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Kitabı oku: «La Sarcelle Bleue», sayfa 2

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Son compagnon était adroit, et manquait rarement un coup de fusil. Au retour, ils travaillaient tous deux, soit au laboratoire du musée, soit à la maison des Pépinières, triant et classifiant leurs prises, disséquant les plus belles, préparant les peaux avec l'arsenic et la poudre de chaux. Mais Guillaume s'était réservé la pose. Lui seul, il bâtissait la carcasse de fil de fer ténu, la modelait à sa guise, et, avec une adresse, une science, une sincérité d'artiste indéniables, rendait à ces paquets de plumes la vie et le mouvement, la grâce et le lustre des ailes, et le trait, si fugitif, qui marque une humeur d'oiseau.

Presque au début de cette existence nouvelle, un événement s'était produit qui l'avait consacrée, assurée, embellie. Robert, très communicatif en apparence, causeur plein de verve et souvent plein d'esprit, s'était toujours montré d'une extrême réserve sur tout ce qui concernait sa famille. Il n'admettait personne dans les souvenirs, bons ou tristes, du passé, et se bornait à partager le présent, mais le plus volontiers du monde, avec ses amis. Le plus intime de ceux-ci ne savait pas où vivait Geneviève de Kérédol, ni quel parent l'avait recueillie, dans un château ou dans une ville, en France ou même ailleurs. Or, un jour de l'automne finissant de 1871, comme il s'agissait, entre les deux amis, de se procurer une espèce de grimpereau assez peu commun, le tichodrôme échelette, un oiseau charmant, à manteau gris perle avec des crevés rouges au fouet de l'aile, Robert assura qu'il connaissait le rendez-vous de tous les pics du département, qu'il se chargeait de la direction de l'entreprise et de trouver le gîte et le souper.

Ils arrivèrent, le lendemain soir, dans la cour d'un très vieux logis, en plein bois. Les murs et le toit jusqu'à la moitié disparaissaient sous les plantes grimpantes à peine taillées. Au-dessus des arêtes d'ardoises moussues, la futaie, en demi-cercle, étendait ses branches, et enveloppait, enserrait d'ombre l'habitation. En avant seulement, une nappe d'eau de dix hectares, dont les roseaux venaient frôler la grille de la cour, faisait dans ce rideau sombre une trouée de lumière.

Celui qui demeurait là, le grand-père maternel de Geneviève de Kérédol, n'était pas le propriétaire de la forêt. Il n'en possédait, selon son expression, qu'une motte verte. Mais il était hospitalier, veneur comme un roi de France, et mit aussitôt à la disposition des deux amis ses chiens, ses bateaux, ses cabanes d'affût et son garde aussi vieux que lui. Guillaume en profita largement, tandis que Robert demeurait au château. Il chassait du matin au soir, et quelquefois du soir au matin. Le tichodrôme échelette ne se montra nulle part. Mais il y avait toutes les variétés d'oiseaux de proie dans les hautes ramures des futaies et, sur l'étang, des sarcelles, des canards, des hérons, quelques-uns rares et presque introuvables ailleurs.

Et ce fut, pendant une semaine, pour Guillaume Maldonne, une succession de captures heureuses, un ravissement que contribuait à entretenir, au retour, la présence de la jeune fille, assez jolie, avenante et gracieuse surtout, souveraine maîtresse et joie unique du vieux logis. Guillaume l'aima sans l'avouer. Il était timide, il approchait de la quarantaine. Jamais il n'eût osé demander Geneviève, si peu riche et si simple qu'elle fût. Il hâta lui-même le départ. Le soir arrivé, il allait s'éloigner, très malheureux, emportant son secret; déjà, debout derrière le groupe que formaient ses hôtes et son ami causant ensemble à voix basse, autour de la cheminée, il regardait une dernière fois la jeune fille, avec cette douleur muette qui fixe nos regrets, quand Robert se leva, prit la main de Geneviève, et la mit dans celle de Guillaume, en disant: «Eh bien! mon cher ami, on attelle les chevaux: si tu te déclarais?»

