Kitabı oku: «La Sarcelle Bleue», sayfa 4
IV
Claude habitait de nouveau la Coudraie depuis trois semaines. Les affaires lentes et absorbantes de la campagne, la rentrée des blés et des avoines, la promenade, quelques visites aux voisins, l'occupaient suffisamment. Il n'avait pas le temps de rêver. Si l'image de Thérèse lui était apparue, c'était rapidement, sans qu'il eût le loisir d'y arrêter son esprit. Elle ne lui avait pas semblé d'un autre ordre que le souvenir d'un coin de forêt, de la frondaison retombante d'un groupe d'arbres ou d'une pente verte au bord d'une source. Il n'en avait retenu qu'une impression fugitive d'ombre et de fraîcheur. Rien de plus. Mais il faut compter avec les heures d'inaction.
Une après-midi que tout se taisait, et faisait la sieste autour de lui, les gens des fermes, les bœufs essoufflés de chaleur cherchant l'abri des haies, les oiseaux dont aucun ne se risquait à travers l'espace, les feuilles même, ternies par le grand soleil qui buvait la sève, il lisait devant sa fenêtre ouverte. S'il ne somnolait pas, il se sentait cependant l'âme plus molle que de coutume. Tout à coup, sur l'acacia, en face, un écureuil surgit. Accroupi sur une maîtresse branche, les oreilles droites et terminées par une flamme de poils roux, il regardait. Claude fit de même, et, presque en même temps, la pensée de Thérèse s'offrit à lui.
«Si je tuais l'écureuil, se dit-il, j'aurais un prétexte pour entrer chez M. Maldonne. Avec un peu de bonheur, je rencontrerais mademoiselle Thérèse. Je verrais au moins la maison qu'elle habite, le milieu où elle vit, quelque chose de plus que ce que je connais d'elle. Pourquoi pas?»
La tentation devint si forte que le jeune homme étendit la main, et saisit au crochet d'un portemanteau une carabine, avec laquelle, au temps des vendanges, il abattait des grives de vigne. Il appuya l'arme sur l'assise de la fenêtre. L'écureuil tourna sa tête fûtée, comme pour fuir. Claude pressa la détente, et se redressa aussitôt. De la jolie bête de tout à l'heure, il ne restait qu'un paquet de poils, pendu par les pattes de derrière à la branche de l'acacia. En trois bonds, poussé par l'ivresse d'un coup heureux, comme un chasseur de quinze ans, le jeune homme fut au pied de l'arbre. Le sang coulait de la blessure, à gouttes rouges et lentes, roulait sur le cou, perlait au bout de l'oreille, agitée à chaque fois d'un frisson, et tombait sur l'herbe en taches que buvait la terre. Claude se trouvait affreusement cruel. Une pitié, comme une souffrance humaine aurait pu la faire naître, s'emparait de son esprit. Les pattes qui retenaient l'animal, tremblantes d'un spasme de mort, se desserraient par degrés, et, tout à coup, ressaisissaient la branche. Et les petits ongles blancs criaient sur l'écorce. Ils lâchèrent enfin.
La bête enveloppée dans un journal, Claude eut bientôt fait d'oublier le meurtre. Il pressentait une aventure. Laquelle? Comment la nouer? Parlerait-il à M. Maldonne? Quelle sorte d'homme découvrirait-il en lui? Arriverait-il jusqu'à Thérèse? S'il parvenait à la revoir, quelle impression lui ferait cette jeune fille, dans un cadre tout différent de celui où elle lui était apparue? Son imagination n'allait pas au delà de ce point. Il lui suffisait, pour secouer la monotonie de l'heure présente, de ce très simple et très innocent projet: se faire présenter à une enfant encore mystérieuse et qui lui avait plu.
Vite, il monta dans une chambre voisine de la sienne, pour feuilleter un vieux Buffon relié en veau, avec des aquarelles pâles, délices de sa jeunesse. Il se remit en mémoire des noms de tribus, de familles et d'espèces, relut des passages dont la sonorité lui était encore familière, et, préparé de la sorte à son entrevue avec l'ornithologiste, partit pour la ville, dans sa carriole anglaise.
Vers quatre heures, il se présentait, son paquet sous le bras, dans la cour du musée, vieil édifice du XVe siècle, en pierre toute dentelée par l'homme et toute brunie par le temps. Le concierge eut l'air étonné de voir quelqu'un.
– M. Maldonne?
– Dans la tourelle, au deuxième.
Claude se mit donc à grimper dans l'escalier tournant. Il courait presque, enjambant deux ou trois de ces marches basses, d'un grain si blanc et d'une pente si douce, faites pour un pied de châtelaine. Le bruit de ses pas, répercuté par l'écho à tous les étages de cette cage légère, avait une sonorité à réveiller M. Maldonne, si le bonhomme avait dormi. Mais M. Maldonne dormir! Quelle idée! A peine Claude eut-il ouvert la porte cintrée, au-dessus de laquelle pendait un écriteau: «Cabinet du conservateur», il aperçut le naturaliste, devant une table logée dans l'épaisseur du mur, près de la fenêtre. M. Maldonne, assis, un scalpel à la main, était penché au-dessus d'une masse de plumes roussâtres. Autour de lui, dans la salle ronde voûtée en ogive, des tortues de mer, des scies de squales, un crocodile, deux ou trois singes, pièces fatiguées, attachées aux murs, et, en belle lumière, près du vitrail, le seul objet élégant et brillant qui fût là: une aquarelle. Il se leva vivement, et, les paumes appuyées au bord aigu de la planche, sa tête maigre tournée vers l'étranger, la barbiche dardée en avant par le pincement des lèvres, parut demander: «Que voulez-vous?»
– Monsieur, dit Claude, je crois que vous vous chargez de préparer, – il n'osa pas dire «d'empailler», – même les animaux qui ne sont pas destinés au musée?
– Certainement, monsieur.
– J'ai, cette après-midi, tiré un coup de carabine.
– En temps prohibé! dit M. Maldonne, en se rasseyant.
– Et j'ai tué ceci.
Claude développa le papier, et se sentit rougir en constatant l'état lamentable du contenu, comprimé, bossué, maculé de sang, méconnaissable. Il tendit quand même l'objet à M. Maldonne, qui partit d'un éclat de rire sonore, pareil au cri des geais qui se poursuivent dans les bois de chênes.
– Encore un! s'écria-t-il. Je l'aurais parié! l'écureuil commun, sciurus vulgaris, et avec des avaries!
Il s'arrêta de rire, de peur de blesser son visiteur, et ajouta, avec un accent ironique dont la gaieté faillit gagner Claude:
– Dites-moi, monsieur, le voulez-vous monté sur un cylindre percé, qui représente son nid, ou bien debout, l'épée à la main, dans l'attitude d'un duelliste, ou encore accroupi, la trompe de chasse en sautoir? Ce sont les trois positions préférées des amateurs de la ville.
– Mon Dieu! fit Claude en hésitant, – car l'idée du nid lui était venue, – comment le poseriez-vous donc, vous, monsieur?
Les yeux de M. Maldonne lancèrent une flamme.
– D'abord, dit-il, ni lui ni ses pareils ne valent la peine d'être montés; mais si j'entreprenais de le faire, je camperais la bête comme elle est à l'état sauvage, monsieur: je la saisirais, par exemple, au moment où elle vient de bondir sur un arbre, et se sauve… passez-la-moi… tenez, comme ceci, la tête tournée de côté, l'œil grand ouvert, le corps aplati contre le tronc, une cuisse allongée; ou bien quand elle saute à terre pour y ramasser une faîne, le museau baissé alors, le corps en arc, la queue en arc, un petit pont rouge à deux arches, et, si vous la préfériez au repos, je l'endormirais sur la fourche d'un frêne, les yeux mi-clos, mais l'oreille droite! Voilà, monsieur, ce qui serait de l'art!
– Je sais, répondit Claude timidement, que vous êtes un artiste, monsieur, et je suis confus de vous confier une besogne aussi peu digne de vous.
M. Maldonne jeta l'écureuil sur la table.
– Bah! dit-il avec un soupir, il le faut bien! La pie, le geai, la huppe et le martin-pêcheur des familles, la hure de sanglier et le bois de chevreuil des chasseurs, c'est, avec l'écureuil, le menu quotidien. Je me dédommage avec les pièces rares.
– Vous avez, en effet, une fort belle collection.
– Tous les oiseaux du département.
– Sans exception?
L'ornithologiste eut un mouvement de surprise, quelque chose d'inquiet passa dans son regard.
– En connaîtriez-vous une, par hasard?
– Mon Dieu, monsieur…
– Mais citez-la, je vous prie, citez-moi un oiseau du pays qu'on ne trouve pas, soit au musée, soit chez moi!
Claude tressauta. Il se sentait en plein sur la voie qu'il cherchait. S'il parvenait à tomber juste sur un de ces spécimens que M. Maldonne gardait jalousement chez lui! Tout arrive. Qui sait? Il fouilla les profondeurs de sa mémoire, et jeta ce nom d'un air de doute:
– Le faucon pèlerin?
M. Maldonne, rassuré, indiqua du doigt la porte, derrière lui.
– Dix exemplaires au musée, répondit-il.
– La mouette rieuse?
– Commune!
– Le butor?
– Je refuse ceux qu'on m'apporte.
Claude, par un dernier effort, trouva dans ses souvenirs un nom retentissant, et, le lançant à M. Maldonne qui attendait le coup, l'œil clair, la mine légèrement railleuse et flattée:
– L'aigle pygargue? dit-il.
– Eh! eh! repartit M. Maldonne, avec une moue de gourmet, la bête est rarissime en effet: c'est à peine si, de temps à autre, il s'en égare une à la poursuite des oies sauvages qui remontent la Loire.
– Eh bien?
– Je l'ai, monsieur!
– Pas possible?
– Chez moi!
– Chez vous, monsieur?
– Tué de ma main.
– Un vrai pygargue?
– Il n'y en a pas de faux.
– Non, monsieur, dit Claude, je n'aurais pas cru qu'un simple particulier pût posséder…
– Par exemple! Je vous le prouverai! dit M. Maldonne en se levant, tout rouge de l'émotion du collectionneur animé par le défi et sûr de son triomphe. Avez-vous une demi-heure à perdre?
– Je suis libre, monsieur.
– Alors, venez, accompagnez-moi jusqu'à la maison, et vous le verrez!
«Je la verrai», pensa Claude, dissimulant sa joie sous l'apparence d'un scepticisme poli.
C'était l'heure où, sur toute la surface de la France, le fonctionnaire s'évanouit, et l'homme s'épanouit. Le déclin du soleil brise des milliers de chaînes, qui se renouent au matin. Le conservateur du musée se retira dans un coin de la salle, pour changer sa veste de travail contre une redingote noire qui dessinait son torse maigre, se coiffa d'un chapeau de paille à bords plats, et prit une canne de buis à gros nœuds.
Pendant ces préparatifs, Claude s'était approché de l'aquarelle pendue près de la fenêtre. Elle représentait, à demi caché dans les roseaux d'un étang, un chasseur qui rabattait son arme après avoir tiré. Le canon fumait encore. Un oiseau fuyait, déjà très loin, rasant la nappe claire de l'eau.
– Tiens! dit Claude, quel est cet oiseau bleu que le chasseur vient de manquer?
M. Maldonne se détourna vivement, sans prendre le temps de passer la dernière manche de sa redingote.
– Bah! répondit-il, peu importe! Des oiseaux bleus, il y en a de beaucoup d'espèces, des perruches, par exemple, des colibris…
– Ce n'en est pas un, assurément. On dirait plutôt un canard? Ne trouvez-vous pas?
– Venez, monsieur! dit M. Maldonne en s'avançant et, légèrement embarrassé: la peinture ne doit pas avoir grand intérêt pour vous, c'est un souvenir, un cadeau d'ami… venez.
Claude jeta un dernier coup d'œil sur le chasseur malheureux, qui lui parut, en ce moment, ressembler au conservateur du musée, et, traversant le laboratoire, descendit l'escalier. Son compagnon avait un jarret d'acier et des yeux sans cesse en mouvement. Il longea d'abord, au pas accéléré, presque sans rien dire, ces files de maisons devant lesquelles il passait quatre fois le jour, tout occupé à saluer de la main les gens qui lui souriaient ou se découvraient devant lui. Puis, le faubourg franchi, des bouts de haie commencèrent à rompre la ligne des murs, et la campagne apparut: cultures de maraîchers et vastes pépinières, où la ville enfonçait encore, çà et là, le coin d'une bâtisse neuve. Presque partout, des deux côtés de la route, des forêts minuscules d'arbres verts, des taillis, drus comme les poils d'une brosse, de noisetiers, de hêtres, d'érables, des groupes de jeunes marronniers levant leur bouquet de feuilles, comme des palmiers d'oasis, au-dessus des files naines de poiriers ou de fusains, tout cela coupé en carré par des fossés sans herbe. M. Maldonne, dès qu'il se sentit enveloppé de ce paysage familier, ralentit sa marche, et donna libre carrière à son esprit. Tout l'intéressait, à présent, le moindre détail du chemin, les vols d'oiseaux surtout, que le soir attirait vers les nids, et qui s'éparpillaient, balles de plumes bondissantes, dans l'air tiède et doré. Il les nommait les uns après les autres: bruants, verdiers, linots, alouettes, pinsons, fauvettes. C'était son monde qu'il présentait à Claude. Sa conversation abondait en choses vues et fines. Il s'animait. Il était quelqu'un.
Sous les pieds des promeneurs, de la terre aux ombres courtes où elle était blottie, une alouette se leva, monta dans la lumière, agitant toutes ses plumes, plana, et redescendit sans avoir interrompu son chant. M. Maldonne l'avait suivie, avec une expression de tendresse qui ne s'adressait point à l'oiseau, avec un de ces sourires qui vont droit à une joie prochaine. L'alouette chanteuse n'était pour lui qu'un symbole. Et en effet, quand elle se fut assise dans les mottes, Claude remarqua que le regard de M. Maldonne se posait en avant, sur un parc entouré de murs. «C'est là!» se dit-il.
On ne distinguait encore que des arbres de venue superbe, aux cimes arrondies, retombantes ou découpées en fuseaux légers sur le ciel, mais point de maison. Bientôt, le vieux mur d'ardoise crevassé, auquel la mousse servait de ciment, et que couronnaient des giroflées défleuries, étendit son ombre sur la route. Vers le milieu, deux piliers de tuffeaux, surmontés de chapiteaux, encadraient un portail massif, hérissé de clous formant des arabesques et décoré d'un pied de sanglier. De toutes parts les branches débordaient en ourlets verts l'arête de la pierre. Même à ceux qui passaient, le domaine donnait l'impression fugitive de la paix. «Faut-il avoir de l'esprit pour se loger-là! songeait Claude. Quel parfum ce doit être au printemps! Comme c'est doux l'été! En hiver même on est abrité du vent. Et voilà où vous demeurez, mademoiselle? Cela ne m'étonne point; cela même me confirme dans l'idée que je me suis faite de vous.»
M. Maldonne poussa une petite porte qui fit, en s'ouvrant, comme une déchirure dans le vaste panneau de bois.
– Entrez! dit-il.
Oh! ce premier pas dans la terre promise! Derrière la porte, les lilas, les ébéniers, les acacias, cent arbres d'essences choisies et mêlées se rejoignaient au-dessus du sable encore humide de la dernière pluie. Des fleurs fanées à demi jonchaient le sol, et, chauffées par les traînées de soleil qui tombaient de la voûte, répandaient une odeur sucrée. A vingt pas, en face, deux grandes fenêtres ouvertes buvaient l'air divin. Les deux hommes suivirent l'avenue. Il y eut quelques bruissements d'ailes dans les cimes. La maison se découvrit tout entière, plus large que haute, enveloppée par les deux branches de l'allée, qui devaient se rejoindre au delà. M. Maldonne traversa un vestibule, poussa une porte à gauche, et, s'effaçant le long du mur:
– Mon cher monsieur, dit-il, vous ai-je trompé?
Sur la cheminée, au fond de l'appartement, un aigle, le cou tendu, déployait ses ailes immenses.
– Deux mètres vingt d'envergure, reprit le naturaliste, et regardez-moi ces moustaches, les pennes blanches de la cuisse, les écailles de la patte, est-ce un pygargue, oui ou non? En est-ce un?
Claude s'était déjà détourné de l'oiseau, et saluait, un peu confus, une femme qu'il n'avait point aperçue tout d'abord, assise près de la fenêtre. Madame Maldonne écrivait, sur des ronds de papier d'égal rayon: «Groseilles 1889.»
– Qu'y-a-t-il? demanda le naturaliste en entrant après Claude… Ah! ma chère, pardon… un client d'aujourd'hui, monsieur Claude Revel, peut-être un disciple futur, qui ne voulait pas croire à mon pygargue. Je l'ai amené.
Claude s'inclina, et madame Maldonne lui rendit son salut, d'un léger mouvement de la tête, avec cette gravité inquiète qui caractérise les personnes timides.
– Vous aimez l'histoire naturelle, monsieur? demanda-t-elle.
– Je ne suis qu'un débutant, madame, répondit Claude.
– Mais non, puisque vous discutez avec mon mari sur les espèces rares. Êtes-vous convaincu?
– Absolument, madame.
– Monsieur irait très loin en ornithologie, s'il le voulait, dit sentencieusement M. Maldonne.
– Oh! monsieur!
– Très loin, je le répète. Nous en avons causé en chemin, et vous aviez tout l'air de vous intéresser à la chose, monsieur!
– Avec un pareil guide! fit Claude.
Il disait cela par politesse. Mais madame Maldonne le prit autrement. Une lueur, comme un reste de jeunesse, éclaira son visage. Elle regarda son mari d'un air de ravissement. Quelqu'un lui rendait donc justice, à lui, devant elle! Quel rare plaisir!
Elle fut un instant jolie de l'émotion délicate de son cœur.
– Pauvre ami! fit-elle. Si vous saviez, monsieur, tout ce qu'il a eu à souffrir de la part de directeurs inintelligents, incapables de le comprendre! Heureusement qu'il s'est imposé par son talent. Pour organiser cette collection, la plus belle de toute la province, il lui a fallu plus de travail…
– Geneviève! interrompit M. Maldonne, aussi désireux qu'elle d'entendre achever la phrase.
– Oui, plus de travail, d'adresse, de science et d'observation, qu'à des artistes célèbres, enrichis, fêtés.
– Fêté! Est-ce que je ne le suis pas ici, Geneviève? Tout le monde me gâte, au contraire… Voyons, voyons, au lieu de nous attendrir inutilement sur mon sort, si tu nous offrais un peu de sirop? La soirée est étouffante, et monsieur doit avoir aussi chaud que moi… Thérèse?
Madame Maldonne fit un geste d'avertissement désespéré, comme pour dire: «A quoi penses-tu, mon ami? Tu sais bien que c'est impossible. Elle ne peut pas venir!» Mais il était trop tard, mademoiselle Thérèse avait entendu. Elle était déjà là, dans l'encadrement de la porte opposée à celle de l'entrée: toute rose, la lèvre supérieure légèrement relevée laissant voir quatre dents blanches, le nez petit, les yeux grands, les sourcils un peu étonnés, un vrai modèle de Greuze. Et, pour parfaire la ressemblance avec les types préférés de ce maître des scènes intimes, elle avait un petit tablier, les manches retroussées, et, sur ses mains mignonnes, sur ses bras, la plus belle couleur rouge qu'on puisse imaginer. Mademoiselle Thérèse devait faire des confitures. En apercevant un étranger, son premier mouvement fut de rire. Elle se trouvait drôle ainsi. Une seule chose paraissait la gêner: son petit tablier à bretelles. Aussi, de la main droite, elle cherchait discrètement l'agrafe de la ceinture, tandis qu'elle regardait tour à tour son père, sa mère et Claude, avec les mêmes yeux pleins de fou rire contenu.
– Folle que tu es! dit M. Maldonne en lui tendant ses deux bras, qu'il retira aussitôt, par respect des convenances; apporte-nous de ce sirop de framboises que ta mère fait si bien!
Elle voulut répondre. Mais les mots n'obéissent pas toujours. On entendit d'abord un éclat de rire étouffé, puis une fusée de notes claires, débordantes, épanouies comme une chanson de printemps, qui diminua, s'assourdit, et s'éteignit dans le lointain: mademoiselle Thérèse s'était enfuie…
Elle revint, cinq minutes après, sans tablier, les manches baissées et la mine sérieuse, portant sur un plateau deux verres, une carafe d'eau fraîche et un carafon de sirop, le tout si propre, si net que, quand elle entra dans le rayonnement de la fenêtre, tous les massifs du jardin se mirèrent aux facettes du cristal.
Claude la regarda poser le plateau sur la table à ouvrage, se redresser, et se retirer derrière une chaise, les mains appuyées au dossier.
– Je vois, mademoiselle, dit-il, que vous êtes déjà initiée aux recettes du ménage.
– Il n'y a rien d'étonnant à cela, répondit madame Maldonne. Nous vivons ici assez loin de la ville pour nous considérer comme des campagnards. Nous en avons les goûts, et même quelquefois les défauts, ajouta-t-elle, en enveloppant sa fille d'un regard très doux, où il y avait une ombre de reproche.
– Voyons, mère chérie, est-ce bien grave? reprit vivement Thérèse. Je vous croyais seuls. Je suis venue comme j'étais. Monsieur a bien deviné, allez? N'est-ce pas, monsieur, vous avez deviné que je faisais des confitures?
– Du premier coup d'œil, mademoiselle.
– A mes mains? reprit-elle en étendant ses doigts, qui jouaient sur le dossier de sa chaise.
– Oui, mademoiselle. Et peut-on savoir quelle sorte de confitures?
Elle eut un hochement de tête de commisération, pour une ignorance pareille, et dit:
– Mais de groseilles, monsieur! En cette saison-ci, que voulez-vous que ce soit autre chose?
Puis, subitement, ses yeux s'animèrent; leur gravité d'emprunt tomba comme un voile, et la jeunesse, qui était derrière, la belle jeunesse limpide et hardie réapparut.
– Les groseilles, s'écria-t-elle, voilà un fruit que j'aime!
– Vraiment, mademoiselle?
– Cela vous étonne, monsieur?
– Un peu, je l'ai toujours trouvé médiocre.
– Et moi aussi, monsieur! Mais ce n'est pas pour leur goût que j'aime les groseilles.
– Et peut-on vous demander pourquoi?
– Parce qu'elles ont l'humeur égale. Avec elles on sait sur quoi compter. Tous les ans, cela donne, tandis que les abricots, les pêches, les cerises même, pour un coup de vent, pour une gelée, s'en vont en feuilles… Eh bien! moi, j'ai une préférence pour tout ce qui ne trompe pas!
Elle était charmante, disant avec conviction ces choses fraîches.
– A la mode antique, et à votre santé! dit M. Maldonne, qui avait rempli les deux verres, et en levant le sien.
Claude s'inclina très légèrement, du côté de la maîtresse du logis. Et c'était un spectacle assez rare, ces quatre personnes contentes à la fois: madame Maldonne d'avoir loué son mari, le mari d'avoir un disciple, Thérèse de deviner l'hommage discret rendu à sa jeunesse, Claude de se trouver en pleine réussite de ses projets, au milieu d'aussi braves gens, groupés sous les ailes du pygargue qui lui avait servi d'introducteur.
Le naturaliste, beaucoup moins oublieux que son hôte du prétexte sous lequel celui-ci était venu, détourna la conversation vers son sujet préféré. Il raconta, – ce ne devait être ni la première, ni la seconde fois, – l'histoire du coup de fusil qui lui avait valu ce trophée de chasse, principal ornement du salon. On fit tous ensemble, et sous sa direction, une station devant la cheminée. Là, sous une cloche de verre, il y avait un chef-d'œuvre de patience et de goût: une collection d'oiseaux des îles, ou du pays, au plumage éclatant, posés dans toutes les attitudes de la vie, les ailes éployées ou croisées, mangeant, buvant, dormant la tête enfoncée sous les plumes, abritant leurs œufs menacés, ou marchant inquiets au milieu de poussins vêtus, comme des graines de souci, d'un duvet plus long qu'ils n'étaient gros. M. Maldonne, mis en verve, ne tarissait pas. Il possédait une mémoire prodigieuse des circonstances, des lieux, des dates. L'auditoire suffisait à l'animer. Claude, souvent distrait, regardait à la dérobée ses voisines, penchées, Thérèse un peu moins que sa mère, écoutant toutes les deux avec l'attention de la tendresse que rien ne lasse. «Et cette alouette blanche?» disait l'une. «Et ce guêpier doré?» disait l'autre.
Cependant, deux fois déjà, le bonnet d'une fille de charge, apparu dans l'entre-bâillement de la porte, s'était retiré devant un signe discret de la maîtresse du logis. La troisième fois, le bonnet entra. Il était précédé d'une assiette. Le dîner attendait. Claude battit en retraite, et personne ne le retint, bien que tous eussent du regret de le quitter. Mais la coutume, l'heure sacrée. O servitude naïve et forte!
– Nous nous reverrons? demanda M. Maldonne.
Claude, avant de répondre, suivit des yeux Thérèse qui traversait l'appartement, pour aller pousser un battant de la fenêtre, flamboyant sous la lumière du couchant. Elle marchait sans bruit, la tête droite, son cou délicat ombré de mèches folles. Sans paraître y prendre garde, elle écoutait. Claude eut cette impression très nette qu'elle n'était pas indifférente à ce qu'il allait répondre. Peut-être eût-il éludé l'invitation et brisé l'aventure, n'emportant que le souvenir agréable de l'accueil qu'il avait reçu et l'image renouvelée, embellie, de cette enfant. La nuance d'attention qu'il crut saisir chez Thérèse, la grâce aussi de cette tête un peu fière, qui se dessinait sur la baie lumineuse, en décidèrent autrement.
– Je crains, répondit-il, d'être un élève médiocre, mais je reviendrai volontiers.
– Convenu! repartit le naturaliste. Vous me trouverez presque toujours, le soir, au jardin, où j'ai mon laboratoire, là-bas, vous voyez?
– Le jardin, dit Thérèse à demi détournée, c'est ce qu'il y a de plus joli ici.
Claude fut sur le point de répondre: «Oh! non!» Il le pensa. Et elle le devina. Il se sentit rougir. M. et madame Maldonne se demandèrent pourquoi. Ils n'étaient plus jeunes.
– Eh bien! dit-il, je reviendrai, un soir, après dîner.
Il salua les deux femmes, serra la main de M. Maldonne, traversa de nouveau, cette fois les yeux à terre, le bosquet qu'il avait tant admiré une demi-heure plus tôt, et se retrouva sur la route. Il s'étonnait de l'émotion vague qu'il éprouvait, et de ce qu'il avait été, timide en somme et un peu gauche. Ces gens très simples, par leur simplicité même, leur cordialité vraie, l'avaient jeté en dehors des phrases convenues. Il avait promis de revenir. Se proposait-il de devenir l'élève de M. Maldonne? Non, ce n'était pas sérieux. Alors? D'ordinaire ses actes étaient plus réfléchis. «Puisque je l'ai promis, se dit-il, je reviendrai. Mais je mettrai un intervalle entre cette première visite et ma seconde.» Il se rendait compte qu'il avait obéi, et c'était une récidive, à l'attrait de cette jeune fille, la fille d'un simple conservateur de musée de province. Mais il n'insista pas, et chercha, sur la route, quelque chose qui pût lui éviter, vis-à-vis de lui-même, l'aveu complet de sa faiblesse.
A trente pas, un homme venait, vêtu de telle façon qu'il ne pouvait passer inaperçu, à cette heure et à cette place: jaquette claire ouvrant sur un gilet blanc, chapeau gris, cravate ornée d'une épingle.
Au moment où il croisa Claude, il le considéra attentivement, et reporta les yeux vers l'enclos des Maldonne. Il se demandait sûrement: «D'où vient-il?» Claude pensa de même: «Où peut-il bien aller?» Et quand il se fut éloigné de quelques cents mètres, à l'endroit où les premières masures s'élevaient au bord du chemin, il se détourna. Là-bas, devant le portail vert, l'inconnu s'était arrêté. Il avait le bras levé vers la sonnette, et, par-dessus son épaule, il regardait Claude.