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Kitabı oku: «Histoire des salons de Paris. Tome 6», sayfa 11

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J'ai dit plus haut que chez la reine Hortense on n'avait aucune de ces craintes puériles, et c'est vrai. Elle était bonne, indulgente; si au contraire l'Empereur trouvait à blâmer, elle prenait la défense de l'opprimée: aussi nous y allions convenablement, mais ne craignant ni le blâme de la maîtresse du lieu, ni sa raillerie.

Ses bals étaient charmants. Sa maison me semblait faite pour recevoir; on y trouvait tout ce qui amuse. Si par hasard on n'avait pas voulu danser, ou qu'on fût malade, on se mettait devant une table ronde dressée dans l'un des salons de la princesse, on y trouvait toujours des livres, des dessins, des couleurs, des gouaches, tout ce qui peut divertir des amis des arts. Pendant ce temps, la princesse dansait, à moins qu'elle ne fût dans l'état où elle était le jour de la Vestale. Alors, elle venait dans le salon où étaient la table et les aquarelles, elle s'asseyait à cette table et causait; et on ne s'en trouvait que mieux chez elle.

– Voyons, tournez-vous un peu, que je fasse votre portrait, disait-elle à une jeune femme nouvellement mariée et dont la timidité était si grande qu'elle devenait pâle au lieu de rougir quand on lui parlait. À la proposition de la Reine, elle devint pâle d'abord, et puis rouge, et enfin toute tremblante. Mais la Reine lui parla avec une telle bonté, un accent si doux, qu'avant un quart d'heure cette jeune femme causait et riait avec son peintre, qui ne pouvait plus, nous disait-elle ensuite en riant, la faire tenir tranquille.

La maison de la reine Hortense était mélangée comme agréments. Plusieurs personnes étaient bien, quelques autres beaucoup moins, et d'autres pas du tout. Madame de Viry, la mère, était aussi ennuyeuse qu'on peut l'être; quelques autres aussi dans les dames pour accompagner: je n'en excepte que madame de Broc, madame de Lery, madame d'Arjuzon, et mademoiselle Cochelet, dont l'amère laideur ne l'empêchait pas de se coiffer en bacchante et à la Camille des Horaces; mais elle avait beaucoup d'esprit; elle était lectrice.

Mais les bals du lundi, chez la reine Hortense, dépendaient peu, pour leur agrément, des personnes de sa maison. Elle était elle-même la plus charmante maîtresse de maison, faisant attention aux femmes qui étaient mal placées pour qu'elles fussent mieux, veillant à ce que les hommes fissent danser les jeunes filles, qui souvent dansaient moins que nous, qui étions jeunes d'abord et puis ayant une maison et recevant, ce qui, au bal, nous le savons toutes, nous faisait inviter de préférence à des femmes beaucoup plus jolies que nous.

Il y avait aussi dans l'hiver des bals d'enfants dont les jeunes princes faisaient les honneurs. Nos enfants y allaient déguisés, ils étaient charmants… Mes filles y furent un jour; l'aînée, qui alors était déjà une ravissante créature, était habillée comme mademoiselle Mars dans la Jeunesse de Henri V, et sa sœur en petit page. Ces deux costumes eurent un grand succès.

C'était ces jours là que la Reine était bonne et faite pour être aimée! Elle était là comme la mère de toute cette jeunesse qui tourbillonnait autour d'elle! On tirait une loterie pour les enfants où tous les numéros gagnaient; elle y présidait, dirigeait les lots, changeait ce qui ne plaisait pas, et devenait mère de chaque enfant pour lui donner une joie. Combien mon cœur se serre en pensant à l'exil101 d'une personne qui ne fit jamais que du bien, qui ne provoqua jamais un sentiment, je ne dis pas de haine, mais seulement répulsif!.. Toujours de l'amour et du respect!.. et pourtant elle est bannie de sa patrie! et dans quel moment…? lorsque sa santé détruite réclame l'air de la patrie, le seul où l'on respire la vie!

