Sadece LitRes`te okuyun

Kitap dosya olarak indirilemez ancak uygulamamız üzerinden veya online olarak web sitemizden okunabilir.

Kitabı oku: «Le Mariage de Mademoiselle Gimel, Dactylographe», sayfa 6

Yazı tipi:

Ce même jour, à deux heures de l'après-midi, le facteur, qui passait par le Haut-Clos, emporta une lettre d'Evelyne, qui écrivait à madame Gimel:

«Il faut que vous sachiez tout; je vous l'ai promis, je tiens. Donc, à huit heures, après la réception que je viens de vous raconter, je venais de pleurer pour une bêtise, pour rien, lorsque madame Morand, qui était debout jusque-là, vint s'asseoir à contre-jour, devant moi, tournant le dos au jardin. Et cette petite personne commença un interrogatoire… Que de choses elle m'a demandées! Elle m'a parlé de vous, de mon éducation, de ce que je pense des théâtres où je suis allée, de l'atelier, de tout, enfin, avec plus de détails que son fils n'avait fait, oh! beaucoup plus. Lui, il me croyait plus vite. Avec elle, je sentais que la défiance diminuait seulement. J'étais quelqu'un de bien loin, de la ville dangereuse, du pays où les hommes se perdent, à cause des femmes qui sont entreprenantes. J'avais mon aplomb. Je lui ai dit:

» – Madame, c'est tout le contraire: ce sont les hommes qui perdent les femmes. J'en sais quelque chose!

» – Vraiment?

» – Comme toutes celles qui sont honnêtes. Ils sont d'une audace! Avec les pauvres filles comme nous, ils ne se gênent pas, je vous assure, dans la rue, dans les omnibus, dans les escaliers, au restaurant…

» – Les polissons!

» – Bien mis, souvent, avec des monocles. Des jeunes, des vieux, ça vous regarde, ça vous dit tout.

» – Moi, je rougirais. Que répondez-vous?

» – Rien, à moins que ça ne soit trop fort. On trotte; on fait la sourde; quelquefois, on entre dans un magasin. Oh! il y a un apprentissage! Le mien est fait. Je passerais entre deux files de gendarmes.

» – Vous êtes vaillante, ma petite.

» – Je ne suis pas tout ce qu'il faudrait, madame, mais, vaillante, oui, un peu. Et je ne suis pas la seule. Elles sont plus nombreuses qu'on ne croit, les vaillantes; et, si vous voulez que je vous dise une pensée que j'ai souvent: le bien, à Paris, est tout à fait chic; il est vacciné, éprouvé, poinçonné, et, avec cela, de belle humeur. J'ai des amies qui n'ont pas des airs imposants; mais, quand on les connaît bien, on leur découvre de la vertu, et de la vraie. La plupart feraient des femmes délicieuses. Il y en a beaucoup de fières, il y a des tendres, des princesses d'élégance, des spirituelles, des…

»Je m'arrêtai, comprenant que j'étais allée trop loin. Madame Morand ne me répondit pas directement. Elle dit:

» – Vous rougissez, mademoiselle Evelyne? Vous avez bien tort… Je crois ce que vous dites… Tenez, laissez-moi vous servir des confitures. Ce sont des confitures de framboises de montagne, comme vous n'en avez jamais mangé à Paris.

»Pour la première fois, j'eus le sentiment que je ne déplaisais pas. J'en fus tellement contente que j'obéis à madame Morand, et qu'il se trouva que j'avais faim.

»La visite de la maison, – qui n'est pas belle, qui ressemble à la maison de pilote que nous avons vue ensemble, vous souvenez-vous, à Dieppe, le jour du train de plaisir? – prit trois bons quarts d'heure. Il était dix heures quand nous sortîmes. Ah! quelles délices, s'il avait été là, lui, pour me montrer son pays! Le soleil partout, la brume envolée, plus de terre sous mes yeux que je n'en ai jamais vu. Devant nous, dans le creux d'où je suis montée, ce matin, jusqu'à Linot, je ne sais combien de vallées basses, de villages, de montagnettes et de montagnes. C'est le côté bleu. Autour de nous, à droite, à gauche, des montagnes encore, mais proches et tachetées de forêts, et, entre les grandes pentes, des ondulations couvertes de vignes, de prés, de maisons.

» – Nous sommes, vous le voyez, disait madame Morand, dans la vallée haute, et sur le molard de Linot; un peu plus loin, voici le molard d'Hostel, avec ses vignes et ses tilleuls; puis celui d'Arcollière…

» – Elle se délectait à prononcer ces noms familiers. Moi, je songeais qu'elle ne me parlait pas de son fils. Nous marchions dans des sentiers de paysans, souvent dans l'herbe, et elle s'arrêtait pour me demander:

» – Vous n'êtes pas lasse?

»Je répondais:

» – Madame, je le suis bien plus quand j'ai fait sept heures de sténographie et de machine. Ce sont les épaules qui sont courbaturées, alors, et les mains qui s'énervent. En montagne, aujourd'hui, je marcherais jusqu'à ce soir.

»Nous arrivâmes à un chemin; elle se plaça à côté de moi, et me dit, d'un ton qui était, je crois, une récompense, et que j'avais gagné:

» – Ce matin, quand je vous ai rencontrée, mademoiselle Evelyne, je revenais de la messe. J'y vais chaque jour. Toute ma force est de là. Maintenant que je vous connais, et que je vois que vous êtes une enfant naturellement noble, et si franche, je puis vous avouer le vœu le plus cher que j'ai formé pour mon Louis…

»Nous étions l'une en face de l'autre, sur le chemin, entre deux grandes haies de ronces. Elle était redevenue toute pâle, comme au premier moment où elle m'avait aperçue. Mais elle me regardait avec des yeux où il y avait de l'amour pour moi, et qui me rappelaient les vôtres. Elle continua:

» – Mademoiselle Evelyne, j'ai désiré, toute ma vie, que mon fils épousât une femme pieuse. Celles qui sont passables sans religion, avec la prière en plus seraient admirables. C'est un monde fermé à beaucoup. Je ne veux pas vous faire de sermon. Je vous demande de me dire, sincèrement, si votre chère âme jeune pourrait monter de ce côté-là.

»Je n'ai jamais vu d'aussi beaux yeux que les siens qui attendaient et qui répétaient:

» – Votre chère âme jeune pourrait-elle monter?

»J'ai répondu:

» – Pourquoi pas? J'ai pensé plus d'une fois à ce que vous me dites. Ça ne s'est pas trouvé sur ma route, voilà tout.

» – Si vous cherchiez?

» – Vous croyez que ce serait une manière de mieux l'aimer?

» – J'en suis très sûre, ma petite.

»J'ai fermé les yeux, j'ai tendu un peu les mains, et j'ai senti cette vieille femme, très tendre comme vous, qui pleurait sur ma poitrine. Et j'ai penché ma tête, tout contre la sienne. Quand j'ai pu parler, je lui ai dit, en reprenant mon chemin auprès d'elle:

» – Madame, je veux tout vous dire, moi aussi… Je suis sûre que personne n'aimera votre fils comme je l'aime; mais je serais un obstacle à sa carrière; même si j'étais moralement telle que vous me voudriez, j'aurais mon misérable état civil d'enfant trouvée. Il y a des portes qui se fermeraient devant nous, ou qui ne s'entr'ouvriraient qu'à la pince-monseigneur, par ordre… Je suis bien malheureuse, je vous assure; je n'aurais pas dû venir; quand nous aurons bien causé, de lui et de moi, nous arriverons à la même conclusion: «Je ne peux pas l'épouser!» En vérité, non, je n'aurais pas dû venir. J'ai fait déjà une fois le sacrifice, et il sera plus dur à refaire… Avez-vous une solution? Avez-vous un moyen?

»Elle était, comme moi, en larmes. Elle redressait, en marchant, son pauvre chapeau noir, que j'avais déplacé, avec mes bras. Et elle se taisait.

»Bientôt, nous aperçûmes les maisons du bourg de Vieu. Les chemins, les paysages, entre les arbres et par-dessus les prés en bosse, étaient peut-être jolis: je ne les voyais pas. Nous entrâmes dans l'église; madame Morand me fit entrer la première, et j'allai d'abord vers le bénitier, puis je revins vers elle, naturellement, pour lui offrir l'eau bénite, ce qui l'étonna. Nous étions seules. Elle monta un peu, dans la nef, et s'agenouilla. Moi, je restai dans le dernier rang de chaises. Et il est sûr que j'étais meilleure que d'habitude: je fis une vraie prière, et je ne m'aperçus pas du temps qu'elle durait.

»Madame Morand me toucha l'épaule; nous sortîmes, et elle me dit simplement:

» – J'ai une commission à donner à Angélique Samonoz. Nous prendrons par ici, s'il vous plaît.

»Chez l'épicière, je vis bien, du seuil où je l'attendais et très triste, qu'elle parlementait, qu'elle comptait de l'argent, qu'elle écrivait quelques lignes. Mais que m'importait? Je fus seulement frappée de la physionomie gaie qu'elle avait, en reprenant la route du Haut-Clos. Elle levait la tête de mon côté. Elle cherchait autre chose que le sourire médiocre, le sourire de seconde classe que je lui donnais. Que voulait-elle? Pouvais-je deviner? A la dernière maison du bourg, sans me prévenir, elle me prit la main, et, la serrant:

» – Petite mademoiselle Evelyne, soyez heureuse!

» – Pourquoi, madame?

» – Je viens d'envoyer un commissionnaire au bureau de poste de Champagne. Je télégraphie à mon fils.

» – Que lui dites-vous?

» – De venir.

» – Quand sera-t-il ici?

» – Demain matin. Et je vous garde.

»… Maman, je ne vous raconte plus le retour au logis du Haut-Clos. Nous n'avons parlé que de Louis. Je suis dans la joie: ça ne se décrit pas. Il n'y a que la peine qui se raconte longuement, et je n'en ai plus qu'une, qui se débat au milieu de mon bonheur, et que je ne peux pas faire envoler, comme une mouche dans de la crème, et la voici: quelle carrière trouver pour Louis, s'il abandonne l'armée? N'est-ce pas trop demander à un homme? A demain.

»EVELYNE.»

«P. – S.– Ne cherchez pas ma photographie. Je l'ai emportée. Était-ce un pressentiment? Je voudrais bien ne pas la rapporter.»

Le lendemain, à la même heure, Evelyne écrivait une seconde lettre:

Le Haut-Clos, samedi.

«Il est arrivé ce matin, pas comme moi, par la route, non, par les sentiers connus des seuls habitants du pays, et rudes, je vous en réponds. Il a mis une demi-heure de moins que moi, pour grimper d'Artemare au Haut-Clos. C'est un énergique, et ce n'est pas de le voir accourir à travers champs et sauter par-dessus les palis qui m'a le mieux prouvé cette énergie. Madame Morand attendait son fils à cette place même. Bien qu'elle se fût couchée fort tard, – dix heures, maman, une folie au Linot, une date dans la montagne! – elle était descendue dès l'aube, dans la cuisine, dans la lingerie, puis dans le jardin. On aurait dit une perdrix en cage. Tout le long de la palissade, en bordure de la vigne, elle trottinait, sans chapeau, la tête couverte d'un châle. Elle se soulevait parfois, sur la pointe des sabots, guettant de l'œil et de l'oreille son lieutenant, mon lieutenant. Moi, j'étais dans le salon, derrière la fenêtre. Nous avions distribué les rôles, hier soir. Elle voulait lui parler la première, lui raconter toute seule ce que nous avions dit toutes deux, faire la mère, enfin, une dernière fois. Je l'aperçois qui se penche entre deux lignes de ceps, qui se redresse, qui lève les mains. Une ombre saute par-dessus la clôture. C'est lui. Je l'aperçois qui embrasse la maman, qui l'interroge, qui lui prend le bras, qui essaie de l'entraîner. Elle résiste en riant. Ah! il m'aime toujours. Il a très bon air, en vareuse et en béret, comme un alpin, les jambes guêtrées. Je le trouve plus grand qu'à Paris. Il vient, décidément, par l'allée centrale, entre les vieux rosiers, au bras de madame Morand. Il ne regarde que la fenêtre où je ne suis plus. J'ai couru à la porte, et je l'ai ouverte… Alors, maman, nous sommes restés les uns en face des autres, moi sur le seuil, eux dans l'allée, immobiles, tout saisis. J'ai cru que j'allais m'évanouir; j'ai fait un grand effort; j'ai dit:

» – Monsieur, je vous aime toujours, mais il ne faudrait pas me sacrifier votre carrière; il ne faudrait pas regretter.

»Lui, il a quitté le bras de madame Morand, il a monté jusqu'à moi, et, avec ma permission, il m'a embrassée, et de tout son cœur, je vous en réponds. Puis, il a dit:

» – Vous êtes ma fiancée: à présent, venez causer de l'avenir.

»Nous avons passé une partie de la matinée dans le salon, tous trois, et le reste dans la campagne, tous deux, autour du Haut-Clos. Louis voulait me montrer les coins du pays où sont encore au gîte, comme il dit, tous les souvenirs de sa jeunesse. Nous étions, et nous sommes très heureux. Nous avons causé de tant de choses qu'il me faudrait un vrai travail, très doux, mais trop long pour une lettre, si j'essayais seulement de les énumérer. Il faisait clair; toutes les bandes de cultures coulaient autour de nous, sur les pentes, et remuaient au vent, comme un flot de rubans neufs. Louis me demandait:

» – Vous aimez la campagne?

» – Je ne la connais pas.

» – Moi, je l'adore. Si j'y reviens, vous l'aimerez?

» – Je vous aime, et partout ce sera de même…

»Madame Morand, à qui nous avons rapporté le dialogue, a pris un air un peu triste, et elle a déclaré:

» – Depuis le temps qu'on se dit ces douceurs-là, et qu'elles font vivre le monde!

»Oh! oui, vivre! Je me sens vivante, et, moi qui ne tenais pas aux heures, je tiens aux minutes. J'ai dit, à mon tour:

» – Vous vous rappèlerez le 12 août? la banque Maclarey, le régiment qui défile, le salut de l'épée? Je vous en ai voulu. Pourquoi m'avez-vous saluée?

» – Parce que, la veille au soir, j'avais reçu la nouvelle que je n'obtiendrais pas d'être envoyé au Soudan. Ma résolution était prise depuis une semaine, si je n'obtenais pas le Soudan, de démissionner, et, puisque ma carrière était l'obstacle entre nous, de supprimer l'obstacle… C'est ce que je vais faire… En vous saluant, j'étais dans mon droit, vous le voyez…

»Il ajouta:

» – Je n'ai qu'une vocation, mais, pour vous, Evelyne, je puis avoir un métier.

»Que c'est bien, ces mots-là, n'est-ce pas? Vous comprenez que je sois flattée, touchée, et que j'aie pleuré, moi, la rieuse, en les écoutant? Il est simple, il est bon, il a une volonté rapide et qui donne confiance.

»Je lui ai dit encore:

» – Savez-vous ce qui m'a plu tout de suite en vous?

» – Quoi? l'uniforme?

» – Non, ce n'est pas aussi joli qu'une robe.

» – Mes moustaches?

» – Trop courtes.

» – Alors, je les laisserai pousser. Mon air martial?

» – Le tendre me va mieux.

» – Je ne sais plus. Dites vous-même.

» – Ce qui m'a ravie, c'est que vous avez eu du respect pour moi. Nous ne sommes pas habituées…

»Voilà où nous en sommes. Un seul point nous inquiète: comment, par quelle carrière remplacer l'armée, où Louis ne peut pas rester? Il est jeune, il va chercher, à Paris d'abord, pour l'amour de moi… Je ferme vite cette longue lettre. Peut-être vous arrivera-t-elle en même temps que moi… Je pars cette nuit. On me fait conduire à la gare en voiture. Louis ne quittera la montagne que dans deux jours. A bientôt!»

»EVELYNE.»

VII
LA DOUBLE VISITE

Dès qu'il fut de retour à Paris, Louis Morand se mit en tenue, et se rendit chez son colonel, qui habitait, place d'Iéna, au-dessus des jardins et de la Seine. Il était dix heures du matin. Le congé du lieutenant ne finissait que le lendemain, et c'est ce qu'observa tout d'abord M. Ridault, en voyant venir à lui l'officier.

– Vous, dit-il, vous avez changé vos habitudes d'autrefois: quatre jours libres, quatre jours dans l'Ain; vous rentriez à Paris à cinq heures du matin, et, à six heures, vous étiez à la Pépinière… Est-ce que vous vieillissez?

– Peut-être, mon colonel.

– Moi, pas. Regardez ça; est-il assez joli, le plan de mon bastidon?.. Supposez la mer, par ici, et, par là, le fond de la baie de Villefranche; les terrasses, vous vous souvenez, cuites et dorées comme du pain…

– Je n'ai jamais pu voyager, mon colonel; je ne connais pas; mais la maison sera plaisante, en effet…

Il faisait beau, admirablement. Le soleil et l'air remué par le courant du fleuve entraient dans le cabinet de travail, qui eût été tout Louis XV, sans le râtelier de pipes pendu à côté de la cheminée. Le colonel, en veston clair, assis devant son bureau, étudiait un croquis d'architecte, une aquarelle éclatante, qui représentait une villa basse, couverte en tuiles, et dont les fenêtres semblaient taillées dans les touffes des bougainvilliers. Il releva la tête, écarta un peu son fauteuil, cherchant à deviner, dans la physionomie du lieutenant, le progrès ou la guérison d'une peine d'amour dont il avait été le premier confident.

– Toujours fermé ce visage-là, mon cher Morand. J'y vois, pourtant, que vous avez le moral plus solide… Allons! voilà que vous pâlissez!.. Qu'avez-vous?.. Une larme!.. Je ne vous reconnais pas! Est-ce bien un de mes officiers?

– Qui va quitter le régiment…

– Vous permutez?

– Je démissionne.

– Vous? Mais, je vous le défends!

– Mon colonel!..

– Je ne veux même pas que vous m'en parliez! J'ai le devoir d'empêcher les suicides, Morand, et celui de veiller à l'honneur du régiment. Eh bien! vous vous suicideriez en donnant votre démission, car vous êtes le plus militaire de tous mes officiers, l'homme de discipline, qui mange du devoir comme du pain, tous les jours, et qui trouve ça bon, l'homme à qui je confierais un bataillon dans une guerre, et que tous les soldats suivraient en chantant la charge. Mais vous ne savez donc pas que ce qui fait le chef, ce n'est pas le galon, c'est le cœur qui ne tremble pas, c'est l'œil clair, c'est l'ordre rude, c'est toujours le souci des autres et l'oubli de soi-même, et que tout cela, Morand, vous l'avez!

Le colonel s'était brusquement approché du jeune homme, et il lui avait pris l'épaule, qu'il serrait dans sa forte main, comme pour montrer que Morand était son prisonnier, et que le régiment ne le lâcherait pas. En même temps, entre ces deux hommes, que ne séparait qu'une longueur de bras, le duel des regards se poursuivait, émouvant et rapide. Le vieux soldat ordonnait, suppliait, s'étonnait de ne pas vaincre, et redevenait le supérieur offensé, dont l'œil bleu, tout chargé de volonté, commandait impérieusement, tandis que, devant lui, bien ouverts dans la pleine lumière, les yeux bruns du lieutenant, un moment troublés et humides, refusaient de dire oui, et, de plus en plus, s'assombrissaient.

– Je n'aurais pas cru cela de vous, Morand, dit le colonel, en lâchant prise.

Il boutonna rageusement son veston de toile, se rejeta dans le fauteuil, et se mit à frapper, avec son coupe-papier, l'aquarelle du bastidon étalée devant lui. Morand se redressa un peu plus; ses yeux, à lui, ne s'étaient pas détournés, n'avaient pas cédé.

