Kitabı oku: «Correspondance de Voltaire avec le roi de Prusse», sayfa 10
DE M. DE VOLTAIRE
À Ferney, 15 février 1771.
Sire, tandis que vos bontés me donnent les louanges qui me sont si légitimement dues sur mon orthodoxie et sur mon tendre amour pour la religion catholique, apostolique et romaine, j'ai bien peur que mon zèle ardent ne soit pas approuvé par les principaux membres de notre sanhédrin infaillible. Ils prétendent que je me mets à genoux devant eux pour leur donner des croquignoles, et que je les rends ridicules avec tout le respect possible. J'ai beau leur citer la belle préface d'un grand homme, qui est au devant d'une histoire de l'Église très édifiante, ils ne reçoivent point mon excuse; ils disent que ce qui est très bon dans le vainqueur de Rosbach et de Lissa, n'est pas tolérable dans un pauvre diable qui n'a qu'une chaumière entre un lac et une montagne, et que, quand je serais sur la montagne du Thabor en habits blancs, je ne viendrais pas à bout de leur ôter la pourpre dont ils sont revêtus. Nous connaissons, disent-ils, vos mauvais sentiments et vos mauvaises plaisanteries. Vous ne vous êtes pas contenté de servir un hérétique, vous vous êtes attaché depuis peu à un schismatique, et si on vous en croyait, le pouvoir du pape et celui du grand-turc seraient bientôt resserrés dans des bornes fort étroites.
Vous ne croyez point aux miracles, mais sachez que nous en faisons. C'en est déjà un fort grand que nous ayons engagé votre héros hérétique à protéger les jésuites.
C'en est un plus grand encore, que notre nonce en Pologne ait déterminé les Mahométans à faire la guerre à l'empire chrétien de Russie; ce nonce, en cas de besoin, aurait béni l'étendard du grand prophète Mahomet. Si les Turcs ont toujours été battus, ce n'est pas notre faute, nous avons toujours prié Dieu pour eux.
On nous rendra peut-être bientôt Avignon, malgré tous vos quolibets; nous rentrerons dans Bénévent, et nous aurons toujours un temporel très royal pour ressembler à Jésus-Christ notre Sauveur, qui n'avait pas où reposer sa tête. Tâchez de régler là vôtre qui radote, et recevez notre malédiction sous l'anneau du pêcheur.
Voilà, Sire, comme on me traite, et je n'ai pas un mot à répliquer. Si je suis excommunié, j'en appellerai à mon héros, à Julien, à Marc-Aurèle ses devanciers, et j'espère que leurs aigles ou romaines ou prussiennes (c'est la même chose) me couvriront de leurs ailes. Je me mets sous leur protection dans ce monde, en attendant que je sois damné dans l'autre.
J'ai envoyé un petit paquet à monseigneur le prince royal, je ne sais s'il l'a reçu.
Je me mets aux pieds de mon héros avec autant de respect que d'attachement. Le vieux malade du mont Jura.
DE M. DE VOLTAIRE
À Ferney, 1er mars 1771.
Sire, il n'est pas juste que je vous cite comme un de nos grands auteurs sans vous soumettre l'ouvrage dans lequel je prends cette liberté: j'envoie donc à Votre Majesté l'Épître contre Moustapha. Je suis toujours acharné contre Moustapha et Fréron. L'un étant un infidèle, je suis sûr de faire mon salut en lui disant des injures; et l'autre étant un sot et un très mauvais écrivain, il est de plein droit un de mes justiciables.
Il n'y a rien à mon gré de si étonnant, depuis les aventures de Rosbach et de Lissa, que de voir mon impératrice envoyer du fond du Nord quatre flottes aux Dardanelles. Si Annibal avait entendu parler d'une pareille entreprise, il aurait compté son voyage des Alpes pour bien peu de chose.
Je haïrai toujours les Turcs oppresseurs de la Grèce, quoiqu'ils m'aient demandé depuis peu des montres de ma colonie. Quels plats barbares! Il y a soixante ans qu'on leur envoie des montres de Genève, et ils n'ont pas su encore en faire: ils ne savent pas même les régler.
