Kitabı oku: «Les rues de Paris, Tome Premier», sayfa 11
II
La politique a beaucoup, et trop même, préoccupé Chateaubriand, par l'entraînement d'illusions généreuses sans doute, mais il faut bien le reconnaître aussi, par la passion de la popularité, par le vain désir de jouer un grand rôle, d'être un personnage important dans l'État:
Ton âme, insatiable aux choses du moment,
Redemandait toujours un nouvel aliment.
Quand ton char eut touché la borne de l'arène,
Tu voulus réunir dans ta main souveraine
La palme politique et celle des beaux-arts.
Chateaubriand croyait sans doute, comme il le disait, n'écouter que la voix du patriotisme quand c'était surtout un sentiment personnel, égoïste qui lui soufflait ses résolutions et lui dictait plus d'une fausse démarche. «M. de Villèle, dit Feller, lui obtint le ministère des affaires étrangères; mais Chateaubriand ne croyait lui devoir aucune reconnaissance pour tant de bons offices: la domination du premier ministre lui devenait insupportable, il prit la résolution de le supplanter, et l'on ne peut s'empêcher de blâmer sa conduite à cette époque. M. de Villèle lui était sans doute infiniment inférieur comme écrivain, mais il lui était de beaucoup supérieur comme homme d'état; pour le renverser, Chateaubriand descendit à des manœuvres peu dignes de lui… Contre son intention sans doute, les coups qu'il avait portés à M. de Villèle étaient retombés sur le gouvernement et contribuèrent à décider la chute de la Restauration.»
Dans la brochure intitulée: De la Restauration et de la Monarchie élective, publiée en 1831, on lit cette phrase entre autres: «Je suis bourbonnien par honneur, royaliste par raison et conviction, républicain par goût et par caractère.» L'homme qui parlait et qui agissait ainsi se croyait de bonne foi un grand homme d'État et s'étonnait et s'indignait qu'on ne le prît pas au sérieux.
Il ne semble pas douteux que cette personnalité, si fortement accusée dans les Mémoires d'Outre-tombe, n'ait été le grand malheur et aussi le tort de Chateaubriand qui eût dû apporter plus de désintéressement dans l'accomplissement de sa glorieuse tâche et donner à ses nobles labeurs leur véritable but dans lequel sa propre gloire ne vînt que comme une préoccupation secondaire, dernière, et non principale, comme l'affirme un de ses admirateurs, M. Loménie: «Paraître sous un beau jour devant la postérité, voilà la pensée dominante de toute la vie de Chateaubriand… Il n'hésite jamais à tout sacrifier, non-seulement des intérêts ou des ambitions, mais peut-être aussi quelquefois des convenances et des devoirs du moment, à cette constante préoccupation de l'avenir.»
Cela est d'autant plus étrange, d'autant plus inexplicable que, sincèrement et au plus profond de son cœur, Chateaubriand était chrétien et d'un christianisme non pas seulement spéculatif et théorique. Pourtant ce grand esprit, cette sublime intelligence, cette haute expérience même ne suffirent pas à l'éclairer dans la pratique, à faire tomber ce fatal bandeau que l'orgueil avait épaissi sur ses yeux à lui révéler ce qu'il avait proclamé plus d'une fois lui-même comme une vérité certaine, élémentaire, à savoir que l'humilité, que l'oubli plus ou moins complet de soi-même est la vertu essentielle du fidèle et que la religion seule peut et doit nous l'inspirer. Par l'obsession de cet orgueil étrangement naïf, et ces travers de son esprit, en dépit de son génie, l'illustre écrivain ne fit ni aux autres ni à lui-même tout le bien qu'il eût pu, et s'il faut l'avouer même, il fit à eux comme à lui, plus d'une fois, quelque mal. Comme nous l'avons dit, dans la plupart de ses ouvrages, il est un certain nombre de passages, de pages même qu'on s'étonne d'y lire, et que la main d'un chrétien, s'il les avait écrites dans la fièvre du travail, n'aurait pas dû hésiter, après réflexion, à effacer.
Pour lui-même, l'illustre poète, faute d'une règle de conduite assez ferme, en écoutant trop, ce semble, les entraînements de l'ambition et d'autres, a vu souvent sa vie troublée par l'inquiétude, empoisonnée par les cruels déboires, par les déceptions amères, bouleversée même par des orages. Par les mêmes motifs, et faute sans doute d'avoir fait à la préoccupation religieuse la plus large part dans sa vie, ses dernières années furent désolées par cet ennui morne, par ces incurables et, sous certains rapports, inexcusables tristesses à l'état de phénomène et dont plusieurs témoins oculaires nous font de si prodigueux récits. Madame de Bawr dit dans ses Mémoires et Souvenirs:
«Comment donc devînt-il si indifférent à tant de gloire? Hélas! il ne put supporter la perte de sa jeunesse. Sans qu'il fût atteint d'aucune infirmité, d'aucune souffrance grave, il était si malheureux de vieillir que rien ici-bas n'excita plus son intérêt, ne lui apporta plus de joie. Cette mélancolie de caractère, dont son ardente imagination lui donna des accès auxquels nous devons Réné et tant d'autres belles pages, devint une tristesse habituelle. La tête penchée, l'œil abattu, il restait immobile et silencieux au milieu de ses amis et de ses admirateurs sans prendre plus de part à ce qui se disait autour de lui qu'il n'en prenait aux plus grands évènements du monde. Pensait-il à ses belles années? Dans ce cas il faut croire que le brillant souvenir de la jeunesse ajoutait encore à sa peine. Quelles que fussent les idées qui venaient assombrir son visage, il était douloureux de voir ce beau génie sous le poids d'un malheur sans remède et de voir s'éteindre le feu d'une vie de gloire et d'amour dont la flamme ne se ranimait que par instants.»
M. Loménie n'est pas moins affirmatif: «Il croyait peu, il est vrai, au génie de ses contemporains et à la durée de leur gloire, mais il doutait presque autant de son génie et la crainte d'être enseveli dans le commun naufrage des réputations de son siècle et de manquer le but de sa vie, faisait le tourment secret de ses derniers jours… Le sentiment religieux, quoique très vif dans cette âme d'artiste, ne fut jamais assez fort pour lui faire prendre résolûment en mépris la destinée de son nom.
«Tant que la veillesse ne lui fit point trop sentir ses atteintes, il résista de son mieux aux impulsions de ce caractère malheureux… Mais plus tard, cette caducité, si odieuse à sa poétique imagination, le fit s'abandonner tout entier à une profonde et incurable mélancolie. À mesure que ses facultés faiblissaient, il se repliait sur lui-même et, ne voulant pas qu'on vît son esprit subir comme son corps la pression des années, il s'imposait le silence et ne parlait presque plus45.»
La biographe ajoute cependant en façon de correctif: «L'auteur du Génie du Christianisme n'a certainement pas échappé à la grande infirmité de notre époque. Il a eu sa part, et une assez forte part d'égoïsme et d'orgueil. Mais ceux qui ont pu l'étudier de près dans sa vieillesse, à cet âge où les traits de caractère deviennent, comme les traits du visage, plus accentués et plus saillants, ceux-là savent tout ce qui se mêlait de noblesse d'âme et de sincère défiance de soi-même à cet égoïsme et à cet orgueil qu'engendrent les séductions de la gloire.»
Pour être juste et comme circonstance atténuante, faudrait-il ajouter que chez le poète cet état douloureux autant que singulier pouvait tenir à je ne sais quelle disposition physique et maladive, à une lacune dans l'organisation. L'admirable Joubert, dans cette étonnante lettre du 21 octobre 1803, où le Chateaubriand, qui sera pour tant d'autres une énigme incompréhensible, se trouve, nombre d'années à l'avance, si bien déchiffré, et l'on peut dire, percé à jour, Joubert nous dit en propres termes:
«Un fonds d'ennui, qui semble avoir pour réservoir l'espace immense qui est vacant entre lui-même et ses pensées exige perpétuellement de lui des distractions qu'aucune occupation, aucune société ne lui fourniront jamais à son gré et auxquelles aucune fortune ne pourrait suffire, s'il ne devenait tôt ou tard sage et réglé. Tel est en lui l'homme natif…»
Citons de cette lettre quelques passages encore non moins instructifs que curieux: «Il est certain qu'il a blessé dans son ouvrage des convenances importantes, et que même il s'en soucie fort peu, car il croit que son talent s'est encore mieux déployé dans ces écarts.
«Il est certain qu'il aime mieux les erreurs que les vérités dont son livre est rempli, parce que ces erreurs sont plus siennes, il en est plus l'auteur.
«… Il a, pour ainsi dire, toutes ses facultés en dehors, et ne les tourne point en dedans. Il ne se parle point, il ne s'écoute guère, il ne s'interroge jamais, à moins que ce ne soit pour savoir si la partie inférieure de son âme, je veux dire son goût et son imagination, sont contents, si sa pensée est arrondie, si ses phrases sont bien sonnantes, si ses images sont bien peintes, etc., observant peu si tout cela est bon; c'est le moindre de ses soucis.
«Il parle aux autres, c'est pour eux seuls et non pas pour lui qu'il écrit; aussi c'est leur suffrage plus que le sien qu'il ambitionne, et de là vient que son talent ne le rendra jamais heureux, car le fondement de la satisfaction qu'il pourrait en recevoir est hors de lui, loin de lui, varié, mobile, inconnu.
«Sa vie est autre chose. Il la compose, ou pour mieux dire, il la laisse s'arranger d'une toute autre manière. Il n'écrit que pour les autres et ne vit que pour lui. Il ne songe point à être approuvé, mais à se contenter. Il ignore même profondément ce qui est approuvé dans le monde ou ce qui ne l'est pas.
«Il n'y a songé de sa vie et ne veut point le savoir. Il y a plus: comme il ne s'occupe jamais à juger personne, il suppose aussi que personne ne s'occupe à le juger. Dans cette persuasion, il fait avec une pleine et entière sécurité ce qui lui passe par la tête, sans s'approuver ni se blâmer le moins du monde.»
Cette lettre, qu'on a le regret de ne pouvoir citer en entier, atteste chez son auteur une sagacité de coup d'œil qui tient de la divination, et vient à l'appui, ce semble, des considérations présentées plus haut. Il n'a manqué à Chateaubriand, pour son propre bonheur et même pour sa gloire devant la postérité, qu'une pratique plus conforme à sa théorie.
Quoiqu'il en soit, il résulte de là pour qui sait réfléchir, un grand enseignement, une leçon formidable et salutaire: c'est que les dons de l'intelligence pas plus que les richesses matérielles ne sont un présent gratuit; il faut les recevoir de la main de Dieu, quand ils nous viennent, avec une profonde gratitude, mais aussi avec tremblement par la crainte d'en user mal et que l'orgueil ou la vanité ne nous les rende fatals alors même qu'ils profiteraient aux autres. Si le succès couronne nos efforts, si la gloire entoure notre nom de son auréole, si nous devenons célèbres, tâchons de rester modestes, d'être de plus en plus humbles, en pensant que, par nous-même, nous ne sommes rien, nous ne pouvons rien, et que cette petite flamme qu'on appelle le génie, un souffle peut l'éteindre quand il n'a pas dépendu de nous de l'allumer. Cette fugitive lueur, c'est le feu sacré venu du ciel, mais un mensonge de la Fable à tort prétendit que Prométhée avait pu dérober aux dieux la mystérieuse étincelle. Si nous ne pouvons être tout à fait indifférent aux murmures caressants de la renommée, aux douces joies d'un triomphe mérité, efforçons-nous d'épurer nos intentions, de travailler, de lutter, de souffrir pour le vrai bien, pour le vrai beau en vue de la récompense la plus sublime et des espérances d'une sainte immortalité.