Dans l'année 1814, dans ce même moment où elle sut prouver qu'elle pouvait être à la fois aussi bonne qu'aimable, et courageuse, et grande, la reine Hortense, sachant que l'empereur de Russie était venu chez moi, me demandait assez souvent d'aller chez elle, ne voulant pas lui donner des figures nouvelles. Un soir, nous étions fort peu de monde, la conversation tomba sur le talent de conter; la Reine contait à ravir, et, sans lui faire un compliment qui pouvait être plat en le lui adressant à elle-même, nous lui dîmes qu'elle serait bien aimable de nous raconter quelque chose.

– Non, non, dit-elle, je ne suis pas assez pénétrée d'un sujet, quel qu'il soit, pour entreprendre de raconter ce soir; il n'est pas toujours temps pour l'esprit de conter. Mais ce qui aurait surpris Votre Majesté, ajouta-t-elle en s'adressant à l'empereur de Russie, c'est d'entendre raconter une chose intéressante à l'Empereur, ou bien de lui entendre improviser une histoire.

L'empereur de Russie sourit.

– Croyez-vous que je ne connaisse pas cette charmante variété de son esprit? croyez-vous donc qu'il ne m'a pas charmé autant qu'il le pouvait?.. Je l'ai entendu un jour à Tilsitt raconter à la reine de Prusse un fait arrivé, disait-il, dans les montagnes de la Corse. C'était un homme qui se vengeait à la fois d'une maîtresse infidèle et d'un ami perfide. En vérité, je vous jure qu'il fut terrible au moment de la catastrophe… Plus tard, à Erfurth, étant seulement avec le malheureux Duroc, Talma et moi, Napoléon improvisa une histoire dont le sujet était pris dans l'histoire d'Orient, et où il fut admirable. Ce fut ce jour-là que Talma s'écria: Mon Dieu, où sont donc les imbéciles qui disent que je vous donne des leçons de pose et de diction? j'en recevrais plutôt de vous, sire!

– Il ne vous a jamais raconté une histoire italienne? demanda la Reine.

– Non, répondit l'empereur Alexandre, voilà tout ce que je connais de lui.

– Eh bien, sire, je veux que vous entendiez le conte de Giulio, dit la Reine; il fut improvisé à la Malmaison, comme la duchesse d'Abrantès peut vous le certifier; elle était avec moi ce même jour où l'Empereur raconta cette histoire, qui, du reste, est vraie pour le fond, et le fait principal du meurtre et de sa cause s'est passé dans un couvent102 de Lyon. La galerie venait d'être terminée, et on s'y tenait presque tous les soirs; l'Empereur, lorsqu'il était de bonne humeur, aimait beaucoup ce qui était extraordinaire; il aimait à faire impression, et c'était presque toujours sur nous, pauvres femmes, qu'il aimait à exercer son pouvoir. – Il y a aussi l'histoire d'un élève de Brienne; elle est aussi tragique que celle de Giulio, et comme elle est vraie, elle nous cause toujours une grande émotion… Mais celle de Giulio était terrible!.. Je l'ai assez présente, et, si vous me soutenez, mesdames, Sa Majesté aura l'histoire entière…

Nous nous rapprochâmes de la table ronde autour de laquelle nous étions déjà tous; on enleva deux lampes et on n'en laissa qu'une, sur laquelle encore était un abat-jour. Il est vrai de dire que l'Empereur prenait ainsi toutes ses mesures probablement pour obtenir plus d'effet.

La Reine commença:

C'était pendant une soirée d'automne; nous étions rassemblés à la Malmaison dans la grande galerie, et assez tristes du mauvais temps. L'Empereur, qu'un ciel gris et orageux impressionnait aussi, sentit le besoin de rompre le charme qui agissait sur nous; il dirigea la conversation, et bientôt elle tomba sur l'amour et ses effets. Ma mère parla de l'amour des créoles; madame la duchesse d'Abrantès, de celui de l'Espagne, d'où elle revenait pour la première fois103, et moi de l'amour dans notre belle France. Mais l'Empereur nous imposa silence à toutes, et nous dit d'écouter l'histoire qu'il avait à nous raconter; ensuite nous verrons, dit-il, quel est le pays qui produit les passions les plus violentes… Écoutez.