Je suis toujours très fâché que Votre Majesté et l'empereur des Vénitiens ne se soient pas entendus avec mon impératrice pour chasser ces vilains Turcs de l'Europe: c'eût été la besogne d'une seule campagne; vous auriez partagé chacun également. C'est un axiome de géométrie qu'ajoutant choses égales à choses égales, les touts sont égaux; ainsi vous seriez demeurés précisément dans la situation où vous êtes.
Je persiste toujours à croire que cette guerre était bien plus raisonnable que celle de 1756, qui n'avait pas le sens commun; mais je laisse là ma politique qui n'en a pas davantage, pour dire à Votre Majesté que j'espère faire ma cour après Pâques, dans mon ermitage, aux princes de Suède vos neveux, dont tout Paris est enchanté. On parle beaucoup plus d'eux que du Parlement. Deux princes aimables font toujours plus d'effet que cent quatre-vingts pédants en robe.
On m'a dit que d'Argens est mort: j'en suis très fâché; c'était un impie très utile à la bonne cause, malgré tout son bavardage.
À propos de la bonne cause, je me mets toujours à vos pieds et sous votre protection. On me reprochera peut-être de n'être pas plus attaché à Ganganelli qu'à Moustapha; je répondrai que je le suis à Frédéric le Grand et à Catherine la Surprenante.
Daignez, Sire, me conserver vos bontés pour le temps qui me reste encore à faire de mauvais vers en ce monde. Le vieux ermite des Alpes.
DU ROI
À Sans-Souci, le 18 novembre 1771.
…Je vous ai mille obligations des sixième et septième tomes de votre Encyclopédie, que j'ai reçus. Si le style de Voiture était encore à la mode, je vous dirais que le père des Muses est l'auteur de cet ouvrage; et que l'approbation est signée du dieu du Goût. J'ai été fort surpris d'y trouver mon nom, que par charité vous y avez mis. J'y ai trouvé quelques paraboles moins obscures que celles de l'Évangile, et je me suis applaudi de les avoir expliquées. Cet ouvrage est admirable, et je vous exhorte à le continuer. Si c'était un discours académique, assujetti à la révision de la Sorbonne, je serais peut-être d'un autre avis.
Travaillez toujours; envoyez vos ouvrages en Angleterre, en Hollande, en Allemagne et en Russie: je vous réponds qu'on les y dévorera. Quelque précaution qu'on prenne, ils entreront en France; et vos Welches auront honte de ne pas approuver ce qui est admiré partout ailleurs.
J'avais un très violent accès de goutte quand vos livres sont arrivés, les pieds et les bras garrottés, enchaînés et perclus: ces livres m'ont été d'une grande ressource. En les lisant, j'ai béni mille fois le ciel de vous avoir mis au monde.
Pour vous rendre compte du reste de mes occupations, vous saurez qu'à peine eus-je recouvré l'articulation de la main droite, que je m'avisai de barbouiller du papier; non pour éclairer l'Europe, non pour instruire le public et l'Europe qui a les yeux très ouverts, mais pour m'amuser. Ce ne sont pas les victoires de Catherine que j'ai chantées, mais les folies des confédérés. Le badinage convient mieux à un convalescent que l'austérité du style majestueux. Vous en verrez un échantillon. Il y a six chants. Tout est fini; car une maladie de cinq semaines m'a donné le temps de rimer et de corriger tout à mon aise. C'est vous ennuyer assez que deux chants de lecture que je vous prépare…
DE M. DE VOLTAIRE
À Ferney, le 6 décembre 1771.
Sire, je n'ai jamais si bien compris qu'on peut pleurer et rire dans le même jour. J'étais tout plein et tout attendri de l'horrible attentat commis contre le roi de Pologne, qui m'honore de quelque bonté. Ces mots, qui dureront à jamais, vous êtes pourtant mon roi, mais j'ai fait serment de vous tuer, m'arrachaient des larmes d'horreur, lorsque j'ai reçu votre lettre et votre très philosophique poème, qui dit si plaisamment les choses du monde les plus vraies. Je me suis mis à rire malgré moi, malgré mon effroi et ma consternation. Que vous peignez bien le diable et les prêtres, et surtout cet évêque, premier auteur de tout le mal!
