Kitabı oku: «La Becquée», sayfa 6
– Moi! ma bonne chère dame, moi! mais je ne suis rien de rien qu'une malheureuse servante; je n'ai seulement point appris à lire et à écrire: comment donc que j'aurais pu convertir mademoiselle Gillot, qui est d'une famille riche, à des idées qu'elle n'avait pas?.. Voyez-vous bien, madame Planté, les paroles de défunt monsieur le curé de Chaumussay sont là: «Madame François, Notre-Seigneur vous en donnera la récompense.» Voilà des paroles. Eh bien! pourquoi c'est-il qu'il a dit ça, monsieur le curé de Chaumussay? C'est parce que le bon Dieu lui a soufflé au moment de mourir: «Madame François t'a donné tout ce qu'elle avait, oui, tout. Elle avait trois mille francs d'économies, et bien placés, en bons billets, à cinq du cent: elle les a mis dans ton ménage.» Oui, madame, c'est comme si je l'avais entendu qui lui soufflait ça! Un peu plus, et ce pauvre monsieur le curé n'aurait jamais rien su de ce que j'avais fait pour lui; non! si ça n'avait pas été le bon Dieu qui est toujours là à fureter dans les coins pour savoir ce qui s'y passe, il serait mort sans m'en avoir seulement dit merci!.. Faut point vous tourmenter, madame Planté: s'il y a une récompense pour moi qui ai mis mes trois mille francs dans l'Église, il y en aura une pour mademoiselle Gillot. Mais je vous demande bien pardon, voilà monsieur le curé qui tape sur son verre…
Elle tourna sur les talons et disparut. Félicie demeura abasourdie.
Mais grand'mère et ces demoiselles avaient été touchées du premier coup par l'accent de vérité qui marquait le discours de madame François:
– Tu vois, c'est une brave femme.
– Comment! une brave femme? s'écria Félicie; mais vous avez donc perdu le sens commun? Une femme qui s'en va flibuster le bien d'autrui pour faire manger des côtelettes à son curé! Et vous trouvez cela superbe, vous? Est-ce que Notre-Seigneur mangeait des côtelettes, lui? Est-ce qu'il est mort en remerciant sa bonne de l'avoir fait dîner comme un archevêque, lui? Mais, répondez-moi donc! Mais vous ne voyez donc pas qu'elle vous fait tourner en bourriques, vous comme les autres, avec ses paroles du curé de Chaumussay? Je voudrais vous y voir, à défendre votre bien, vous autres! Ah! vous avez de la chance de n'avoir pas le sou!..
Grand'mère et ces demoiselles restaient muettes: on ne répliquait jamais à Félicie. Elle allait et venait à grands pas dans le salon du presbytère. Devant chaque siège, il y avait un tapis de la largeur d'une assiette, composé de petits hexagones de draps multicolores. Elle les déplaçait, et grâce à son goût de l'ordre, les replaçait à mesure, du bout du pied, malgré son emportement.
Soudain, elle s'arrêta devant un bureau d'acajou orné de cuivres opulents. Elle rappelait le chien en arrêt. Elle bondit et toucha le meuble si brusquement qu'une des six tasses à café qu'il portait tomba et se brisa. On sursauta; mais Félicie criait:
– Le bureau du grand-père Gillot!
– Félicie, voyons, Félicie! je t'en supplie, ne fais pas de scandale!
– Mais le voilà, le scandale, le voilà! Je vous dis que c'est le bureau du grand-père Gillot! Vous le connaissez bien. Vous n'avez donc plus de sang dans les veines? On vous vole votre mobilier, et vous êtes là, à vous regarder comme des chiens de faïence!
Ces demoiselles n'avaient jamais eu de mobilier. Grand'mère avait vu vendre le sien quatre fois. L'indignation de Félicie ne les gagnait point.
– Mais, hasarda grand'mère, madame François t'a expliqué…
– Il n'y a pas d'explications devant ça! On vous fait avaler tout ce qu'on veut avec des explications, mais devant une pièce à conviction ce n'est plus possible. On nous a volés. Qu'on aille me chercher Pidoux: il va me remporter ce meuble-là, tout de suite, dans sa carriole, chez mademoiselle Gillot.
Et elle touchait de nouveau le bureau de famille; elle en maniait et faisait claquer toutes les poignées de cuivre; elle se cognait les doigts contre sa propriété.
– Vous ne voulez pas aller me chercher Pidoux? Moi, j'y vais.
Elle se précipita vers la porte. Mais elle n'eut pas la peine de l'ouvrir: monsieur le curé entrait.
On vit, dans le jour clair du corridor, sa grosse bedaine, où des miettes de pain étaient encore attenantes; il y en avait un chapelet aux grains blonds dans un des plis de la ceinture remontée jusque sur l'estomac. Tout rayonnait en lui: sa bonne face rouge et réjouie, son large nez gras, ses yeux d'enfant.
Il ouvrit les deux mains de chaque côté du corps, de ce geste accueillant et tendre qu'on prête au bon pasteur. Son regard contenait la plénitude du bonheur et de la bonté. Il souriait comme une mère qui va embrasser ses enfants. Ses cheveux blancs lui dessinaient une espèce d'auréole. Pour tous les gens qui étaient là, assurément, il était Dieu lui-même.
– Madame Planté! – prononça-t-il de sa voix grasse, – madame Planté est chez moi avec toute sa chère famille! Et on ne m'avertit pas! Je mettrai un de ces jours ma gouvernante à la porte, – dit-il, en riant de tout son coeur, – car, à supposer que notre saint-père le pape s'avise de venir me faire visite, elle ne me préviendrait pas pendant mon déjeuner!
Le flot de sa bonhomie coulait. Sous une pareille fraîcheur, quelle colère ne se fût amollie? Félicie, surprise et dépitée, se taisait. Elle ne savait plus que penser ni que dire vis-à-vis de cette puissance presque mystérieuse.
– Me ferez-vous l'honneur de demeurer un petit instant? ajouta-t-il. Vous n'avez pas déjeuné, sans doute, mesdames? Accepteriez-vous un biscuit trempé dans un doigt de vin?
Il allait de l'une à l'autre, innocent jusqu'à l'évidence; il portait l'odeur de la campagne et de la santé physique; il répandait aussi le parfum de l'espoir céleste. Une heure ne s'était pas écoulée depuis qu'il avait quitté les habits sacerdotaux. Il fit partir, d'une chiquenaude, la blonde guirlande des petites miettes de pain fixée à la ceinture, enfonça sous l'écharpe de soie ses gros doigts ronds, et se carra au milieu de ces femmes émues.
Mesdemoiselles Victoire et Adélaïde toussaient, caquetaient, disaient des paroles sans suite, dans l'intention de couvrir on ne savait quel mot menaçant. Félicie n'allait-elle pas éclater? Qu'allait-il advenir? Et c'étaient elles et grand'mère, habituellement silencieuses, qui faisaient le plus de bruit.
Le curé leur montra la lithographie de Notre-Dame de Lourdes: un cadeau que venait de lui adresser une de ses paroissiennes. Il toucha un relief en stuc de Saint-Pierre de Rome: un don de madame la comtesse de la Frelandière. Il remarqua la tasse brisée, dont les morceaux gisaient sur le sol.
– Qui est-ce qui a fait ça? s'écria-t-il. Madame François aura encore laissé entrer Minet. Il est impossible de rien conserver, ma parole d'honneur! Ou vous brise tout jusque dans la main: c'est une dérision…
– Ne vous fâchez pas, monsieur le curé, dit Félicie; c'est moi qui l'ai cassée, tout à l'heure, en portant la main sur ce bureau… Je suis bien maladroite.
Le curé s'excusa. En ce cas, ce n'était rien du tout, une bagatelle. Cependant, il considérait du coin de l'oeil les ruines de la tasse à café:
– Ce service, – dit-il, en baissant la voix, – me vient, vous ne le croiriez pas, mesdames, d'une famille étrangère et, qui pis est, hérétique! Oui, mesdames, – ajouta-t-il en faisant de gros yeux, – ceci est un présent des richissimes protestants de Beaumont que l'on nomme les Pope. J'ai été très sensible à cette attention d'une famille infidèle. Qui sait? c'est peut-être le premier pas de la brebis égarée vers le bercail.