Et se plaçant au milieu de la galerie, il commença son récit:

Un jour, il parut à Rome un être mystérieux dont l'âge, le nom, et le sexe même, furent d'abord inconnus; les bruits les plus étranges circulèrent bientôt dans la ville sainte. Les Romains aiment le merveilleux; ils voulurent voir dans cet être bizarre de forme, et dans ses mœurs habituelles, un objet sur lequel l'inquisition devait avoir les yeux. Bientôt la curiosité redoubla; la foule visita le quartier désert où cet individu s'était retiré, dans le palais Gandolfo, demeure solitaire et ruinée où jamais un être vivant n'avait choisi sa demeure.

Un seul serviteur, silencieux comme son maître ou sa maîtresse, était le compagnon de l'habitant du palais Gandolfo; il sortait seulement pour aller aux provisions, puis il rentrait, et de huit jours l'herbe qui croissait entre les pierres des galeries abandonnées n'était foulée par un pied humain.

Un jour, le bruit se répandit que le mystérieux inconnu dévoilait l'avenir, qu'il prédisait, enfin, et que ses prédictions étaient effrayantes presque toujours pour ceux qui allaient les chercher.

Quelque voilée que fût la personne de la sibylle, cependant on finit par trouver qu'elle était femme, ou du moins que les indices qui révélaient qu'elle était femme étaient suffisants. – Bientôt sa renommée fut grande: on ne parlait plus que de la sibylle. Ce nom lui resta.

Deux jeunes Romains vivaient alors à Rome dans toute la douceur d'une sainte amitié: l'un se nommait Camille, l'autre Giulio; tous deux jeunes, tous deux beaux, tous deux riches de cette espérance qui rend l'âme si radieuse à vingt ans. Camille, brave et déterminé, voulut aller aussitôt chez la sibylle; Giulio, plus timide ou plutôt plus craintif, redoutait l'avenir et ne voulait pas avancer le moment où cet avenir se dévoilerait à lui. Il refusa longtemps. Enfin Camille l'entraîna, et un soir, au moment où le soleil se couchait sur le mont Quirinal, les deux amis franchissaient la porte redoutée du palais de la sibylle.

En entrant dans les vastes cours dont les dalles de marbre résonnaient sous leurs pas, ils ne virent pas un être humain venir à leur rencontre. Giulio sentait ses jambes fléchir sous lui… son front était humide et brûlant… il souffrait… mais attiré par un charme qu'il ne pouvait vaincre, il suivait Camille au travers des vieilles chambres, des salles désertes et des décombres du palais maudit.

Tout à coup, en traversant une galerie, les deux amis furent arrêtés à la vue d'un immense rideau noir qui la partageait; au moment où ils entrèrent dans cette pièce, une voix d'une douceur infinie prononça ces mots:

– Si vous voulez connaître votre sort, jeunes gens, passez derrière ce rideau… mais auparavant, préparez-vous par la prière à cet acte solennel.

Involontairement Giulio tombe à genoux et prie. Camille s'incline légèrement; puis il se relève, et mettant la main sur son poignard, il écarte le rideau qui s'ébranle sous sa main et, se séparant tout à coup, leur laisse voir le sanctuaire qu'ils étaient venus chercher.

Au mouvement de son ami, Giulio s'était relevé et se disposait à le suivre, en mettant comme lui la main sur son poignard; mais la surprise qu'ils éprouvèrent tous deux fit retomber leur main à leur côté.

Ils ont enfin devant les yeux l'être mystérieux qui défie toutes les recherches depuis bien des mois dans la ville de Rome… C'est une femme!.. elle est jeune… belle même… ou du moins elle le serait, sans une pâleur de la tombe, une fixité dans la prunelle de ses yeux qu'elle tient ouverts et attachés sur les deux amis. Ses traits sont beaux; mais cette pâleur cadavéreuse glace la pensée qui est à côté du mot de beauté, et l'effroi est le seul sentiment que les deux jeunes gens éprouvent en la voyant.

– Que voulez-vous de moi? leur demande-t-elle avec cette même voix harmonieuse qu'ils avaient entendue.

– Connaître notre sort, répond Camille, plus hardi que son ami… Giulio baisse les yeux sans répondre.

