeune fille répéta sa question avec un accent suppliant et inquiet.

– N'a-t-il donc pas promis qu'il reviendrait? dit brusquement le prisonnier.

– Oui, sans doute, seigneur! reprit Éthel empressée.

– Eh bien! comment pouvez-vous compter sur son retour? n'est-ce pas un homme? Je crois que le vautour pourra retourner au cadavre, mais je ne crois pas au retour du printemps dans l'année qui décline.

Éthel, voyant son père retomber dans ses mélancolies, se rassura; il y avait dans son coeur de vierge et d'enfant une voix qui démentait impérieusement la philosophie chagrine du vieillard.

– Mon père, dit-elle avec fermeté, le seigneur Ordener reviendra; ce n'est pas un homme comme les autres hommes.

– Qu'en savez-vous, jeune fille?

– Ce que vous en savez vous-même, mon seigneur et père.

– Je ne sais rien, dit le vieillard. J'ai entendu des paroles d'un homme qui annonçaient des actions d'un dieu.

Puis il ajouta, avec un rire amer:

– J'ai réfléchi sur cela, et j'ai vu que c'était trop beau pour y croire.

– Et moi, seigneur, j'y ai cru, précisément parce que c'était beau.

– Oh! jeune fille, si vous étiez ce que vous deviez être, comtesse de Tongsberg et princesse de Wollin, entourée, comme vous le seriez, d'une cour de beaux traîtres et d'adorateurs intéressés, cette crédulité serait d'un grand danger pour vous.

– Mon père et seigneur, ce n'est pas crédulité, c'est confiance.

– On s'aperçoit aisément, Éthel, qu'il y a du sang français dans vos veines.

Cette idée ramena le vieillard, par une transition imperceptible, à des souvenirs, et il continua avec une sorte de complaisance:

– Car ceux qui ont dégradé votre père plus qu'il n'avait été élevé, ne pourront empêcher que vous ne soyez fille de Charlotte, princesse de Tarente, et que l'une de vos aïeules ne soit Adèle ou Édèle, comtesse de Flandre, dont vous portez le nom.

Éthel pensait à toute autre chose.

– Mon père, vous jugez mal le noble Ordener.

– Noble, ma fille! quel sens donnez-vous à ce mot? J'ai fait des nobles qui ont été bien vils.

– Je ne veux point dire, seigneur, qu'il soit noble de la noblesse qui se donne.

– Est-ce donc que vous savez qu'il descend d'un jarl ou d'un hersa[11]?

– Je l'ignore comme vous, mon père. Il est peut-être, poursuivit-elle en baissant les yeux, le fils d'un serf ou d'un vassal. Hélas! on peint des couronnes et des lyres sur le velours d'un marchepied. Je veux dire seulement d'après vous, mon vénéré seigneur, qu'il est noble de coeur.

De tous les hommes qu'elle avait vus, Ordener était celui qu'Éthel connaissait le plus et le moins tout ensemble. Il était apparu dans sa destinée, pour ainsi dire, comme ces anges qui visitaient les premiers hommes, en s'enveloppant à la fois de clartés et de mystères. Leur seule présence révélait leur nature, et l'on adorait. Ainsi Ordener avait laissé voir à Éthel ce que les hommes cachent le plus, son coeur; il avait gardé le silence sur ce dont ils se vantent assez volontiers, sa patrie et sa famille; son regard avait suffi à Éthel, et elle avait eu foi en ses paroles. Elle l'aimait, elle lui avait donné sa vie, elle n'ignorait rien de son âme, et ne savait pas son nom.

– Noble de coeur! répéta le vieillard, noble de coeur! Cette noblesse est au-dessus de celle que donnent les rois; c'est Dieu qui la donne. Il la prodigue moins qu'eux.

Ici le prisonnier leva les yeux vers ses armoiries brisées, en ajoutant:

– Et il ne la reprend jamais.

– Aussi, mon père, dit la jeune fille, celui qui garde l'une se console-t-il aisément d'avoir perdu l'autre.

Cette parole fit tressaillir le père et lui rendit son courage. Il reprit d'une voix ferme:

– Vous avez raison, jeune fille. Mais vous ne savez pas que la disgrâce jugée injuste par le monde est quelquefois justifiée par notre intime conscience. Telle est notre misérable nature; une fois malheureux, il s'élève en nous-mêmes, pour nous reprocher des fautes et des erreurs, une foule de voix qui dormaient dans la prospérité.