– Je suis d'autant plus aux regrets, dit Félicie.
– J'ai placé ce magnifique service, – continua le curé avec une ineffable candeur et une intention flatteuse, – sur le plus beau meuble qui me vienne de mademoiselle Gillot, votre respectable tante; c'est un parent à vous! dit-il en riant et tapotant le ventre du bureau.
Tout le monde trembla. Félicie raviva un instant la flamme de ses yeux colères.
– Je trouve, dit-elle, que ma tante Gillot pousse la générosité…
À cent lieues de soupçonner un reproche, le curé l'interrompit:
– Mademoiselle Gillot est une sainte, dit-il; elle fait pour l'Église ce qu'elle peut… Dieu lui en saura gré.
Ce fut dit si simplement et d'une figure si garantie de toute arrière-pensée, que les plus farouches eussent été désarmés. En vérité, si Félicie lui eût exprimé ses reproches, il n'eût pas compris. Il n'y avait plus qu'à s'en aller.
Le bon curé, le sang au visage, s'exténuait à ramasser les parcelles de la tasse brisée.
– Allons! – dit Félicie en lui tendant la main, – monsieur le curé, je vois bien qu'il faudra que je répare ma maladresse en vous priant d'accepter un service complet.
Ces demoiselles ne continrent pas leur joie. Elles faillirent embrasser Félicie qui avalait son dépit et leur disait:
– Ah çà! mais qu'avez-vous?
Madame François se montra à propos pour reconduire ces dames. Elle glissa dans l'oreille de Félicie:
– Vous voyez bien, madame Planté, il ne s'agit que de s'entendre.
Félicie se tapit au fond de la calèche et ne dit rien le long de la route. De temps en temps elle penchait à la portière sa tête diaphane et ses yeux de poule pourchassée, afin de surveiller la carriole, parce que Pidoux était ivre.
Grand'mère, qui récitait son chapelet, s'interrompait pour supplier sa soeur:
– Mais ne te tourmente donc pas tant!
VII
LES FEUILLETS DU CALENDRIER
Cette défaite fut extrêmement pénible à Félicie. Son amour-propre déjà blessé par l'affaire de Gruteau, qui n'en était qu'à ses débuts, se trouva tout à vif pour endurer la nouvelle épreuve. Elle en exagéra l'importance. Elle ne voyait que ruse et spoliation du haut en bas de l'échelle sociale. Dans l'intervalle de ses crises de nerfs, elle se mit à vérifier de vieux comptes. Elle se rappelait tout à coup telle et telle circonstance où l'on avait dû la voler; elle convoqua à plusieurs reprises ses métayers. Ensemble ils exerçaient leur mémoire et exhumaient d'anciens cours de marchés, en regardant en l'air, les yeux vers les taches de rousseur du plafond. Le pire était que l'incident de la Ville-aux-Dames troublait sa foi qui, sans être vive, lui laissait l'espoir d'occuper là-haut, avec l'indulgence de Dieu, un petit coin, – oh! de moindre importance que Courance, probablement, elle n'était pas exigeante, – mais qui serait bien à elle et qu'elle administrerait de façon à édifier le souverain maître… Et, moins elle était certaine de la vie future, plus elle se cramponnait à la présente qu'elle sentait lui échapper par la maladie.
Elle m'enseignait le respect de la terre et l'amour de tout objet qui contribuait à donner à Courance sa physionomie. Elle m'inculquait les vertus conservatrices:
– Mon petit, méfie-toi des idées nouvelles: des fariboles!
Et je me trouvais mal à l'aise pour lui parler de ma petite cousine, comme le voulaient grand'mère et ces demoiselles: car je sentais que, pour Félicie, cette famille de Philibert était une intruse qu'on essayait de pousser à Courance afin de partager la propriété.