– Et vous? dit la sibylle…

Giulio veut parler, sa langue glacée ne peut articuler un mot; enfin il prononce à voix basse:

– Je ne veux rien savoir.

– Téméraire! dit la pâle et belle créature… ne sais-tu pas que tout mortel qui franchit ce noir rideau doit venir à ma science et partager la punition que Dieu m'infligera pour avoir osé pénétrer dans ses décrets?..

– Je vais, si vous le permettez, dit Camille, passer le premier devant votre intelligence. Giulio sera plus assuré à mon retour.

La sibylle fronça son noir sourcil sur son front d'ivoire et parut hésiter un moment; mais en remarquant la terreur visible de Giulio, elle parut le prendre en pitié, et, faisant un geste de la main à Camille, elle disparut avec lui derrière une vaste draperie noire qui masquait une autre partie de la galerie. Quelques instants suffirent pour la conférence de Camille et de la sibylle; il revint auprès de son ami le sourire sur les lèvres.

Mon horoscope est des plus heureux; mais elle n'a pas fait un grand effort de science pour me le révéler. Elle m'a prédit que j'épouserais ta sœur Giuliana, et que notre mariage serait seulement retardé par une cause légère… Comme notre contrat est déjà signé et que la ville entière le sait, la sibylle travaillait à l'aise!.. N'importe, va, mon Giulio, je t'attends; bonne chance!

Giulio gagne en chancelant le lieu où l'attend cette femme étrange, dont le rapport d'elle à lui est si terrible et si influent… Cette draperie légère que sa main soulève lui semble être de plomb!.. Enfin il disparaît, et les longs plis de la noire et lugubre draperie retombent et l'enveloppent comme un linceul.

Pendant plusieurs minutes le plus profond silence régna dans la partie séparée de la galerie où la sibylle était avec Giulio… Tout à coup un cri perçant vient frapper l'oreille de Camille. Il s'élance, son poignard au poing, et trouve Giulio à genoux, les cheveux hérissés, les yeux hagards et attachés sur la sibylle, qui, debout devant lui, une baguette de saule à la main, ornée de bandelettes noires, et toujours avec le même calme et le même regard atone, prononçait des mots incohérents dont Camille ne put saisir le sens; le seul qu'il entendit fut MEURTRE et SACRILÉGE, amour sans bornes!..

À la vue de Camille, la sibylle parut courroucée: – Qui vous a demandé? lui dit-elle avec hauteur; éloignez-vous! Mais il ne l'écouta pas. Giulio était vraiment mal; il ne savait comment l'emmener; sa raison était presque égarée, et rien ne le rappelait à lui. Enfin il se laissa entraîner, et une fois hors de cet antre, de cet autre Averne, l'air frais et balsamique de la nuit rafraîchit le front brûlant du jeune homme. Mais il parle à peine et d'une manière incohérente… il prononce des mots séparés, parmi lesquels on entend surtout ceux de MEURTRE et de SACRILÉGE104.

Camille le remit chez lui, et à peine le vit-il plus calme qu'il courut, avec plusieurs de ses domestiques et quelques-uns de ces bravi qu'on trouve à volonté à Rome, au palais Gandolfo; il voulait contraindre la magicienne à confesser ce qu'elle avait dit à son malheureux ami. Mais le palais était encore plus désert que dans la soirée qui venait de s'écouler; personne dans aucune de ses vastes galeries, personne dans aucun des plus obscurs réduits. Partout la solitude, partout le silence, et pas une trace du séjour même momentané de cette femme… Tout a disparu…

Camille revint consterné. Il commence à croire qu'il y a un mystère qu'il ignore dans l'âme de Giulio… Il retourne près de lui et le trouve accablé. Le lendemain, il paraît mieux; mais il ne parle pas de son aventure, et Camille lui-même ne chercha pas à la lui rappeler.

