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Kitabı oku: «La Becquée», sayfa 5

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– Ah! par exemple, disait-elle, je veux que vous y veniez avant de passer à Chantepie, parce que, en sortant de chez votre belle-soeur, tout vous paraîtra un peu fade. Il faut avouer qu'il n'y a pas au monde une maîtresse de maison comparable à madame Leduc.

– Elle sait ce que cela lui coûte.

– Elle était née pour épouser un grand seigneur.

– Dites: le marquis de Carabas!

– Avec cela, elle fait beaucoup de bien.

– Oh! c'est une excellente femme.

Depuis l'échec du projet conjugal qui les avait unis, madame Leduc et son frère étaient retombés en bisbilles, et les discussions s'envenimaient entre eux. Elle le pinçait par la manche, au sortir de table, et l'entraînait: «Casimir, un mot, je te prie…» Elle lui emboîtait le pas lorsqu'il quittait le salon. Elle guignait sa présence au jardin. Lorsqu'elle le soupçonnait d'y fumer un cigare, elle jetait prestement une mantille sur ses épaules et trottait à sa rencontre.

Un jour, on les vit revenir ainsi, surpris par la pluie, sans cesser de se chamailler. Et pendant que madame Leduc frottait son pied sur les lames du décrottoir, on entendit grand-père Fantin secouer ses lourds talons sur les dalles de brique du corridor, et lancer un mot extraordinaire qui retentit comme un triple soufflet:

– Zut! zut! zut!

Madame Leduc ne pénétra point dans le corridor; elle courut aux écuries, sous l'averse, appelant son cocher. Ne l'ayant point trouvé, elle cria: «Cadoudal! Cadoudal!» comme on crie: «Au feu! au feu!» Point de Cadoudal.

Elle retroussait d'une main ses jupes et, de l'autre, assujettissait les doubles boudins de ses tempes, que le mouvement ébranlait. On l'aperçut de la cuisine, et l'on alla à elle avec un parapluie. On lui apprit que le cocher et Cadoudal assistaient à une réunion politique. Ils ne revinrent, d'ailleurs, qu'à la nuit, l'un et l'autre complètement ivres.

Madame Leduc annonça à grand'mère qu'elle venait d'essuyer les insultes de Casimir et qu'elle partirait sur l'heure et à pied. Mais, dans son emportement, elle révéla que Casimir avait acheté Gruteau, grâce à un emprunt de quarante mille francs, plus l'argent à lui confié par son fils. Grand'mère fut aux abois. Elle appela sur-le-champ Casimir. Il enfonçait les deux mains dans les poches à ouvertures horizontales de son pantalon; sa bouche formait un arc paisiblement suspendu à chacun de ses favoris. Il dit qu'il était content de son opération. Grand'mère avoua que son voyage avait pour unique but de l'empêcher: ce serait un désastre; Félicie en mourrait…

– Elle en mourra! répéta madame Leduc.

Casimir ne comprenait pas du tout pourquoi on lui cornait sans cesse aux oreilles ce «Félicie en mourra».

– Félicie, dit-il, est une timorée, qui aurait pu dix fois se payer Gruteau, si elle n'avait eu peur de risquer un écu. Il fallait procéder comme moi! Cela lui servira de leçon.

– Mon Dieu! mon Dieu! s'écriait grand'mère, et c'est fait? c'est signé?

– J'ai donné procuration ce matin. Je devais en finir pour résister aux obsessions de ma…

Madame Leduc agita sa main en abat-voix, comme sous les noisetiers de Courance. Mais grand-père Fantin continuait:

– Tu pourras dire à Félicie que, si je n'avais promptement immobilisé mes vingt mille francs, on me les arrachait du gousset pour les précipiter dans le gouffre de Chantepie…

Madame Leduc se dressa, toute blême:

– Le gouffre de Chantepie!..

Sa tête vacillait; ses yeux étaient hagards; elle fit le geste d'implorer le secours du ciel.

Il répéta l'expression, la commenta, en démontra la justesse. À Chantepie, tout était subordonné à l'ostentation. Envers et contre tous, on voulait tenir «son rang».