Avec Geneviève Maldonne, avec Thérèse bientôt, le bonheur était entré au logis des Pépinières. Madame Maldonne y avait apporté sa gravité douce, son humeur égale, ce charme que certaines femmes possèdent au point que leur seule présence, un mot indifférent tombé de leurs lèvres, éveille comme de la reconnaissance. Thérèse avait été la vie, le mouvement, la gaieté. A peine elle était née, Robert l'avait incroyablement aimée. Il l'avait bercée bien souvent et promenée sur ses bras. Il lui avait appris à marcher et à s'amuser. Pour elle, il avait donné l'essor à son génie d'invention, trouvé des jouets, construit des moulins qu'on allait planter à la cime des vieilles souches, des bateaux avec des roues, des cerfs-volants et des poupées. Pour elle, surtout, il avait fait ce qu'il eût refusé de faire pour lui-même: il s'était remis à étudier. Et, pendant que son beau-frère, retenu au musée, continuait à préparer la plus belle collection ornithologique des provinces de l'ouest, M. de Kérédol apprenait à lire à Thérèse, lui expliquait le catéchisme, la grammaire, l'histoire qu'il avait relue l'instant d'avant, et puis ils jouaient tous deux, pour se reposer de la leçon, leurs deux rires se mêlaient, l'un par l'autre attiré, et l'on eût dit que Robert, parfois, redevenait tout jeune, à force d'aimer l'enfant.

Les moindres détails de ce temps-là lui demeuraient présents. Il se rappelait certaines robes qu'elle avait portées, une blanche toute brodée par la mère, une autre bleue, vers trois ans, et, un peu plus tard, une rose où il y avait un semis de pâquerettes, mais surtout des regards, des sourires pleins de ciel, des mots profonds qui n'en savent rien, des questions si fraîches qu'on les goûte avant d'y répondre. Car, entre elle et lui, c'était l'absolue confiance, la permission, conquise au prix d'un grand amour, de se pencher au-dessus d'une petite âme, et d'y lire. Robert lisait à livre ouvert dans celle de Thérèse, notait tout, gardait tout en lui-même, et, le soir, quand Thérèse dormait là-haut, dans son lit à rideaux blancs, la porte de l'escalier entre-bâillée pour que le moindre cri donnât l'éveil, il partageait son trésor: il racontait à la mère et au père l'histoire de la journée. Aux Pépinières, c'était le sujet habituel des conversations, sujet toujours cher, jamais épuisé, et qui se renouvelait à mesure que grandissait Thérèse. Les oiseaux mêmes ne venaient qu'au second plan.

Le plus extraordinaire, c'est que Thérèse ne fut pas gâtée. Elle demeurait soumise, prévenante, nature délicate qu'un reproche confondait, qu'on ne menait qu'avec de la bonté et de la raison, et qui comprenait à merveille son rôle, faisant sans compter autour d'elle, aux trois amis qui l'entouraient, l'aumône de sa jeunesse en fleur.

O heures délicieuses, heures sans nombre du passé, comme il était doux de vous revivre, et quelle consolation vous apportiez avec vous!

Le vent fraîchissait. Les bignonias, les rames de vigne ou de clématite, fouettés en tous sens, venaient toucher la main de Robert, comme pour dire: «Il est temps, voici la nuit noire et froide, rentrez, vous qui rêvez: vous avez reçu du soir ce que vous attendiez de lui!» Robert ferma la fenêtre, et quand il se retrouva dans le silence de cette chambre tiède, sentant la paix qui régnait au dedans de lui et autour de lui, il poussa un soupir de contentement. Toute impression pénible s'était effacée. Il revoyait Thérèse, sa Thérèse d'autrefois, toute naïve, toute rose, toute petite.

Et cela lui redonnait confiance, grande confiance dans la vie.

II

Le lendemain, quand Robert sortit de sa chambre, le soleil déjà haut chauffait les touffes de réséda semées en cordon le long de la façade, au midi. Par-devant, dans l'allée toute bourdonnante et traversée de rayons d'or par le vol des abeilles, Thérèse se promenait, prête à partir.

Elle avait mis une robe grise de voyage, une voilette blanche, un chapeau rond orné d'un piquet de coquelicots. Elle allait à pas relevés, et, au-dessus de sa tête, l'ombrelle qu'elle tenait ouverte, inclinée, rasant l'épaule, tournait comme un petit moulin. Quand Thérèse entendit M. de Kérédol descendre en se hâtant l'escalier:

– En retard, mon parrain! cria-t-elle. Huit heures et demie! Mon père est déjà rendu au musée. Moi, j'ai eu le temps de cueillir deux corbeilles de roses, que je vais envoyer pour l'adoration. Comment avez-vous dormi?