– Ne parlez pas ainsi, mon illustre père, dit Éthel, profondément émue; car, à la voix altérée du vieillard, elle sentait qu'il avait laissé échapper le secret de l'une de ses douleurs. Elle leva ses yeux sur lui, et, baisant sa main froide et ridée, elle reprit doucement:

– Vous jugez bien sévèrement deux hommes nobles, le seigneur Ordener et vous, mon vénéré père.

– Vous décidez légèrement, Éthel. On dirait que vous ne savez pas que la vie est une chose grave.

– Ai-je donc mal fait, seigneur, de rendre justice au généreux Ordener?

Schumacker fronça le sourcil d'un air mécontent.

– Je ne puis vous approuver, ma fille, d'attacher ainsi votre admiration à un inconnu, que vous ne reverrez jamais sans doute.

– Oh! dit la jeune fille, sur laquelle ces paroles glacées tombaient comme un poids, ne croyez pas cela. Nous le reverrons. N'est-ce pas pour vous qu'il va affronter ce danger?

– Je me suis comme vous, je l'avoue, laissé prendre d'abord à ses promesses. Mais non, il n'ira pas, et alors il ne reviendra pas vers nous.

– Il ira, seigneur, il ira!

Le ton dont la jeune fille prononça ces mots était presque celui de l'offense. Elle se sentait outragée dans son Ordener. Hélas! elle était trop sûre dans son âme de ce qu'elle affirmait!

Le prisonnier reprit, sans paraître ému:

– Eh bien! s'il va combattre ce brigand, s'il se dévoue à ce danger, il en sera de même; il ne reviendra pas.

Pauvre Éthel!– combien une parole dite avec indifférence peut quelquefois froisser douloureusement la plaie secrète d'un coeur inquiet et déchiré! Elle baissa son visage pâle, pour dérober au regard froid de son père deux larmes qui s'échappaient malgré elle de ses paupières gonflées.

– O mon père! murmura-t-elle, au moment où vous parlez ainsi, peut-être ce noble infortuné meurt-il pour vous!

Le vieux ministre secoua la tête en signe de doute.

– Je ne le crois pas plus que je ne le désire; et d'ailleurs, où serait mon crime? J'aurais été ingrat envers ce jeune homme, comme tant d'autres l'ont été envers moi.

Un soupir profond fut la seule réponse d'Éthel; et Schumacker, se penchant vers son bureau, continua de déchirer d'un air distrait quelques feuillets des Vies des Hommes illustres de Plutarque, dont le volume, déjà lacéré en vingt endroits, et surchargé de notes, était devant lui.

Un moment après, le bruit de la porte qui s'ouvrait se fit entendre, et Schumacker, sans se détourner, cria sa défense habituelle:– Qu'on n'entre pas! laissez-moi; je ne veux pas qu'on entre.

– C'est son excellence le gouverneur, répondit la voix de l'huissier.

En effet, un vieillard, revêtu d'un grand habit de général, portant à son cou les colliers de l'éléphant, de dannebrog et de la toison d'or, s'avança vers Schumacker, qui se leva à demi, en répétant entre ses dents:

– Le gouverneur! le gouverneur!– Le général salua avec respect Éthel, qui, debout près de son père, le considérait d'un air inquiet et craintif.

Peut-être, avant d'aller plus loin, n'est-il pas inutile de rappeler en quelques mots les motifs de cette visite du général Levin à Munckholm. Le lecteur n'a pas oublié les fâcheuses nouvelles qui tourmentaient le vieux gouverneur, au chapitre XX de cette véritable histoire. En les recevant, la nécessité d'interroger Schumacker s'était d'abord présentée à l'esprit du général; mais il n'avait pu s'y décider sans, une extrême répugnance. L'idée d'aller tourmenter un infortuné prisonnier, déjà livré à tant de tourments, et qu'il avait vu si puissant, de scruter sévèrement les secrets du malheur, même coupable, déplaisait à son âme bonne et généreuse. Cependant le service du roi l'exigeait; il ne devait pas quitter Drontheim sans emporter les nouvelles lueurs qui pouvaient jaillir de l'interrogatoire de l'auteur apparent de l'insurrection des mineurs. C'était donc le soir qui devait précéder son départ qu'après un entretien long et confidentiel avec la comtesse d'Ahlefeld, le gouverneur s'était résigné à voir le captif. En se rendant au château, l'idée des intérêts de l'état, du parti que ses nombreux ennemis personnels pourraient tirer de ce qu'on nommerait sa négligence, et peut-être aussi d'astucieuses paroles de la grande-chancelière, avaient fermenté dans sa tête et l'avaient ramené à la fermeté. Il était donc monté au donjon du Lion de Slesvig avec des projets de sévérité; il se promettait d'être avec le conspirateur Schumacker comme s'il n'avait jamais connu le chancelier Griffenfeld, de dépouiller tous ses souvenirs et jusqu'à son caractère, et de parler en juge inflexible à cet ancien confrère de faveur et de puissance.