– Quel rang? Que sommes-nous? D'où sortons-nous? disait-il. Ton mari, ma chère, gagnait sa vie dans les farines. Notre papa vendait des pierres à moudre le blé. Nos ancêtres en cassaient, probablement, le long des routes, un petit loup de toile à garde-manger sur les paupières. Quand on n'a plus d'argent, on est fichu; il faut se jeter dans les affaires ou bien à l'eau!

– Casimir, disait grand'mère, songe un peu à qui tu parles.

Madame Leduc se redressa:

– Ah çà, dis donc! tu te plais à m'écraser là, comme une miette de pain sous le pied, parce que tu es à te goberger à la table de l'oncle Goislard! Mais j'ai les mêmes droits que toi à la succession de l'oncle Goislard!.. Et je te préviens que je ne les abandonnerai pas. Je suis mère de famille, entends-tu? et je n'abandonnerai pas mes droits!

– Tu me fais rire avec tes droits! Mais les tiens comme les miens se mesureront aux services rendus…

– C'est pour cela que tu accapares le bonhomme, avec la complicité de ta Bringuet qui m'a tout l'air d'une intrigante. Eh mais! eh mais! s'il me prenait fantaisie, à moi, de venir réclamer ma part de votre mission de dévouement?

Casimir arrondit les bras en mimant le transport de madame Leduc vers la chambre de l'oncle Goislard.

– À ton aise! ma chère, à ton aise! Il ne tient qu'à toi, dès ce soir, de présenter le pot au valétudinaire…

– Trêve d'obscénités! dit madame Leduc. On croirait, à vous écouter, que les seuls soins physiques soient dus aux pauvres moribonds. À la fin, ma charité se révolte! Et je suis curieuse de savoir qui osera s'opposer à ce que la parente vienne relever la salariée au chevet du vieillard et lui fournir la suprême consolation de paroles issues du coeur!

Grand-père Fantin toucha le bouton de la porte:

– Je vais prévenir que tu nous restes, ma bonne amie. Faut-il donner ton linge au blanchissage?

Ce fut notre départ, à grand'mère et à moi, qui fut décidé, d'abord parce que notre mission diplomatique avait échoué, ensuite, à cause des mauvaises nouvelles de la santé de Félicie. Ses douleurs névralgiques augmentaient; elle subissait de fréquentes crises; elle réclamait sa soeur pour surveiller la maison.

Nous montâmes, un dernier soir, sur le belvédère. On parlait peu, ou par petites phrases sourdes, comme les grondements espacés de l'horizon après l'orage. L'odeur des buis et de la terre se soulevait en fortes bouffées. Au-dessus des marronniers égrenant leurs feuilles d'or, la sombre masse du château aux tours pointues prenait un aspect fantastique dans le ciel. Un train passa, et madame Letermillé soupira:

– C'est le train de Paris.

M. Futaine, que l'on entendait ratisser dans l'ombre, s'approcha de nous, leva la tête, et, n'apercevant pas la silhouette de l'oncle Goislard, demanda si, par hasard, il ne serait point malade.

– Non pas! non pas! Mais la saison s'avance, et nous le mettons au lit de bonne heure pour lui tenir le teint frais.

Par-dessus le mur de séparation, les petites grenouilles des deux jardins destinés à s'unir croisaient leur chant mélancolique.

VI
LA PROPRIÉTAIRE

Et nous voilà sur la route de Courance. Nous n'étions pas fiers. Grand'mère roulait sous son chapeau de sombres pensées qui s'exprimaient tant bien que mal par de gros soupirs. Qu'allait-elle dire à Félicie? Par où commencerait-elle? Quand elle portait des messages tristes ou difficiles, sa coutume était de servir d'un coup tout le paquet, comme font souvent les êtres faibles. Mais il fallait tenir compte de l'état de Félicie et de la gravité particulière des nouvelles.

Je revois sa figure dans notre étroit compartiment de drap bleu. Elle avait un nez épais: celui de Philibert, un peu moins long, un peu plus charnu, des yeux soumis, un beau front, une figure régulière. Elle était mise avec la plus grande simplicité, car elle n'avait jamais d'argent, et taillait elle-même ses robes dans des pièces d'étoffe enroulées sur une planchette de bois, qu'une ou deux fois par an Félicie apportait de Beaumont et lui donnait en disant: «Tiens, voilà!» Sa peur était de perdre nos billets de chemin de fer qu'elle tenait contre la paume de la main, et surveillait toutes les cinq minutes par l'ouverture de son gant de fil noir.