Je vois bien que quand vous fîtes ces deux premiers chants, le crime infâme des confédérés n'avait point encore été commis. Vous serez forcé d'être aussi tragique dans le dernier chant que vous avez été gai dans les autres que Votre Majesté a bien voulu m'envoyer. Malheur est bon à quelque chose, puisque la goutte vous a fait composer un ouvrage si agréable. Depuis Scarron, on ne faisait point de vers si plaisants au milieu des souffrances. Le roi de la Chine ne sera jamais si drôle que Votre Majesté, et je défie Moustapha d'en approcher.
N'ayez plus la goutte, mais faites souvent des vers à Sans-Souci dans ce goût-là. Plus vous serez gai, plus longtemps vous vivrez: c'est ce que je souhaite passionnément pour vous, pour mon héroïne, et pour moi chétif.
Je pense que l'assassinat du roi de Pologne lui fera beaucoup de bien. Il est impossible que les confédérés, devenus en horreur au genre humain, persistent dans une faction si criminelle. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que la paix de la Pologne peut naître de cette exécrable aventure.
Je suis fâché de vous dire que voilà cinq têtes couronnées assassinées en peu de temps dans notre siècle philosophique. Heureusement, parmi tous ces assassins, il se trouve des Malagrida, et pas un philosophe. On dit que nous sommes des séditieux; que sera donc l'évêque de Kiovie? On dit que les conjurés avaient fait serment sur une image de la sainte Vierge, après avoir communié. J'ose supplier instamment Votre Majesté, si ingénieuse et si diabolique, de daigner m'envoyer quelques détails bien vrais de cet étrange événement, qui devrait bien ouvrir les yeux à une partie de l'Europe. Je prends la liberté de recommander à vos bontés l'abbaye d'Oliva.
Je me mets à vos pieds (pourvu qu'ils n'aient plus la goutte) avec le plus profond respect et le plus grand ébahissement de tout ce que je viens de lire.
DU ROI
À Berlin, le 12 janvier 1772.
Je conviens que je me suis imposé l'obligation de vous instruire sur le sujet des Confédérés que j'ai chantés, comme vous avez été obligé d'exposer les anecdotes de la Ligue, afin de répandre tous les éclaircissements nécessaires sur la Henriade.
Vous saurez donc que mes Confédérés, moins braves que vos Ligueurs, mais aussi fanatiques, n'ont pas voulu leur céder en forfaits. L'horrible attentat entrepris et manqué contre le roi de Pologne s'est passé, à la communion près, de la manière qu'il est détaillé dans les gazettes. Il est vrai que le misérable qui a voulu assassiner le roi de Pologne en avait prêté le serment à Pulawski, maréchal de confédération, devant le maître-autel de la Vierge à Czenstokova. Je vous envoie des papiers publics, qui peut-être ne se répandent pas en Suisse, où vous trouverez cette scène tragique détaillée avec les circonstances exactement conformes à ce que mon ministre à Varsovie en a marqué dans sa relation. Il est vrai que mon poème (si vous voulez l'appeler ainsi) était achevé lorsque cet attentat se commit; je ne le jugeai pas propre à entrer dans un ouvrage où règne d'un bout à l'autre un ton de plaisanterie et de gaieté. Cependant je n'ai pas voulu non plus passer cette horreur sous silence, et j'en ai dit deux mots en passant, au commencement du cinquième chant; de sorte que cet ouvrage badin, fait uniquement pour m'amuser, n'a pas été défiguré par un morceau tragique qui aurait juré avec le reste.
Il semble que pour détourner mes yeux des sottises polonaises et de la scène atroce de Varsovie, ma sœur la reine de Suède ait pris ce temps pour venir revoir ses parents, après une absence de vingt-huit années. Son arrivée a ranimé toute la famille; je m'en suis cru de dix ans plus jeune. Je fais mes efforts pour dissiper les regrets qu'elle donne à la perte d'un époux tendrement aimé, en lui procurant toutes les sortes d'amusements dans lesquels les arts et les sciences peuvent avoir la plus grande part. Nous avons beaucoup parlé de vous. Ma sœur trouvait que vous manquiez à Berlin: je lui ai répondu qu'il y avait treize ans que je m'en apercevais. Cela n'a pas empêché que nous n'ayons fait des vœux pour votre conservation; et nous avons conclu, quoique nous ne vous possédions pas, que vous n'en étiez pas moins nécessaire à l'Europe.
