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Kitabı oku: «La Sarcelle Bleue», sayfa 5

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V

Les semaines s'en vont vite, tant que le cœur de l'homme ne s'intéresse point à leur fuite. L'impression que la visite au logis des Pépinières avait faite sur l'esprit de Claude s'était effacée, ou plutôt elle avait disparu de la surface, comme les graines des fleurs fragiles dont se couvrent un matin les étangs. Elles tombent, invisibles, mêlées à mille débris de poussière que rien ne ramènera jamais du fond obscur où ils s'amassent. Elles sont confondues avec eux. Mais en elles un germe de vie est demeuré. Rien ne l'annonce, sur lui pèse la masse des eaux, agitée ou dormante, sans une tige, sans une feuille qui rappelle les végétations mortes. Il sommeille. Puis, un jour, de cet atome enseveli, un fil ténu s'élance. Il grandit, mystérieux encore, inaperçu. Nul ne reconnaîtrait en lui le passé qui revient. Et tout à coup, sans que rien l'ait révélée, une pointe d'or perce la surface, s'y épanouit en étoile, et dit aux rives: «Me voilà!»

Claude, à la fin d'août, fut rappelé à la ville par ses obligations d'officier de réserve. Pendant trois semaines, il se rendit à la caserne, à cinq heures du matin, sanglé dans son dolman, admiré des ménagères qui ouvraient les contrevents, salué par les hommes de garde, commanda le maniement d'armes et quelques mouvements d'ensemble, savoura la douceur de l'autorité indiscutée, parla de la France avec plus de fierté, de la guerre avec des frissons d'espérance, et fut pris deux ou trois fois, tant il portait bien l'uniforme, pour un sous-lieutenant de «l'active». Vinrent les manœuvres. Ce fut un jeu pour un chasseur comme lui, rompu à la marche. Et certes, tant qu'elles durèrent, les cantonnements chez l'habitant, les réceptions dans les châteaux, les longues étapes où l'on cause, les batailles pour rire où le cœur saute pourtant de la même émotion que si les balles sifflaient, ne laissèrent pas à Claude un moment d'ennui. La veille au soir du désarmement, il éprouva, pour la première fois, un peu de lassitude, mêlée à un regret vague d'une carrière trop tard connue, trop tard aimée. La journée était finie, les hommes regagneraient le lendemain leurs foyers, lui-même il quitterait le galon d'or et les camaraderies bruyantes du régiment. Il se promenait, après le dîner, triste de retomber dans l'habitude et le connu de la vie, quand le souvenir lui revint des Pépinières et du rendez-vous de M. Maldonne. Claude regarda, avec une complaisance involontaire, la tenue qu'il avait encore le droit de porter, leva les yeux pour s'assurer de l'humeur du temps, se sentit tout joyeux de constater qu'il faisait beau, et partit.

C'était un de ces soirs de septembre, où la lueur dorée qui traîne au couchant prolonge presque indéfiniment le crépuscule. Elle rayonne dans tout le ciel. Et si la lune monte alors au-dessus de l'horizon, il n'y a pas de nuit, mais un jour lunaire qui continue l'autre, et pose sa lumière bleue sur le sol tiède encore du soleil disparu. Claude allait, un peu ému, porté par une sorte d'espérance sans objet, et douce cependant. Il aspirait à pleins poumons l'haleine des crépuscules, qui grise les merles, et les fait chanter, certains soirs, même après les premières étoiles. Des choses rimées, des débuts de romances fredonnaient dans sa mémoire. Quand il aperçut le bosquet des Maldonne, immobile au milieu de la campagne rase, les cimes des arbres encore touchées par la lumière et comme évanouies en elle: «Sous ces ombrages, murmura-t-il, à pas lents et rêveuse…»

Thérèse Maldonne se trouvait tout simplement au salon, quand Claude y entra, pas rêveuse du tout, assise près de la table qu'entouraient, avec elle, son père, sa mère et Robert. Celui-ci lisait à haute voix. En entendant la domestique ouvrir la porte et le cliquetis d'un sabre, il ferma le livre sur un de ses doigts. Les deux femmes s'étaient levées. M. Maldonne venait au-devant de Claude, l'air épanoui et les mains tendues.

– Cher monsieur, dit-il, vous nous surprenez agréablement. Je pensais que vous nous aviez oubliés… Permettez d'abord que je vous présente… Il se tourna vers Robert, assis de l'autre côté de la table: «Monsieur Claude Revel, un naturaliste amateur, un futur élève,» puis, vers Claude: «Mon beau-frère, Robert de Kérédol.»

– Je crois avoir eu l'honneur de rencontrer monsieur sur la route, lors de ma première visite, dit Claude, très aimable et s'inclinant.

M. de Kérédol se souleva, les mains appuyées aux bras du fauteuil.

– En effet, dit-il poliment, c'est bien la seconde fois que nous nous rencontrons.

Cependant, au ton dont il disait cela, il était facile de deviner que la première lui eût suffi. Sans rien ajouter, il considéra Claude de la tête aux pieds, comme autrefois il examinait un soldat, aux revues du dimanche, sourit faiblement, et roula un peu son fauteuil en arrière.

Thérèse lui jeta un coup d'œil qui demandait: «Pourquoi vous retirer?» Il ne parut pas s'en apercevoir.

Le cercle se reforma, sans qu'il y fût compris, près de la fenêtre par où venait le parfum violent des géraniums.

– Madame, dit Claude, debout et la main gauche retenant son sabre, je suis désolé d'interrompre votre lecture. Si je suis entré, c'est qu'on m'a prévenu que M. Maldonne ne se trouvait pas au jardin.

– Mais vous ne troublez rien, monsieur, je vous assure, dit madame Maldonne, en retouchant les plis du fichu de tulle noué autour de son cou. La lecture pourra se reprendre bien facilement… Désarmez-vous, je vous prie.

– Et asseyez-vous, dit M. Maldonne, que nous nous voyons un peu. Après quoi, nous irons tous deux causer histoire naturelle.

Claude sortit pour accrocher son sabre au porte manteau, puis revint s'asseoir à droite de Thérèse, en face de madame Maldonne.

– Croiriez-vous, monsieur, dit celle-ci, que nous lisions un conte!

– Il y en a de si sérieux, madame!

– Un conte de Daudet.

– Un chef-d'œuvre, alors. On n'a rien écrit de pareil en prose du midi.

– N'est-ce pas, monsieur? dit Thérèse, en considérant, d'un air d'admiration, ce bel officier qui parlait littérature. Je n'ai rien lu qui me plût autant. Il y en a un, surtout…

– C'est que nous avons chacun nos préférences, interrompit madame Maldonne, avec une certaine vivacité, résultat sans doute de discussions antérieures. Moi, j'aime par-dessus tout le conte des Vieux. L'aimez-vous, monsieur?

– Beaucoup, madame.

– C'est si touchant!

– Moi, fit M. Maldonne: Les Aventures d'un perdreau rouge. Exact, mon cher monsieur, écrit par un chasseur. Vous l'aimez aussi, celui-là?

– Je le crois bien! Et vous, mademoiselle?

– Les Étoiles! répondit-elle en relevant la tête, d'un mouvement souple et fier, vers la bande de ciel de la fenêtre.

Aucune étoile n'apparaissait encore. Mais on eût dit qu'elle les voyait toutes, tant il y avait de clarté dans le regard qu'elle détourna ensuite vers Claude. Elle ne posait pas. Elle ne simulait rien. Un des mots qu'elle aimait, un de ceux qui ont de l'infini, lui était monté aux lèvres. Et cela suffisait pour qu'elle fût émue.

Claude reprit:

– Et pourquoi ce conte mieux qu'un autre, mademoiselle?

– Ah! voilà! dit-elle. C'est que je comprends si bien le pâtre de Daudet, d'avoir une étoile préférée à laquelle on parle! Nous en avions une, mon parrain et moi, quand j'étais plus petite.

Et les jolis yeux clairs cherchèrent de nouveau dans l'espace, et une main de jeune fille, transparente et voilée d'ombres blondes, s'étendit vers la lumière.

– Tenez, monsieur, là-bas, au-dessus des sorbiers. C'est là qu'elle se lève. Souvent nous l'attendions, et, quand elle paraissait, nous en ressentions une joie. Et, de son côté, elle semblait nous reconnaître. Il y avait chez elle, je vous assure, de l'amitié pour nous, comme dans les yeux d'une personne chérie.

– Thérèse! fit une voix, au fond de l'appartement.

Les quatre personnes groupées auprès de la fenêtre se détournèrent en même temps vers M. de Kérédol.

Il était penché en avant, et tenait, fermé sur un de ses doigts, le petit in-dix-huit à couverture crème. Ses lèvres, un peu railleuses, le pli plus accentué de son front entre les sourcils, indiquaient seuls une lutte intime, une colère ou une souffrance dont il voulait demeurer maître, et qui se trahissait pourtant.

– Vous oubliez, Thérèse, dit-il, que nous ne sommes pas seuls ici. De pareils enfantillages ne sauraient intéresser un étranger.

– Mais, je vous demande pardon, répondit Claude en se levant. Ce que dit mademoiselle est charmant!

– Peut-être, repartit M. de Kérédol avec le même flegme impertinent, mais je vous croyais passionné pour l'histoire naturelle, monsieur, et c'est de l'astronomie.

Claude, que sa belle humeur de jeune homme ne quittait pas volontiers, se prit à rire.

– De l'astronomie, monsieur? Croyez-vous?

– Ce qu'il y a de sûr, interrompit M. Maldonne, en se levant à son tour, c'est que mon cher beau-frère ne serait pas fâché de reprendre sa lecture.

– Moi? mais je n'ai pas dit cela.

– Non, tu le penses seulement. Eh bien! achève, mon ami, replonge-toi dans l'histoire de l'Élixir du Père Gaucher. Nous autres, nous sortons, et nous n'aurons rien à vous envier, car il fait une soirée admirable!

Il répéta, en désignant l'horizon: «Oui, admirable!» Et le mot tomba au milieu du silence embarrassé de tout le monde.

– C'est bientôt nous quitter, monsieur, dit enfin madame Maldonne, et j'insisterais, si mon mari n'était pas très heureux de vous avoir pour lui seul.

Les yeux de mademoiselle Thérèse, grands ouverts et tournés vers Claude, exprimaient le même regret.

Mais elle n'en dit rien. Elle se contenta de sourire aimablement, quand Claude s'inclina devant elle, et de suivre du regard, jusqu'au moment où la porte se referma sur lui, ce jeune lieutenant de réserve, qui partageait toutes ses prédilections pour les Étoiles de Daudet.

Claude, qui avait salué très froidement M. de Kérédol, se trouva seul dans le corridor, et bientôt dans le jardin avec M. Maldonne.

– Un peu étrange, mon beau-frère, n'est-ce pas? dit celui-ci timidement.

– Mon Dieu, répondit Claude, il y a tant de gens qui n'admettent pas qu'on trouble une de leurs habitudes!

– C'est précisément cela, repartit le naturaliste. Il a la passion des récits, des histoires, des lectures, et tout ce qui l'interrompt l'émeut incroyablement… Un homme excellent, au fond, je vous assure, et si dévoué pour nous tous, un si bon ami!

Tous deux ils avaient pris, côte à côte, la grande allée qui coupait le jardin par le milieu. Il restait encore un peu de jour. Des souffles frais commençaient à descendre avec l'ombre. En même temps, la terre, qui avait bu le soleil, exhalait des bouffées chaudes et imprégnées du parfum des résédas, des pétunias, des géraniums, dont il y avait une profusion autour des massifs de légumes. Entre ses quatre murs flanqués d'un rempart d'arbres, il embaumait comme une cassolette, le potager de M. Maldonne. Le brave homme eut bien vite fait d'oublier Robert, et l'incident de tout à l'heure, pour ne plus penser qu'au monde familier du jardin. On a toujours le cœur pris aux choses qu'on a semées. Rien qu'à passer auprès de ses plates-bandes, il se sentait joyeux. Il s'épanchait en exclamations, en observations courtes, tantôt faisant remarquer à Claude les touffes crêpelées de ses asperges, une ligne de fraisiers, une poignée de glaïeuls autour d'un vieux cerisier, tantôt secouant un limaçon grimpé dans un rosier, ou, du bout de sa canne, étêtant un séneçon épanoui sur sa route. A mesure qu'il avançait, les diversions se multipliaient. Il s'arrêtait devant ses laitues en graine, et parlait à ses passe-roses, droites comme des flèches d'église, et comme elles tout du long fleuries.

Les deux promeneurs s'entendaient d'ailleurs à merveille. Chacun découvrait avec bonheur chez l'autre le même amour profond et la science de la campagne. «Avez-vous observé, mon jeune ami?» disait l'un. «Assurément, cher monsieur», disait l'autre. «Alors vous comprenez que nous aimions les Pépinières?» – «Autant que j'aime la Coudraie». Quelque chose d'intime s'insinuait dans leurs phrases. Ils éprouvaient le même désir de prolonger l'entretien. Et, le premier tour d'allée achevé, ils en commencèrent un second, et d'autres encore.

A chaque fois qu'il se détournait ainsi, tout au fond du jardin, et apercevait au loin la maison voilée d'ombre, Claude éprouvait la même émotion à regarder une petite lumière, feu tremblant d'une bougie veillant derrière les vitres. Était-ce la fenêtre de Thérèse, et l'aimable jeune fille se penchait-elle quelquefois entre les plantes grimpantes qui s'enlevaient, là, sur la muraille, comme des fumées brunes?

Il y avait de quoi passer une heure avec cette simple question. Et M. Maldonne se mit à causer d'ornithologie. Il y revenait, non pour remplir une promesse, mais d'instinct, emporté par la vieille passion, ouvrant ses souvenirs aux pages préférées. Il s'amusait. Il racontait, beaucoup pour lui-même, un peu pour Claude. C'était déjà sa coutume avec M. de Kérédol. Et les histoires de chasse, lestement enlevées, s'en allaient, l'une après l'autre, à travers les buis et les passe-roses endormies.

– Monsieur Claude, disait le naturaliste, voyez comme la nuit tombe vite, à présent! Quelle heure admirable et que bien peu connaissent! Le coucher des oiseaux, leur dernier mouvement, leur dernier chant, qui donc l'observe? Et pourtant!.. Figurez-vous qu'il m'arrive encore de passer des moitiés de nuit à l'affût, ici même. J'emmène quelquefois ma fille. Elle aime cela comme moi. Nous nous cachons derrière un arbre, et j'attends. Ce n'est pas pour tuer, vous comprenez, mais pour le plaisir de revivre le passé, de retrouver quelques-unes de mes impressions d'autrefois, quand j'allais, à la lisière d'une taille, guetter les oiseaux nocturnes, ou les blaireaux qui roulent en grognant vers les vignes… Tenez, maintenant que la dernière frange d'or s'est effacée là-bas, où sont les martinets? Tous disparus, couchés, et de même les pinsons, les verdiers, les linots, tous ceux qui vivent du grain tombé… Quelques mangeurs d'insectes travaillent encore… Apercevez-vous cette mésange, qui tourne autour d'une branche d'abricotier? Elle va donner encore un ou deux coups de bec, puis renfoncer sa tête dans ses plumes soulevées, et vous ne la distinguerez plus d'avec l'écorce… Les merles se chargent de la sérénade… Écoutez celui-ci!.. Tout à l'heure, il était à la pointe des sorbiers; le voilà qui galope dans les fouillis de ronces, inquiet du gîte de la nuit et chantant pour le dire… Quand il se sera tu, aucun oiseau du jour ne parlera plus… Ce sera le tour des hulottes, des orfraies, des rôdeurs nocturnes… Ah! les calomniés, ceux-là, cher monsieur! On les trouve laids! Mais rien n'est joli comme une orfraie au clair de lune! Nous en avons quelques-unes ici. Elles sortent de mes arbres, en arrière de la maison, ou du bois de Laurette. Aucun bruit ne dénonce leur vol. Leurs plumes sont fines comme des poils, blanches sur le ventre, jaunes sur les ailes. Et le vent coule au travers. Moi je reconnais les orfraies au passage de leur ombre, qui fait rentrer les mulots… Et que de drames, alors, dont nous sommes témoins!

– Monsieur Maldonne, disait Claude, vous êtes plus jeune que moi!

Ils causèrent ainsi, longtemps encore, sans sortir de la même allée. Puis, comme ils arrivaient à l'extrémité du jardin où, vingt fois déjà, ils s'étaient retournés, Claude chercha devant lui la petite lumière, et ne la vit plus. Aussitôt l'histoire qu'il écoutait perdit tout intérêt. Le froid de la nuit le saisit. Le jardin lui parut comme un grand désert morne. Rien ne trahit au dehors cette impression subite. Et cependant, par une mystérieuse divination de l'esprit, M. Maldonne, presque en même temps, s'arrêta de parler. Il avait senti se briser le lien léger qui tient une âme attentive.

– Voulez-vous que nous rentrions? dit-il.

Tous les deux s'en revinrent en silence, vers le logis qui grandissait dans la brume à chacun de leurs pas. Le toit était argenté par la lune, le reste plongeait dans l'ombre, masse indécise, terne jusqu'à la base, où pas une lueur ne veillait.

M. Maldonne entra le premier dans le vestibule, et ouvrit la porte du salon.

– Tiens, dit-il en se détournant vers Claude, tout mon monde envolé! Plus personne!

L'appartement était désert, mais les meubles conservaient le souvenir de la dernière scène qui s'y était passée. Au pied du fauteuil de M. de Kérédol, qui tendait les bras vers la porte, le livre gisait sur le parquet. Il avait dû couler le long du siège de cuir où on l'avait posé, et, tout meurtri, abandonné, il soulevait quelques-unes de ses pages blanches comme le fouet d'une aile blessée. Plus près de la fenêtre, quatre chaises formaient un demi-cercle, ouvert du côté du fauteuil. L'éclat qui les avait troublées, écartées les unes des autres, on le devinait, était venu de là. Sur le guéridon, un dé d'argent, oublié, faisait songer à une main fine de toute jeune fille.

– Plus personne! répéta M. Maldonne, c'est étonnant, il n'est pas très tard…

Il tira sa montre, et l'exposa au jour douteux de la lune, qui éclairait le vestibule.

– Dix heures et demie seulement… Mais voilà, quand Robert s'avise d'être fantasque, il ne l'est pas à demi… Je suis sûr qu'il a prétendu que nous ne reviendrions pas ici… Il est singulier… vraiment, c'en est drôle.

Il riait un peu, pour ne pas souligner la faute, mais, au fond, il se sentait humilié.

Suivi de Claude, il traversa le vestibule, puis le bosquet, et tourna la clef dans l'énorme serrure du portail.

– Bonsoir, monsieur Claude, dit-il. J'espère bien que nous n'en resterons pas là?

– Mais, dit le jeune homme, à condition de ne rien troubler…

– Venez au musée, repartit le naturaliste, nous y serons entre nous: vous, moi et les oiseaux. Est-ce accepté?

Claude répondit, avec moins d'ardeur:

– Sans doute, monsieur.

– J'y compte tout à fait, dit M. Maldonne.

Il tendit la main à Claude, et celui-ci, franchissant le seuil, put encore apercevoir un instant, dans l'entre-bâillement de la porte, les yeux doux et plissés et la barbiche blanche de M. Maldonne, qui, du regard, suivait «son jeune ami», et le mettait en route.

VI

Il se passa plusieurs semaines pendant lesquelles Claude, retiré dans sa terre de la Coudraie, mesura son blé, vendit son foin, fit ses vendanges, chassa les perdreaux et les grives, et constata, dans les rares moments où sa pensée prenait forme de méditation, qu'il était l'homme le plus heureux du monde. A diverses reprises, suivant les sentiers des bois humides et chauds des premières pluies, les mains dans les poches de son gilet de chasse, son chien quêtant au bord des touffes de fougères et d'ajoncs, il s'arrêta, comme grisé par la vie, par la paix, par la plénitude de joie qu'il sentait en lui et autour de lui. D'autres fois, il est vrai, l'idée lui vint, surtout aux heures lentes de l'après-dîner, quand la bourrasque soufflait dehors et l'empêchait de sortir, quand il n'entendait d'autre bruit, dans la vaste salle où il se promenait, que celui de son propre pas renvoyé par les murs, l'idée lui vint qu'une jeune femme embellirait encore cette agréable Coudraie. Une image se présentait à lui, sans en avoir été priée: celle de Thérèse, les mains tachées de groseilles et confuse de son tablier à bretelles, ou disant, les yeux levés: «Le conte des étoiles, monsieur. Nous en avions une, mon parrain et moi…» Mais il ne s'arrêtait pas longtemps à de pareilles rêveries. Elles lui paraissaient indignes d'un homme heureux, qui commande à vingt vignerons, jouit d'une indépendance parfaite et d'un revenu plus que suffisant. Il se contentait donc, en ces occasions, de tirer une forte bouffée de sa pipe, s'approchait de son épagneul étendu devant le feu, l'assurait que, de longtemps, personne ne troublerait leur ménage à tous deux, et sortait, malgré le mauvais temps, pour inspecter le cellier où fermentait son vin.