Et ses yeux malheureux se relevaient vers la portière, un peu pareils par l'hébétement à ces pauvres beaux yeux des bêtes qu'on aperçoit dans les trains de marchandises. Enfin, quand nous fûmes sur le point d'arriver, elle pencha la tête au dehors, reconnut la voiture et me dit:

– Si, par hasard, tante Félicie était venue au-devant de nous, il ne s'agirait pas de faire le petit bavard. Tu diras que tu t'es bien amusé, et ça suffit.

Fridolin, seul, était là avec le break et une quantité de châles. Il nous avertit que madame n'avait pas voulu laisser sortir la calèche, crainte de verser, à la nuit, dans le chemin de Gruteau, où l'on passe à gué la rivière.

– Mais comment va-t-elle? demanda grand'mère.

Il fut long à répondre, comme toujours, et, après une forte aspiration:

– Ce n'est point à moi de dire qu'elle va ou qu'elle ne va pas; mais M. Léveillé a été demandé l'autre jour en consultation, et il a fait acheter chez le pharmacien de quoi monter une ambulance!

– Et on ne sait pas ce qu'elle a?

Il prépara encore sa réponse:

– Ça la prend et ça la quitte. Celui-là qui en dira plus long est plus savant que moi.

La nuit tomba, un peu avant Gruteau, comme l'avait prévu Félicie! Fridolin descendit pour allumer les lanternes. On vit un instant son visage rasé, entre de courts favoris gris, tout seul illuminé au milieu de l'ombre, et vite auréolé de bestioles volantes, tandis qu'on entendait le bruit de l'eau et de la roue du moulin. La jument hésita au contact du sol humide; Fridolin jura: alors elle frappa de ses quatre fers l'eau courante qui nous entoura en jaillissant assez haut.

– Gare à toi! dit grand'mère, ne te penche pas!

Un sifflement de courroies sur des poulies qui ronflent; le grand battement des palettes garnies d'une herbe de velours; un bruit de sabots rythmant la marche d'un homme chargé qui passe sur de longues planches flexibles; par une fenêtre éclairée, la vue d'un X en lanières de cuir, dont les jambages courent éperdument en sens inverse: ainsi nous apparut le moulin de Gruteau.

La jument s'ébroua au sortir de l'eau; Fridolin offrit à la brèche de sa dent une prise d'air puissante et prononça:

– S'il y a quelqu'un d'infaillible, il peut me jeter la pierre, mais on ne m'empêchera point de dire mon idée: c'est que voilà un bon dieu de bâtiment qui fera passer plus d'une nuit blanche à madame.

Si grand'mère eût été perspicace, elle se fût épargné de se mettre l'esprit à la torture afin de découvrir pour sa soeur des formules adoucissantes. Félicie connaissait l'achat de Gruteau. De telles opérations ne demeurent pas vingt-quatre heures ignorées dans un petit pays. C'est à cette nouvelle qu'elle devait la recrudescence de sa maladie nerveuse.

Nous la trouvâmes plutôt alerte qu'affaissée. Elle avait, dans son oeil bleu, cette lumière qu'on voyait poindre chaque fois qu'il était possible de constater la justesse de ses prévisions. À peine eut-elle embrassé sa soeur, qu'elle se planta devant elle:

– Qu'est-ce que je t'avais dit?

Elle en savait plus que nous. Ce fut elle qui apprit à grand'mère le nom des bailleurs de fonds: des gens du pays; de tout petits capitalistes, des paysans, qui avaient escompté plutôt la solidarité morale des Planté que la succession Goislard sur laquelle Casimir établissait son crédit. Pidoux y était de deux mille francs. Elle voulait le mettre à la porte; sans Valentine, elle l'eût déjà exécuté. Par bonheur, elle ignorait l'emploi du legs de Philibert. On se garda de la renseigner.