Cependant, à peine entré dans l'appartement de l'ex-chancelier, le visage, vénérable, quoique morose, du vieillard l'avait frappé; la figure douce, quoique fière, d'Éthel l'avait attendri; et le premier aspect des deux prisonniers avait déjà dissipé la moitié de sa sévérité.

Il s'avança vers le ministre tombé, et lui tendit involontairement la main en disant, sans s'apercevoir que l'autre ne répondait pas à sa politesse:

– Salut, comte de Griffenf…– C'était la surprise d'une vieille habitude. Il se reprit précipitamment:

– Seigneur Schumacker!– Puis il s'arrêta, tout satisfait et tout épuisé d'un tel effort.

Il se fit une pause. Le général cherchait dans sa tête quelles paroles assez sévères pourraient dignement répondre à la dureté de ce début.

– Eh bien, dit enfin Schumacker, vous êtes le gouverneur du Drontheimhus?

Le général, un peu surpris de se voir questionné par celui qu'il venait interroger, fit un signe affirmatif.

– En ce cas, reprit le prisonnier, j'ai une plainte à vous faire.

– Une plainte! laquelle? laquelle? et le visage du noble Levin prenait une expression d'intérêt.

Schumacker continua d'un air d'humeur:

– Un ordre du vice-roi prescrit qu'on me laisse libre et tranquille dans ce donjon.

– Je connais cet ordre.

– Seigneur gouverneur, on se permet pourtant de m'importuner et de pénétrer dans ma prison.

– Qui donc? s'écria le général; nommez-moi celui qui ose…

– Vous, seigneur gouverneur.

Ces paroles, prononcées d'un ton hautain, blessèrent le général. Il répondit d'une voix presque irritée:

– Vous oubliez que mon pouvoir, lorsqu'il s'agit de servir le roi, ne connaît point de limites.

– Si ce n'est, dit Schumacker, celles du respect qu'on doit au malheur. Mais les hommes ne savent pas cela.

L'ex-grand-chancelier parlait ainsi, comme s'il se fût parlé à lui-même. Il fut entendu du gouverneur.

– Si vraiment, si vraiment! J'ai eu tort, comte de Griff.... seigneur Schumacker, veux-je dire; je devais vous laisser la colère, puisque j'ai la puissance.

Schumacker se tut un instant.

– Il y a, reprit-il pensif, dans votre visage et dans votre voix, seigneur gouverneur, quelque chose d'un homme que j'ai connu jadis. Il y a bien longtemps. Il n'y a que moi qui me souvienne de ce temps-là. C'était dans ma prospérité. C'était un certain Levin de Knud, du Mecklembourg. Avez-vous connu ce fou?

– Je l'ai connu, répliqua le général sans s'émouvoir.

– Ah! vous vous le rappelez. Je croyais qu'on ne se souvenait des hommes que dans l'adversité.

– N'était-ce pas un capitaine de la milice royale? poursuivit le gouverneur.

– Oui, un simple capitaine, bien que le roi l'aimât beaucoup. Mais il ne songeait qu'aux plaisirs et ne montrait pas d'ambition. C'était une tête singulièrement extravagante. Conçoit-on une pareille modération de désirs dans un favori?

– Mais cela peut se concevoir.

– Je l'aimais assez, ce Levin de Knud, parce qu'il ne m'inquiétait pas. Il était l'ami du roi comme d'un autre homme. On eût dit qu'il ne l'aimait que pour son plaisir particulier, et nullement pour sa fortune.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
460 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain