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Kitabı oku: «Le Mariage de Mademoiselle Gimel, Dactylographe», sayfa 11

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II

Le lendemain, sur la route qui conduisait aux Petites Sœurs des pauvres, à Jeanne Jugan, comme on disait dans le faubourg, l'âne traînait le plus singulier chargement qui eût jamais pesé sur son bât de misère. C'étaient d'abord, sur le siège de la charrette basse, Le Bolloche, en redingote marron, coiffé de sa chéchia de zouave, et sa femme, dans sa meilleure robe de futaine à carreaux, les yeux mouillés derrière ses lunettes de corne; puis, juste sur la ligne des essieux, une pyramide composée d'un coffre où se trouvaient les vêtements moins habillés du ménage, d'une caisse percée de trous, qu'habitait une famille de lapins habitués au jour crépusculaire et, en couronnement, une bourriche d'où sortaient, en houppes blanches et noires, les plumes d'un couple de poules de Barbarie, maintenu par des baguettes; enfin trois pots de basilic, un gros flanqué de deux petits, luxuriants, arrondis, superbes, amarrés sur une corde sur le plancher du véhicule, terminaient le chargement en poupe. Il y avait encore, entre les bonnes gens, à la naissance des brancards, une petite chatte maigre et grise, compagne du rempailleur et qui, de temps à autre, le long de la jambe de son maître, frottait sa tête de vipère.

Tout cela s'en allait, cahotant, les gens, les bêtes, les meubles, vers la demeure où tant d'épaves semblables les avaient précédés. Pour arriver, il fallait trois quarts d'heure à pied, et une grande heure au train de l'âne. Mais qu'importait à Le Bolloche? Il n'avait pas de hâte d'achever ce voyage-là. Il ne criait pas comme autrefois par les rues: «Pailleur, pailleur de chaises!» Il n'était plus rien dans le monde, pas même tresseur de jonc, et il le sentait cruellement. Quand il levait les yeux, d'un côté ou de l'autre, vers les maisons de ses anciennes pratiques, son sourire navré répondait aux étonnements que provoquait son équipage. Les petits garçons riaient, pieds nus sur les seuils; les grandes filles paraissaient aux fenêtres, et d'un mouvement d'épaules, tenant encore à brassée les paillasses qu'elles remuaient, se penchaient pour voir, à la volée, ce qui se passait en bas. Ce déménagement leur paraissait drôle. Ils ne se doutaient pas du chagrin de ces deux voyageurs. Encore la femme, plus douce de nature, se résignait-elle un peu. Mais l'homme avait une douleur violente. Il s'y mêlait chez lui beaucoup d'orgueil blessé. L'idée de s'enfermer, lui qui avait commandé une section, sous l'autorité d'une femme, d'une religieuse surtout, l'irritait au plus haut point. Il en voulait par avance à celle qui allait le recueillir. Et, à mesure qu'il s'avançait vers le terme de son voyage, son visage devenait plus rude, ses sourcils se fronçaient: il avait son grand air des jours de revue. Le Bolloche entendait en imposer dès l'abord. On ne le prendrait pas pour un fainéant à bout de ressources, las de rouler et mendiant un asile, non sûrement, ni pour un homme sans caractère qu'on peut commander comme un enfant. La première nonne qui l'apercevrait ne s'y tromperait pas!

Enfin la route monta. Un moulin blanc se dressa vers la droite, et le moulin touchait l'hospice. Avec une bande de pré qui les séparait, ils occupaient tout le sommet de la colline. Les voyageurs s'arrêtèrent un peu. En face, au bout du chemin, deux corps de bâtiments très élevés s'avançaient à angle ouvert, masquant le reste de la maison, qui ne montrait ainsi que ses deux bras tendus. Un mur d'enceinte tournait autour et descendait la pente de l'autre côté. Des cimes d'arbres, aux feuilles nouvelles, le dépassaient çà et là. Toutes les fenêtres étaient ouvertes.

Le Bolloche poussa l'âne jusqu'au pied d'un perron, et attendit.

C'est là comme dans une ruche: on n'est jamais longtemps sans voir une abeille sortir. Une cornette parut, et dessous une Sœur toute petite, toute jeune et toute brune.

– Que voulez-vous? demanda-t-elle.

– Celle qui commande ici, répondit sévèrement Le Bolloche.

– Est-ce pour lui vendre quelque chose? La bonne mère est très occupée, voyez-vous, et si c'était pour cela…

– Est-ce que j'ai l'air d'un marchand ambulant? répondit Le Bolloche. Vous n'y êtes pas du tout, mademoiselle, – il insista sur le mot, sachant fort bien qu'il s'émancipait d'une tradition respectueuse, – j'ai à lui parler, une affaire à lui proposer, et même une bonne affaire.

La Sœur jeta un coup d'œil sur les voyageurs, le coffre, les trois pots de basilic.

– Je comprends, dit-elle, mon petit bonhomme: je vais la chercher.

Et elle se détourna si prestement qu'il ne put savoir si elle avait disparu derrière le pilier de droite ou celui de gauche.

– Petit bonhomme, grommela-t-il, en voilà une péronnelle, pour m'appeler petit bonhomme!

Il se laissa glisser le long du marchepied, et se tint debout, les rênes de corde passées autour du bras, la chéchia impertinente posée en arrière, un peu de côté.

Une ombre courut sur le vitrage cintré du cloître, et une autre Sœur parut au seuil de la porte, de taille moyenne, celle-là, mais si frêle qu'elle paraissait petite. Ses mains, qu'elle avait jointes sur sa robe noire, étaient blanches et transparentes. Il eût été difficile de dire son âge. Tous les traits de son visage très fin s'étaient encore amenuisés par la fatigue et l'effort dévorant d'une âme ardente. On n'y voyait cependant pas une ride. Elle avait dans le regard quelque chose d'enfantin, et en même temps le sourire compatissant de celles qui ont vécu. Sa coiffe cachait la couleur de ses cheveux. C'était la «bonne mère», une grande dame qui gouvernait deux cents pauvres et soixante religieuses d'un signe de ses doigts.

Elle considéra un instant l'équipage arrêté devant elle. Le coin de sa bouche mince se souleva involontairement par une surprise de sa nature qui était vive et enjouée dans le monde. Mais tout de suite la volonté réprima ce mouvement désordonné. Et elle dit, de sa voix qui n'avait ni timbre, ni chant, mais très douce, pourtant:

– Vous venez pour entrer chez nous?

Le Bolloche, un peu déconcerté, répondit:

– Oui, madame, si vous avez de la place.

– Nous vous en ferons une, mon ami, et nous vous servirons de notre mieux.

– D'ailleurs, je ne vous demande pas la charité, j'apporte mon ménage.

– Et jusqu'à votre chat!

– Tout cela est à vous, reprit-il, en désignant d'un geste large l'âne, la voiture et le chargement: je n'y mets que deux conditions.

– Lesquelles?

– Tout à l'heure, une de vos inférieures…

– Vous voulez dire une de nos Sœurs?

– Oui. Je suis un ancien soldat, voyez-vous: pour moi, tout ce qui n'est pas un supérieur est un inférieur. Eh bien! votre Sœur m'a appelé «petit homme», je n'aime pas cela.

– Il faudra nous pardonner si nous recommençons, dit la Sœur, sur le visage de laquelle le même sourire léger reparut: c'est un peu l'usage chez nous.

– Et puis, je voudrais savoir si on a la liberté de son opinion ici? Je préfère vous le dire tout de suite, je ne crois pas à grand'chose, moi, je ne suis pas dévot, je ne fais pas de mômeries. Et si on n'a pas la liberté de son opinion, je me remmène!

Le Bolloche disait cela de son plus grand air. Il s'aperçut avec étonnement que la Sœur souriait pour tout de bon, d'un sourire si épanoui, si profond, si jeune, qu'il en perdit contenance.

– Dame, fit-il, puisque c'est mon opinion!

– Ne craignez rien, répondit-elle: nous avons plusieurs petits bonshommes qui pensent comme vous.

Puis elle descendit le perron, et vint donner la main, pour l'aider à sortir de la voiture, à la mère Le Bolloche, tout effarée des audaces de son mari.

Celui-ci avait déjà commencé à dételer l'âne.

– Conduisez-le à l'écurie, dit la Sœur, là-bas… oui, c'est cela… tournez à gauche… devant vous maintenant.

Autour de Le Bolloche s'étendaient de nombreux bâtiments de service, porcherie, écurie, poulailler, étables, et, sur la pente de la colline, du côté opposé à celui de l'entrée, un vaste champ de seigle avec des cordons de pommiers nains.

Dans les allées se promenait une population lente, voûtée, cassée, trébuchante de vieillards. Il y avait autant de béquilles que de jambes saines. Le vent maussade qui, là-haut, chassait des nuées fumeuses, aurait pu, sans se gêner, coucher à terre ces pauvres ruines humaines. En les regardant, Le Bolloche s'attendrit sur son propre sort. Il détela l'âne, l'attacha devant une crèche, et le combla de foin.

– Toi, au moins, dit-il, tu ne souffriras pas.

Ensuite il se mit à décharger la voiture et, commençant par la bourriche, il enleva les baguettes qui retenaient captifs le coq et la poule. A peine sorti, le coq battit des ailes, et chanta. La poule se frotta le bec aux touffes d'herbe de la cour, et picora, sans le moindre trouble.

Le vieux Le Bolloche, qui avait en ce moment la comparaison triste, leva les épaules.

– Les bêtes, murmura-t-il, ça ne s'aperçoit de rien: ici, là-bas, tout leur est égal!

Et, du revers de sa manche, il essuya une larme, que personne heureusement n'avait vu couler.

III

C'étaient bien des ruines, en effet, ces pensionnaires de Jeanne Jugan, ruines de toutes sortes et de toutes provenances. Les uns avaient toute leur vie miséré, les autres étaient déchus d'une petite aisance ou même d'une fortune. Les causes qui les avaient amenés là, dans cet abri où la charité se faisait aveugle pour les recevoir, variaient peu: c'était le malheur pour quelques-uns, l'inconduite pour beaucoup. Certains avaient usé vingt professions, couru l'Europe et l'Amérique, photographié des noces de boutiquiers à Paris, ramassé des escargots pour les restaurants, cueilli de la mousse pour les fleuristes dans les bois de Viroflay et lacé les bœufs sauvages dans les prairies de la Plata; ils avaient essayé de tout, n'avaient pris pied nulle part, et, traqués par la faim, ne s'étaient remisés chez les Petites Sœurs qu'avec l'espoir secret d'en sortir encore.

Tous ils vivaient de la vie commune, mais non pas de la même manière. Des rencontres de goûts et d'origine, des similitudes de métiers ou de souffrances même, les groupaient en petites compagnies, pour la promenade ou le travail. Car on travaillait, à l'hospice: oh! pour rire, à des travaux d'enfants qui, laissés au caprice de chacun ne duraient guère, et ne rapportaient rien. D'aucuns, tisserands, dans une salle basse, poussaient la châsse une heure ou deux; une demi-douzaine de tailleurs passaient des fils dans des déchirures d'habits déjà reprisés; des campagnards soignaient les vaches et le cheval, coupaient de l'herbe ou tressaient des paniers; au beau temps, la fenaison réunissait les plus valides, pendant huit jours, dans un petit pré; d'un bout de l'année à l'autre, ceux qui pouvaient tenir une bêche remuaient un demi-mètre de terre ou coupaient une mauvaise herbe dans un jardinet qui leur était concédé en propre, et dont ils aménageaient la culture au gré de leur esprit, celui-ci en potager, celui-là en verger minuscule, l'autre en parterre fleuri. Il y avait aussi des paresseux incorrigibles ou des impotents qui ne faisaient rien. Autour d'eux, pour eux, la charité veillait, peinait et souriait. Afin qu'ils pussent se reposer pleinement, elle ne prenait pas de repos. On l'eût dite riche, tant elle trouvait de moyens d'être aimable et secourable. Sa patience n'avait presque point de limite. Elle pratiquait l'art ingrat d'être maternelle avec les vieux.

Le Bolloche eut rapidement son groupe. C'étaient tous les anciens soldats, épars jusque-là et flottants dans la population de l'hospice. L'éloquence du vieux sous-officier, sa prestance, l'éclat magique des galons dont ils croyaient voir le rayon d'or sur sa manche d'invalide, les avaient attirés. Ils l'écoutaient volontiers. Au milieu d'eux, Le Bolloche retrouvait l'illusion de la caserne et du commandement. Bataillon très mêlé sans doute, où toutes les armes se confondaient et dont plusieurs dignitaires arrivaient des compagnies de discipline. Mais qu'importait? Ils étaient du métier. On mettait les campagnes en commun. Chacun disait la sienne, souvent la même, et jamais de la même façon. Ils avaient une manière à eux de parler de la guerre. Chacun n'avait vu qu'un petit coin du champ de bataille. Beaucoup étaient restés l'arme au pied une demi-journée sous la pluie des obus éclatant. Leurs récits donnaient une idée mesquine et tronquée des choses militaires. Ils s'y complaisaient pourtant, et y revenaient sans cesse, à propos d'un détail qu'ils ne se souvenaient pas d'avoir dit.

Les jours de sortie, ceux qui rentraient de la ville avec un journal lisaient aux autres des nouvelles merveilleuses. On s'échauffait à propos des armements prodigieux de la Russie ou de l'Allemagne, des fusils capables de percer des troncs de chêne de cinquante centimètres, d'une poudre sans fumée, d'un bateau sous-marin, d'une expérience de torpilles. Les plus chauvins donnaient le ton, les vieux redevenaient jeunes, un ferment des anciennes fièvres glorieuses leur courait dans le sang. Alors, c'étaient des défis à tous les peuples ennemis, des jurons d'amour pour la patrie française, des prédictions de victoires. Tous ils voyaient l'armée victorieuse passant la frontière, et se ruant sur les villages du Rhin; ils croyaient en être, ils pillaient, ils tuaient, ils s'enivraient, et s'endormaient dans les petits draps blancs des vaincus. Dans ces moments-là, Le Bolloche était superbe. Il les empoignait tous, avec sa voix encore frappée au timbre des alcools de cantine. Le pas s'accélérait, les cannes se levaient, les bras rhumatisants s'étendaient en avant. Pauvres bonshommes! leurs cœurs de troupiers français n'avaient pas vieilli!

D'habitude, ils causaient de ces sujets passionnants autour du seigle, dont les épis commençaient à montrer le nez. Et là-haut, sur la terrasse de l'hospice, quand une Sœur passait, étonnée de tant d'animation, elle s'arrêtait un moment. D'un œil tranquille elle suivait ces guerriers et les comptait, craignant toujours que le compte n'y fût pas. «Voilà nos petits vieux qui parlent de la guerre», pensait-elle. Le genre de plaisir qu'ils y prenaient lui était complètement étranger. Mais elle n'était pas fâchée de les voir si martiaux. Cela lui faisait l'impression que font aux mères les garçons qui jouent aux soldats de plomb, tapageusement. Puis, satisfaite de son inspection, la cornette blanche s'en allait. Les petits vieux ne l'avaient pas aperçue.

Le régime n'était pas dur. Le Bolloche avouait même qu'il ne lui déplaisait point. Il avait l'illusion de l'activité et la réalité du repos. Ses compagnons donnaient pleine satisfaction à son goût de gloriole. Il mangeait bien, souffrait peu de sa jambe, respirait huit heures par jour l'air des collines que vivifiait le cours prochain d'une grande rivière, étendue et ramifiée à l'infini dans la campagne verte, comme la nervure bleue d'une feuille de chardon.

Et cependant il dépérissait. Les rides creuses de ses joues se creusaient encore. Il avait des moments de mutisme et de sauvagerie auxquels les Sœurs ne se trompaient pas. Sœur Dorothée avait essayé d'une ration supplémentaire de tabac, un moyen pourtant bien efficace. Le Bolloche avait pris, remercié, fumé: il ne s'était pas ragaillardi.

«Peut-être qu'il voudrait voir sa femme plus souvent,» avait songé la Sœur.

Et, au lieu de deux fois par semaine, Le Bolloche s'était rencontré chaque jour, dans un corridor de l'hospice, avec sa femme, très bien habituée, elle, très douce et effacée, là comme ailleurs. Ils causaient un peu. Mais ils n'avaient pas grand'chose à se dire, n'ayant jamais eu la même humeur, et n'ayant plus la même vie. Le bonhomme ne revenait pas plus gai de ces visites de faveur.

A force d'y songer, Sœur Dorothée eut une inspiration.

L'ayant aperçu qui, au milieu de son parterre, le pied sur sa pelle, immobile, regardait obstinément la partie basse de la ville, les horizons voilés où les maisons, les rues, les jardins, n'ont plus de forme arrêtée, et ne sont plus que des nuances dans la gamme adoucie des lointains, elle devina sa pensée.

– C'est votre fille qui vous manque? dit-elle.

Le Bolloche, qui n'avait pas vu la Sœur, tressaillit à ce mot. Son vieux visage devint dur, ses yeux s'emplirent d'un feu sombre: il n'aimait pas qu'on sût ses affaires, et la découverte d'un chagrin, qu'il était trop fier pour confier à personne, le blessait comme une indiscrétion.

Mais bientôt, l'émotion que ce nom lui avait causée: «votre fille», fut la plus forte. Il ne fut point maître de s'y abandonner; elle l'emporta tout entier, elle le changea. Ses traits se détendirent, et, humblement, doucement, d'un ton où perçait l'aveu de sa longue souffrance, il répondit:

– C'est vrai!

– Pourquoi ne l'avoir pas dit plus tôt? reprit la Sœur. Depuis cinq semaines que vous êtes ici, vous ne l'avez pas vue?

– Non.

– Voulez-vous que je lui écrive de venir?

– Oh! oui!

– Vous l'aimez bien cette Désirée?

Il n'eut pas la force de répondre. Ses mains tremblaient sur le manche de sa pelle, et ses yeux qu'il avait détournés, voyaient sans doute en songe, debout dans l'herbe du pré, l'enfant qui venait à lui.

Le soir, quand Sœur Dorothée demanda à la supérieure la permission d'écrire, elle ajouta:

– Ce petit vieux est incroyable: on dirait que c'est lui qui est la mère.

Et, ayant couvert une feuille de papier d'une écriture inégale et hâtive, elle la mit à la poste, à l'adresse de Désirée.

IV

Si la jeune fille n'avait point encore visité ses parents, ce n'avait pas été faute d'y songer. Mais l'aïeule était tombée malade assez gravement, et, malade, elle était, comme beaucoup d'infirmes, d'une exigence extrême. La solitude lui faisait horreur. Il avait fallu la soigner, la veiller, ne jamais la quitter. A peine laissait-elle Désirée sortir le temps d'aller acheter des provisions, un peu au delà de l'octroi. Comment eût-elle permis une course à l'hospice qui, vu la longue distance, eût pris toute une matinée? Désirée avait dû attendre, et les semaines s'étaient écoulées.

La lettre de Sœur Dorothée arriva en pleine convalescence de la malade, et ces deux causes combinées, instances d'un côté, santé renaissante de l'autre, décidèrent l'aïeule.

– Va, ma petite, dit-elle. Sois le moins longtemps possible. Tu me rapporteras des nouvelles d'Honoré.

Elle ne pensait guère à sa bru, ni autrefois, ni à présent. Honoré seul l'occupait.

Désirée partit aussitôt. Elle était contente à la pensée de revoir les siens, contente aussi d'être libre et de la beauté du jour. Il faisait un temps gris si léger que tous les rayons le traversaient, un de ces ciels de fin de mai qui habituent les fleurs au grand soleil d'été. Les stellaires étoilaient les talus de la banlieue. Des deux côtés de la route, quand Désirée passait, des moineaux perchés sur les toits, sur les vieux murs, s'envolaient en troupes, avec un petit cri d'appel si gai, si vif, qu'il semblait à Désirée que son cœur s'envolait aussi. Il n'allait pas d'ailleurs bien loin, pas plus qu'eux. Sa nature n'était pas rêveuse, mais plutôt agissante et vaillante. Elle songeait à des commandes qu'il fallait livrer dans la semaine, à une lessive qu'elle aurait bientôt, à un semis de volubilis qu'elle avait fait le long de la maison, et qui commençait à lever, mais surtout au moyen d'apprendre à tresser le rotin et l'osier, maintenant que son métier d'enfance périssait. Elle avait mis sa robe bleue, un col blanc attaché par une broche de cornaline et un chapeau, – pour un si long voyage! – composé d'un seul ruban bleu chiffonné sur du tulle noir. C'était ce qu'elle avait de plus beau. Un autre aurait trouvé la toilette bien pauvre. Mais elle s'en inquiétait peu, n'ayant souci, pour le moment, que de plaire à ceux qu'elle allait voir. Elle était sûre d'y réussir. Et ainsi faite, songeant, pour le résoudre, au problème toujours compliqué de sa vie de travail, elle marchait sans se presser sur la route où des brises folles, soufflant au travers des haies, s'amusaient à faire tourner des pincées de poussière.

Avant d'entrer à l'hospice, Désirée s'arrêta devant le moulin, un peu lasse, un peu rouge, afin de reprendre haleine et de relever ses cheveux dont la masse trop lourde, détachée par la marche, lui tombait sur la nuque. La route, à quelques pas de là, finissait. Un tertre au gazon pelé par le pied des mulets portait le moulin blanc. Les quatre ailes viraient d'un mouvement puissant, avec un doux gémissement de bois qui plie, comme il en sort des mâts de navires ou du joug des bœufs en labour. Le vent montait de la rivière. Et Désirée était charmante, tête nue, la taille cambrée, les bras écartés pour nouer ses cheveux d'or.

C'est précisément à quoi réfléchissait un jeune meunier qui, sans qu'elle l'aperçût, s'était accoudé à la lucarne du moulin.

De tout temps les meuniers ont passé pour philosophes et méditatifs. Je parle de ceux des hauteurs: leur métier les y porte. Ils tiennent de l'ermite et du guetteur de phare. Une partie de leur vie se passe à attendre, l'autre à laisser travailler le vent. Ils voient de grands horizons, et les choses petites au-dessous d'eux. Quand leur nature n'y est point rebelle, les meuniers ont beau jeu pour songer.

Celui-là ne sortait pas de la tradition. Son large feutre enfariné coiffait une assez belle tête de garçon, un peu molle, mais intelligente, des yeux bruns, des joues sans teint et une bouche légèrement relevée, dont le visage prenait un air de goguenardise: signe distinctif de l'espèce. Il s'avança encore un peu dans la lucarne, et dit:

– Vous n'avez pas l'air bien pressée, mademoiselle?

Ce sont là de ces phrases banales par lesquelles, dans le peuple, les inconnus se tâtent, et manifestent l'intention d'engager un brin de causerie. Elle le regarda, surprise, et ne lui trouvant pas les yeux trop hardis, répliqua:

– Ni vous non plus, à ce que je vois.

– Que voulez-vous, reprit-il, quand le moulin va, les meuniers n'ont rien de mieux à faire que de regarder les filles qui passent; c'est un joli métier: même quand ça va le mieux, on a de la liberté.

– Tous les métiers ne sont pas de même, fit Désirée en soupirant.

Elle renoua la bride fanée de son chapeau, et se détourna pour s'en aller. Mais elle lui plaisait évidemment, car il la retint en demandant:

– Que faites-vous donc?

– Pailleuse de chaises, répondit-elle. Autrefois c'était bon. Nous gagnions notre vie. Et puis ça s'est perdu. Mon père a été obligé de se mettre à l'hospice. Un bon travailleur, pourtant, je vous assure, jamais en retard, point dépensier; tout le monde l'aimait.

– Il est à Jeanne Jugan?

– Oui, et ma mère aussi: je vais les voir.

– Alors, vous êtes comme orpheline chez vous, mademoiselle Rose?

– Non, pas Rose, dit-elle en riant: Désirée.

Ils se regardèrent un moment, riant tous deux de la façon drôle dont il lui avait demandé son nom. Elle ajouta:

– Je ne suis pas si seule que vous croyez: j'ai ma grand'mère avec moi.

– Vous habitez loin?

– De l'autre côté de la ville, proche l'octroi. Grand'mère est aveugle.

– Aveugle! répéta le jeune homme, ce ne doit pas être gai pour vous?

– C'est surtout triste pour elle.

– Mais alors vous ne sortez guère?

– Presque pas.

– Le dimanche, n'est-ce pas, un tour à la foire ou bien dans les assemblées?

– Jamais! fit Désirée, comme si cette supposition l'eût offensée, je n'y vais jamais.

Elle se mit à rougir, subitement devenue confuse du tour intime que prenait la causerie. Lui, au contraire, montrait ses dents blanches. Il avait l'air tout content.

– Je vous crois, mademoiselle Désirée, et ça se voit bien sans que vous le disiez. Au revoir donc!

– Bonsoir, monsieur!

A peine eut-elle tourné le coin de la haie, qu'elle se sentit toute dépitée. S'arrêter ainsi à causer dans les chemins! Comment avait-elle fait cela? Et que de choses elle avait racontées en peu de temps: son père, sa mère, l'aïeule, la vie qu'on menait à la maison! Il lui faisait dire tout ce qu'il voulait. Et lui, prudemment, savait se taire. Comme il était adroit pour enjôler les filles, ce garçon! Avant de pénétrer dans la cour, comme elle était cachée par le mur, elle tourna la tête rapidement, et jeta un coup d'œil du côté du moulin. La lucarne était vide, toute noire sur le mur blanc. «Heureusement, pensa Désirée, qu'il avait l'air honnête et que personne ne m'a vue.»

Elle monta les marches du perron, et demanda son père.

Le Bolloche était dehors, au milieu d'un espace découvert et sablé, qui s'étendait au bas du champ de seigle. On l'avait pris pour arbitre d'un coup de boule douteux, et, courbé, il mesurait avec sa canne la distance contestée. Une dizaine de joueurs, ses compagnons, penchés en cercle, étaient absorbés par l'attrait de cette vérification. Ils se relevèrent tous ensemble, et Le Bolloche aperçut Désirée qui dévalait le long du champ, sa robe bleue frôlant les pommiers nains et la bordure de fraisiers hardiment fleurie par-dessous.

– Ma fille! dit-il.

C'était un événement, ces vingt ans dans un asile de vieillards, cette santé rayonnante au milieu de toutes les décrépitudes humaines. Les camarades de Le Bolloche, leurs boules à la main, regardaient venir la jeune fille. Presque tous sans famille, ayant roulé partout sans s'attacher nulle part, isolés d'ailleurs par leur âge et enserrés déjà dans cette demi-mort de refuge que la charité ne peut déguiser complètement, ils respiraient comme un parfum cette apparition qui s'avançait. Tous en étaient réjouis. Elle rappelait à chacun quelque souvenir cher.

– Elle ressemble à une belle cantinière que j'ai connue, dit l'un.

– Si elle avait des cheveux sur le front, ne jurerait-on pas une actrice du café du cours Dajo? reprit un autre, un ancien marin dont la mémoire refluait très loin en arrière, à la vue de Désirée.

Un troisième murmura un nom que personne n'entendit. Sa tête, branlant par saccades, s'abaissa sur sa poitrine, deux larmes tombèrent sur les chiffons de laine dont ses pieds malades étaient enveloppés, et nul ne sut quelle image lointaine de femme ou de jeune fille saluait, à travers les temps, l'émotion de cet abandonné.

Ils virent Le Bolloche s'avancer vers Désirée, passer son bras sous le sien, et s'enfoncer dans l'allée qui coupait les champs à mi-côte. Tirés de leur extase, ils s'entreregardèrent alors les uns les autres d'un air dur. Ils étaient jaloux de l'ancien sergent. Personne ne venait ainsi pour eux. La partie de boules fut laissée là.

Le Bolloche et sa fille se promenèrent d'abord tous deux dans l'allée. Il était rayonnant. Son bonheur se doublait de la fierté de marcher près d'elle. Il jouissait des étonnements qu'elle provoquait. Il la considérait, comme pour réhabituer ses yeux à chacun des traits de son enfant.

– Ah! petite, disait-il, petite, que je suis content! Je ne puis vivre sans te voir!

Il ne pouvait dire autre chose.

Puis la mère Le Bolloche vint les retrouver. On monta vers l'hospice dont il fallut faire le tour, vers le grand verger entouré de murs, qui ne s'ouvrait que par faveur aux parents en visite. Et alors la conversation s'engagea. Désirée avait dû se mettre entre les deux vieux. Ils lui parlaient en même temps, chacun de ce qui l'intéressait. Les moindres choses du domaine revivaient dans leur souvenir avec une merveilleuse intensité de tendresse et de regret. C'est incroyable tout ce qu'un pré, une maison et une pauvre aïeule qu'on a laissés peuvent fournir de questions.

Désirée répondait de son mieux. La joie des siens l'épanouissait aussi. Elle n'avait pas le temps de penser à elle-même. Et cependant, chaque fois qu'elle arrivait au détour d'une certaine allée, l'ombre des ailes du moulin, franchissant les murs, accourait au-devant d'elle, l'enveloppait, semblait vouloir l'enlever au passage. Désirée en éprouvait un petit frisson. Elle s'imaginait, bien à tort peut-être, et sans avoir la liberté d'y penser, d'ailleurs, que ces grands bras d'ombre l'appelaient, et qu'il y avait là-bas, par une fente ignorée du moulin, deux yeux bruns qui la suivaient.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
25 haziran 2017
Hacim:
230 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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