– Trop bien, comme vous voyez, répondit Robert, en paraissant sur le seuil de la porte.

– Moi, divinement! dit Thérèse.

Mais, presque aussitôt elle poussa un petit cri de surprise.

– Ah! mon parrain, je ne m'étonne plus que vous soyez en retard. Êtes-vous beau!

– Bah! bah! dit en riant M. de Kérédol, immobile sur la margelle d'ardoise étincelante de soleil. Que me trouvez-vous d'extraordinaire?

– Ceci d'abord, fit Thérèse en désignant du doigt l'épingle de cravate, un minuscule cheval arabe, en or ciselé. Elle est très jolie, d'ailleurs. Mais vous ne l'avez jamais portée ici. On ne me trompe pas, vous savez. Et puis ce chapeau neuf! Tout cela pour les loriots du bois de Laurette?

Robert, content d'être si vite découvert, prit la main que Thérèse lui tendait, et, la serrant entre les siennes:

– Non, mon enfant, pas pour les loriots: pour vous!

– Oh!

– Pour vos dix-sept ans, à qui je veux faire honneur! Que dirait-on, si, à côté d'une grande jeune fille comme vous, – car vous voilà grande, ma filleule, – on apercevait un parrain négligé?

Quelque chose d'ému, un frisson de plaisir et de reconnaissance passa sur le visage de Thérèse.

– Eh bien! vous voyez, dit-elle, c'est absolument comme mon dessus de clavier dont vous vous moquiez hier soir, ce que vous venez de faire là: c'est très inutile, car nous ne rencontrerons personne, mais je trouve ça charmant.

Elle se recula de deux pas, considéra un instant M. de Kérédol, son chapeau rond luisant, sa veste à larges boutons de nacre, ses gants, sa canne à pomme d'or, et, avec un petit geste, comme un salut de la main:

– Tout à fait votre air de colonel!

Rien ne flattait davantage l'ancien officier de chasseurs que cette appellation dont le qualifiaient quelquefois les passants ou les conducteurs d'omnibus. Un mot qu'il voulut dire, une exclamation d'amitié, ou l'ordre du départ, resta dans sa moustache. Elle savait trop bien le chemin de son cœur, cette Thérèse! Et Robert était comme beaucoup de soldats: quand le cœur lui battait, il n'avait plus que des gestes. Il leva donc sa canne, et se mit à marcher. La boîte verte lui pendait dans le dos.

– Si vous voulez, dit Thérèse en réglant son pas sur le sien, nous rentrerons par le faubourg?

– Pourquoi faire, mignonne?

– Pour prévenir mon petit commissionnaire habituel. Je vous ai dit que j'avais cueilli…

– Ah oui! Jean Malestroit. Il a grandi, le mioche: je l'ai vu, l'autre jour, sur le seuil de sa porte.

– Si gentil! fit Thérèse.

Tous deux furent bientôt dans la route qui montait à droite, et s'enfonçait dans la campagne. A peine deux ou trois fermes, au milieu des champs d'artichauts ou des plantations de pépinières. Les grillons, toutes sortes d'insectes invisibles, qui chantent à l'entrée de leurs trous, commençaient la longue complainte des jours chauds. On voyait, au bord des fossés, le luisant de l'herbe qui remue. Thérèse causait des détails de la vie quotidienne, de mille petites choses indifférentes pour tous autres qu'elle et Robert. Un passant qui l'aurait entendue se serait demandé pourquoi l'autre riait, pourquoi il s'animait et s'épanouissait, sans raison apparente, sans qu'elle eût rien dit que d'ordinaire, même sans qu'elle parlât, lorsqu'aux barrières des champs elle s'arrêtait un peu, et, toute droite, l'œil aux horizons, les lèvres entr'ouvertes, aspirait à pleine poitrine l'odeur de moisson mûre, qui venait, rasant le sol. Et cependant, que c'était bon, cette promenade avec l'enfant qu'il avait élevée, que c'était doux, ce bavardage sans suite et sans fin, où l'on ne quittait le présent que pour parler du passé, leurs deux domaines communs! Pas un mot inquiétant, pas une note nouvelle dont il pût s'alarmer.

– Vous n'avez pas fini votre légende d'hier? lui dit-elle. J'ai laissé la marquise Gisèle assiégée, et la jument grise bien maigre. Vous disiez: «Alors il arriva…» Je voudrais savoir ce qui est arrivé.

– Non, ma mignonne, répondit gaiement Robert, le temps de mes histoires est passé.

– Vous ne m'en raconterez plus?

– Non, je vous en lirai, des contes des grands auteurs, écrits pour les grandes jeunes filles.

– Oh! que c'est aimable! Je n'aurais pas osé vous le dire…

– Vous le désiriez?

– Sans doute, un peu. Mais comment faites-vous pour deviner ce que je désire?

– Je pense à vous.

– Et moi aussi, mon parrain, je pense à vous, et j'ai le cœur touché de vos attentions, bien touché, je vous assure!

«Comme je la retrouve! songeait Robert, Comme la voilà reconquise! Est-elle charmante, ce matin! Et jeune! Voyez-la!»

Et ils allaient tous deux légèrement.

Bientôt on prit les chemins de traverse. Ils étaient pleins de fleurs, pleins de vie, pleins de fuites d'ailes effarouchées. On se baissait à chaque instant, pour une étoile blanche ou jaune devinée sous le couvert des ronces. La boîte s'emplissait d'herbes. Celles qui n'étaient pas rares étaient au moins jolies. Thérèse avait des goûts qu'il fallait contenter. Ainsi l'avait résolu M. de Kérédol. Il cueillait tout ce qu'elle voulait: «Je n'herborise pas pour moi, songeait-il, je fauche pour elle.» Et, les pieds dans la boue traîtresse des creux des fossés, ou la tête dans les épines, il se mouillait, se piquait, et s'échauffait avec allégresse.

– Je regrette la tenue de colonel, disait Thérèse.

– Moi, je ne regrette rien, si vous êtes contente.

– Ravie!

– Et savez-vous, disait-il, que nous voici tout à l'heure en pleine famille d'orchidées: orchis abeille, orchis mouche, orchis araignée?..

– Où donc, parrain?

– Dans le bois, parbleu!

Chose curieuse, quand ils furent rendus sous la futaie, large et longue tout au plus comme un champ de moyenne taille, vestige d'ancienne forêt, ni l'un ni l'autre ne songeaient plus aux orchidées. Ils étaient las d'avoir tant marché, tant ri, et du soleil qui faisait danser l'air à la hauteur des yeux. Le dôme des feuilles gardait un reste de rosée évaporée, avec le lourd parfum qui monte du sol des bois. A peine eut-il foulé la mousse, et senti sur ses épaules la caresse des premières ombres, M. de Kérédol perdit sa belle ardeur, chercha la place la plus fraîche, sans une moucheture d'or, la trouva au bord d'un fossé d'eau courante, et s'assit en s'épongeant le front. Thérèse tourna un peu, pour ne pas avoir l'air aussi fatiguée que son parrain, affecta de s'intéresser à des fougères, eut une phrase banale sur la douceur de l'ombre, et finalement s'assit à trois pas de lui. Elle arrangea les plis de sa robe, à petits coups songeurs, et se mit à regarder devant elle. Il en faisait autant de son côté, mais, tandis qu'il était seulement silencieux, elle se sentait peu à peu envahie par une mélancolie, un malaise d'âme grandissant, le revers de l'excessive gaieté qu'elle avait eue. Cela vient ainsi, tout jeune qu'on soit. Et Thérèse eut un soupir qui fit se retourner Robert. Il la considéra un instant, et remarqua le changement qui s'était produit en si peu de temps dans la physionomie de sa filleule. Sous la voilette relevée, les yeux de Thérèse grands ouverts, sérieux et comme voilés d'une pensée qu'il ne pouvait lire, fixaient un point de l'horizon. Était-ce le moulin, là-bas, de l'autre côté de la Loire, gros comme un hanneton qui secoue ses élytres, ou les traînées pâles des champs de colza rayant les pentes, ou le nuage roulé, immobile dans l'océan de lumière où pas un souffle ne courait? Non, sans doute. La bouche avait un pli léger, et tout le visage cette lueur égale et comme cette transparence qu'il prend lorsqu'aucun objet du dehors ne l'impressionne plus, et qu'il reflète seulement un songe intime du cœur.

– A quoi rêvez-vous? demanda M. de Kérédol.

