Kitabı oku: «La Sarcelle Bleue», sayfa 3
III
Le déjeuner fut gai, comme de coutume. M. Maldonne était satisfait d'un envoi de corneilles à pattes rouges, qu'il venait de recevoir de Belle-Isle-en-Mer; sa femme s'épanouissait au récit que Thérèse faisait de l'excursion du matin, et Thérèse, en effet, mise en verve, racontait les plus petits incidents de la route, taquinait son oncle qui, pour un vieil Africain, disait-elle, ne s'était pas bravement comporté sous le soleil de juillet, et n'omettait qu'un seul détail: la conversation de cinq minutes, dans le bois, quand elle regardait l'horizon, et que lui cueillait des reines des prés. Robert le remarqua.
Quand il se leva de table, M. Maldonne, par habitude, donna un coup de brosse à son panama, fit le tour du jardin, inspecta ses tombes à melons, entra dans le réduit où, sur des planches torréfiées par la chaleur, des graines séchaient, mêlées à des papillons morts, et perdit, en récréations utiles du même genre, le commencement de l'après-midi. Vers deux heures, il annonça l'intention de retourner au musée.
– Si vous le permettez, dit Thérèse, je vous accompagnerai. J'ai promis d'aller faire des guirlandes pour l'adoration, qui a lieu demain. Vous me laisserez à l'église.
Le père et la fille partirent donc ensemble. Au pas nerveux de Maldonne, la distance fut vite franchie. Thérèse monta les marches du perron de l'église.
– A bientôt, ma chérie! Ne te fatigue pas trop!
– Ni vous?
– Toi surtout!
Il se retournait en marchant, pour la regarder. Thérèse entra dans la vaste nef qui retentissait du bruit des marteaux, des scies rognant les planches et des commandements du vicaire alignant par tailles, aux deux côtés de l'autel majeur, des pots de lauriers-roses et des branches de pin.
Elle fit une courte prière devant la statue de la sainte Vierge, constata d'un coup d'œil que les roses avaient bien été apportées à l'endroit convenu, et s'apprêtait à sortir de son banc, pour aller rejoindre une autre jeune fille occupée à ranger dans un coin des banderoles de gaze, quand le geste d'une femme l'arrêta. C'était une vieille domestique retirée dans le faubourg, aux environs des Malestroit, et que Thérèse connaissait. Elle se hâtait, grosse et courte, bousculant les chaises, son bonnet de travers, la bouche à demi ouverte, avec la nouvelle d'un malheur dans les yeux.
– Ah! mademoiselle, dit-elle en se penchant, avant même d'arriver jusqu'à Thérèse, vous ne savez donc pas?
– Quoi donc?
– Le petit Malestroit!
– Lequel?
– Jean, mademoiselle, un enfant si mignon!
– Eh bien! qu'y a-t-il?
– Tombé dans le faubourg… Il jouait à la toupie… tombé sous les roues d'un camion… écrasé!..
– Ah! dit, Thérèse en portant la main à ses yeux pour en chasser l'affreuse vision, ce n'est pas possible!.. non, il n'est pas possible que ce soit lui… il n'y a pas plus de deux heures qu'il est venu ici!
– Hélas! si, mademoiselle, dit la femme fondant en larmes, il est mort, le pauvre petit! Je l'ai vu quand on l'a rapporté… sa tête saignait là, mademoiselle, à la tempe… Il est maintenant sur son lit… Je suis venue vous le dire… vous pouvez bien y aller. Tout le monde y va dans le quartier… C'est joli déjà comme un paradis, chez les Malestroit!
Thérèse sortit, sans rien répondre, mais si pâle, si haletante, que la vieille femme, venue là en messagère, tout émue devant cette douleur d'enfant, inquiète même, cherchait à rejoindre la jeune fille sur les dalles de la nef et répétait:
– Voyons, mademoiselle, faut pas se tourner le sang comme ça, faut se faire une raison… attendez-moi donc!..
Thérèse n'écoutait pas. Elle traversa la rue. Les Malestroit demeuraient à cinquante pas plus loin. Et elle entra dans la grande salle pauvre, à gauche, ouverte à tout venant par le deuil.
Il était là, le petit marchand d'ombre. On l'avait couché au milieu de la pièce, sur un lit qui devait être celui des parents, la tête touchant le mur du fond, soulevée et tournée vers l'unique fenêtre en face. Toute la lumière semblait se concentrer et se poser sur ce visage décoloré, mais charmant encore: le front à demi couvert par le bandeau qui cachait la blessure, et les mèches d'or inégales au-dessus, luisant comme au grand soleil du jardin. On eût dit d'un convalescent affaibli par un long mal, et qui dort, et qui va s'éveiller. Les deux mains de l'innocent, les deux mains courtes auxquelles la toupie venait d'échapper, pieusement jointes, retenaient le chapelet de première communion. Le drap tombait jusqu'à terre, un drap blanc très fin qui avait dû être prêté, et, à droite et à gauche, sur le linge sans pli, ô tendresse de l'âme du peuple, ô inspiration charmante des pauvres qui s'entr'aiment! les frères, les sœurs, les petits amis du faubourg avaient, avec une épingle, attaché des images. De chaque côté, en rangs irréguliers, on voyait un saint Jean-Baptiste avec son agneau, des anges, de jolies vierges bleues et blanches aux yeux levés, un enfant Jésus bénissant le monde avec son doigt rose et jusqu'à un soldat dont un coup de ciseau avait coupé le sabre, un soldat d'Epinal qu'on avait dû lui acheter pour sa dernière croix. Elle était là aussi, la croix d'argent, ornée d'un ruban rouge, sur une pelote blanche, au pied du lit, attestant que la mort avait pris un des plus sages, un de ceux qui promettaient et qu'on citait pour modèle à l'école. Pauvre petit! comme tout cela, naïvement, racontait sa vie, ses humbles journées d'écolier qui ne savait que lire, jouer au soldat et prier Dieu!
Thérèse, un instant immobile sur le seuil, dans la muette contemplation du chagrin, s'avança toute droite vers le lit, sans un regard pour les gens assemblés là, et qui l'observaient. Elle ne voyait que le petit Jean. Elle vint à lui, elle se pencha doucement, et embrassa les pauvres yeux morts de l'enfant comme elle n'avait jamais fait, avec toute sa pitié, avec toute sa foi, avec toute son âme, qui se fondit dans ce baiser. Et Thérèse se laissa glisser à genoux, la tête sur le drap orné d'images.
Elle demeura ainsi quelque temps, secouée par les sanglots auxquels répondaient, dans le coin d'ombre de la chambre, là-bas, les soupirs étouffés de plusieurs femmes, moins jeunes qu'elle, et qui pleuraient depuis plus longtemps. Puis elle se leva, et, à travers le voile de ses larmes, chercha la mère. Elle l'aperçut de l'autre côté du lit, près de la muraille. Madame Malestroit, toute menue et fanée, était assise sur une chaise basse, les mains sur les genoux, serrant un mouchoir qu'elle ne portait plus à ses yeux taris. Autour d'elle, trois ou quatre femmes se tenaient debout, des voisines, qui avaient épuisé les courtes consolations des mots, et ne l'assistaient plus que de leur présence, tournant seulement la tête, de temps en temps, ou murmurant une exclamation douloureuse, la même depuis deux heures, pour bien montrer qu'elles pensaient toujours à la même chose, comme la pauvre Malestroit. Une seule personne parlait à demi-voix, un vieux monsieur, épais dans sa redingote, la face large et rase, et qui disait, avec une compassion vraie, retenant sa voix pour que sa parole entrât mieux dans cette âme meurtrie:
– Allons, ma petite mère, c'est une épreuve… bien rude, oui, bien rude… mais n'est-il pas plus heureux là-haut?.. Il échappe à bien des misères!.. Un vrai ange qui n'a pas besoin qu'on prie pour lui!.. Tout le monde l'aimait… moi je l'aimais… je l'aimerai toujours, voyez-vous!..
Et ses phrases espacées, prononcées lentement, tombaient une à une, comme un refrain pour endormir les peines, sur la mère muette et accablée. Thérèse passant près de lui, il s'inclina en souriant.
– Bonjour, monsieur Lofficial, répondit-elle.
Et, passant la main sur les mains de madame Malestroit, pour appeler son attention:
– Ma pauvre femme, dit-elle, puisque j'étais sa marraine, j'ai là-bas des fleurs. Voulez-vous bien que je les lui donne?
Au son de cette voix connue, la femme du charpentier ne bougea pas. Elle murmura seulement:
– Oh! oui! pour lui, tout ce qu'on pourra pour lui!
Thérèse dit quelques mots à l'oreille d'une des femmes, qui partit aussitôt. Elle avait eu une de ces douces idées de jeune fille dont elle était coutumière. Dans le tiroir d'une table, elle trouva du fil et des aiguilles, se mit à genoux près du lit, et, quand la femme fut de retour, apportant les deux paniers de roses, merveilleusement belles et variées, destinées à l'église, on vit bien ce que Thérèse avait voulu dire. Elle prenait les fleurs, les assortissait, les encadrait d'un peu de feuillage, et, d'un point de couture, les assujettissait au drap. En moins d'un quart d'heure, car elle travaillait vite, tout un côté du lit fut fleuri de la sorte. La couche funèbre du petit Jean prenait un air de chapelle en fête. Et Thérèse se réjouissait, à chaque feston, d'avoir eu cette pensée. Pauvre petit Jean, joueur de toupie, elle ne l'avait jamais tant aimé!
Comme elle allait commencer à orner le deuxième côté du drap, un jeune homme entra dans la chambre. Bien qu'il fût le plus proche voisin des Malestroit, le propriétaire du vieil hôtel qui couvrait de son ombre leur logis, il semblait n'être jamais entré chez eux. Debout sur le seuil, un peu courbé à cause de sa haute taille, il hésita, cherchant à s'orienter parmi les gens qui se trouvaient là. Il aperçut enfin M. Lofficial, traversa la salle, et le cercle des femmes s'ouvrit pour lui faire place. Le nouvel arrivant se trouva en face de madame Malestroit. Il était déjà très ému. Quand il vit, au-dessous de lui, la mère abîmée dans la douleur, il se sentit vraiment malheureux, non pas d'être venu, mais de n'avoir aucune consolation à apporter, de ne pas savoir comment exprimer sa sympathie à ce pauvre être misérable, gêné aussi par le silence des gens qui se tenaient autour de lui, et qu'il croyait motivé par cette visite inattendue. Il mit la main à sa poche, se courba, et dit assez bas, intimidé:
– Madame Malestroit, je suis venu aussi quand j'ai su l'affreux malheur. Nous sommes voisins si proches…
Et, entre les mains de la femme, il glissa une grosse pièce d'argent.
Au contact du métal froid, la mère releva la tête. Elle fixa un instant les yeux sur le jeune homme, et celui-ci, à travers le feu sombre dont ils étaient pleins, crut discerner beaucoup de surprise et un peu de fierté blessée. Cependant elle ne le témoigna pas, et, par un instinct délicat de son âme populaire, elle accepta.
– Venez-vous, monsieur Claude? dit M. Lofficial en se penchant, moi, je sors.
Le jeune homme, content d'être ainsi tiré d'embarras, suivit M. Lofficial. Il fallait passer devant le lit de l'enfant. M. Lofficial s'arrêta au pied, et s'inclina. Ses lèvres remuèrent. Thérèse, agenouillée, se redressa, et cambra sa taille. Et Claude, qui n'avait pas aperçu la jeune fille en entrant, la découvrit tout à coup.
– Monsieur Lofficial, dit-elle, je n'aurai pas assez de roses. Pourriez-vous faire prévenir mon parrain?
– Très bien, chère demoiselle, j'y vais! repartit le bonhomme en dodelinant sa tête blanche.
– Pas vous-même, je suppose?
– Au contraire, moi-même… C'est bien, ce que vous faites là.
Elle ne répondit pas directement.
– Je les avais cueillies pour l'adoration, fit-elle, et vous voyez!..
Elle tourna vers le petit mort, d'un mouvement plein de grâce, son visage rose où errait un souvenir navré. Et ce sourire mêlait je ne sais quoi de maternel à son doux air de vierge.
– Pauvre petit ami! dit-elle.
Son âme était dans ces trois mots. Claude remarqua que Thérèse était jeune, jolie, vêtue de gris, et que la pitié la faisait exquise.
Il passa outre. Thérèse ne sembla pas le voir.
A peine dans la rue, M. Lofficial se détourna. Sa face, pleine et ronde, n'offrait plus qu'une trace légère d'émotion.
– Mon jeune ami, dit-il, l'aumône était peut-être inutile. Mais, pour la visite, vous avez eu raison de la faire. Si proche voisin! Des gens si éprouvés!
Il prit Claude par un bouton de la jaquette.
– Et comme c'est touchant! ajouta-t-il. Ils se sont mis vingt familles de pauvres peut-être, pour orner le lit de ce petit de douze ans! Le drap est à l'un, la taie d'oreiller à l'autre, les images sont à tout le monde. Ah! la générosité, monsieur Claude, vertu des pauvres!
– Cependant, balbutia Claude, encore très troublé de ce qu'il avait vu, il me semble que vous avez donné l'exemple…
– Mais non, mais non. Ils étaient là avant moi. Et vous n'avez pas tout observé! Venez… doucement, je vous prie, doucement…
Il attira Claude jusqu'à la fenêtre voisine, celle des Colibry. Madame Colibry, qui n'avait plus d'enfants chez elle, depuis plusieurs années, avait offert l'hospitalité aux trois derniers des Malestroit, qui jouaient bruyamment autour d'elle, sans souci du frère mort. La chambre de la vieille, si proprette d'ordinaire, était mise au pillage. Et plus loin, dans le jardin qu'on apercevait par une seconde fenêtre en face, Yvonnette devenue l'aînée, immobile et courbée sur elle-même, comme une enfant qui a beaucoup pleuré, causait avec le vannier.
– Ne trouvez-vous pas cela admirable? demanda M. Lofficial, en ramenant Claude sur ses pas. Allez! allez! jeune homme, le peuple est notre maître en charité.
Il s'arrêta bientôt, devant l'hôtel de Claude.
– Enchanté, mon voisin, dit-il, d'avoir eu le plaisir de causer avec vous! Cela ne m'arrive pas bien souvent.
– En effet, murmura Claude, les occasions…
– Penser que nous demeurons porte à porte, et que je suis presque un inconnu pour vous! J'avais l'honneur de voir souvent madame votre mère, autrefois. Mais voilà: c'était une autre génération. Je suis trop vieux.
– Par exemple! Je vous assure, monsieur, que j'ai eu plus d'un regret à votre endroit.
– Vraiment? dit M. Lofficial en lui tendant la main. Eh bien! un autre jour, quand l'idée vous viendra d'entrer chez moi, j'en serai ravi. Si vieux qu'on soit, on a toujours un coin de jeunesse dans le cœur, voyez-vous. Pour le moment, j'ai à m'acquitter de la commission de mademoiselle Thérèse, c'est sacré… A l'honneur!
Il souleva prestement le bord de son chapeau, et s'éloigna, dans la direction de la banlieue.
Claude examina un instant, avec la curiosité de l'explorateur qui vient de faire une découverte, la brosse rude et fournie qui cernait d'un tour blanc la coiffe du haute forme, et le col trop large de la redingote, montant et descendant en mesure sur le cou sanguin du bonhomme.
Puis il rentra chez lui.
Il habitait dans le faubourg, entre la maison blanche de M. Lofficial, à gauche, et les deux réduits très humbles des Malestroit et des Colibry, à droite, un vieil hôtel isolé sans doute autrefois, retraite de quelque magistrat pacifique, lentement rejointe et enveloppée par les constructions nouvelles. Habiter n'est pas cependant tout à fait exact. Claude Revel passait huit mois sur douze à la campagne, dans le domaine dont la mort prématurée de ses parents l'avait laissé maître, et, sauf en hiver, ne faisait à la ville que de rares apparitions. C'était un grand jeune homme de vingt-sept ans, brun de cheveux et brun de visage, qui eût ressemblé à plusieurs de ses aïeux, propriétaires, avant lui, de la terre de la Coudraie, s'il n'avait eu dans toute sa personne, dans sa tenue un peu sanglée, dans le froncement fréquent de ses sourcils, dans ses moustaches retombantes à la gauloise, un léger accent ou un souvenir, si l'on veut, d'officier de réserve. La note est assez fréquente aujourd'hui. Mais s'il venait à sourire, à parler, ou seulement à saluer un ami, tout ce masque tombait: les sourcils détendus laissaient mieux voir deux yeux verts, bons et lumineux, et, sous les moustaches farouches, la bouche apparaissait, nullement railleuse et nullement dure. On devinait alors, sous l'écorce empruntée, ce qu'il était en réalité: un cœur excellent et une imagination ordinaire, auxquels s'ajoutait, par un effet de nature ou bien de solitude, une petite pointe d'humour et d'observation.
En ce moment, tout occupé de ce qui venait de lui arriver, – car la moindre émotion faisait événement dans sa vie calme, – il ne songea pas même à monter dans ses appartements, et, accrochant son chapeau à un bois de cerf, il s'assit sur le divan du vestibule, au fond de la cage de l'escalier, en face du poêle en faïence, croisa les jambes, et alluma un cigare.
Sa pensée suivit d'abord M. Lofficial. Depuis sa petite enfance, Claude se rappelait à peine avoir causé deux ou trois fois avec lui. Le peu qu'il en savait datait des années déjà lointaines où, dans son imagination épeurée, ce voisin jouait des rôles d'ogre. On prétendait que M. Lofficial avait été pharmacien. Mais le bonhomme était le seul à en être bien sûr, car, au temps même de son commerce, on le rencontrait toujours, paraît-il, sous les arbres de la promenade, heureux, placide, étonnamment renseigné sur toutes les histoires locales et causeur de carrière. Sa plus grosse affaire, en tout cas, ne durait plus que trois semaines à présent, et c'étaient ses vendanges, qu'il conduisait lui-même, qu'il surveillait avec une volupté de propriétaire et de gourmet, levé dès quatre heures, haut et droit tout le jour parmi les vignerons courbés, et, le soir, assis au milieu des ouvriers qui «tournaient la mariée», grisé par les effluves du moût, donnant le ton des devis joyeux et des chansons, qui ne cessaient pas plus que le ruissellement clairet du pressoir. Les quarante-neuf autres semaines de l'année, il menait une existence assez mystérieuse. Sa maison, presque toujours close du côté de la rue, était silencieuse comme un couvent. Le matin, il y venait quelques personnes, hommes et femmes, pauvres gens pour la plupart. L'après-midi, M. Lofficial sortait. Claude n'en savait pas davantage.
Il songea donc à son voisin, mais pas longtemps. Une autre image vint l'en distraire, celle de la jolie inconnue agenouillée près du lit de l'enfant. Elle lui apparaissait très nette et très plaisante. Insensiblement même, elle se dégagea de l'appareil de deuil qui l'enveloppait. Ce ne fut plus qu'une jeune fille très jeune, avec un panier de roses près d'elle, et des yeux levés pleins de pitié. Mademoiselle Thérèse? Comment ne l'avait-il jamais vue, lui qui connaissait, – comme on connaît l'armorial, – à la couleur de leur chapeau, de leur robe, ou de leurs rubans, toutes les héritières de la ville?
Il en était si bien occupé, que le signal du dîner, – un coup de timbre qui résonnait à l'infini le long des rampes de bois de l'escalier, – ni l'entrée dans la salle à manger glaciale, ni la silhouette immobile de Justine attendant, au même endroit traditionnel de l'appartement, que son maître eût achevé le premier service, ne modifièrent le cours de ses pensées. Il eut de vagues sourires, qu'on eût pu croire adressés aux éclats d'un bouchon de carafe traversé d'un rayon de jour, ou à la fumée qui montait en spirale de la soupière pour se perdre dans la mousseline de la suspension. Et quand Justine s'approcha, maigre et digne, une assiette à la main:
– Justine, demanda-t-il, est-ce que les Malestroit ont des parents riches?
– Tout ce qu'ils sont de Malestroit, répondit-elle, c'est riche à peu près comme moi, qui n'ai rien… M. Claude y a donc été?
– Oui, Justine, et j'ai remarqué là une jeune fille. Tu ne sais pas son nom?
La vieille servante, qui avait toujours eu, pour la vertu de son jeune maître, une sollicitude un peu farouche, le regarda d'un air défiant.
– Blonde, continua-t-il avec du rouge à son chapeau. Tu ne sais pas?
– S'il fallait connaître à présent toutes les jeunesses qui courent les rues! fit-elle, avec un mouvement d'humeur, en changeant l'assiette de Claude.
– Mais elle ne courait pas, celle-là, Justine: elle attachait des piquets de roses et de feuillage aux draps du petit Jean. M. Lofficial lui a parlé!..
– Ça sera peut-être une demoiselle du bureau de bienfaisance! grommela Justine.
Elle emporta la soupière, leva les yeux vers le portrait de son ancienne maîtresse, ce qui était sa façon de les lever au ciel, et s'en alla, d'un pas glissant, vers son royaume.
«Ma pauvre Justine, songea Claude, je n'ai jamais si bien saisi ton complet défaut de poésie et de sentimentalité. Tu es fermée à l'idéal, bien que tu aies le cœur tendre. Non, cette jeune fille n'est pas venue là au nom d'une administration! Elle a été conduite par sa piété et par sa pitié, peut-être aussi par le souvenir de quelque ancienne charité faite aux parents. Rien n'attache comme d'avoir donné. Elle était aimable, cette enfant. La douceur de ces yeux qui ne m'ont pas regardé, et de cette voix qui ne m'a pas parlé, m'est demeurée présente. Je demanderai à M. Lofficial…»
Comme il achevait ce monologue, Justine rentra. Elle avait deux mouvements, en toute occasion, dont le premier était hargneux, et le second repentant et attendri. Elle revint donc, posa quelque chose sur la table, et dit:
– Après ça, votre demoiselle, cela pourrait bien être mademoiselle Thérèse Maldonne, une petite dont le père empaille pour le musée. Je me rappelle qu'elle a été marraine chez les Malestroit, après que M. Lofficial a eu passé par là. Car, vous savez, ça n'a pas toujours été droit dans la maison. Enfin, suffit. Il ne faut pas dire du mal des gens.
Claude n'insista pas, malgré le mystère qui enveloppait les révélations de Justine. En poussant plus loin ses questions, il eût éveillé les soupçons de la vieille servante, dont il avait, en bon célibataire, une certaine crainte révérencielle.
Après le dîner, au lieu de sortir, comme il avait coutume de le faire, il monta dans sa chambre, qui ouvrait sur les jardins. Il n'éprouvait aucun besoin de marche ou de distraction. Quelque chose d'ému subsistait en lui, et l'attrait aussi de ce monde des petites gens, de la misère, de la mort même, qu'il avait côtoyé longtemps sans le voir, et qui s'était révélé à lui, tout à coup, il ne savait comment. Quelle force l'avait conduit là, chez ces voisins en deuil?
Il se mit à regarder par la fenêtre, vers la droite, les deux bandes de terre bien étroites, accolées à sa large cour pavée. La plus proche était celle des Malestroit, pillée, pelée par le pied des enfants, sauf un angle, tout au fond, où poussait une gerbe de chrysanthèmes autour d'un pigeonnier. La mère avait le goût de cette verdure pâle, qui s'étoilait, en automne, de grandes fleurs brunes. On la voyait souvent, à pareille heure, traverser le jardin, menue et encore un peu jolie, avec un pichet d'eau qu'elle portait à ses chrysanthèmes, tandis que son mari se promenait, athlétique et rude, en fumant. Ils s'étaient aimés, paraît-il. On racontait que Malestroit l'avait enlevée, quand il revint de son tour de France, bronzé comme un Catalan, et superbe comme un jeune dieu. Et c'était cela sans doute qu'avait voulu dire Justine. Pauvres gens! Ce soir, ils ne sont pas sortis. La maison est close. Une lame mince de lumière, glissant par la fente de leur porte, se mêle à la lueur de la lune montante. Au delà, personne non plus, derrière la palissade. C'est le domaine du vannier, tout vert et frais, celui-là, ombragé d'un peuplier à larges feuilles et rempli de bottes d'osier, debout et serrées les unes contre les autres, la pointe encore duvetée, et qui lui donnent un certain air de forêt. Tout le jour, hiver comme été, c'est là que travaille Colibry, un vieux très maigre, assis au pied de l'arbre, près de la cuve où trempent des baguettes blanches. Quant aux maisons, elles sont toutes deux pareilles, bien basses, ouvrant sur le faubourg, avec un toit long du côté du jardin, un de ces toits sur lesquels la pluie s'égoutte des demi-journées, et qu'affectionnent les pigeons, dont il y a des volées de part et d'autre… Les pigeons sont même la cause de querelles fréquentes entre le vannier et le charpentier en bateaux. Comment voulez-vous que les pigeons de Malestroit n'aillent pas quelquefois manger le grain avec ceux de Colibry? Ils vivent sans cesse vis-à-vis les uns des autres. Le pigeonnier des uns, posé sur une perche, au bout du jardin de Malestroit, regarde précisément les deux boîtes pendues au-dessus de la porte de Colibry. Entre eux, compterait-on dix coups d'aile? Ce ne sont pas les reproches de leurs maîtres qui empêcheront les affinités naturelles de se manifester, ni le superbe culbutant du charpentier de courtiser la fine pigeonne bizet du tresseur d'osier. Et, parfois, on entend des phrases terribles: «C'est encore vous qui attirez mon culbutant, monsieur Colibry? Je lui tordrai le cou, à votre bizette!» Dieu sait que le pauvre Colibry est absolument innocent dans l'affaire, mais il a peur de son ombre. Il ne se défend pas, et, quand il voit que les choses se gâtent, il disparaît derrière son taillis… Pas de dispute, ce soir. Le deuil a mis entre eux sa paix profonde. La petite Yvonnette doit dormir auprès de la mère Colibry. Il fait tout nuit.
Claude regardait. Il se rappelait ces détails et d'autres qui, lentement, dans sa pensée, chantaient un refrain triste. Cela ressemblait aux sons de flûte, sortis on ne sait d'où, qui suivent le voyageur dans les nuits tièdes. Et, la curiosité aidant, il voulut retourner un instant chez les Malestroit.
Il s'arrêta, sans entrer, sur le seuil de la porte que le continuel pélerinage des gens du quartier avait tenue ouverte. Deux flambeaux, sur deux chaises de jonc, brûlaient à gauche et à droite du petit Jean. Le visage de l'enfant, plus pâle encore, demeurait doux et calme. Dans l'ombre, un berceau où dormait, sans souci de la mort, le dernier né de la famille. Dans l'ombre aussi, formant des groupes à peine distincts, cernés de lumière douteuse, des parents, des amis, accourus après la journée de travail, la mère abîmée sur l'épaule de madame Colibry, et puis, dans la lumière des cierges, près du lit, le père, colossal, debout, les yeux fixés sur ce drap blanc d'où sortait la tête menue de son fils. De vagues étincelles d'or et d'argent bruni s'échappaient de la croix et des images piquées sur le linge. Les guirlandes de fleurs luisaient plus vaguement encore, et mêlaient leur parfum à l'odeur de la cire brûlée. Un recueillement sacré, le respect effrayé du mystère, la fascination de ce visage de douze ans, que tous ils contemplaient, les témoignages multipliés d'attentions populaires et naïves emplissaient cette chambre d'une atmosphère pénétrante.
Mais Thérèse n'était plus là.