Chateaubriand (Réné) était né à Saint-Malo en 1768, il mourut à Paris en 1848, au lendemain de la révolution de février, aussi disparut-il de la scène sans faire plus de bruit que le moindre des littérateurs en temps ordinaire. Il est enterré, comme on sait, sur un rocher qui s'élève au milieu des flots, non loin de sa ville natale. Lui-même s'était inquiété longtemps à l'avance de se préparer une tombe à part et dans un mode qui ne fût point banal. S'il y eut là encore quelque calcul de la vanité, celle-ci s'est méprise; car maintenant les pèlerins deviennent rares de plus en plus sur l'ilot. Ceux qui parfois encore y abordent, ne sont guère que de pauvres matelots, ignorant le nom de grand homme et qui ne s'arrêtent pas là d'habitude pour déposer des couronnes, mais pour faire sécher leurs filets.
CHAUVEAU-LAGARDE
Cet homme éminent, l'une des gloires les plus pures du barreau moderne, peut et doit être proposé en exemple aux jeunes stagiaires comme aux avocats en renom; car il réunit toutes les vertus qui rendent cette profession si admirable quand on l'exerce comme elle devrait toujours s'exercer. Véritablement éloquent, de «cette éloquence qui est l'âme même,» comme a dit si bien le père Lacordaire, et dont, en effet, les inspirations venaient du cœur, Chauveau-Lagarde ne montrait pas pour ses clients moins de zèle que de désintéressement, et plus d'une fois il leur ouvrit sa bourse, bien loin d'accepter des honoraires. À ces vertus il joignait le courage qui ne reculait pas devant l'accomplissement d'un devoir pour lui sacré, fut-ce au péril de sa vie.
Né à Chartres, le 21 janvier 1756, Chauveau-Lagarde (Claude-François) était fils d'un modeste artisan récompensé, ce qui n'arrive pas toujours, des sacrifices bien lourds qu'il s'était imposés pour son éducation, par les succès de l'enfant au collége d'abord, puis par ceux du jeune homme au barreau. Car, avant 89, Chauveau-Lagarde comptait déjà parmi les avocats distingués au Parlement, et les évènements politiques vinrent ouvrir à son talent une nouvelle et plus glorieuse carrière, quand par le triomphe des violents montagnards, jacobins, maratistes, hébertistes, la Révolution, qui avait éveillé tant d'espérances cruellement déçues, fut devenue le régime abominable de la Terreur. Alors que la guillotine, par décret spécial, se dressait en permanence (moins le couperet, retiré tous les soirs) sur la place dite aujourd'hui de la Concorde, la profession d'avocat exposait à de grands périls et, pour les éviter ou les braver, il ne fallait pas moins de courage que d'habileté. Chauveau-Lagarde eut l'un et l'autre, et souvent il ne craignit pas de disputer obstinément à Fouquier-Tainville ses victimes. Plus d'une fois, trop rarement au gré de son désir, il eut le bonheur de les lui arracher comme il fit du général Miranda, acquitté grâce à l'éloquente plaidoirie de son défenseur.
Il fut moins heureux pour d'autres, pour Brissot, pour Charlotte Corday; mais celle-ci, condamnée à l'avance, pouvait-elle être sauvée «quand, dit un historien, son héroïsme se glorifiait de ce qu'on lui imputait à crime.» Aux questions du président, lorsqu'elle comparut devant le tribunal, elle répondit: «Oui, c'est moi qui ai tué Marat.
– Qui vous a poussée à ce meurtre?
– Ses crimes.
– Quels sont ceux qui vous l'ont conseillé?
– Moi seule; je l'avais résolu depuis longtemps; j'ai voulu rendre la paix à mon pays.
– Croyez-vous donc avoir tué tous les Marat?
– Hélas! non, reprit-elle.
Comment défendre une prévenue qui s'accusait ainsi elle-même? «Chauveau-Lagarde, dit M. Durozoir, sans démentir ni son caractère, ni l'opinion qu'il s'était formée comme citoyen ou comme homme de l'assassinat de Marat» (blâmable au point de vue de la stricte morale), sut remplir noblement sa mission d'humanité. Il prononça en faveur de l'accusée un court mais émouvant plaidoyer, en s'efforçant, chose à peu près impossible d'ailleurs, d'appeler l'indulgence des juges sur sa cliente entraînée, disait-il, comme malgré elle, par le fanatisme et l'exaltation politique. Mais ici il fut interrompu par Charlotte Corday qui, dans un langage énergique, rétablit les faits et maintint le caractère véritable selon elle de son acte accompli, après mûre réflexion, dans la plénitude de la raison et avec une volonté tranquille et résolue, par pur dévoûment à la patrie. Du reste, elle se plut à rendre justice au zèle de son défenseur, et la condamnation prononcée, elle lui dit:
«Vous m'avez défendue, Monsieur, d'une manière délicate et généreuse; c'était la seule qui pût me convenir; je vous en remercie et je veux vous donner une preuve de mon estime. On vient de m'apprendre que tous mes biens sont confisqués: je dois quelque chose à la prison, je vous charge d'acquitter cette dette.»
Chauveau-Lagarde s'empressa d'accomplir ce pieux devoir, et avant même que Charlotte quittât la prison pour être conduite à l'échafaud, toujours calme, toujours forte et courageuse, mais revenue de quelques-unes de ses illusions d'après ce fragment d'une lettre à Barbaroux: «Quel triste peuple pour fonder une république! On ne conçoit pas ici qu'une femme inutile, dont la plus longue vie n'est bonne à rien, puisse s'immoler de sang-froid à son pays.» La pauvre jeune héroïne n'eût pas dû ignorer que l'assassinat jamais n'a rien fondé, et qu'une vie n'est jamais inutile, n'est jamais trop longue, lorsqu'elle est remplie par la pratique des humbles et pieuses vertus et des obscurs dévoûments qui sont l'honneur de la femme, jeune fille où mère de famille.
Quelques mois après l'exécution de Charlotte Corday, Chauveau-Lagarde fut choisi d'office par le tribunal pour défendre une autre et plus illustre accusée, l'infortunée Marie-Antoinette. «Quelques personnes, dit Chauveau-Lagarde lui-même dans sa brochure si intéressante relative au procès46, ont vanté le prétendu courage qu'il nous fallut (à M. Tronçon-Ducoudray et à moi) pour accepter cette tâche à la fois honorable et pénible: elles se sont trompées. Il n'y a point de vrai courage sans réflexion. Nous ne songeâmes pas même aux dangers que nous allions courir. Je partis à l'instant pour la prison, plein du sentiment d'un devoir si sacré, mêlé de la plus profonde amertume.»
Puis il reprend avec un accent où le cœur se trahit, où l'on sent cette vivacité de souvenirs du témoin oculaire ému, attendri: «La chambre où fut renfermée la Reine était alors divisée en deux parties par un paravent. À gauche en entrant était un gendarme avec ses armes; à droite, on voyait dans la partie occupée par la Reine, un lit, une table, deux chaises. Sa Majesté était vêtue de blanc avec la plus extrême simplicité.
«… En abordant la Reine avec un saint respect, mes genoux tremblaient sous moi; j'avais les yeux humides de pleurs; je ne pus cacher le trouble dont mon âme était agitée, et mon embarras fut tel, que je ne l'eusse éprouvé jamais à ce point si j'avais eu l'honneur d'être présenté à la Reine et de la voir au milieu de sa cour, assise sur un trône, environnée de tout l'éclat de sa couronne.
«Elle me reçut avec une majesté si pleine de douceur, qu'elle ne tarda pas à me rassurer par la confiance dont je m'aperçus bientôt qu'elle m'honorait à mesure que je lui parlais et qu'elle m'observait.» De cette confiance d'ailleurs le défenseur sut se montrer digne. «Je lus avec elle son acte d'accusation. À la lecture de cette œuvre d'enfer, mois seul je fus anéanti. La Reine sans s'émouvoir, me fit des observations,» insistant sur l'inanité de l'accusation fondée sur cette prétendue conspiration contre la France, d'accord avec les ennemis de l'extérieur et de l'intérieur.
Les pièces annexées à l'acte d'accusation pourtant étaient en si grand nombre, qu'il semblait impossible, dans le peu de temps qui restait, d'en prendre connaissance. L'avocat obtint, non sans peine, de la Reine qu'elle fît une demande à la Convention pour qu'il lui fût accordé un délai rigoureusement nécessaire. La note fut remise à Fouquier-Tainville qui promit de la communiquer à l'Assemblée; mais il n'en fit rien, on n'en fit qu'un usage inutile, puisque, le lendemain matin, dès huit heures, ainsi qu'il avait été annoncé, les débats commencèrent, ils durèrent pendant vingt heures consécutives.
«Il faut avoir été présent, dit Chauveau-Lagarde, à tous les détails de ce débat trop fameux pour avoir une juste idée du beau caractère que la Reine y a développé;» «plus occupée des autres que d'elle-même, comme l'a écrit M. de Montjoie; elle mit tous ses soins à ne compromettre aucune des personnes qui lui avaient été attachées.»
«… La Reine fut, dans son procès, comme elle l'avait toujours été durant le cours de sa vie, admirable de bonté. En voici d'ailleurs comme preuve quelques traits que j'ai recueillis dans ses réponses:
«On lui reproche d'avoir, avec le Roi, trompé le peuple:
»Elle répond: «Que sans doute le peuple a été trompé; qu'il l'a même été cruellement; mais que ce n'est assurément ni par le Roi, ni par elle qui l'ont toujours également aimé.
»On reprochait à la Reine d'avoir entretenu, avant la Révolution, des rapports politiques avec le roi de Bohème et de Hongrie (Joseph II).
»Elle répond: «Qu'elle n'a jamais entretenu avec son frère que des rapports d'amitié et point de politique; mais que si elle en avait eu de ce genre, ils auraient été tous à l'avantage de la France.
»On l'accuse d'avoir constamment nourri avec le Roi le projet de détruire la liberté, en remontant sur le trône, à quelque prix que ce soit.
»Elle répond: «Que le Roi et elle n'avaient pas besoin de remonter sur le trône, puisqu'ils y étaient qu'ils n'avaient, au reste, jamais désiré rien autre chose que le bonheur de la France; et qu'il leur aurait suffi que la France fût heureuse pour qu'ils le fussent eux-mêmes.»
Toutes les autres et si nombreuses questions faites à l'illustre accusée avaient le même caractère de puérilité odieuse ou d'absurdité ridicule; et toujours elle sut répondre avec autant de dignité que d'à-propos. Mais qu'importait au tribunal! que lui importait la plaidoierie des avocats dont Chauveau-Lagarde dit modestement: «Sans doute quelque talent que déploya M. Tronçon-Ducoudray dans sa plaidoierie et quelque zèle que je pouvais avoir mis dans la mienne, nos défenses furent nécessairement au-dessous d'une telle cause, pour laquelle toute l'éloquence d'un Bossuet ou d'un Fénelon n'aurait pu suffire ou serait restée du moins impuissante.»
«… Ce que je puis dire, d'ailleurs, c'est que ni la présence des bourreaux devant lesquels un mot, un geste, une réticence pouvaient être un crime, ni l'appareil épouvantable de la mort dont nous étions environnés, ne nous ont fait oublier nos obligations; mais qu'au contraire nous combattîmes avec chaleur, avec énergie et de toutes nos forces, tous les chefs d'accusation, et que nous plaidâmes pendant plus de trois heures… Il ne faut pas que les étrangers puissent croire que, dans les temps horribles où la Reine et Mme Élisabeth ont été assassinées, elles aient péri sans défense; ou, ce qui serait la même chose, pour ne pas dire plus affreux encore, que les Français qui furent chargés de les défendre n'aient pas senti toute l'importance de la mission qui leur était confiée.»
«… J'avais ainsi plaidé pendant près de deux heures, j'étais accablé de fatigue; la Reine eut la bonté de le remarquer et de me dire avec l'accent le plus touchant:
«Combien vous devez être fatigué, M. Chauveau-Lagarde: je suis bien sensible à toutes vos peines.»
«Ces mots qu'on entendit autour d'elle ne furent point perdus pour les bourreaux… La séance fut un instant suspendue avant que M. Tronçon-Ducoudray prît la parole. Je voulus en vain me rendre auprès de la Reine: un gendarme m'arrêta sous ses propres yeux. M. Tronçon-Ducoudray, ayant ensuite plaidé, fut arrêté de même en sa présence; et de ce moment, il ne nous fut plus permis de lui parler.»
Voilà ces temps, ces affreux temps que, de nos jours encore, certains écrivains, par une aberration de la folie ou du crime, osent excuser, que dis-je? justifier, glorifier, et si l'on en croyait leur langage, qu'on peut croire une misérable forfanterie, voudraient nous ramener!
Les défenseurs revirent la Reine de loin seulement lorsqu'ils entrèrent, toujours escortés par les gendarmes, pour le prononcé de l'arrêt. «Cet horrible arrêt, dit Chauveau-Lagarde, nous ne pûmes l'entendre sans en être consternés; la Reine seule l'écouta d'un air calme… Ce calme ne l'a point abandonnée jusqu'à ses derniers moments. Rentrée à la prison et avant de s'endormir dans la sécurité de sa conscience, du sommeil des justes, elle écrivit à Mme Élisabeth la lettre que la Providence vient de révéler au monde, et qui est un monument éternel de l'inébranlable fermeté d'âme ainsi que de l'inépuisable bonté de cœur qu'elle avait manifestée durant tout le cours du procès.»
Les deux courageux avocats, après avoir été fouillés et longuement interrogés sans qu'on trouvât rien à leur charge, furent laissés cependant dans la prison: «moins occupés de ce que nous allions devenir, dit la Notice historique, que de l'épouvantable issue de cet horrible procès. Quand on nous mit en liberté… la Reine n'existait plus.»
Sept mois après, Chauveau-Lagarde fut averti par un message de Mme Élisabeth, qu'il était choisi pour la défendre. C'était la veille même du jugement (9 mai 1794). Tout aussitôt, il courut à la prison, mais on ne lui permit pas de communiquer avec son auguste cliente. Fouquier-Tainville, par une exécrable perfidie, motiva le refus d'autorisation sur l'ajournement du procès qui ne devait pas avoir lieu de sitôt; et le lendemain matin, en entrant dans la salle des séances du tribunal, Chauveau-Lagarde avait la douleur d'apercevoir «Mme Élisabeth environnée d'une foule d'autres accusés, sur le haut des gradins où on l'avait placée tout exprès la première pour la mettre plus en évidence.»
L'acte d'accusation fut plus absurde et plus odieux, s'il était possible, que celui dirigé contre la Reine: on en jugera par ces deux griefs principaux: «La complicité dans la conspiration du Roi et de la Reine contre la nation. – Les secours donnés par elle (Madame) aux blessés du Champ-de-Mars qu'elle avait pansés de ses propres mains.»
«Accusation monstrueuse, dit éloquemment Chauveau-Lagarde, et bien digne de ces temps d'irréligion et d'immoralité où ce qui paraissait le plus criminel à ces pervers était précisément ce qu'il y a de plus sacré parmi les hommes.»
La princesse, en présence de ces assassins à gages affublés de la toge du juge, fut admirable de fermeté et ne montra pas moins de présence d'esprit que de dignité dans ses réponses. Bien que son défenseur n'eût pu conférer avec elle, et que le débat n'eût duré qu'un instant, Chauveau-Lagarde prit la parole et se montra à la hauteur de sa mission, en établissant d'abord que l'acte d'accusation n'avait aucune base sérieuse et que les faits allégués ne prouvaient rien autre chose que la bonté de cœur de Madame et l'héroïsme de son amitié.
«Après avoir développé ces premières idées (lisons-nous dans la Notice historique), je finis en disant: qu'au lieu d'une défense je n'aurais plus à présenter pour Mme Élisabeth que son apologie; mais que, dans l'impuissance où j'étais d'en trouver une qui fût digne d'elle, il ne me restait plus qu'une seule observation à faire, c'est que la princesse, qui avait été à la cour de France le plus parfait modèle de toutes les vertus, ne pouvait être l'ennemie des Français.»
À ces paroles prononcées avec l'énergique accent de la conviction, le président du Tribunal, Dumas, s'emporta jusqu'au délire de la fureur, en reprochant avec une brutalité sauvage et impie à l'avocat «de corrompre la morale publique en ayant l'audace de parler des vertus de l'accusée.» «Il fut aisé de s'apercevoir que Mme Élisabeth qui, jusqu'alors, était restée calme et comme insensible à ses propres dangers, fut émue de ceux auxquels je venais de m'exposer: et après avoir, comme la Reine, entendu sans s'émouvoir son arrêt de mort, comme la Reine, elle a consommé paisiblement le grand sacrifice de sa vie.»
Après l'audience, Dumas, toujours frénétique, proposa au tribunal de faire arrêter l'avocat. On ne l'osa pas encore cependant, parce qu'on voulait avoir l'air de laisser la liberté aux défenseurs tant qu'ils existaient, et ils ne furent supprimés que deux mois après «comme les fauteurs salariés de la tyrannie, dit le rapport à ce sujet, voués par état à la défense des ennemis du peuple.»
Bientôt après, 1er juillet, Chauveau-Lagarde, arrêté à la campagne, à vingt lieues de Paris, fut amené par des gendarmes à la prison de la Conciergerie. L'ordre d'arrestation portait «qu'il serait traduit sous trois jours au tribunal révolutionnaire pour y être jugé, attendu qu'il était temps que le défenseur de la Capet (sic) portât sa tête sur le même échafaud.»
Mais le prisonnier eut le bonheur d'être oublié dans cette foule de victimes que le tribunal immolait sans relâche: «Je ne réclamai point, dit-il, je gagnai du temps, et après quarante jours de captivité, je fus mis en liberté dix jours après la mort de Robespierre et de Payan qui m'avait fait arrêter.»
Libre, le courageux avocat reprit avec la même indépendance l'exercice de sa profession. En 1797, nous le voyons défendre, devant une commission militaire, l'abbé Brottier, accusé de conspiration royaliste. Sous l'Empire, à force de démarches et de persévérance, il obtient la grâce du lieutenant-colonel espagnol Darguines, que son éloquence n'avait pu faire absoudre. Sous la Restauration, à laquelle ses sympathies étaient acquises, un proscrit, le général Bonnaire, ne fit pas en vain appel à son dévouement; et ce fut grâce à Chauveau-Lagarde, sans doute, que la déportation, au lieu de la peine capitale, fut prononcée en présence des charges sérieuses qui pesaient sur l'accusé, «coupable au moins, dit M. Leroy, d'une grande faiblesse dans des circonstances graves, et que la prudence comme le sang-froid avaient abandonné.»
La noble indépendance de son caractère ne nuisit point à Chauveau-Lagarde parmi les esprits élevés de son parti. La duchesse d'Angoulême fit au défenseur de sa mère et de sa tante l'accueil le plus bienveillant et lui dit avec un accent ému: «Depuis longtemps je connais vos sentiments.»
Pourtant il semble que le gouvernement de la Restauration qui, parfois, avec les intentions les meilleures, circonvenu par l'intrigue ou la passion, se montrait trop avare de ses faveurs pour les vrais dévouements, ne reconnut point, autant qu'il eût dû, les services de Chauveau-Lagarde, et ce fut presque tardivement que celui-ci fut appelé à siéger à la Cour de cassation. Il reçut de plus la décoration de la Légion d'honneur et des titres de noblesse. L'illustre avocat, d'ailleurs, jouissait depuis longtemps de la plus belle des récompenses, l'estime universelle, méritée par une vie sans tache. Dirai-je aussi aux yeux de tous les gens de bien, cette gloire, cet incomparable honneur d'avoir pu défendre, au péril de sa vie, deux des plus augustes victimes de la Révolution. «Qu'y a-t-il, en effet, de plus admirable que cette princesse… qui, toujours reine, toujours mère, toujours épouse, toujours elle-même, a su finir, comme Louis XVI, par demander à Dieu la grâce de ses bourreaux… Quant à Mme Élisabeth de France, ne s'est-elle pas aussi, par son angélique résignation, élevée comme au-dessus de l'humanité même47?»