Laissez donc à la Fortune, à l'Amour, à Plutus, leur bandeau: ce serait une contradiction que celui qui éclaira si longtemps l'Europe fût aveugle lui-même. Voilà peut-être un mauvais jeu de mots; j'en fais amende honorable au dieu du Goût qui siège à Ferney; je le prie de m'inspirer, et d'être assuré qu'en fait de belles lettres, je crois ses décisions plus infaillibles que celles de Ganganelli pour les articles de foi. Vale. Fédéric.
DE M. DE VOLTAIRE
À Ferney, le 1er février 1772.
Sire, mon cœur, quoique bien vieux, est tout aussi sensible à vos bontés que s'il était jeune. Vos troisième et quatrième chants m'ont presque guéri d'une maladie assez sérieuse; vos vers ne le sont pas. Je m'étonne toujours que vous ayez pu faire quelque chose d'aussi gai sur un sujet si triste. Ce que Votre Majesté dit des Confédérés dans sa lettre inspire l'indignation contre eux autant que vos vers inspirent de gaieté. Je me flatte que tout ceci finira heureusement pour le roi de Pologne et pour Votre Majesté. Quand vous n'auriez que six villes pour vos six chants, vous n'auriez pas perdu votre papier et votre encre.
La reine de Suède ne gagnera rien aux dissensions polonaises, mais elle augmentera le bonheur de son frère et le sien. Permettez que je la remercie des bontés dont vous m'apprenez qu'elle daigne m'honorer, et que je mette mes respects pour elle dans votre paquet…
DE M. DE VOLTAIRE
À Ferney, le 4 septembre 1772.
Sire, si votre vieux baron a bien dansé à l'âge de quatre-vingt-six ans, je me flatte que vous danserez mieux que lui à cent ans révolus. Il est juste que vous dansiez longtemps au son de votre flûte et de votre lyre, après avoir fait danser tant de monde, soit en cadence, soit hors de cadence, au son de vos trompettes. Il est vrai que ce n'est pas la coutume des gens de votre espèce de vivre longtemps. Charles XII, qui aurait été un excellent capitaine dans un de vos régiments; Gustave-Adolphe, qui eût été un de vos généraux; Valstein, à qui vous n'eussiez pas confié vos armées; le grand-électeur, qui était plutôt un précurseur de grand: tout cela n'a pas vécu âge d'homme. Vous savez ce qui arriva à César, qui avait autant d'esprit que vous, et à Alexandre, qui devint ivrogne, n'ayant plus rien à faire; mais vous vivrez longtemps, malgré vos accès de goutte, parce que vous êtes sobre, et que vous savez tempérer le feu qui vous anime, et empêcher qu'il vous dévore.
Je suis fâché que Thorn n'appartienne point à Votre Majesté, mais je suis bien aise que le tombeau de Copernic soit sous votre domination. Élevez un gnomon sur sa cendre, et que le soleil, remis par lui à sa place, le salue tous les jours à midi de ses rayons joints aux vôtres.
Je suis très touché qu'en honorant les morts, vous protégiez les malheureux vivants qui le méritent. Morival doit être à Vesel, lieutenant dans un de vos régiments: son véritable nom n'est point Morival, c'est d'Etallonde; il est fils d'un président d'Abbeville. Copernic n'aurait été qu'excommunié, s'il avait survécu au livre où il démontra le cours des planètes et de la terre autour du soleil; mais d'Etallonde, à l'âge de quinze ans, a été condamné par des Iroquois d'Abbeville à la torture ordinaire et extraordinaire, à l'amputation du poing et de la langue, et à être brûlé à petit feu avec le chevalier de La Barre, petit-fils d'un lieutenant-général de nos armées, pour n'avoir pas salué des capucins, et pour avoir chanté une chanson; et un Parlement de Paris a confirmé cette sentence, pour que les évêques de France ne leur reprochassent plus d'être sans religion: ces messieurs du Parlement se firent assassins afin de passer pour chrétiens.