– Moi? à rien, répondit-elle sans bouger.

Robert jugea politique d'opérer une diversion, se pencha en avant, au-dessus du courant qui filait, rapide et bleu d'acier, parmi les cressons, les acanthes, toute une végétation réfugiée là contre l'ardeur de l'été, et cueillit une tige couronnée d'un corymbe de fleurs blanches.

– Reine des prés, dit-il, spiræa ulmaria, famille des Rosacées. Voyez, Thérèse, est-elle élégante!

Thérèse fit à la plante l'aumône d'un regard distrait.

– Dites-moi, demanda-t-elle en rabaissant sa voilette, maman s'est bien mariée à dix-huit ans, n'est-ce pas?

– Oui, dix-huit ans, répondit rapidement Robert… Je crois, Thérèse, que vous n'avez jamais étudié la reine des prés. Tenez, la feuille est ailée, duvetée en dessous, à folioles ovales. J'ai lu quelque part qu'en infusant les fleurs dans du vin, on obtient le bouquet du fameux Malvoisie!

Et il observait, sur le visage de la jeune fille, maintenant tournée vers lui, l'effet de cette pointe habile. Elle n'en parut pas touchée.

– Vraiment? dit-elle… Mais, dix-huit ans… mon parrain, savez-vous que je les aurai l'année prochaine? Ce serait très drôle si…

– Qu'est-ce qui serait drôle, mon enfant?

– Non, pas drôle précisément. Je veux dire, reprit-elle, – et son sourire éclatant, toute sa jeunesse enjouée reparut sur ses joues, sur ses lèvres, dans ses yeux qu'animait un éclair de soleil venu on ne sait d'où, – je veux dire que peut-être, vous comprenez bien, peut-être quelqu'un pourrait penser à moi aussi… Eh bien! cela me fait rire malgré moi.

Pour le coup, Robert laissa échapper la reine des prés, qui roula, comme une ombrelle, sur la mousse, et tomba dans le courant.

– C'est à cela que vous pensiez? dit-il en se reculant, pour s'appuyer au tronc d'un arbre, et la voix un peu sourde.

Elle répondit, en montrant ses dents blanches, et en le fixant de ses yeux bleus étonnés:

– Mais oui!

– A propos de rien, comme ça?

– De rien du tout. Cela me vient surtout quand je regarde devant moi, très loin.

– Ah! très loin, devant vous?

– Oui, n'est-ce pas que c'est curieux?

Elle prit un air grave, appuya un coude sur un de ses genoux, et, remuant sa jolie tête:

– Voyez-vous, parrain, je songe quelquefois au mari que j'épouserai…

– Alors, vous avez fait votre choix?

– Oh! d'une façon très générale! Je voudrais épouser quelqu'un qui aurait été malheureux!

– Ça se rencontre aisément, Thérèse.

– Oui, quelqu'un de jeune, qui aurait souffert.

– Même jeune, cela peut se trouver, mon enfant: seulement, je ne comprends pas.

Elle hésita un instant, leva les yeux vers les chênes.

– Pour le consoler, dit-elle.

Et cela fut dit avec tant de naïveté, tant de tendresse voilée, que le pauvre Robert sentit la morsure d'une larme au coin de ses paupières. Il eut envie de s'écrier: «Si vous avez soif de consoler, Thérèse, ne cherchez pas au loin, comprenez, restez pour nous trois, chassez les rêves qui, déjà, si petite, vous éloignent! Ayez pitié de nous, ne songez plus!» Mais il eut peur de paraître égoïste, peur aussi de l'inconnu qui se révélait à lui. O mystère d'une âme! N'allait-il point la froisser, la repousser, lorsqu'elle s'ouvrait si ingénument? Fallait-il lui laisser voir toute l'appréhension qu'un mot pareil jetait en lui? Non pas cela, surtout pas cela. L'esprit de Thérèse eût travaillé sur cette crainte. Mieux valait prendre la chose légèrement, comme une boutade sans conséquence, essayer de rire. Et il essaya, et rien ne lui vint aux lèvres que ce mot qu'il ne voulait pas dire: «Restez, restez!» Alors il se baissa, faisant mine de ramasser sa canne devant lui, et resta courbé un peu plus de temps qu'il n'était nécessaire, le temps de composer ses traits. Quand il sentit s'effacer les deux sillons qui s'étaient tout à coup creusés aux coins de sa bouche:

– Ma petite Thérèse, dit-il, nous ferions bien de partir. Je crois que vous voulez rentrer par le faubourg?

– Oui, répondit-elle distraitement, pour mes roses.

Il s'était levé en parlant, et, à demi détourné, tirait ses manchettes avec un soin qui devait cacher un reste d'émotion. Thérèse ne le remarqua pas. Elle se redressa paresseusement, et fixa une fois encore l'horizon là-bas, où le nuage immobile dormait, tout fulgurant de lumière, au-dessus des collines mauves. Il fallut que Robert répétât:

– Eh bien, Thérèse, venez-vous?

Ils sortirent de la futaie, côte à côte, et prirent un autre chemin, qui ramenait en demi-cercle à la ville, et aboutissait bien au delà des Pépinières, vers le milieu du faubourg. Thérèse, déjà reposée, rieuse comme auparavant, multipliait et variait les questions, tentait les mêmes sujets qui, tout à l'heure, avaient intéressé Robert: lui ne répondait pas toujours, et, quand il le faisait, c'était d'un mot, avec effort.

– Qu'avez-vous donc? demanda-t-elle.

– Un peu de fatigue, mignonne, cela passera.

Hélas! il avait bien autre chose qu'un peu de lassitude: son ciel intérieur troublé, l'inquiétude de la veille maintenant fixée dans l'âme, il avait peur de la vie. Et celle qui avait causé le mal ne s'en doutait pas. Elle tâchait d'être aimable et vivante pour deux. Aucune autre idée ne semblait plus l'occuper. Son rôle de consolatrice, son rêve sentimental de tout à l'heure, elle n'y pensait plus. C'était Robert qui songeait à cela, maintenant, et qui se disait: «Il y a là des signes manifestes… J'espère qu'il n'est pas trop tard, non, mais il est grand temps, grand temps!»

Ce qui le tourmentait le plus, c'est qu'il commençait à douter de l'efficacité des moyens qu'il emploierait: attentions, lectures, tendresses d'ami, qu'était-ce à côté des visions qui passent au-dessus de l'horizon bleu, quand on regarde devant soi, bien loin?

Quand ils furent arrivés au point culminant du chemin, avant de descendre la dernière pente qui, à cent mètres de là, entrait dans la banlieue, Thérèse ralentit le pas, et releva son ombrelle pour mieux voir. C'était un paysage assez médiocre et banal, aux jours d'hiver, mais transfiguré à cette heure dans la gloire du grand soleil: une campagne coupée de jardins, plate et cultivée, sans une rivière, sans un arbre, et autour la ville, comme une découpure sans profondeur, comme une dentelle inégale, d'un blanc bleuâtre, avec des fumées d'usines traînantes, et tellement criblée de lumière que le sommet des tours, des clochers, les parties hautes des toits, semblaient à demi fondus dans l'air.

– Est-ce étincelant! dit Thérèse.

M. de Kérédol prit son lorgnon, et jeta un regard rapide, lui aussi, de ce côté. Mais avec quelle disposition différente d'esprit! Sous ses paupières, bridées par l'éclat du jour, ce fut une sorte de défi qui passa, une pensée de colère contre cette ville d'où sortirait peut-être le danger qui menacerait son bonheur, qui détruirait le repos du logis couché là-bas derrière eux, dans la verdure de ses grands arbres.

Thérèse et lui continuèrent à marcher, presque sans rien se dire, jusqu'à une maison du faubourg, pauvre et basse, où l'on accédait par un corridor voûté, commun avec la maison voisine. Robert s'arrêta.

– Je vous attends, fit-il.

La jeune fille était déjà entrée dans le couloir, et frappait à la porte d'une chambre à gauche. Là demeurait M. Malestroit, charpentier en bateaux, tandis qu'en face, ainsi que l'indiquait un écriteau de bois blanc fleuri d'osier tressé, habitait M. Colibry, vannier. Ne recevant pas de réponse, car la mère était sans doute en course dans le quartier, Thérèse traversa le corridor dans toute sa longueur, et déboucha au grand soleil, dans le jardin où elle entendait des voix.

C'étaient les cinq enfants du charpentier qui jouaient, assis en rond, têtes nues, sur un tas de sable: Jean, Yvonnette, Germain, Gustave et Pascal. Elle les connaissait bien; l'aîné même, un gamin de douze ans, était son filleul. Et comme elle aimait les enfants, Thérèse, une minute, observa ceux-là. Ils ne la voyaient pas.

– Je propose de jouer à Adam et Ève, dit l'aîné, en levant sa figure espiègle et rousselée. Moi, je ferai Adam. Toi, Yvonnette, tu seras Ève. L'ange pour les chasser du Paradis, c'est Gustave.

– Non, non, dit Germain, je suis plus fort! C'est moi!

Mais la petite secouait ses boucles blondes.

– Tu ne veux pas, Yvonnette?

– Non.

– Pourquoi donc, mademoiselle?

– Oui, pourquoi, pourquoi?

Tous les frères étaient de l'avis du chef. Mais Yvonnette continuait à secouer la tête. Elle était près de pleurer. Jean devina qu'elle devait avoir une raison grave pour ne pas faire Ève.

– Autre chose, alors, dit-il.

Et, sans plus d'explication, saisissant un rameau encore orné de deux ou trois feuilles, il le posa au-dessus de la tête de Pascal, qui riait déjà d'être regardé par ses frères, et l'y maintint une seconde.

– Deux sous? demanda-t-il.

Et ils se mirent à rire tous ensemble, de si bon cœur que leur gaieté gagna Thérèse; ils riaient, les mains trempées dans le sable qu'ils jetaient en l'air pour mieux marquer l'exubérance de leur joie. Et le rameau passa sur la tête de Gustave, puis sur celle d'Yvonnette, et ce furent de nouvelles demandes d'argent, et des fusées de notes claires qui n'avaient de sens que pour ces petits.

– Que peut-il bien leur vendre? se dit Thérèse.

Elle avança de deux ou trois pas dans le pauvre terrain, tout resserré entre ses palissades noires.

– Que vends-tu là? demanda-t-elle.

Cinq paires d'yeux flambants, effarés, se retournèrent vers elle, et aussitôt se baissèrent ensemble vers le tas de sable qui crépitait sous le soleil. Les cinq petits Malestroit se poussaient le coude, pour s'engager à répondre. Ce fut Jean, naturellement, qui prit la parole, et, encore confus, glissant les yeux jusqu'au bas de la robe de Thérèse, très drôle, dit à demi-voix:

– Je vends de l'ombre!

Puis, il se leva, et, tandis que les quatre autres, décontenancés, privés de leur chef, s'enfuyaient jusqu'à la palissade, il s'approcha de Thérèse, tenant encore son rameau, et penchant sa petite tête ronde, aux cheveux ras, que le soleil dorait par places.

– Tu veux bien me faire une commission, mon filleul? dit Thérèse en se baissant pour l'embrasser.

– Oui, mademoiselle, dit Jean qui tendit un peu le front.

– Tu vas venir à la maison, tout à l'heure.

– Oui, mademoiselle.

– Tu prendras deux grands paniers de roses qu'on te donnera, un dans chaque main. Tu ne les renverseras pas?

– Non, mademoiselle.

– Et tu les apporteras à l'église, dans la chapelle de la sainte Vierge, où tu sers la messe.

– Oui, mademoiselle.

Elle passa la main sur la joue de l'enfant.

– Au revoir, mon Jean!

Lui, la voyant s'en aller, se redressa tout à fait. Et quand Thérèse fut sur le point de disparaître, tout rassuré, l'œil vivant, bien ouvert, se disant qu'après tout cette jeune fille était une amie, il cria, de sa voix claire:

– Bonsoir, mademoiselle!

Thérèse se retourna, et vit qu'il était debout, la main levée, fier de lui, et que, dans le fond, là-bas, quatre petits sarraux bleus faisaient la révérence.

Dix minutes plus tard, la jeune fille ouvrait la porte du logis des Pépinières, et s'élançait vers sa mère qui la guettait, inquiète déjà, au coin de la maison, et Robert qui la suivait, la main droite à demi gantée, retrouvant sa belle humeur pour que madame Maldonne ne pût se douter de rien, refoulant en lui-même ce qui lui restait d'inquiétude et d'ennui, disait:

– Une promenade charmante, Geneviève, charmante!

– Je viens de voir le petit Malestroit, reprit Thérèse en enlevant l'épingle de son chapeau, il avait peur de moi: un amour.