– Quant à Casimir, dit-elle, qu'il ne s'avise pas de remettre les pieds ici!

Mesdemoiselles Victoire et Adélaïde ne soufflaient mot; mais elles participaient toujours aux ennuis de chacun, très sincèrement. Elles tournaient sur les talons, allaient, venaient, touchaient à tout, croyaient se rendre utiles, incapables en réalité de faire quoi que ce fût. On trouva Valentine engraissée. Elle nous dit:

– Tous mes corsages ont craqué.

La maison neuve était fermée, bien entendu, et l'on avait repris l'existence modeste dans la salle commune du vieux pavillon, dit Pavillon pointu, à cause de son toit à pignon. Il était crépi à la chaux et orné, à la manière rustique, de lierre, de vignes vierges, et d'un bouquet de chèvrefeuille fort pesant dans la belle saison, qui arrachait les crampons, fatiguait la muraille et donnait des inquiétudes.

Cette salle, au parquet de bois blanc, contenait un mobilier d'ancien utrecht jaune. Une pendule en zinc doré portait un beau Cupidon adolescent, le carquois riche et l'arc tendu. Les mouches, durant cinquante ans d'ébats, avaient criblé le plafond de taches de rousseur. Un panneau était mangé par d'immenses placards. Une console de marbre noir, à cariatides nubiennes, servait quelquefois de marchepied pour atteindre une étagère-bibliothèque où l'on puisait rarement. Une porte-fenêtre donnait sur le jardin, une porte dérobée menait au corridor.

Il y avait aussi un piano que l'on n'ouvrait plus, parce que c'était ma mère qui l'avait touché la dernière.

Et, sur le guéridon de Félicie, se trouvait depuis quelque temps une boîte plate, de forme oblongue, contenant de fines balances à quinine, avec des poids en minces lames de cuivre carrées. Plusieurs fois par jour, elle pesait la farine amère en faisant la grimace, et, à l'aide d'un couteau d'argent, la déposait sur un disque de pain à chanter qu'elle mouillait dans une cuiller et pliait adroitement en forme de petite omelette. Outre ses névralgies, elle souffrait de maux de coeur fréquents, et voulait tenir à sa portée un verre d'eau, du sucre, et de l'eau de mélisse des Carmes.

La première fois que Félicie fit allusion, devant moi, aux affaires intimes de Philibert, ce fut en pesant sa quinine. Quinze jours durant, une sourde tempête avait secoué les bonnets de ces dames et m'avait relégué dans le corridor. Un seul bruit m'en était parvenu: à savoir qu'une «révolution» s'accomplissait encore quelque part. Félicie crut devoir m'annoncer:

– Il faut te dire, mon enfant, que ton oncle Philibert s'est marié, le 15 de ce mois, à Paris.

– Alors, je vais bientôt voir ma petite cousine?

Félicie laissa tomber son couteau d'argent, qui renversa les plateaux et fit vibrer les lamelles de cuivre. Elle regarda grand'mère:

– Ah çà! dit-elle, tu avais donc parlé au petit? En vérité, il n'y a plus d'enfants!

Grand'mère dit:

– On ne leur apprend rien.

Depuis lors, une association d'idées s'établit, dans l'esprit de Félicie, entre cette pesée de quinine et le mariage de Philibert. L'habitude en gagna les uns et les autres; et il arrivait fréquemment qu'en voyant les plateaux balancer au bout de leurs trois fils de soie, quelqu'un dit: «À propos, tu sais, quand Philibert viendra, à Pâques…»

Avant l'année présente, où les événements avaient tout bouleversé, l'usage était que Philibert vînt à Pâques. Il fallait prévoir qu'il se rétablirait, et chacun était anxieux de savoir ce que Félicie déciderait au sujet de la nouvelle famille. Mesdemoiselles Victoire et Adélaïde passaient pour très pitoyables; grand'mère n'était que dévouement; on ne doutait pas que l'oncle Planté adoptât le parti que choisirait sa femme. C'est ce parti que tous ignoraient.

Pour le pressentir, on tâtait M. Laballue, qui venait dîner le mercredi. Mais il répondait simplement: «Vous verrez que tout s'arrangera pour le mieux.»