Quelques semaines s'écoulèrent. Les préparatifs du mariage de Camille et de Giuliana se faisaient avec toute la pompe que de nobles familles mettent toujours dans une occasion aussi solennelle. Le bonheur était sur le front de la jeune fiancée; Camille aussi était heureux; mais il l'eût été davantage sans la connaissance qu'il avait du fatal secret de son malheureux ami, ce secret qu'il ne savait qu'imparfaitement encore!.. et ne connaissait que par la douleur qui frappait chaque jour la jeune tête de Giulio d'un nouveau coup… – Si je pouvais te consoler, au moins! disait Camille à son ami!

Giulio secouait lentement sa tête pâle, et répondait: – Tu n'y peux rien, ni moi non plus, c'est ma destinée!..

Enfin le jour du mariage arriva. Dès le matin, tous les serviteurs de la maison de la mère de Camille mettaient en ordre le palais héréditaire pour recevoir leur jeune maîtresse. Camille était tout à fait joyeux. Depuis l'avant-veille, Giulio était enfin plus calme et semblait avoir repris toute sa tranquillité. Le marquis de Cosmo, son père, heureux également de le voir sourire, lui dit de se préparer pour le départ. Le vieux marquis descendit en même temps et monta à cheval pour aller jusqu'à Sainte-Marie-Majeure voir si tout était prêt. Mais au moment de monter à cheval, le cheval se cabra, et le marquis fit une chute qui, sans être nullement dangereuse, fit remettre le mariage à la semaine suivante.

Comme la famille du marquis entourait son lit, Camille dit étourdiment: – Ah! mon Dieu! mon Dieu! voilà la prédiction de cette maudite sibylle accomplie, et mon mariage retardé!

Giulio pâlit en entendant ces paroles; un souvenir terrible le saisit aussitôt… Il se retira dans son appartement, et ne voulut voir personne qu'un vieux moine qui l'avait élevé et dont il était tendrement aimé.

Le marquis de Cosmo fut promptement rétabli, le jour du mariage fixé, et, de ce moment, la joie revint dans les deux familles.

Le matin du mariage, Camille vint de bonne heure au palais de sa fiancée; Giulio était sorti, mais il avait fait dire qu'il se rendrait à l'église. On partit, et le mariage fut célébré avec toute la pompe que demandait cette solennité, à laquelle étaient intéressées les premières familles de Rome. Mais, lorsqu'on revint au palais de Cosmo, Giulio se trouva encore absent. L'inquiétude s'empara alors vivement de son père et de sa sœur, ainsi que de Camille. On envoya chez tous ses amis… Vers le soir, au moment où le vieux marquis était pensif, occupé à écouter la relation que lui faisait Camille de la soirée passée au palais Gandolfo, un inconnu laissa une lettre pour lui et s'éloigna aussitôt.

Cette lettre était de Giulio:

«Mon père, disait-il, disposez de vos richesses en faveur de ma sœur. Je suis mort pour le monde. Je dois fuir une destinée funeste, et vous devez préférer ne plus voir votre fils à le voir indigne de vous.

«Épargnez-vous d'inutiles recherches, ma résolution est inébranlable.

«Adieu, mon père, bénissez votre enfant, car il est et sera toujours digne de vous.»

Cet incident frappa d'une teinte lugubre les noces de Giuliana. Camille épousait en elle la plus riche héritière de l'Italie depuis la retraite de son frère; mais il aimait Giulio, et son souvenir empoisonna longtemps le bonheur dont il jouissait.

Le marquis de Cosmo découvrit enfin que le moine qui avait été précepteur de Giulio connaissait la retraite de son fils. Il le manda devant lui.

– Mon père, lui dit-il, vous savez où est Giulio.

LE MOINE

Oui, monseigneur.

LE MARQUIS

Est-il à Rome?

LE MOINE

Je ne puis le dire.

LE MARQUIS

La puissance paternelle est la première de toutes, et c'est un père qui vous commande de lui dire où est son fils.

LE MOINE

La puissance paternelle elle-même n'est rien devant celle de Dieu, monseigneur… et celle-là m'ordonne le silence.

LE MARQUIS

Quelle est votre excuse?

LE MOINE

Je me suis opposé longtemps aux projets de Giulio, mais je l'ai vu si déterminé que je n'ai plus eu de force que pour le guider dans leur exécution.

LE MARQUIS

Et quelle est-elle?