Depuis son mariage, Philibert se permettait, dans sa correspondance, de timides allusions aux siens; il écrivait «Adrienne» tout court, pour désigner sa fille; il parlait de «sa femme», mais avec discrétion. À table, quelquefois, quand cela n'allait pas trop mal, grand'mère se risquait à prononcer: «la petite Adrienne», ou: «la femme de Philibert», et c'était très héroïque de sa part. Elle tâchait d'accoutumer les oreilles, après quoi les esprits suivent aisément. Nous n'étions qu'à l'entrée de l'hiver et Pâques demeurait la date extrême. On avait le temps.
La veille de la Toussaint, en même temps qu'on allumait le premier feu et que l'on serrait dans une armoire le chapeau de paille de Félicie, on disposait un paravent vis-à-vis la porte du corridor. C'était un cérémonial immuable. À l'heure du déjeuner, on entendait frapper à la porte. «Qui est là?» Personne ne répondait. On allait ouvrir, et l'on ne voyait qu'une feuille de paravent en papier jaune, à vignettes, et deux mains rouges. Cela s'avançait gravement, et, par derrière, éclatait tout à coup le rire de Valentine.
Elle déposait l'objet poussiéreux et l'essuyait, en soufflant dessus à grosses joues. Une à une, les quatre feuilles étaient déployées, et l'on renouvelait connaissance avec les drôles de bonshommes qu'elles portaient, ainsi qu'on eût fait avec de vieux amis. On y voyait des compositions grotesques de Gustave Doré, au trait, de la fantaisie la plus extravagante. Quelle joie c'était de retrouver ces bals de la banlieue parisienne au temps de Louis-Philippe, ces foires de village avec un «monsieur le curé» rond comme un tonneau et des pompiers casqués comme dans les vaudevilles! Une scène de bains de mer, «côté des hommes, côté des dames», passait pour très divertissante: un monsieur maigre, affreux et barbu enjambait la corde de séparation et mettait en fuite un essaim de dames effarouchées, dont deux ressemblaient, à s'y méprendre, à grand'mère et à Félicie. Certains animaux de Grandville avaient acquis, à la longue, l'importance de véritables personnes: des professeurs du Conservatoire figurés par des canards, des moineaux, des merles, dont les becs, large ouverts, laissaient échapper des nuées de triples croches. Deux dames sarcelles excitaient une particulière sympathie: c'étaient des mères franchissant le porche du «temple des Arts» pour y prendre leurs «demoiselles» à la sortie du cours. À leur déhanchement, à l'attitude penchée de leur cou, on devinait et l'orgueil maternel et les charmes des gracieuses petites qui faisaient l'objet de leur entretien.
J'appris à lire en déchiffrant les légendes du paravent. Félicie me tapait sur les doigts avec son petit couteau à quinine, lorsque je n'épelais pas bien. On s'en rapportait à M. Laballue du soin de parfaire mon éducation, le mercredi.
À quatre heures de l'après-midi, ce jour-là, Félicie commençait à croire qu'elle entendait sa voiture et envoyait Fridolin ouvrir la grille. Grand'mère hochait la tête:
– Tu vois bien que Mirabeau n'aboie pas…
– Mirabeau? il est sourd. Son maître le tuera à le faire engraisser comme une volaille.
Et on prêtait l'oreille: on n'entendait plus rien.
J'appliquais le nez et les deux mains contre la vitre froide de la fenêtre, et, jusqu'à ce que la buée fût épaisse, je regardais le ciel gris, la terre et les arbres dénudés, et des moineaux qui venaient, en pépiant, tout près de là, picorer les miettes du déjeuner. Soudain, Mirabeau, qui semblait dormir, allongé devant le feu comme un rôti, se levait brusquement, grommelait, allait à la porte en agitant la queue.
– Cette fois… disait Félicie.
Et elle était heureuse de revoir son «Sucre-d'Orge».
Leur amitié se perdait dans la nuit des temps, prétendaient grand'mère et ces demoiselles qui en étaient jalouses. Elle provenait de ce que M. Laballue était doux. Lui seul savait recevoir, sans se rebiffer jamais, les vivacités de Félicie. Cette aménité, par un effet contraire, nous exaspérait presque tous.
Quand M. Laballue faisait la lecture après le dîner, l'oncle Planté allumait son bougeoir et s'en allait en grognant dans son pavillon «du bout du monde»; grand'mère prenait son chapelet, ces demoiselles s'endormaient. Il lisait, du même ton onctueux et admiratif, les Contes à ma fille, de Bouilly, et Paul et Virginie, du Chênedollé ou du Chateaubriand; des vers de Lamartine ou des vers de Madame Amable Tastu. Quelquefois, M. Laballue repartait dans la soirée; mais l'hiver, et surtout au temps de la chasse, il couchait et restait jusqu'au jeudi soir. L'oncle Planté refusait de lui prêter son chien; c'était le seul acte de protestation qu'il se permît.
L'opposition à Sucre-d'Orge s'était atténuée, ces derniers temps, parce qu'on avait beaucoup à obtenir de Félicie, et que l'on comptait la prendre par son grand ami. Peu s'en fallût qu'on ne lui fît la cour. Comme il était sans rancune et très sensible à la flatterie, il se laissait gagner. Ce fut grâce à lui que l'on décida la malade à recourir à un célèbre médecin de Tours nommé Guérineau.
Quelle affaire! C'était la terreur de Félicie qu'un homme habile lui découvrît une affection mortelle. Avec toute son énergie, elle avait une peur terrible de mourir. Et elle aimait à se reposer sur l'ignorance du docteur Léveillé qui se contentait de lui dire: «C'est nerveux», et la gavait de drogues ordinaires. M. Laballue, qui ne prononçait jamais un mot plus haut que l'autre, s'éleva un soir comme un ouragan soudain et dit:
– Votre docteur Léveillé est un âne!
Et, trois mercredis de suite, il développa cette proposition. Lui-même se chargea d'aller à Tours pressentir le docteur Guérineau et finalement l'amena, avec le concours du médecin de Beaumont. On m'avait ordonné de rester à jouer dans la cour, sous le marronnier, le temps que durerait la consultation. Le cheval de M. Léveillé et celui de M. Laballue, non dételés, labouraient le sol, sous l'oeil de Fridolin. La Boscotte, la cuisinière ou Valentine venaient tour à tour informer le domestique mâle de ce qui se passait à l'intérieur. Elles lui parlaient, la main en cornet sur la bouche. Fridolin recevait ces communications d'un air impassible; il flattait de la main les naseaux des deux bêtes et aspirait l'air vif, du coin de la lèvre. La mère Pidoux, qui était craintive, vint gratter à la petite porte jaune et demanda:
– Croyez-vous qu'elle en réchappe?
Les deux médecins sortirent enfin; ils déposèrent chacun une petite pièce dans la main de Fridolin et montèrent en voiture.
On ne fut pas plus avancé. Le docteur Guérineau n'avait rien ordonné, sinon d'interrompre l'usage des médicaments. Félicie dit qu'il était un charlatan: il ne lui inspirait aucune confiance, et c'était de l'argent jeté par la fenêtre. Et, à cause de cette visite du médecin de Tours, on vint de quatre lieues à la ronde s'informer de sa santé, ce qui la mit dans tous ses états.
Elle surmonta ses douleurs. L'idée de la déchéance lui était intolérable. Au coeur de l'hiver, elle se montra comme par le passé dans ses métairies. Coiffée d'un chaud bonnet noir, emmitouflée d'un long châle, à la main son parapluie ou sa canne à corne d'or, elle arpentait les chemins et les sentiers et enfonçait ses galoches dans le purin des cours de ferme.
Parfois, son mal l'arrêtait, et elle s'appuyait du coude contre un noyer, espérant toujours vomir «le crabe qui lui rongeait l'intérieur», puis, les yeux inondés, à la suite d'efforts atroces, elle tirait de sa poche un flacon qui ne la quittait pas, et buvait à même l'eau de mélisse des Carmes.
– Ne te tourmente pas, mon enfant, disait-elle; quand on est vieux, vois-tu, on a ses petites misères… mais il faut accomplir son devoir jusqu'au bout.
Et nous marchions contre la bise, car il s'agissait de savoir si les maçons travaillaient à la grange de Pénilleau, qu'une tempête avait endommagée.
Arrivés à Épinay, elle me disait de rester là, de peur d'abîmer mes souliers; et elle s'avançait toute seule au milieu des travaux. Elle relevait ses jupes ou les ramenait tout à coup entre ses genoux serrés et se plantait sur le sol grémilleux et blondi par la chaux vive. Elle mesurait de l'oeil l'ouvrage exécuté depuis la veille, et, du bout de sa canne, donnait des indications en appelant chaque homme par son nom.
– S'ils ne savaient que je reviendrai demain, ils ne feraient pas oeuvre de leurs dix doigts!
Nous retournions souvent à travers champs, par le plus court, parce que le soleil, tout pâle, comme un grand chapeau de paille d'Italie, descendait là-bas, derrière les peupliers nus de Gruteau. Nos pas martelaient la terre gelée. Des vols de corbeaux s'élevaient, à longue distance, en croassant, s'abattaient, se relevaient, pour s'abattre encore, pareils à un grain noir qu'un grand semeur invisible, et marchant à pas comptés, eût semé dans le ciel d'hiver.
D'ordinaire, nous rentrions sans sonner, par la petite porte des communs, et nous passions par la cuisine. Un jour, Clarisse et la Boscotte nous y accueillirent avec des yeux lourds et gênés, et Félicie vit Pidoux qui se tenait tapi près du foyer, touchant la boîte de sel gris. Il tournait son chapeau entre ses mains et il dit:
– C'est moi, que je venais, ma'me Planté, rapport à bien des choses, depuis le temps qu'on ne se cause plus…
Elle le laissa parler, pendant qu'elle changeait de chaussures.
Il fut promptement question du moulin. Elle lui montra la porte.
– C'est pas pour vous fâcher, ma'me Planté; voyons donc! On avait l'habitude de vous demander conseil quand on était dans l'embarras; voilà donc tout changé, à c'te heure?
– Est-ce que vous m'avez demandé conseil quand vous avez été mettre deux mille francs dans la poche de M. Fantin?
– Allons! ma'me Planté, vous voulez rire! Votre beau-frère ou bien vous, voyons! c'est-il pas la même chose?
Elle frappa la table de cuisine d'un grand coup de canne qui ébranla les épaules de tous et fit vibrer les cuivres. Elle savait où le paysan voulait en venir.
– Une fois pour toutes, dit-elle, entendez-le bien: je ne fais honneur qu'à ma signature.
Mais elle pensa que Pidoux pouvait connaître quelque chose de nouveau sur l'affaire; et la curiosité l'emporta. Elle lui permit de s'expliquer.
Il était surtout indigné de ce que le vieil oncle Goislard se portât très bien. L'agent voyer de Beaumont arrivait justement de Langeais et il avait vu le bonhomme passer fort gaillard dans sa petite voiture.
– Ce n'est pas ça que nous avait dit votre beau-frère… Dame! s'il ne se dépêche pas d'hériter, il pourrait bien se trouver mal à l'aise pour payer ses billets à six mois…
– Il a signé des billets à six mois? demanda Félicie.
– Ça se dit. J'aime mieux que ça soit à d'autres qu'à moi, mais c'est tout de même dommage pour le pauvre monde de voir son argent couler à la rivière… sans compter que ça ne fait pas de bien non plus à la famille…
– Que voulez-vous dire?
– Rien, ma'me Planté, rien du tout. Je n'ai point en vue de vous offenser.
Il revenait à son idée fixe: savoir si Félicie laisserait protester les billets. Il reprit:
– Ce n'est pas non plus pour critiquer ce qui se fait à Gruteau pendant que nous sommes là à causer, vous et moi, ma'me Planté; il n'y a point de danger que je me mêle de ce qui ne me regarde point…
Et il attendait l'effet de ces petites piqûres à la curiosité de Félicie. Elle l'interrogea elle-même:
– Qu'est-ce qui se fait donc à Gruteau?
Il entra dans mille détails. Grand-père Fantin commandait des travaux gigantesques; il bouleversait le régime des cultures autour du moulin; il remplaçait la meule de pierre par des cylindres d'acier; et, entre autres améliorations, voulait irriguer un plateau situé à quelque vingt mètres au-dessus du niveau de la rivière. Dans tout le pays, il était déjà question de la «machine élévatoire».
– Pour du beau matériel, c'est du beau matériel!.. En cas que la chose ne réussisse pas à votre beau-frère, celui-là qui achètera le tout au rabais ne fera pas une mauvaise opération…
Il fixait sur Félicie ses petits yeux brillants, en passant la main sur la râpe d'une barbe de huit jours.
– C'est tout ce que vous aviez à me dire? interrogea Félicie.
– Pardi! ma'me Planté, j'avais à vous dire sans avoir à vous dire… Une fois qu'on est à causer, on peut aller loin! Il y a bien aussi la question de ma fille Valentine…
– Comment! la question de votre fille Valentine?
– Ma'me Planté ne veut pas me reprocher de m'occuper de mon enfant. La voilà bien instruite et bien éduquée, à c'te heure, c'est-il pas la vérité? Et, pour ce qui est de la fraîcheur, elle en a, et de la tournure, sauf votre respect, à faire fauter un vicaire… Vous pensez bien, ma'me Planté, qu'elle n'est point sans être demandée…
– Qui est-ce qui vous l'a demandée?
– C'est celui-ci et celui-là, pardi! Il ne manque point de galants pour une fille dans sa position… Mais, pour ce qui est d'être prêt à mettre sa signature au bas d'un papier, ça sera-t-il celui-ci, ça sera-t-il celui-là? c'est selon la dot qu'elle aura.
– Vous avez une dot à lui donner?
– Ma'me Planté veut rire!
– Je n'en ai pas l'air.
– Alors, ça sera pour une autre fois, ma'me Planté. On est de revue, n'est-ce pas? Il n'y a point de rivière à passer de chez vous chez nous. N'ayez pas peur, pour cette question-là, je dormons sur les deux oreilles: M. Planté, qui est bien savant, n'est pas sans connaître qu'on paie tout en argent comptant dans le monde où je vivons… On ne lui fait point la malhonnêteté de croire qu'il ne sera pas généreux…
Félicie était assise devant le feu et présentait à la flamme haute ses pieds chaussés de pantoufles. Elle se redressa et chercha de la main sa canne, dont on l'avait débarrassée. Je crois qu'elle en eût fendu le crâne du paysan cynique et finaud. Dans le court moment que dura son geste inutile, elle comprit la nécessité de se taire et de sembler n'avoir pas entendu. Elle gagna la porte comme un automate, blême et frôlant la table et la huche, et elle dit:
– Bonjour, Pidoux.
Les heures de la triste saison tournaient au cadran de bronze, sous le corps gracieux du Cupidon. Quand elles sonnaient, ces dames levaient la tête sans interrompre leur ouvrage, et il se trouvait invariablement quelqu'un pour annoncer le nombre des battements du petit marteau. Le feu de bois sec pétillait; on confiait des châtaignes à la cendre brûlante; tout à coup cela sentait le roussi: on se levait et secouait ses robes; ou bien une châtaigne faisait explosion, et tout le monde se mettait debout. On était sensible au souffle du vent, à la moindre goutte de pluie au dehors; la température était l'objet d'une préoccupation constante, et l'on avait presque des battements de coeur lorsque, le temps s'étant mis à la neige, on épiait, les yeux au ciel sali, la chute tremblotante des premières blancheurs.
Les flammes semblaient s'allonger dans la grande cheminée, à mesure que le jour baissait. Peu à peu, sur leur ouvrage, les doigts de ces dames s'immobilisaient, et, avant que l'on se décidât à allumer la lampe, il s'écoulait toujours quelques minutes durant lesquelles le foyer nous éclairait tout seul, pareil à un guignol où danseraient des pantins rouges.
Grand'mère, frileuse, tenait les pincettes et, la main gauche posée en guise d'écran devant les yeux, elle tisonnait. Elle était sans rival dans l'art d'asseoir une bûche de fond contre la montagne de cendres, de disposer en avant la bûche moyenne retenue par la tige de fer, et d'unir le tout au moyen de rondins vite embrasés et dont il convient de relever attentivement et une à une, les parcelles aveuglantes, au fur et à mesure de leurs chutes. Parfois même, et en face d'un feu parfaitement équilibré, maniant son instrument favori, elle pinçait, dans le vide, des tisons imaginaires. C'était lorsqu'elle suivait son rêve. Et alors, il lui arrivait de prononcer tout haut: «J'en connais qui seraient heureux de se chauffer là…» Ce n'était pas compromettant; cela pouvait s'appliquer à beaucoup. Cela s'appliquait à Philibert et à sa famille. Personne n'en doutait. Elle essayait d'éveiller un écho, à tout hasard, et mesdemoiselles Victoire et Adélaïde, ses complices, louchaient à la dérobée du côté de Félicie.
Les deux vieilles tantes n'approchaient point du feu, hantées sans cesse par l'appréhension de l'incendie. Elles travaillaient, infatigablement, chacune à un coin de la porte-fenêtre. Il fallait les déranger pour passer au dehors; et, au moindre signe, elles soulevaient leur petite installation et s'aplatissaient, s'effaçaient. Ah! si elles avaient pu ne tenir point de place!
Un de ces soirs d'hiver, à la tombée du jour, nous reçûmes la visite extraordinaire de l'arrière-grand'tante, mademoiselle Gillot. Elle venait remercier Félicie qui lui avait renouvelé son mobilier, reconstitué son trousseau, rétabli sa provision de bois.
Elle disparaissait tout entière sous un caban noir en usage chez les femmes du pays, et dont l'ample capeline embobelinait sa tête de centenaire. Elle était couverte d'un semis de givre qui fondit rapidement et mouilla tout. Après l'avoir approchée, chacun s'essuya les mains. On recourut à mille cérémonies pour la contraindre à s'asseoir, car elle avait la timidité des solitaires et se trouvait très incommodée. Quand elle fut sur la chaise, il s'éleva d'elle une vapeur, comme du goulot de la bouillotte.
Elle se nourrissait l'esprit des prônes du curé de la Ville-aux-Dames et de la lecture d'almanachs divers. La préoccupation de l'avenir absorbait toutes les facultés de cette malheureuse qui avait achevé sa vie; elle voyait partout des présages, et ses présages étaient sinistres. À son avis, le ciel était hautement courroucé contre l'homme et résolu à une vengeance exemplaire. Elle nous prédit cent calamités.
À cette heure à demi ténébreuse, on finissait par y croire. Félicie ordonna d'allumer la lampe. Mademoiselle Gillot qui se couchait avec le jour, se retira, et on n'en fut pas fâché. On la reconduisit jusqu'à la porte de la cuisine où on l'abandonna aux soins de la Boscotte munie d'une lanterne.
Vers le milieu de décembre, il tomba une grande quantité de neige. Les routes devenues impraticables, nous fûmes quinze jours sans voir mon père, et M. Laballue manqua un mercredi. Mais, lui, huit jours après, venait à pied, à demi gelé. On trouva cela très bien. Félicie dit, en se tournant vers sa soeur:
– Ce n'est pas ton gendre qui en ferait autant!
Et on levait les yeux vers la photographie de la morte, dont on avait placé des agrandissements dans toutes les pièces. On la plaignait comme si le veuf l'eût négligée ou trahie, en témoignant pour la famille moins de zèle que M. Laballue. La calme figure nous regardait de son cadre d'ébène, la lèvre souriante et les yeux graves, telle qu'on l'avait connue. On n'eût pu dire si elle souffrait ou si elle était heureuse. Chacun interprétait son visage à sa guise.
Du moindre geste du malheureux veuf on était jaloux; on discutait des jours entiers l'opportunité de ses déplacements; on lui faisait la moue chaque fois que l'on avait vent d'un dîner chez les Pope; on épiait les personnes qu'il pouvait fréquenter chez M. Clérambourg; afin de l'éloigner du bureau de tabac, que de maux n'avait-on pas prédits aux fumeurs! Un soir, M. Laballue affirma à table que l'on connaissait l'amant de la dangereuse buraliste. On tressaillit. Il nomma le receveur de l'enregistrement, petit homme bilieux et vindicatif. C'est une des rares occasions où l'on put voir grand'mère et Félicie pousser un soupir de soulagement.