Je demande pardon aux Iroquois de les avoir comparés à ces abominables juges qui méritaient qu'on les écorchât sur leurs bancs semés de fleurs de lis, et qu'on étendît leur peau sur ces fleurs. Si d'Etallonde, connu dans vos troupes sous le nom de Morival, est un garçon de mérite, comme on me l'assure, daignez le favoriser. Puisse-t-il venir un jour dans Abbeville, à la tête d'une compagnie, faire trembler ses détestables juges, et leur pardonner!
Le jugement que vous portez sur l'œuvre posthume d'Helvétius ne me surprend pas: je m'y attendais: vous n'aimez que le vrai. Son ouvrage est plus capable de faire du tort que du bien à la philosophie; j'ai vu avec douleur que ce n'était que du fatras, un amas indigeste de vérités triviales et de faussetés reconnues. Une vérité assez triviale, c'est la justice que l'auteur vous rend; mais il n'y a plus de mérite à cela. On trouve d'ailleurs dans cette compilation irrégulière beaucoup de petits diamants brillants semés çà et là. Ils m'ont fait grand plaisir, et m'ont consolé des défauts de tout l'ensemble…
DU ROI
À Potsdam, 24 octobre 1772.
S'il m'est interdit de vous revoir à tout jamais, je n'en suis pas moins aise que la duchesse de Virtemberg vous ait vu. Cette façon de converser par procuration ne vaut pas le à facie ad faciem. Des relations et des lettres ne tiennent pas lieu de Voltaire, quand on l'a possédé en personne.
J'applaudis aux larmes vertueuses que vous avez répandues au souvenir de ma défunte sœur. J'aurais sûrement mêlé les miennes aux vôtres si j'avais été présent à cette scène touchante. Soit faiblesse, soit adulation outrée, j'ai exécuté pour cette sœur ce que Cicéron projetait pour sa Tullie. Je lui ai érigé un temple dédié à l'amitié; sa statue se trouve au fond, et chaque colonne est chargée d'un mascaron contenant le buste des héros de l'amitié. Je vous en envoie le dessin. Ce temple est placé dans un des bosquets de mon jardin. J'y vais souvent me rappeler mes pertes, et le bonheur dont je jouissais autrefois.
Il y a plus d'un mois que je suis de retour de mes voyages. J'ai été en Prusse abolir le servage, réformer des lois barbares, en promulguer de plus raisonnables, ouvrir un canal qui joint la Vistule, la Netze, la Varte, l'Oder et l'Elbe, rebâtir des villes détruites depuis la peste de 1709[?] défricher vingt milles de marais, et établir quelque police dans un pays où ce nom même était inconnu. De là j'ai été en Silésie consoler mes pauvres ignatiens des rigueurs de la cour de Rome, corroborer leur ordre, en former un corps de diverses provinces où je les conserve, et les rendre utiles à la patrie en dirigeant leurs écoles pour l'instruction de la jeunesse, à laquelle ils se voueront entièrement. De plus, j'ai arrangé la bâtisse de soixante villages dans la Haute-Silésie, où il restait des terres incultes: chaque village a vingt familles. J'ai fait faire de grands chemins dans les montagnes pour la facilité du commerce, et rebâtir deux villes brûlées: elles étaient de bois; elles seront de briques, et même de pierres de taille, tirées des montagnes.
Je ne vous parle point des troupes: cette matière est trop prohibée à Ferney pour que je la touche.
Vous sentirez qu'en faisant tout cela, je n'ai pas été les bras croisés.
À propos de croisés; ni l'empereur ni moi ne nous croiserons contre le Croissant; il n'y a plus de reliques à remporter de Jérusalem. Nous espérons que la paix se fera peut-être cet hiver; et d'ailleurs nous aimons le proverbe qui dit: Il faut vivre et laisser vivre. À peine y a-t-il dix ans que la paix dure; il faut la conserver autant qu'on le pourra sans risque, et ni plus ni moins se mettre en état de n'être pas pris au dépourvu par quelque chef de brigands, conducteur d'assassins à gage.
Ce système n'est ni celui de Richelieu ni celui de Mazarin; mais il est celui du bien des peuples, objet principal des magistrats qui les gouvernent.
Je vous souhaite cette paix accompagnée de toutes les prospérités possibles et j'espère que le patriarche de Ferney n'oubliera pas le philosophe de Sans-Souci qui admire et admirera son génie jusqu'à extinction de chaleur humaine. Vale. Fédéric.
DE M. DE VOLTAIRE
À Ferney, 28 octobre 1772.
Monsieur Guibert, votre écolier
Dans le grand art de la tactique,
À vu ce bel esprit guerrier
Que tout prince aujourd'hui se pique
D'imiter, sans lui ressembler,
Et que tout héros, germanique,
Espagnol, gaulois, britannique,
Vainement voudrait égaler.
Monsieur Guibert est véridique:
Il dit qu'il a lu dans vos yeux
Toute votre histoire héroïque,
Quoique votre bouche s'applique
À la cacher aux curieux.
Vous vous obstinez à vous taire
Sur tant de travaux glorieux;
Et l'Europe fait beaucoup mieux,
Car elle fait tout le contraire.
Ce M. Guibert, Sire, fait comme l'Europe; il parle de Votre Majesté avec enthousiasme. Il dit qu'il vous a trouvé en état de faire vingt campagnes; Dieu nous en préserve! mais accordez-vous donc avec lui; car il dit que vous avez un corps digne de votre âme, et vous prétendez que non; il est vrai qu'il vous a contemplé principalement des jours de revue; et ces jours-là, vous pourriez bien vous rengorger et vous requinquer, comme une belle à son miroir.
Je ne vous proposais pas, Sire, vingt campagnes, je n'en proposais qu'une ou deux; et encore c'était contre les ennemis de Jésus-Christ et de tous les beaux-arts. Je disais: Il protège les jésuites, il protégera bien la Vierge Marie contre Mahomet et la bonne Vierge lui donnera sans doute deux ou trois belles provinces à son choix pour récompense d'une si sainte action.
Je viens de relire l'article Guerre, dont Votre Majesté pacifique a la bonté de me parler: il est vraiment un peu insolent par excès d'humanité; mais je vous prie de considérer que toutes ces injures ne peuvent tomber que sur les Turcs, qui sont venus du bord oriental de la mer Caspienne jusqu'auprès de Naples, et qui, chemin faisant, se sont emparés des lieux saints, et même du tombeau de Jésus-Christ qui ne fut jamais enterré. En un mot, je ressemblais comme deux gouttes d'eau à ce fou de Pierre l'Ermite, qui prêchait la croisade. L'empereur des Romains, que vous aimez, et qui se regarde comme votre disciple, ne pouvait se plaindre de moi; je lui donnais d'un trait de plume un très beau royaume. On aurait pu, avant qu'il fût dix ans, jouer un opéra grec à Constantinople. Dieu n'a pas béni mes intentions, toutes chrétiennes qu'elles étaient, du moins les philosophes vous béniront d'ériger un mausolée à Copernic, dans le temps que votre ami Moustapha fait enseigner la philosophie d'Aristote à Stamboul. Vous ne voulez point rebâtir Athènes, mais vous élevez un monument à la raison et au génie.
Quand je vous suppliais d'être le restaurateur des beaux-arts de la Grèce, ma prière n'allait pas jusqu'à vous conjurer de rétablir la démocratie athénienne; je n'aime point le gouvernement de la canaille. Vous auriez donné le gouvernement de la Grèce à M. de Lentulus, ou à quelque autre général qui aurait empêché les nouveaux grecs de faire autant de sottises que leurs ancêtres. Mais enfin j'abandonne tous mes projets. Vous préférez le port de Dantzick à celui du Pirée: je crois qu'au fond Votre Majesté a raison, et que, dans l'état où est l'Europe, ce port de Dantzick est bien plus important que l'autre.
Je ne sais plus quel royaume je donnerai à l'impératrice Catherine II, et franchement, je crois que dans tout cela vous en savez plus que moi, et qu'il faut s'en rapporter à vous. Quelque chose qui arrive, vous aurez toujours une gloire immortelle. Puisse votre vie en approcher!