LE MOINE

Il est entré dans un couvent pour y prononcer ses vœux.

LE MARQUIS

Il n'a pas l'âge nécessaire pour disposer de lui, et je m'oppose à cette résolution. Je vous ordonne de me dire le nom du monastère où cet insensé s'est retiré.

LE MOINE

Je vous répète que je ne le puis, monseigneur.

LE MARQUIS

Vous ne le pouvez!

LE MOINE

Non, monseigneur, j'ai reçu cette confidence sous le sceau de la confession, je ne puis parler.

LE MARQUIS, après avoir réfléchi

Le grand-pénitencier peut-il vous relever de votre silence?

LE MOINE

Oui, monseigneur.

LE MARQUIS

Eh bien! il vous fera parler.

Mais le lendemain même de cette conversation le moine disparut, et on ne le revit jamais.

Où était Giulio, cependant?.. il était parti pour la Sicile; là il avait vu le père Ambroise, prieur du couvent des dominicains de Messine, à qui il était recommandé par le moine de Rome. Le père Ambroise était un homme selon Dieu, un véritable apôtre. En voyant Giulio, il comprit l'âme troublée de ce jeune insensé et lui refusa positivement l'habit de frère qu'il lui demandait, et le contraignit à faire son noviciat.

Giulio était né avec une imagination ardente et vagabonde; l'éducation singulière qu'il avait reçue n'avait pas modifié cette nature indomptée qui ne savait quelle route elle devait choisir pour arriver au bonheur. La mère de Giulio, d'une santé faible, était idolâtre de cet enfant, et il fut constamment à ses côtés. Il ne la quittait que pour aller prier à l'église ou dans la chapelle du château lorsque la famille était à Torre di Monte, habitation antique et féodale des marquis de Cosmo, dans les Abruzzes. Lorsque la mère de Giulio le voyait abattu et pâle, elle passait sa main dans les longs cheveux du jeune homme, et lui souriant doucement, elle l'envoyait respirer un air plus pur dans la haute montagne. Alors Giulio prenait un fusil et s'enfonçait dans les sauvages solitudes des Abruzzes. Il aimait à découvrir des sites inconnus, des retraites inaccessibles, des grottes creusées dans le granit par les eaux d'un torrent; alors il souriait à la vue de sa conquête, il regardait autour de lui comme s'il eût été le roi de la montagne; puis il rêvait longtemps, il pensait combien il serait heureux dans ces déserts avec une jeune fille qui prierait le Seigneur avec lui au milieu de cette nature si grande et si belle… Cette jeune fille serait le bonheur de Giulio; après son amour pour Dieu, elle serait tout pour lui… Souvent il rêvait ainsi d'amour, de retraite et de bonheur, et puis tout à coup il se réveillait au son lointain de la cloche d'un ermitage, ou bien au bruit d'un coup de fusil tiré par un chasseur d'aigle dans ces hautes régions; alors le jeune homme, rappelé à la vie matérielle, reprenait en soupirant le chemin du château dont un jour il devait être seigneur, et ne jetait sur ses hautes tours, ses vastes remparts, qu'un coup d'œil de mépris… Ses domaines à lui étaient dans un autre monde.

Depuis l'enfance, Giulio avait été lié avec Camille; celui-ci, franc et jovial, riait et chantait tout le jour; il n'avait que deux affections, son amitié pour Giulio, son amour pour Giuliana. N'ayant ni père ni mère, il avait été élevé par le marquis de Cosmo, qui avait géré son immense fortune comme si déjà il eût été son fils. La connaissance de cette affection arrêtait le remords dans l'âme de Giulio. – Je laisse un fils à mon père, se disait-il.

Quelque temps avant l'aventure de la sibylle, Giulio perdit sa mère; cette perte fut affreuse pour lui plus que pour un autre fils. Sa mère avait toute sa tendresse. Elle l'aimait tant!..

– Pauvre Giulio, lui disait-elle, que deviendras-tu, si un jour tu aimes d'amour, mon fils?.. Jamais ton cœur n'aura la tendresse qu'il donnera… Tu seras malheureux… N'aime jamais, mon enfant bien-aimé, ou bien… n'aime que Dieu!..

Mais ce n'était pas à une âme de feu, à un cœur tout amour, qu'il fallait demander de ne pas battre et de ne pas désirer. Giulio avait vingt ans: il sentait souvent courir son sang en ruisseaux de feu dans ses veines; alors il s'élançait dans la campagne, il partait pour une longue chasse avec son fusil, son rosaire et son poignard; il parcourait le pays ainsi, seul, sans même emmener Camille avec lui. Il marchait pendant des heures entières; puis, quand il se reposait, il priait Dieu et songeait.

Alors ses rêves descendaient et l'entouraient comme un nuage d'or. Il n'était plus sur la terre, et rêvait des félicités inconnues avec un être que Dieu lui envoyait; mais au réveil son œil devenait sombre, et il répétait la parole de sa mère:

– Pauvre Giulio, tu ne seras jamais aimé comme tu aimeras.

Ce fut en ce temps que cet être mystérieux vint à Rome pour avoir cette funeste influence sur la vie de Giulio; tourmenté par cette crainte d'aimer un jour sans être aimé, l'esprit déjà fatigué par cette tension vers un même objet, affaibli intellectuellement par la prière et de longs jeûnes prescrits par le moine, son précepteur, qui, ayant reçu ses confidences, lui conseillait la prière comme son unique refuge, Giulio fut accablé en écoutant l'oracle de la sibylle.

Amour! passion! sacrilége! meurtre! voilà les mots que trois fois le malheureux prédestiné avait entendu tonner à ses oreilles. En arrivant au palais de son père, il avait appelé le moine.

– Que dois-je faire? lui demanda-t-il.

Le moine l'aimait, mais il avait cette religion ignorante et superstitieuse qui est loin de celle de saint Pierre, et plus encore de celle de Jésus-Christ.

Giulio combattit, mais les liens qui le retenaient étaient faibles, tandis qu'une main puissante l'attirait à elle. Cependant, il résistait encore, lorsque cette première partie de la prédiction de la sibylle, le retard du mariage de sa sœur, le frappa d'épouvante!.. et il partit déterminé à fuir dans le cloître les passions, le sacrilége et le meurtre. Sa raison n'était pas saine, et son sang, agité par une année presque entière d'épreuves et de tourments imaginaires, était tout prêt à recevoir les plus vives impressions. Dominé par cette étrange superstition qui ne lui laissait de salut que dans la vie monastique, Giulio tressaillait encore sous les arcades froides et sombres du cloître, en se rappelant les paroles terribles de la femme du palais Gandolfo: Amour! passion sans bornes! sacrilége! meurtre! Le malheureux croyait railler le sort derrière les grilles massives du couvent, comme si les murs d'un monastère arrêtaient la destinée!

L'année du noviciat s'écoula; le père Ambroise, considérant la jeunesse de Giulio, qui n'avait que vingt-deux ans, sollicita de l'archevêque de Messine de prolonger d'une autre année le noviciat du jeune homme. L'archevêque y consentit; mais Giulio reçut cette nouvelle comme une douleur qu'on lui imposait. Toutefois, il ne murmura pas, et remplit ses devoirs avec une si scrupuleuse exactitude, qu'enfin le père Ambroise lui donna l'habit, au grand contentement de tout le couvent, dont il était l'édification.

Giulio était beau, et d'une beauté qui devait frapper d'abord; aussi, lorsqu'il y avait une cérémonie dans l'église des dominicains de Messine, on admirait la taille élégante du jeune frère et l'expression céleste de ses beaux traits, qui, du moment où il avait reçu l'habit, avaient repris leur calme accoutumé, et frappaient par leur expression profondément sentie. Mais Giulio était comme ignorant de tels avantages, et jamais son œil ne s'était levé sur lui, lorsqu'avant de quitter le monde, il avait pu contempler son image.

Plusieurs années s'écoulèrent; Giulio était toujours l'exemple du couvent, mais quelquefois il se demandait s'il était heureux! Son cœur battait avec violence, sa tête brûlait d'un feu qu'il ne pouvait calmer. Il souffrait d'un mal qu'il ne pouvait expliquer… Il n'était soulagé que lorsqu'à la récréation du soir il respirait l'air frais et embaumé du jardin; mais alors, si ses yeux s'élevaient au-dessus des murs, il disait: – Que ces murs sont élevés!