Quand il fut de retour à la ville, vers la fin d'octobre, seul dans son hôtel du faubourg avec sa vieille Justine, l'image revint plus fréquente, et, soit que les distractions fussent moins nombreuses autour de lui, soit paresse d'une âme longuement tentée, il y prit un plaisir croissant. La plupart de ses amis n'étaient pas rentrés de la campagne. Dans les rues, des files de maisons toutes closes avaient sur leurs contrevents la poussière de six mois; la chaussée appartenait aux moineaux, et, même les jours ouvrables, quand il faisait du soleil, un monde de petites gens, rendus à la liberté par l'absence des grands, s'en allait vers les prés voisins avec la ligne sur l'épaule. Comment ne pas songer un peu? Et Claude se rappelait l'invitation de M. Maldonne: «Revenez au musée.» Fallait-il y retourner? Ne devait-il pas plutôt obéir à des scrupules qui, par moments, le prenaient? M. de Kérédol avait manifesté, par toute son attitude, un désir très peu vif de voir s'établir des relations entre les Pépinières et la Coudraie. La proposition même de M. Maldonne contenait une réserve.

Un jour que ces questions s'offraient de nouveau à son esprit, il entra, pour y réfléchir, au Jardin des Plantes. Il savait qu'un des plus sûrs moyens de rencontrer un peu de solitude et de recueillement c'est encore de choisir une promenade publique, la foule ayant plutôt le goût des endroits lassants où il y a de la poussière: les boulevards, les grandes rues, les remparts des places fortes et le tour des fontaines.

Il entra donc, et descendit l'avenue en pente bordée de platanes, admirant la limpidité de l'air et la profusion d'or que l'automne jette sur le monde. Au bout de l'allée, il y avait plusieurs serres à la file, dont les vitres peintes en blanc, cintrées sur les arceaux de fer, rayonnaient autour d'elles une vraie chaleur d'été. Là, quelques bonnes gens, des habitués, se chauffaient en faisant la sieste. Et, devant eux, marchant d'un pas relevé, Claude aperçut deux promeneurs qu'il reconnut tout de suite, bien qu'ils se présentassent de dos. L'un, gros, court, le geste rond, la voix chaude, était M. Lofficial; l'autre, plus sobre de mouvements, droit et sanglé dans sa redingote, ne pouvait être que le parrain de Thérèse. Ils causaient avec animation, à demi tournés l'un vers l'autre, et l'on devinait, à leur attitude même, au peu d'attention qu'ils accordaient aux rangées d'invalides à gauche, et aux massifs de dahlias à droite, qu'ils arpentaient depuis longtemps ce coin découvert et tiède du jardin.

Claude ne voulut pas reculer, et continua sa route vers eux. Comme ils parlaient à voix haute, bientôt il put saisir des mots.

– Eh bien! non, mon cher monsieur, disait M. de Kérédol, je ne crois plus qu'elle nous quitte, à présent. Elle a l'air tout à fait heureuse au milieu de nous. Si vous l'aviez vue parler de ce concert de demain!..

A ce moment, les deux promeneurs, qui s'étaient arrêtés à l'extrémité de la serre, se retournèrent ensemble, et aperçurent Claude Revel qui allait les dépasser.

M. Lofficial étendit la main.

– Je vous arrête au passage, dit-il. Depuis le temps que je ne vous ai vu!.. Vous connaissez mon jeune voisin? ajouta-t-il en s'adressant à M. de Kérédol.

Celui-ci, probablement rassuré par la fuite du temps, qui n'avait amené aucun incident nouveau, répondit:

– J'ai eu le plaisir de rencontrer monsieur, il y a un mois.

– Trente-cinq jours, dit Claude étourdiment.

M. de Kérédol eut l'air surpris de la promptitude du calcul, et se demanda d'où venaient ces mathématiques. Il n'en demeura pas moins parfaitement correct, aimable même, fit deux fois encore le trajet d'un bout de la serre à l'autre, questionnant Claude sur la Coudraie, sur les dernières manœuvres, et sur de communes relations qu'ils avaient dans la ville. Puis il voulut prendre congé. M. Lofficial l'entraîna à deux ou trois pas, et, d'une voix qu'il s'efforçait de rendre confidentielle, mais qui arrivait bien nettement à Claude:

– Quant à votre projet pour demain, monsieur de Kérédol, je suis d'avis…

– Bien, bien, dit ce dernier, en essayant de dégager sa main…

Mais M. Lofficial le retint.

– Je suis entièrement de votre avis: distraction saine, excellente! Dites-le à Maldonne de ma part. Dites-lui que cette chère enfant ne peut pas toujours demeurer enfermée aux Pépinières…

– Je n'y manquerai pas… Au revoir! dit M. de Kérédol, en se dérobant rapidement à l'étreinte de M. Lofficial.

Il était devenu tout rouge et visiblement gêné.

Claude le vit saluer et s'éloigner en hâte, très nerveux, faisant avec sa canne un moulinet d'impatience.

– Qu'est-ce que c'est que ce concert? demanda-t-il en s'approchant de M. Lofficial.

– Vous ne saviez pas?

– Non.

– Le premier de la saison, au Cirque-Théâtre. M. de Kérédol doit y conduire sa sœur et mademoiselle Thérèse…

M. Lofficial continuait de suivre du regard l'ancien officier de chasseurs, qui montait l'avenue de platanes au pas de charge.

– Pauvre M. de Kérédol! ajouta-t-il d'une voix plus basse. Il ne l'aime que trop. Ce doit être bien peu reposant d'aimer ainsi. De quel air enthousiaste il me disait tout à l'heure: «Nous sommes tous ravis d'aller à ce concert. Thérèse surtout. Et c'est moi qui ai eu la première pensée, monsieur Lofficial, moi qui ai lutté et obtenu la permission! Elle ne l'aurait pas demandée, la chère mignonne. Car, voyez-vous, ce qu'elle a par-dessus tout, c'est une idée délicate du devoir, du mieux. Par nature, autant que par piété, elle se porte vers ce qu'elle croit être le plus parfait. Pour plaire aux autres, il n'y a rien qu'elle ne sacrifie, et sans pose, vous savez, sans qu'on puisse se douter qu'elle y met un peu d'effort. Quel trésor de joie pour nous trois!»

– Vraiment, il disait cela? demanda Claude.

– Mais… oui, mon ami…

Emporté par sa nature expansive et naïve, M. Lofficial, le regard fixé sur les derniers arbres derrière lesquels M. de Kérédol venait de disparaître, avait tout l'air de se parler à lui-même et d'oublier la présence de son voisin. Il se détourna, et s'aperçut que Claude l'écoutait avidement.

– Qu'est-ce que je vous conte là, monsieur Claude! Excusez-moi. J'aurais dû être à vous. Mais, plus je vais, plus je me sens dans le cœur un écho qui me répète les choses, et que je ne puis faire taire.

– Tiens, dit Claude, il commence déjà chez moi, cet écho-là. Il y a des jours… Restez-vous au jardin, monsieur Lofficial?

– Hélas, non! J'aurais dû partir avec M. de Kérédol… mais le plaisir de vous serrer la main… Il faut que je coure à la gare.

– Un voyage?

– Oh! pas bien long: jusqu'aux Luisettes, une petite commission à faire, un coup d'œil à donner. Je serai de retour demain. Au revoir, monsieur Claude!

Et le bonhomme s'éloigna à son tour, mais posément, distribuant, à des anciens qui le reconnaissaient, un salut de la main, se retournant même une ou deux fois, pour bien montrer à Claude que ce départ n'était point un prétexte, et qu'on avait toujours la pensée occupée de son jeune ami.

Claude, immobile devant la serre, éprouvait une joie puissante, une joie qui grandissait d'instant en instant. Libre de penser! Libre d'écouter les mots qui bourdonnaient si joliment autour de lui! Il avait bien fallu les chasser tout à l'heure, pour répondre à M. Lofficial. Mais maintenant ils revenaient tous: «La chère mignonne… une idée délicate du mieux… pour plaire aux autres, il n'y a rien qu'elle ne sacrifie… quel trésor de joie!..» C'était comme une chanson que chantaient les rayons pâles du jour, les feuilles remuées par une brise insensible, les toits égayés de lumière. «Trésor de joie!» tout répétait l'aveu échappé à M. de Kérédol et redit par Lofficial. Claude s'enivrait lentement, avec ces mots qui grisent les âmes. Debout à la même place, abandonné au rêve, il avait l'air de contempler la cime des arbres. Les vieux qui, sur les bancs éparpillés çà et là, chauffaient leurs jambes allongées, le virent avec étonnement sourire dans le vague, à quelque chose de mystérieux qu'ils ne purent saisir, puis rougir d'avoir été vu, puis se dérober, par les allées tournantes, aux regards des promeneurs.

La chanson continua toute l'après-midi. «C'est vrai qu'elle est charmante! songeait Claude; aucune contrainte n'a pesé sur elle, aucune pression, aucun moule. On ne l'a point forcée de fleurir: elle est éclose. Comme elle s'est montrée simple avec moi, différente de tant d'autres dont le sourire même est une chose apprise et effarouchante! Moi aussi, je suis simple, même un peu loup. Peut-être est-ce mademoiselle Thérèse que, depuis mes vingt ans, sans le savoir, j'ai attendue.»

Il aurait voulu un conseil à qui ouvrir son âme, à qui demander: «Est-ce bien elle? Que faut-il faire?» Mais il n'y avait personne. Non, il n'y avait personne, puisque sa mère était morte, puisque ses amis étaient absents, ou trop jeunes, ou trop ignorants de Thérèse et de lui-même pour le guider.

Mais la main maternelle qui gouverne le monde a des secrets merveilleux. Aux carrefours où l'homme n'a pas mis de poteau indicateur, elle pose un arbre avec un nid, une pierre moussue, une simple branche de ronces en fleurs: ces pauvres témoins de la route ne savent pas ce qu'ils font, mais celui qui cherche y reconnaît un signe, et s'en va.

Claude, après le dîner, monta dans sa chambre. Il n'y venait pas pour épier ses voisins. Oh! non. Mais comment ne pas regarder un jeune ménage prenant le frais du soir, en face de la fenêtre? Depuis une semaine, les Colibry hébergent leur fille et leur gendre. Chômage, vacances, on ne sait pas bien. Le gendre, qui est ferblantier, a entrepris de planter, au bout du terrain du vannier, un jardin d'agrément à son idée. Il y travaille six heures par jour, pour se reposer. Il est joli homme, ce jeune marié: élancé, la tête intelligente et maigre, de petites moustaches noires. Dans sa jaquette brune, il a presque l'air d'un monsieur, et ses travaux prouvent qu'il a déjà le goût du luxe et du rococo. Adieu les carottes sauvages, dont les ombelles égayaient le feuillage sombre des acanthes; adieu les orties et les arums aux cornets percés d'une lance d'or. Il pique des fusains en boules, des houx panachés, des arbustes taillés et étiquetés par un «paysagiste rustiqueur» des environs.

Il est moderne, assurément; il veut que son beau-père soigne davantage les dehors. La jeune femme admire cette transformation. Elle est assise près du peuplier, sur une chaise qu'elle a renversée un peu en arrière; ses lourds cheveux bruns, piqués d'épingles ornées, s'appuient au tronc de l'arbre; à demi étendue, les pieds soulevés de terre, elle rit d'un rire muet, très naïf, le même, soit qu'elle regarde son mari défoncer le massif, soit qu'elle se détourne, à sa gauche, vers le berceau d'osier que la grand'mère agite, tout absorbée, elle, la bonne vieille, par le nouveau-né qu'elle endort. Le vannier est à cheval sur un billot, le long du mur, un peu loin, pour voir tout son bonheur ensemble. Il fume. Il n'entend rien des bavardages à demi-voix qu'échangent les deux femmes. L'heure indécise, un dernier rayon de soleil qui change en auréole la ramure jaune du peuplier, la rumeur décroissante de la rue, les pigeons qui se becquètent sur l'arête du toit, et se laissent, un à un, d'une aile paresseuse, glisser au colombier, encadrent cette scène. Bientôt la grand'mère se lève; un coup de vent frais a secoué les brides de son bonnet; elle enveloppe de ses deux bras la corbeille et le trésor qu'elle enferme. La jeune femme la suit des yeux jusqu'à la porte, en se penchant. Elle est toute charmante ainsi, la voisine. Elle a le charme des petites gens qui n'ont pas honte d'être heureux. Le père, qui a fini sa pipe, rentre aussi sans rien dire. Les deux vieux sont attirés par le berceau. Les deux jeunes sont demeurés, elle, appuyée à l'arbre, lui, plantant ses arbustes nains. Mais cela n'a pas duré. Il a compris qu'elle était seule, il a tourné la tête vers elle, la fine moustache relevée montrant ses dents blanches. Leurs yeux se sont rencontrés. Il a jeté tout de suite sa bêche. Sa femme est venue à lui, et les voilà qui se promènent l'un près de l'autre. Ils s'arrêtent près des fusains, ils repartent. Ils causent bien bas pour ne parler que des innovations faites au jardin du père Colibry. L'ombre croît autour d'eux. La jeune femme s'appuie au bras de son mari, le front levé, les yeux câlins. Petit à petit, en épiant s'ils n'étaient pas vus, ils se sont mis dans l'axe du gros peuplier, et se sont embrassés.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
25 haziran 2017
Hacim:
160 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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