– Mon colonel, je suis résolu à épouser la jeune fille dont je vous ai parlé. Je lui sacrifie ma vocation de soldat, et tout le travail qu'il m'a fallu pour gagner mon grade.

– C'est fou! C'est archifou!

– C'est possible, mon colonel, mais cela sera, ce soir même…

– Non, monsieur!

– J'écrirai ma lettre au ministre… Je devais vous prévenir: c'est fait.

– Non, ce n'est pas fait! Morand, ne nous quittez pas! Pour l'amour de l'armée, qui n'a que trop de lâcheurs… non, je veux dire…

Le lieutenant salua et se détourna vers la porte.

– Morand? Je ne peux pas, mon enfant, vous laisser partir ainsi… Revenez. J'ai quelque chose encore à vous demander.

M. Ridault s'était levé, et il ramenait le lieutenant vers la fenêtre ouverte. Ces dernières phrases, il les avait dites avec un tel accent d'affection et de douleur, que, subitement, toute la rudesse factice et même la fermeté naturelle de Morand furent brisées.

– Vous pouvez croire, mon colonel, que la bataille a été cruelle en moi; j'aurais mieux aimé la bataille pour laquelle j'ai été préparé, la vraie, celle des armes…

– Non pas! la vraie c'est celle de tous les jours; et ceux qui ne font pas de faute contre l'honneur dans celle-là n'en commettent pas non plus sous les armes… Je ne veux pas dire que vous alliez contre l'honneur, mon cher ami, non, mais contre votre intérêt, contre votre vocation, contre tout, comme vous l'avouez… Dites-moi: elle est donc charmante?

Il y eut un sourire jeune, très bref, le premier. Les deux hommes s'accoudèrent sur l'appui de la fenêtre, devant Paris tout transparent dans le clair d'été, comme un vitrail.

– Oui, mon colonel… oui… Ah! oui!

– L'expression manque, n'est-ce pas? Le mot n'est pas assez fort?

Et le premier rire sonna, discrètement, au-dessus des arbres.

– Est-ce que vous auriez une photographie, Morand?

– Depuis trois jours, mon colonel. Elle ne me quitte pas.

Il chercha dans la poche de son dolman, et tendit la carte album: M. Ridault la saisit vivement, la mit en lumière, et l'écarta tant qu'il put de son visage, car il était devenu presbyte. De l'autre main, il relevait la pointe de ses moustaches.

– Charmante n'est pas assez, vous avez raison… Il y a de l'esprit, dans ces yeux-là. Bleus?

– Non, mon colonel, gris clair.

– Nuance rare. Ils doivent avoir un sourire piquant et tendre, n'est-ce pas?

– Ah! mon colonel!

– Et pas commune du tout, cette ligne du menton, ferme, impolie un peu… Et ces lèvres, qui diraient vite une bêtise, mais pas une méchanceté, et que je croirais souveraines pour plaindre… C'est à se demander où va se nicher la race!.. Enfin, mon cher, puisque vous êtes sûr qu'elle est une honnête fille, et que, moi, je la trouve aussi jolie que vous la trouvez vous-même, voulez-vous me dire pourquoi elle ne ferait pas sa petite partie, modestement, dans le chœur des «dames» du régiment?

– Vous le savez…

– Eh! oui, son père… un Jean-Jacques dont il ne reste que ça… Il pouvait être très bien, son père, il devait être même très bien… Lieutenant Louis Morand, regardez-moi?

– C'est fait.

– Si je vous assurais que cette jeune femme sera reçue dans le monde militaire, bien reçue même, renonceriez-vous à donner votre démission?

– Mon colonel, je vous remercie de votre sympathie; je suis très touché; mais je suis résolu à quitter l'armée.

– Oui, parce que vous pensez que j'ai changé d'opinion, et que le monde n'en changera pas… Mais si vous aviez des preuves du contraire?

– Lesquelles?

– Si des preuves parfaitement sûres vous étaient données, que les femmes les plus élégantes, les plus mondaines du régiment, recevront la visite de madame Louis Morand, et rendront cette visite, – car l'accueil des autres, de celles que j'appelle les femmes de cœur, n'est pas douteux, – enverriez-vous votre lettre?