L'extrême régularité de Giulio, l'éducation soignée qu'il avait reçue, lui avaient fait confier deux missions importantes, la prédication et la confession; mais pour cette dernière fonction, il était lui quatrième avec le père prieur. On aimait à l'entendre; il était doux et onctueux dans la parole, et les Messinois, accoutumés à des moines plus intolérants, l'aimaient et le vénéraient en même temps. Il prêchait aussi fort souvent, et, préférant cette mission à l'autre, il confessait peu.

Un jour, il était dans sa cellule occupé à corriger un sermon pour la fête de sainte Rosalie, lorsque le père Ambroise le pria de le suppléer au confessionnal auprès d'une personne qui attendait, les occupations du prieur ne lui permettant pas de descendre à l'église.

Giulio avança son capuchon sur ses yeux, rabattit ses manches sur ses mains, d'une remarquable beauté, et, après avoir fait sa prière devant le maître-autel, il entra dans le confessionnal, où le pénitent l'attendait déjà. C'était une femme.

Giulio tira le petit volet de la grille, et dit à cette femme qu'il était prêt à l'entendre… Mais il ne reçut pour réponse que des soupirs et des larmes… Un secret terrible semblait peser à l'âme de la pécheresse.

Enfin elle parla, mais d'une voix brisée par les sanglots.

– Mon père, dit-elle… puis-je espérer la miséricorde divine? J'ai offensé Dieu!.. Croyez-vous qu'il me pardonnera?

– Sa bonté est infinie, ma fille; elle surpasse nos fautes.

– Mon père, j'aime… j'aime avec passion, avec un amour qui me brûle, me dévore… J'aime… Oh! jamais je ne pourrai dire une telle horreur!..

– Ma fille, lui dit Giulio d'une voix sévère, douter de Dieu c'est la plus grande de toutes vos fautes…

– Eh bien! mon père, vous saurez tout. J'aime un homme que je ne dois pas aimer… car je suis mariée, et cet homme n'est pas mon mari!..

Un silence suivit cette dernière parole. Il semblait que la malheureuse femme qui s'accusait ne pouvait articuler. Giulio était ému… il souffrait… Enfin la pénitente reprit d'une voix plus basse:

– Mon père, non-seulement cet homme n'est pas mon mari… mais il n'est pas libre… il est lié aussi; mais il chérit ses liens… et moi, je déteste les miens.

Elle pleura amèrement.

– Et cet homme est-il jeune? demanda Giulio.

– Jeune! oh oui! et si beau! Mais ce n'est pas cette beauté qui m'a séduite… c'est ma destinée qui m'a jetée à cet amour comme une proie à dévorer.

À ce mot de destinée, Giulio frémit.

– Oui, dit la femme avec égarement, il fallait une destinée influencée par Satan pour que j'aimasse ainsi un homme séparé de moi par des barrières d'airain.

– Quel est donc cet homme? demanda Giulio.

– Cet homme, mon père!.. Eh bien! maudissez-moi au nom de Dieu… dites qu'il n'y a pas de pardon pour mon crime. Celui que j'aime est un religieux.

– Malheureuse!..

Mais la femme ne l'entendait plus; accablée sous le poids de sa faute et de la honte de la révélation, elle se laissa tomber presque sans connaissance sur les marches du confessionnal… Frappé d'horreur et de crainte, Giulio jette les yeux sur la grille, et voit une créature d'une céleste beauté, pâle et mourante, les yeux fermés, et paraissant près d'expirer.

101.Et depuis que ceci est écrit, quel malheur nous a frappés!.. La chaîne de l'exil a été rompue, mais par la mort!..
102.C'est vrai.
103.En 1806, au commencement.
104.L'Empereur prononçait les deux mots avec un accent effrayant et prolongé.
Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 mayıs 2017
Hacim:
300 s. 1 illüstrasyon
ISBN:
http://www.gutenberg.org/ebooks/44676
Telif hakkı:
Public Domain