Et ces dames me conseillaient en cachette: «Quand tu te promènes avec tante Félicie, parle-lui donc de ta petite cousine.»

Moi seul, en effet, n'avais pas peur de Félicie, parce que les enfants pénètrent très bien le coeur secret. Peut-être leur instinct les porte-t-il aussi à aimer les forts. Et Félicie était la tête qui dirigeait et protégeait tout le monde. Mais, parce que j'étais plus souvent que les autres avec elle, je savais mieux aussi ses ennuis, et j'évitais de lui être désagréable.

Elle n'interrompait pas ses tournées quotidiennes, malgré sa mauvaise santé. À l'été de la Saint-Martin, elle prenait encore son chapeau de paille monumental, la canne de Sucre-d'Orge et un foulard pour me garantir le cou au retour, et nous partions tous les deux, accompagnés ordinairement jusqu'à la petite porte jaune, ou bien jusqu'à la grille, par ces demoiselles et par grand'mère, toutes paresseuses des jambes, et qui agitaient longtemps la main, en signe d'adieu.

On boudait encore Pidoux pour avoir confié ses économies à Casimir, et, quand nous passions sous les noyers gaulés, les filles du métayer, occupées à ramasser les dernières noix poisseuses, se retournaient derrière Félicie et lui adressaient des pieds de nez. Un jour, elle s'en aperçut, fut dans une grande colère, brandit sa canne en criant:

– Vilaine engeance! vilaine engeance!

D'un coup, toute la marmaille s'enfuit, s'empêtra, s'aplatit pêle-mêle, les galoches en l'air, et hurlant comme si on l'eût saignée.

– Allons-nous-en! dit Félicie; elles diront à leur père que je les ai battues. Tu vois, mon enfant, quel avantage il y a à entretenir de la tête aux pieds une Pidoux à la maison!

Toutes les soeurs de Valentine étaient jalouses, et Pidoux mécontent qu'on ne lui eût adopté qu'une fille.

Le vent s'élevait à mesure que nous quittions le bas de la vallée. Quand nous atteignîmes la route de corail, Félicie fut obligée de marcher en tournant la tête de côté, afin de ne présenter à la brise que le flanc de son chapeau qui s'emplissait, se soulevait et l'étranglait avec les brides. À notre halte habituelle, sous les sapins d'Épinay, elle s'assit à l'abri d'un tronc énorme.

– Ce sont de fameux arbres, dit-elle. C'est le grand-père Gillot qui les a plantés. Souviens-toi de cela plus tard.

Tout à coup, je la vis se relever:

– Mon petit, regarde là-bas, toi qui vois bien. Est-ce que ce n'est pas encore la mère Fluteau qui sort du taillis avec ses chèvres? Je parie que depuis le petit jour, elle est en train de manger mon bois!

Et la voilà courant, brandissant sa canne et proférant des malédictions contre la mère Fluteau. Le vent s'engouffre dans la capote du chapeau qu'elle retient comme elle peut; sa robe se retrousse à mi-jambe; elle marche de biais; elle marche à reculons, mais elle avance quand même, dans l'espoir de tomber sur la bonne femme aux chèvres avant qu'elle ait eu le temps de rallier son troupeau.

Cependant, la vieille, qui a reconnu de loin le chapeau, pousse ses trois chèvres au beau milieu de la route communale, en tricotant pacifiquement un bas de laine.

– Ah! je vous y prends encore une fois, vous, la Fluteau! Mais je vous réponds bien que c'est la dernière, et je vous mène carrément devant le juge de paix!

– Hé là!.. ma chère dame Planté, vous voilà-t-il dans un état, à cette heure! Vous me prenez, que vous dites?.. À quoi donc que vous me prenez?

– Oh! ce n'est pas la peine de chercher à faire la maligne. Vos chèvres sortent du taillis: je les ai vues, de mes yeux vues!

– Hé là!.. mon bon Jésus! Faut-il bien se tourner les sangs pour des affaires qui ne sont point! Regardez-les, mes chèvres; elles broutillent l'herbe du bon Dieu qui est à tout le monde, sur la route. Et regardez-le, votre bois: est-il pas encore là votre bois? on l'a-t-il mangé, votre bois?

– Taisez-vous! je vous dis que vos chèvres sortent du taillis, je les ai vues.

– Vous les avez vues! Ah bien! en voilà une chose qui est trompeuse, la vue, par exemple! il n'y en a pas de plus trompeuse. Tenez, que je vous dise, ma'me Planté: pas plus tard que l'autre soir, est-ce que je ne crois pas voir mon homme monté dans le noyer, tout ras le mur de votre château? Et que je m'écrie: «Veux-tu bien descendre, sacré Fluteau! Attends un peu que je te dénonce à la gendarmerie pour voler les noix de ma'me Planté!»

– Comment! Fluteau me vole mes…

– Attendez donc! que vous êtes donc pressée! Voilà-t-il pas que j'entends une voix de vipère qui me siffle du haut de votre noyer: «Tire-toi, la vieille, et plus vite que ça, ou je te tombe dessus!» Et savez-vous qui c'était, ma'me Planté, voulez-vous que je vous dise qui c'est qui était dans votre noyer?

– Mais certainement.

– Je vous le dirai bien! mais donnant, donnant. Si je vous le dis, vous me laisserez tranquille avec mes chèvres…

– Mais allez donc! allez donc!

– Eh bien, c'était le gars à ma'me François, la servante à M. le curé de la Ville-aux-Dames. Faut point ébruiter ça, ma'me Planté, ça ferait peut-être du tort à la religion. Mais c'est un mauvais sujet, et qui causera plus de dommage que de bien en faisant comme ça la navette de chez M. le curé chez votre vieille tante Gillot…

– Comment! la navette?.. comment! la tante Gillot?..

– Oh! ma'me Planté veut me faire jaser! Vous ne seriez pas la seule à ne pas savoir que mam'selle Gillot donne tout ce qu'elle a à monsieur le curé de la Ville-aux-Dames: meubles, linge, vaisselle, bois de chauffage, et tout le fourniment… Je ne parle pas de ses perdreaux, parce que ça, c'est des bêtises, mais ils font tout de même de jolis rôtis à la table de monsieur le curé… Je sais bien que tout ça, c'est en vue de son salut, comme on dit, à cette chère demoiselle. Après ça, me voilà, moi, que je cause, et que je cause… mais je ne garantis rien, non, ma'me Planté, je ne garantis rien.

– C'est bon! dit Félicie.

En rentrant à la maison, elle fut saisie par ses douleurs; elle se tordait sur le canapé d'utrecht, et la chair de ses joues prenait le ton de la paille. Elle voulait aller elle-même chez la tante Gillot, où personne n'avait pénétré depuis des années. Mais elle ne trouva point de répit. Le lendemain, qui était un dimanche, elle sortit, tout habillée pour la messe, tandis que Fridolin attelait la calèche. On l'attendit longtemps. Le vent amena le son des cloches de Beaumont et de la Ville-aux-Dames, avant qu'elle fût rentrée.

Quand elle parut à la petite porte de la cour, sa figure était bouleversée. Elle monta rapidement dans la voiture où nous étions installés et se pencha à la portière:

– Allez, et ne nous faites pas verser.

Puis elle se préoccupa; elle demanda à sa soeur:

– As-tu bien recommandé à ces demoiselles de ne pas ouvrir la bouche au curé ni à madame François?

– Oui, oui; ne te fais donc pas tant de mauvais sang!

Mesdemoiselles Victoire et Adélaïde, par une vieille habitude de modestie, allaient à la messe en carriole, à la Ville-aux-Dames, tandis qu'on nous menait en calèche au chef-lieu de canton.

– Sais-tu ce que j'ai vu chez la tante Gillot?

Grand'mère ouvrit ses yeux peureux et cependant toujours résignés d'avance.

– J'y ai vu le désert!.. On lui a tout pris; on l'a rongée jusqu'à l'os; il lui reste un bois de lit et la paillasse.

– Mon Dieu! mais c'est abominable!

– Oh! nous allons avoir tantôt une jolie scène avec le curé!

– Avec le curé!.. Félicie, tu n'y penses pas!

– J'y pense si bien que je fais faire un crochet à la voiture sur la Ville-aux-Dames, aussitôt après la messe de Beaumont. Non, non, je n'entends pas qu'on nous tonde la laine sur le dos; j'en aurai le coeur net; je saurai ce qui s'est passé.

Au carrefour, en face du bureau de tabac, la voiture fendit l'agglomération des paysans en blouse bleue. Ils se rangeaient sans se presser, n'ouvrant leur masse compacte que sous les pieds du cheval, et portaient la main au chapeau en dardant sur nous de petits yeux vifs.

Félicie et grand'mère adressaient des bonjours à droite et à gauche lorsqu'elles apercevaient quelque personne de connaissance: une dame endimanchée, avec sa fille, qui se faufilaient à travers la foule, s'escrimant à mettre un dernier doigt de gant, la main encombrée du paroissien à tranche d'or; des fournisseurs sur le pas de leur porte; des fermières assises entre leurs paniers d'oeufs frais et de légumes; ou des messieurs avec qui l'on était mal, et qui saluaient cependant ces dames, d'un geste sec. Et c'étaient des tours de hanches, des inclinaisons d'échine et des oeillades tantôt révérencieuses et tantôt familières, renouvelés à la même heure, au même endroit, cinquante-deux fois l'an. Et tout le temps de la messe, d'ailleurs interminable, on échangeait des signes de tête, mesurés et gradués selon la chaleur des relations.

Ce jour-là, après l'office, nous vîmes pour la première fois la créole. Elle passa, en charrette anglaise, à côté d'une longue dame blonde qui conduisait elle-même.

Madame Pergeline la montra à grand'mère en disant:

– La voilà!

– Qui donc?

– Ah! si votre gendre était là!..

– Mon gendre?..

– Je veux dire que M. Nadaud, qui aime la société distinguée, n'aurait pas manqué de lui tirer son coup de chapeau…

Félicie pinça les lèvres en regardant s'éloigner la charrette anglaise, et elle dit:

– On se demande où ces gens-là vont chercher de l'argent pour payer des toilettes aussi ébouriffantes.

– Pour la blonde, dit madame Pergeline, ce sont des gens qui remuent l'or à la pelle. Mais on prétend que celui qui épousera la créole la prendra nue comme le revers de la main.

Et nous remontâmes en voiture pour aller souhaiter le bonjour à mon père, toujours très occupé le dimanche. Je traversais la salle des clercs bondée de paysans, et j'entrais sans frapper. Mon père se tenait souvent debout, consultant son «répertoire», le porte-plume à l'oreille, et j'attendais qu'il prît garde à moi; quelquefois il était appliqué à former le mot secret qui ouvrait la caisse, et il tournait de petits disques de cuivre à alphabet circulaire. Il m'embrassait et me disait: «Bonjour, gamin!» et: «À demain soir!..» Car il venait à Courance à jours fixes. Je m'en retournais à la voiture où Félicie, qui s'impatientait vite, me disait régulièrement: «Allons, monsieur le lambin, j'ai cru que tu n'en finirais pas.»

Aujourd'hui, elle avait la fièvre: elle préparait à l'abbé Fombonne «un plat de sa façon».

On pénétrait chez le curé de la Ville-aux-Dames par le jardin. Un long fil de fer agitait la sonnette à portée de l'oreille de madame François; un autre fil touché par elle, de la cuisine, lui permettait d'ouvrir sans se déranger. À peine avait-on mis le pied dans le potager du presbytère, que l'on apercevait de loin, sous un auvent orné de bois découpé, madame François, une main en abat-jour sur ses lunettes bleues, l'autre relevant un tablier d'une blancheur dominicale.

Comme on observe, en province, le moindre manquement aux habitudes, Félicie fit remarquer:

– Madame François n'est pas sous l'auvent…

La porte du salon se trouvant entre-bâillée, nous vîmes mesdemoiselles Victoire et Adélaïde, assises côte à côte sous une lithographie de Notre-Dame de Lourdes. Elles venaient le dimanche se reposer là, en attendant que Pidoux, qui les conduisait, eût terminé ses affaires. À notre entrée, elles prirent une mine si étrange que Félicie ne put s'empêcher de leur demander:

– Qu'est-ce qu'il y a?

– Mais, rien du tout, Félicie, rien du tout.

– Je suis sûre que vous avez parlé à madame François!

– Parlé? mais de quoi donc, Félicie? Je te jure…

– Ta, ta, ta! vous l'avez avertie des histoires de la mère Fluteau!

Et Félicie frappa du poing sur un guéridon où un jeu de cartes était posé. Les petits rectangles au dos bleu gras volèrent par la pièce.

Ces demoiselles eurent peur; elles se ratatinèrent sur le canapé.

– Écoute, Félicie, dit mademoiselle Adélaïde, c'est vrai; nous l'avons avertie parce que nous avons eu pitié d'elle…

– Ce n'est pas vrai! – s'écria Félicie, accoutumée aux détours qui précèdent la vérité. – Je vais vous dire, moi, comment cela s'est passé: c'est elle qui, en voyant vos têtes de l'autre monde, vous a tiré les vers du nez!

– C'est vrai! c'est vrai! firent-elles, allégées, heureuses, au fond, de n'avoir plus rien à dissimuler.

Mais elles s'aplatirent de nouveau, à l'entrée de madame François.

L'accusée arrivait à pas de loup, chaussée de ces bottines de drap mat, à la semelle souple comme la plante d'un pied nu, et qui semblent faire corps avec les vieilles personnes pieuses. Elle referma aussitôt la porte sur elle en éteignant le bruit. Et, pour la première fois, on lui vit ôter ses lunettes bleues. Ses yeux délicats étaient tout roses. Elle croisa les mains sur sa bavette, soigneusement épinglée, dans une attitude empruntée aux images de dévotion; et elle s'inclina, comme à l'église. Elle releva les yeux sur Félicie, tout droit. Elle était si propre que, dès le premier aspect, on se défendait de lui imputer une mauvaise action.

– Me voilà, madame Planté, dit-elle. Voyons donc, il faut tâcher de nous expliquer toutes les deux pendant que monsieur le curé mange sa côtelette… Alors, c'est à cause de mademoiselle Gillot que vous êtes fâchée comme ça? Mais, ma chère dame, elle nous a donné tout de la main à la main: il n'y a personne pour m'opposer un démenti.

– C'est ce qui vous trompe! Moi, je soutiens que vous lui avez tout extorqué morceau par morceau. Mademoiselle Gillot n'a jamais été prodigue de son bien.

– Pardi! madame Planté, vous n'êtes point sans savoir, aussi bien que moi, que qui ne demande rien n'a rien… C'est-il pas les impies et les francs-maçons qui vont venir nous apporter de quoi entretenir l'église? Eh! mon bon Jésus, si je n'allais pas quêter chez l'un chez l'autre, il y aurait bien des chances pour que le bon Dieu et ses saints aillent, comme on dit, sauf votre respect, le derrière tout nu! Voyons, madame Planté, faut être raisonnable. Voilà trente ans bientôt que je sers chez ces Messieurs; vous m'en croirez si vous voulez, c'est la première fois qu'on me fait reproche d'avoir enrichi l'église du bon Dieu. Défunt ce pauvre monsieur le curé de Chaumussay me l'a dit de sa bouche en rendant son dernier soupir: «Madame François, qu'il m'a dit, je ne sais pas comment vous avez fait votre compte; mais, depuis que vous êtes entrée au presbytère, je n'ai jamais manqué de rien, et j'ai toujours dîné comme un archevêque. Notre-Seigneur vous en donnera la récompense.» Voilà comme il a parlé, monsieur le curé de Chaumussay…

– Il ne s'agit pas du curé de Chaumussay; il s'agit d'une vieille femme que vous avez dévalisée!

– Si on peut dire! madame Planté! C'est-il bien vous que j'entends me parler comme ça! Mais, je lui aurais corné aux oreilles, à votre vieille tante, que je ne voulais point de ses frusques, elle nous les aurait envoyées par le messager! Voilà ce qu'elle aurait fait, madame Planté! Autrement, elle se serait crue damnée pour son éternité.

– Qu'est-ce que vous me chantez là? C'est vous qui lui avez mis ces idées-là dans la tête!

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
01 ağustos 2017
Hacim:
200 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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