Kitabı oku: «Le Mariage de Mademoiselle Gimel, Dactylographe», sayfa 7
LE PETIT CINQ
I
M. de Rabelcourt, Louis-Jean-Népomucène, assis sous une tonnelle de jasmin, au fond de son jardin anglais, murmura:
– Je suis un lâche!
Et il ajouta presque aussitôt ce commentaire, qui n'alla pas plus loin que les parois vertes, immobiles dans la chaleur de juin:
– Elle n'a plus que moi. Je suis son seul appui. Elle a crié vers moi, voici déjà trois semaines, et je n'ai pas bougé. Je suis un lâche!
Chaque jour, plusieurs fois, M. de Rabelcourt s'adressait à lui-même ce propos désobligeant, et il ne pouvait se décider à quitter le domaine de Wimerelles, où il habitait l'été, à un quart d'heure au delà de la frontière belge. Court et alerte, le buste un peu gros et les jambes nerveuses, la figure pleine, colorée, rasée sauf deux petits favoris qui étaient tout ronds au bas de l'oreille, et tout blancs, et tout légers comme si on les eût fabriqués avec de la soie, M. de Rabelcourt appartenait à cette catégorie des hommes âgés qui restent jeunes. Leur jeunesse est presque toujours faite d'une qualité particulière de leur esprit, que sa vie n'a pas détrompé. Ils gardent l'illusion, ou d'eux-mêmes, ou de la science, ou de leur profession, ou de la durée, ou seulement la curiosité de l'heure présente et le goût du fait divers. Il suffisait d'observer les yeux de M. de Rabelcourt, des yeux gris bleu, toujours frémissants et vibrants, qui s'amusaient à regarder, qui fouillaient, qui interrogeaient, qui lisaient le regard ou le sourire d'autrui, pour deviner que cet homme avait, ou croyait avoir un talent singulier de psychologue. Pour lui, toute visite, toute rencontre, même banale, ressemblait à une consultation, et tournait à l'expérience. Il avait l'air de demander à ceux qu'il abordait pour la première fois, surtout aux femmes qu'il trouvait infiniment plus intéressantes que les hommes: «Quel est ce cœur? Bat-il? Ne bat-il pas? Battra-t-il? A-t-il un secret? Peut-on savoir?» et à ceux qu'il retrouvait, même à bref intervalle: «Où en sommes-nous, depuis l'autre jour?»
Dans le monde de Bruxelles, qu'il fréquentait l'été, à Paris où il vivait l'hiver, il avait la réputation d'un causeur aimable, d'une érudition supérieure dans les affaires de cœur, un peu trop porté à enrichir ses observations, et d'une discrétion au-dessous de la moyenne, ce qui ne veut pas dire très sûre. On le recherchait, et on le redoutait. On aimait, surtout dans leur fraîcheur, les histoires qu'il contait. On avait peur de celles qu'il pouvait surprendre ou inventer.
Tout s'expliquait, lorsqu'on apprenait que M. de Rabelcourt avait été dans la diplomatie, et cette tension perpétuelle de sa curiosité vers l'inconnu féminin, l'insistance et le papillonnement de ses yeux, le tour insidieux de sa conversation, perdaient de leur singularité, et devenaient une transposition, excusable et gênante, de l'habitude professionnelle. On se disait qu'il avait un tempérament de diplomate, qu'il continuait dans les salons sa carrière interrompue par la retraite, et, si on craignait encore sa manière, on ne s'en étonnait plus.
Il passait donc, dans deux capitales au moins, pour un homme d'esprit. C'eût été le calomnier, d'ailleurs, que de lui refuser une certaine sensibilité. Il aimait ses souvenirs de Washington, où il avait débuté comme attaché d'ambassade, de Montevideo, de Valparaiso, de Lima où il avait lentement monté en grade, de Buenos-Ayres, où, devenu ministre, dans cette même Amérique d'où on ne le sortait point, il avait vieilli, jalousé, croyait-il, oublié en réalité; il aimait les dépêches qu'il avait adressées à vingt ministres successifs, et qu'il était seul à connaître; il aimait des images familières que le seul mot d'Amérique évoquait devant lui, des créoles, des métisses, des Espagnoles, des Portugaises, des femmes qui fumaient, balancées dans des hamacs, un bras pendant, sous l'ombre des bananiers et des mimosas; il aimait ses voyages d'autrefois dans les défilés des Cordillères, et son repos d'à présent dans la campagne plate de la frontière belge, son chalet de brique, son jardin si différent d'une forêt vierge, son angora qui ressemblait à une chenille jaune, ses décorations, au nombre d'une vingtaine, enfermées dans un écrin aussi gros qu'une valise; il aimait son cercle de Bruxelles où il passait régulièrement le samedi et le dimanche de chaque semaine; il aimait aussi la comtesse Guillaumette, sa petite nièce, sa dernière parente, mariée à un officier de cavalerie, celle-là justement, au sujet de laquelle, depuis vingt et un jours, M. de Rabelcourt s'accusait d'égoïsme et d'irrésolution.
«Chère enfant! murmurait-il, sous la tonnelle de jasmin. A peine huit ans de mariage, et déjà malheureuse! Elle si jolie, si spirituelle, si ailée: un peu le portrait de mon frère, un peu le mien, avec une grâce qui n'est qu'à elle! Et je n'ai pas répondu à sa lettre! Et je ne suis pas accouru chez elle! Tu vieillis, Rabelcourt, tu as peur d'un voyage en Berry; tu jouis de ton repos, tandis que Guillaumette pleure et t'attend!»
L'ancien diplomate interrompit son monologue, pourchasser, d'une pichenette, un pétale blanc, effilé, courbé comme le col neigeux d'un cygne minuscule, qui venait de tomber, en tournoyant, sur la manche de sa jaquette. Puis il releva son regard, et, par la baie cintrée de la tonnelle, contempla amoureusement, avec l'inquiète tendresse qui précède un adieu, le rectangle allongé que formait son jardin: les grands arbres, pressés en mince futaie aux deux bords, et qui se dressaient, comme une falaise verte, dans la plaine toute rase; les deux avenues qui passaient à leur ombre et enveloppaient un ovale de gazon; la pelouse, fraîche comme aux jours d'avril, arrosée chaque matin, tondue chaque quinzaine, où les pâquerettes ne fleurissaient jamais qu'à condition de se tapir contre le sol; enfin, tout au bout, derrière le voile transparent de l'air qui tremblait, la maison rose, basse, dont les tuiles étaient çà et là effleurées par des branches d'ormeaux, éventails silencieux que remuait la brise d'été.
«Voilà donc ce qui me retient!» pensa M. de Rabelcourt.
Il releva la tête, qu'il avait un peu penchée en avant, pour mieux voir par-dessous les tiges folles qui pendaient du cintre et diminuaient l'ouverture de la porte, et il appela:
– Eugène?
Rien ne répondit d'abord, puis le sable d'une allée craqua, de plus en plus nettement, sous des pas qui se rapprochaient. Le valet de chambre de M. de Rabelcourt, blond et gourmé, vêtu de noir, apparut à l'angle d'un massif.
– Eugène, tu vas monter dans ma chambre et préparer ma valise. Je prends l'express ce soir. Mets mon habit numéro deux; c'est pour la campagne.
Le pas s'éloigna, et se perdit dans le silence de la plaine accablée sous le soleil, tandis que M. de Rabelcourt tirait de sa poche une enveloppe lilas, déjà usée aux angles, l'ouvrait pour la vingtième fois, et relisait, en sautant les phrases inutiles et scandant les autres, une lettre qu'il aurait pu réciter.
«Mon cher oncle, je veux vous donner d'abord des nouvelles des enfants… Jean, Pierre… Ta, ta, ta… Louise souffre des dents… Ta, ta, ta… Roberte… Ta, ta, ta… Quant à moi, j'aimerais mieux ne pas répondre à vos questions, si affectueuses. Il ne faut interroger que ceux qui sont jeunes, gais, contents, car, sans cela, on s'expose à se charger, hélas! inutilement, de la peine des autres. Non, mon oncle, je ne suis plus la nièce rieuse que vous avez connue; je voudrais pouvoir m'en aller loin, à Buenos-Ayres, à Lima, et vivre libre avec vous. J'en ai assez de la vie. C'est trop lourd. Ah! bien sûr, quand mes filles seront en âge de se marier, je leur dirai de réfléchir à deux fois, à cent fois… Mais qu'est-ce que je vous raconte? Il y a une faiblesse à se plaindre. Oubliez ce que je viens d'écrire… Surtout ne me répondez rien à ce sujet: ce serait désastreux. Racontez-moi plutôt la fin de cette histoire que vous aviez commencé à me dire, dans votre dernière lettre, l'histoire de cette madame de… Ta, ta, ta. – Recevez, mon cher oncle… Ta, ta, ta. – Post-scriptum: Édouard est revenu d'Algérie, voilà neuf semaines. Il se porte parfaitement.»
M. de Rabelcourt soupira longuement, en remettant la lettre dans sa poche, mais sa physionomie, comme sa voix, était devenue de plus en plus ferme, à mesure qu'il lisait.
«Est-ce assez clair, dit-il tout haut, assez limpide! Il n'y a pas besoin d'être diplomate pour déchiffrer cette pauvre énigme. C'est l'éternelle dépêche du livre jaune de la vie. Guillaumette se plaint de son mari; elle souffre à cause de lui: la sécheresse du post-scriptum est assez éloquente: «Édouard se porte parfaitement.» Il l'a trompée. Où? avec qui? Est-ce à Limoges où ils sont en garnison? Je ne le pense pas, puisque M. de Rueil vient de séjourner six mois en Algérie, pour une mission topographique, et la lettre de Guillaumette révèle une douleur qui éclate, une surprise; elle est un cri. Alors, quoi? Je ne vois que deux hypothèses: une aventure algérienne, que cette pauvre enfant a découverte, ou bien une liaison en Berry, au retour, dans ce coin paisible où elle se réjouissait de passer leurs trois mois de congé… Je vais savoir ce qu'il en est. Elle me le dira, puisqu'elle a commencé les aveux. Elle m'appelle, puisqu'elle m'a pris pour confident. Je pars, Guillaumette! Je pars! Je vais t'aider!»
Il traversa son jardin, dans toute sa longueur, ouvrit l'écrin des Ordres, où il choisit une décoration que Don Pedro avait attachée lui-même sur la poitrine du «cher ministre», et ne put s'empêcher de sourire tristement, en passant le ruban à sa boutonnière. «Je rentre dans la diplomatie active, pensa-t-il, et il est de bon augure d'emporter avec soi le témoignage de ses meilleurs succès. Puissé-je réussir, comme j'ai réussi dans l'affaire de la concession Jacobson!»
Il dîna, et, la nuit venue, monta dans le rapide qui venait de Bruxelles.
II
Le voyageur ne fit que traverser Paris. Cinq ou six courses entre l'arrivée, au petit jour, par la gare du Nord, et le départ, dans l'après-midi, par la gare d'Orléans, lui rendirent son élan naturel, qu'une nuit de tressautements et d'éveils brusques avait un peu déprimé. Quand il fut remonté en wagon, et qu'il se sentit rouler vers ces campagnes du Berry dont il n'était plus séparé que par quelques heures de route, il retrouva toute la confiance en son étoile diplomatique, toute l'humeur vibrante, toute l'abondance d'idées et de formes oratoires, qu'il avait connues jadis, la veille des audiences princières ou des entrevues avec les ministres de l'Amérique du Sud. Son imagination le devançait et lui représentait le château de Monant, vieille demeure familiale, d'où il s'était échappé de bonne heure pour courir le monde. La dernière fois qu'il avait pris le chemin du Berry, c'était pour assister au mariage de Guillaumette. On avait retardé les noces d'un mois, afin que l'oncle diplomate eût le temps d'arriver. Comme il revoyait nettement ces deux tours bâtardes reliées par un corps de logis, posées sur une colline et enveloppées de châtaigneraies descendantes; la tente fleurie de drapeaux, de gerbes de marguerites et de bleuets, où avait eu lieu le déjeuner, au retour de l'église, et ce départ précipité, disputé, plein de trouble et plein de joie des jeunes mariés, qui se levaient de table avant leurs hôtes, et quittaient la salle pour se rendre à la station voisine, tous deux, tout seuls, mais suivis par la pensée de tous! Était-elle jolie, en ce moment-là, cette Guillaumette, radieuse et émue, à qui cent amis et amies, Parisiens, Berrichons, Poitevins, disaient, dans un murmure où il y avait des larmes et des rires mêlés: «Adieu, mignonne! au revoir, madame! soyez heureuse! oubliez-nous, Guillaumette! songez à nous, bien-aimée!» Et les regards étaient attachés sur cette apparition souriante, arrêtée un dernier moment dans l'encadrement de la portière qu'elle soulevait d'une main, sur ce visage où chacun cherchait avec une jalousie secrète, avec des sanglots refoulés, avec un désir infini, le rayonnement fugitif de la parfaite croyance en la vie, tandis qu'elle, déjà détachée des autres, ne regardait plus qu'une seule personne, son plus vieil et son plus fidèle ami. Oui, M. de Rabelcourt avait eu la suprême pensée de Guillaumette, à l'heure où l'enfance finissait pour elle. Lui, protégé contre l'attendrissement par la longue habitude des séparations, il avait pleuré, lui, sceptique, il avait cru, et cru fermement au bonheur qu'il souhaitait à sa nièce, et qu'il enviait presque. Cet Édouard de Rueil, qui enlevait Guillaumette et l'emmenait hors du château de Monant, était si évidemment amoureux! Jeune aussi, plein d'avenir comme tous les officiers qui se marient, il passait bien pour un peu brusque, rude, entêté, mais ses camarades le jugeaient comme une nature loyale, toute droite, incapable d'une trahison.
«Qui l'eût dit alors? se répétait M. de Rabelcourt, en voyant l'ombre descendre sur les campagnes embrumées du Berry. Qui l'eût deviné? Rueil, avec son grand cou, son nez busqué, ses yeux très noirs, avait l'air d'un aigle, d'un épervier, mais pas le moins du monde d'un tourtereau volage! Il n'est pas d'humeur facile. Cela même a dû augmenter. En vérité, j'ai là une jolie affaire sur les bras!»
Il s'inquiétait un peu de son rôle. Mais une petite fièvre d'amour-propre et de colère le poussait en avant.
Il était huit heures du soir, lorsqu'il mit pied à terre sur le quai d'une petite station rurale, au milieu d'un pays presque désert, couvert d'arbres et frais comme une cave à champignons.
– Ouf! fit-il, quel voyage! Parti hier soir à onze heures! Enfin, m'y voici. Je reconnais cet air vif de Monant. Des jours brûlants, des nuits glacées!
Il jeta sur ses épaules, bien qu'il eût mis un pardessus d'été, son plaid écossais, et regarda autour de lui. Comme il avait négligé de prévenir, afin de tomber «en plein jeu», selon son expression favorite, il n'aperçut que le train qui filait, le chef de station qui rentrait avec sa lanterne, et les étoiles qui se levaient. Le hasard fit heureusement passer un petit vacher qui s'en retournait, sifflant, vers quelque métairie.
– Prends ma valise et accompagne-moi au château, dit M. de Rabelcourt; je te récompenserai.
– Vous allez au bal? demanda l'enfant.
– Au bal? Non, mon ami. Je vais au château de Monant, pas ailleurs. Il y a, en effet, deux ou trois gentilhommières un peu folles, dans les environs, mais moi, je vais à Monant, tu entends, Monant!
Le petit le regarda, eut un hochement de tête qui signifiait: «Je me trompais, en effet», et, le prenant sans doute pour quelque homme d'affaires, le précéda, sans plus dire un mot.
Il faisait une nuit reposante, tout embaumée de l'odeur des feuilles, des blés en grain et des ajoncs en fleur. M. de Rabelcourt, à la suite de son guide, prit par la traverse, par les chemins creux, marchant sur la crête des ornières, sur les pentes d'herbe qu'aucune tondeuse n'avait jamais fauché. Il allait, de son pas relevé, la tête haute, les narines au vent, aspirant l'air à pleins poumons. De temps en temps, il prononçait à demi-voix des phrases qui lui semblaient opportunes et saisissantes:
– Ce pays est capiteux, monsieur, j'en conviens, capiteux et poétique. Mais quand on a femme et enfants, que diable, on vit chez soi! Il y a une morale après tout!
Le petit crut qu'il récitait des fables.
Ensemble ils descendirent au creux des vallons, ils grimpèrent des pentes où les fougères luisaient sous les branches des châtaigniers. Enfin, après une demi-heure, au tournant d'une futaie qui s'ouvrait subitement sur une clairière montante, ils se trouvèrent subitement sur une avenue sablée, à cent pas du château qui se dressait sur la crête de la colline, et dont les fenêtres, du haut en bas, étaient illuminées.
– Sapristi! dit M. de Rabelcourt, ils ne m'attendent cependant pas?
– C'est qu'ils dansont! fit le petit gars. Ça leur arrive. Ils ne s'en gênent guère.
Le voyageur écouta un instant les notes grêles d'un piano qui fusaient dans la nuit, et il ne douta plus. Contrarié, il continua de s'avancer, doucement, pour reprendre haleine. Quelques hommes de service, groupés le long des écuries, causaient, à droite du château. L'un d'eux se détacha, un vieux maître d'hôtel à gros favoris blancs, solennel, qui servait depuis trente ans les châtelains de Monant, et qui avait connu M. de Rabelcourt au temps de l'activité diplomatique, au plus beau de la carrière.
– Comment! dit-il, c'est monsieur le Ministre!
– Moi-même, Claude, répondit M. de Rabelcourt, flatté d'une appellation qu'on ne lui donnait plus aussi fréquemment qu'autrefois. Une surprise! J'arrive sans qu'on en sache rien.
– Monsieur le Ministre désire qu'on prévienne madame?
– Du tout! au contraire. Vous monterez seulement ma valise, afin que je puisse changer, et vous m'ouvrirez une chambre d'ami… Mais qu'y a-t-il donc ce soir à Monant? Un bal?
– Pardon, monsieur le Ministre. Les appartements se prêteraient mal à ce qu'on appelle un grand bal. Nous recevons quelques personnes des environs, une trentaine. Ça n'est qu'une sauterie. Ça va finir à onze heures. Je me permets de l'assurer à monsieur le Ministre, parce que madame a donné déjà quelques réunions de ce genre pour égayer les dernières semaines de congé de monsieur.
Il s'inclina, en prenant la valise, et l'on eût dit, à l'air dont il passa devant le front de ses camarades, qu'il portait celle-là même où le ministre de jadis enfermait ses dépêches.
«Brave et imprudente enfant, pensa M. de Rabelcourt, je la reconnais bien! Elle danse pour donner le change au monde. Elle veut faire croire à un bonheur qui n'est plus. Je n'ai peur que d'une chose: c'est que les masques tombent d'eux-mêmes, et trop brusquement, quand je vais entrer. Car j'arrive, monsieur de Rueil, et je serai de la fête!»
Lorsqu'il eut passé son habit, – neuf heures sonnaient à l'horloge du vestibule, – le diplomate eut une petite tape pour écraser, sur sa boutonnière, le ruban brésilien dont les ailes s'insurgeaient, tira bien droit, dans l'alignement de l'ouverture de la chemise, les quatre boutons de son gilet blanc, et, sans bruit, poussa la porte du salon.
Il s'arrêta à trois pas. On valsait. D'abord personne ne le vit. Puis une jeune femme, assise près d'une douairière et qui cherchait des yeux un sujet de paroles, remarquant l'inconnu, se pencha et demanda:
– Qui est-ce?
La douairière se pencha à son tour vers la gauche, et le mouvement se propagea, comme dans un champ d'épis; des épaules blanches s'inclinèrent; le même mot. «Qui est-ce?» vola de groupe en groupe, jusqu'à Guillaumette de Rueil, que le diplomate, aveuglé par l'éclat des lumières, s'efforçait de découvrir derrière les couples de danseurs. Elle était assise dans l'angle le plus éloigné du salon, au milieu de quatre amies de son âge, un peu renversée sur le dossier de son fauteuil, écoutant rire autour d'elle, un peu distraite, et effaçant, à petits coups, les plis du tulle perlé qui recouvrait sa robe de satin rose. Tout à coup, le murmure qui gagnait de proche en proche arriva jusqu'à elle: «Qui est-ce?» D'un mouvement souple, elle se redressa. Toutes ses amies suivirent le geste de son visage qui se penchait en avant. Ses yeux se plissèrent une seconde; puis deux fossettes creusèrent ses joues; ses dents parurent, éclatantes, entre les lèvres lisses.
– Ah! dit-elle, mon oncle Rabelcourt!
Et, glissant parmi les valseurs qui n'avaient rien vu, les mains tendues, rose et rousselée sous l'auréole de ses cheveux blonds relevés, la mouche impertinente qui marquait sa pommette droite déplacée par le sourire et remontée d'une ligne, comme la pointe des sourcils, comme le coin des yeux, comme les ailes du nez, comme le fuseau des lèvres, Guillaumette de Rueil, dans le reflet des étoffes et des glaces, rythmant sa marche sur la musique de la valse lente, s'avança vers M. de Rabelcourt immobile, déjà courbé pour le baise-main, et qui la regardait venir.
Elle l'embrassa.
– Quelle bonne surprise, mon oncle!
– Je n'ai pas pu venir plus tôt, dit M. de Rabelcourt rapidement et à voix basse: les affaires, de grosses affaires m'ont retenu, mais je n'ai pas voulu manquer au rendez-vous, chère petite!
Elle répondit, du ton le plus naturel, et sans baisser la voix:
– Je n'en crois pas mes yeux: mon oncle à Monant! D'où venez-vous?
– Mais, de Belgique, murmura M. de Rabelcourt, tu sais bien.
– Exprès pour nous voir!
– Naturellement.
– Et vous nous restez, je suppose?
– J'ai fait porter mon bagage par Claude.
– Voilà qui est gentil! Édouard va être ravi.
Et comme elle riait, ses yeux bleus, encore câlins comme ceux d'un enfant, fixés sur le vieillard, celui-ci eut un hochement de tête admiratif, et songea: «Merveilleusement joué, Guillaumette! Pas un trouble de physionomie, pas un aveu devant témoin! Tu es de ma race!»
Puis, comme la valse avait pris fin, et que tous les yeux se tournaient à présent vers Guillaumette de Rueil et vers lui, M. de Rabelcourt, jusque-là très grave, ajouta d'un air dégagé, à voix haute:
– Plus Watteau que jamais, ma nièce!
– Vous trouvez?
– Fraîche, mince, une taille de jeune fille!
Le sourire s'accentua sur les lèvres de madame de Rueil. Une pensée drôle dut lui traverser l'esprit.
– Toujours diplomate! répondit-elle. Vous ne changez pas non plus, mon oncle! Voulez-vous venir avec moi: Édouard est de ce côté?
En parlant, elle entraînait M. de Rabelcourt vers un petit salon où une dizaine d'hommes, campagnards de haute mine et retraités de la danse, jouaient aux cartes. Au moment où madame de Rueil entrait, l'un d'eux se retourna, en posant son jeu sur le tapis de la table. Il était grand, nerveux; ses cheveux en brosse grisonnaient; son nez dessinait une courbe accentuée au-dessus d'une forte moustache. Chez lui, dans sa physionomie de soldat qui n'avait qu'un petit nombre d'expressions simples, sans nuances intermédiaires, le premier mouvement se lisait à livre ouvert. Il ne put dissimuler une impression de contrariété que M. de Rabelcourt nota précieusement. Mais, en homme bien élevé, il se ressaisit vite, se leva, tendit la main:
– Tiens, mon oncle? dit-il. Vous êtes si rare ici que vous me voyez étonné. Est-ce que vous seriez en mission dans le Berry?
– A peu près, mon neveu.
– J'en suis ravi, parce que j'espère qu'elle vous retiendra près de nous.
– Oh! cela dépend, je ne suis pas encore fixé, vous comprenez?
M. de Rabelcourt avait dit cela la tête haute, les yeux fixés sur ceux de Rueil, qui essayait de comprendre. Mais le jeune homme ne chercha pas longtemps, et, une demi-minute plus tard, un gros rire étouffé apprenait aux joueurs du petit salon que l'arrivée de l'oncle n'avait rien qui enchantât le neveu.
Déjà le diplomate s'était mêlé aux invités qui remplissaient la pièce voisine. Guillaumette le présentait. On s'empressait autour de lui. Quelques vieilles dames le reconnaissaient, pour l'avoir aperçu, soit à la fameuse fête de Monant, soit dans le monde, à Paris. «Ce cher ministre! Monsieur de Rabelcourt! Comment donc! mais qui pourrait vous oublier! Quelle bonne chance pour notre Berry! Vous souvenez-vous de ce bal à l'ambassade d'Autriche, à la fin du second Empire..» M. de Rabelcourt répondait: «Parfaitement.» Il se souvenait de tout. Il avait des oreilles pour tout le monde, des paroles pour chacun, et des yeux pour toutes les jeunes femmes qui s'inclinaient: «Madame de Hulle, mon oncle; madame de Houssy; madame Guy Milet; madame O'Parell; ma bonne amie la baronne de Saint-Saulge…» En même temps, des mots se croisaient derrière lui, chuchotés: «Comment, ma chère, ministre? – Oui, plénipotentiaire. – Ah! très bien! où donc? – En Amérique, autrefois, je ne sais pas trop. – Amusant? – Tout à fait!»
Dans le nombre, insidieusement, selon sa coutume, et sans décourager aucune sympathie, M. de Rabelcourt choisissait les privilégiées qu'il désirait grouper autour de lui, les retenait d'un mot, d'un coup d'œil plus attentif, plus ému, qui disait: «Je vous reviens.» Il revint bientôt, en effet, après avoir fait le tour du salon, et, comme la danse recommençait, alla s'asseoir à côté de la baronne de Saint-Saulge, qui rangea sa traîne avec un sourire flatté. Deux douairières, non expressément invitées, l'encadrèrent. Quelques toutes jeunes châtelaines formèrent cercle devant eux. Celles qui étaient moins jeunes et moins candides préférèrent danser. M. de Rabelcourt débuta par complimenter sa voisine, à voix très basse, sur la façon de son corsage. Les sept femmes se penchèrent pour recueillir les mots de l'ancien ministre, et elles s'épanouirent toutes. Alors, se sentant écouté, étudié, maître de son auditoire, retrouvant ce léger frisson d'aise que doivent éprouver les vieux oiseaux au soleil d'avril, il se mit à causer. L'histoire de la concession Jacobson eut encore un renouveau; on vit reparaître les hamacs suspendus aux lianes fleuries, Pepita la Péruvienne, dont le nom rassemble les lèvres comme pour un double baiser; Juana, «sombre et jalouse créature», d'autres encore, dont le souvenir, habilement mêlé à des noms d'empereurs, de présidents de Républiques lointaines, de fleuves et de montagnes, éveillait, chez les jeunes auditrices de M. de Rabelcourt, une idée de la diplomatie qu'elles n'avaient point encore. Il contait bien, et, sans s'interrompre, à cause de la grande habitude qu'il avait des mêmes récits, il pouvait lever les yeux au delà de son petit cercle, et observer ce qui se passait dans les deux salons. Il observait par exemple, que madame de Rueil, invitée trois fois dans un court espace de temps, avait refusé de danser, et s'était mise au piano. Il notait en lui-même qu'elle était un peu rouge et agitée, et que, parfois, se penchant à droite du clavier, tout au bout du salon, là-bas, elle jetait sur le groupe un regard de maîtresse de maison, qui pensait: «Mes amies ne dansent plus depuis que mon oncle est là.» L'oncle songeait: «Elle est inquiète.» Cela ne l'empêchait pas de discourir. Les phrases se succédaient dans la bouche de M. de Rabelcourt, comme au piano, également faciles, pleines de la même gaieté légère, banale et mesurée.
Elles produisirent assez vite l'inévitable ennui des musiques faciles. Les imprudentes qui avaient recherché le voisinage du diplomate s'aperçurent que celui-ci prenait plus de plaisir à raconter qu'elles-mêmes à écouter; elles se rendirent compte qu'elles rajeunissaient, tout simplement, un vieux succès de salon; elles commencèrent à trouver que les histoires d'Amérique n'avaient de nouveauté que les noms, qu'on avait mieux dans l'ancien monde, et elles regrettèrent de s'être laissées prendre au piège. Une à une, elles écartèrent leur chaise, élargirent le cercle, promenèrent des yeux quêteurs autour du grand salon, appelèrent au secours d'un mouvement de paupière, se laissèrent inviter, et, s'excusant d'un geste navré auprès de M. de Rabelcourt, partirent en tournant pour ne plus revenir.
Il ne resta, dans l'angle de l'appartement, que les deux vieilles dames dont M. de Rabelcourt s'occupait assez peu, mais qui s'attendaient à moins encore, et la petite baronne de Saint-Saulge, femme de trente-deux ans, laide, osseuse, qui lui plaisait par l'insolence naturelle de son esprit, l'exubérance de ses gestes, le timbre de sa voix qui était cristallin, par la vengeance qu'elle tirait de sa laideur, en supportant comme s'ils s'adressaient à une autre, les regards les plus insistants et les mots les plus crus, et surtout à cause de l'intimité qu'il savait maintenant exister entre madame de Rueil et cette voisine de campagne. En tacticien expérimenté, il réfléchissait que Guillaumette pouvait se dérober, ou ne pas tout dire, tandis qu'il avait là, ce soir, une occasion unique de s'instruire, un témoin qui ne devait rien ignorer, et qui ne demandait sans doute qu'à être indiscrète. Interroger sans rien livrer, employer des mots vagues dans l'espoir d'attirer des réponses précises, avoir l'air de tout connaître pour obtenir un secret, tel avait été, dans la vie publique, le procédé classique de M. de Rabelcourt. Il résolut de l'employer de nouveau.
Dès qu'il se sentit seul, ou à peu près, avec madame de Saint-Saulge, il se détourna insensiblement de la douairière de droite, opéra une conversion à gauche et, se penchant au-dessus du fauteuil où la baronne était pelotonnée:
– Je vois avec plaisir, dit-il, que vous êtes, madame, l'une des meilleures amies de ma nièce. Elle a besoin d'appui, la chère petite!
– Oui, nous nous entendons à merveille, bien que nos caractères soient très différents.
– Il y a des circonstances, fit sentencieusement M. de Rabelcourt, qui rapprochent les natures les plus opposées.
– Nous habitons tout près l'une de l'autre, en effet, repartit madame de Saint-Saulge. Jusqu'à ces derniers mois, nous nous connaissions sans doute, mais nous nous sommes liées surtout pendant ce long congé que monsieur de Rueil a passé tout entier à Monant. Je viens chez elle, elle vient chez moi, c'est-à-dire ils viennent. Oui, je l'aime beaucoup, cette pauvre chérie, si bonne, si oublieuse d'elle-même…
– Vous la plaignez, baronne, puisque vous dites pauvre?
– Le mot s'applique si souvent aux riches! Qui est-ce qui n'a pas ses misères? même les plus heureuses, même Guillaumette?
Il se pencha un peu plus, et murmura:
– Vous savez donc tout, vous aussi?
Madame de Saint-Saulge se déplaça légèrement dans son fauteuil, afin de rétablir les distances que M. de Rabelcourt tendait à rapprocher; elle regarda fixement le diplomate, se demandant: «Que veut-il dire? A quoi fait-il allusion? Je ne sais rien que de tout simple au sujet de ce ménage tout droit et tout heureux. Laissons venir ce vieux dénicheur de nids, et ne nous avançons pas!»
Elle répondit donc, du ton le plus simple, en jouant avec la chaîne d'or de son face-à-main, qu'elle enroulait sur le bois de son éventail:
– Que voulez-vous dire, monsieur?
– Que Guillaumette, d'abord, a l'air préoccupée.
– Je ne trouve pas.
– Elle nous regarde sans cesse, voyez!
– Apparemment nous lui sommes chers, tous deux.
– Elle ne danse pas!
– C'est… tout naturel.
– Non, madame, ce n'est pas naturel. Elle adorait la danse autrefois… Elle souffre. N'essayez pas de me tromper: j'ai deviné l'injure qu'on lui a faite, le délaissement, l'abandon… Pauvre petite!