– Non, je resterais. Mais cela est invraisemblable, il faut même dire impossible.

– Attendez trois jours. Vous me promettez?

Le lieutenant, flatté et ému de l'insistance de son chef, considéra Paris, où les arbitres de sa destinée, bien inconscients de leur rôle, femmes de lieutenants, de capitaines, de commandants, devaient faire, en ce moment, quelques courses du matin.

– Soit, dit-il. J'aurai obéi jusqu'au bout, mon colonel. J'attendrai trois jours.

Il serra la main que M. Ridault lui tendait, et se retira. Sur le palier, le colonel lui fit encore un signe d'amitié; puis, voyant disparaître, dans la cage aux murs de stuc pourpre, cette jeune silhouette de soldat, il murmura:

– Va, mon petit! Je veux que tu sois mon cadeau d'adieu, mon souvenir au régiment. Je te redonnerai à lui… Il ne se doute pas, le pauvre enfant, que je vais faire une sottise pour lui. Ce n'est pas la première de ma vie, c'est la meilleure, celle qui me vaudra, j'espère, le pardon de plusieurs autres… Bah! je n'ai plus rien à attendre du ministre! Qu'est-ce que je risque?.. D'ailleurs, je n'affirmerai rien: ce serait mentir… je laisserai la légende se former et s'envoler. Nous verrons bien.

Rentré dans son cabinet, il sifflota un air de marche, déroula le plan assez maltraité du bastidon, et appuya sur le bouton d'une sonnerie électrique. Une ordonnance ouvrit la porte.

– Lancret, je sortirai à deux heures. Vous préparerez mon complet numéro 1.

Le colonel Ridault fit plusieurs visites dans l'après-midi. Il eut la chance, qu'il cherchait, d'être reçu par trois ou quatre des femmes du régiment, non les plus jeunes, mais les mieux qualifiées par le nombre de leurs relations et la curiosité de leur esprit, pour construire une légende avec un mot, la répandre et lui donner l'autorité de la petite histoire. Chez l'une, il ne parla que de l'esprit et des yeux de mademoiselle Evelyne; chez l'autre, il déclara qu'il voulait être un des témoins du lieutenant, qui faisait un mariage imprévu et délicieux; chez la troisième, qui demandait: «Mais, enfin, à qui ressemble-t-elle?» il répondit:

– A moi, madame.

C'en fut assez. Dès le lendemain, on racontait, dans le monde militaire, que le colonel se proposait de reconnaître plus tard l'enfant abandonnée; qu'en attendant, il avouait sa paternité, avec beaucoup de franchise, avec cette tendresse qui ne saurait tromper, et que, pour réparer sa faute, il dotait mademoiselle Evelyne. On fixa même le chiffre de la dot. Elle était modeste au commencement du jour. Vers la fin, quelques personnes demandaient:

– Croyez-vous qu'il soit aussi riche?

Le surlendemain, plusieurs camarades félicitèrent le lieutenant pendant l'exercice du matin, dans la cour de la caserne. Ils dirent tous:

– On la dit charmante.

Et, quand il rentra chez lui, dans l'après-midi, le concierge lui remit deux cartes, les premières d'une série qui fut longue. L'une portait:

«Félicitations bien sympathiques de notre ménage.»

L'autre, plus explicite, disait:

«Mon cher Morand, nous avons appris l'heureuse nouvelle. Ma femme se réjouit de connaître madame Louis Morand, dont on ne cesse, depuis deux jours, de nous dire le plus grand bien. Elle tient à la présenter à nos meilleurs amis. Cordiale poignée de main.»

Enfin, dans la soirée, un capitaine du régiment, qui avait passé au ministère de la guerre, affirmait que, subitement, les préventions qui avaient retardé l'avancement du colonel étaient tombées, et que M. Ridault, à la prochaine promotion, serait nommé général de brigade. Mais la rumeur était peut-être fausse, et le lieutenant, ce soir-là, oublia tout à fait d'en parler à Evelyne, qu'il allait revoir.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
25 haziran 2017
Hacim:
230 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre