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Kitabı oku: «La Becquée», sayfa 7

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En raison du temps que l'on avait passé sans voir mon père, on l'invita, avec quelque cérémonie, à Noël. On l'attendait, malgré le dégel qui laissait les routes en mauvais état. La veille de la fête, il envoya un mot disant que sa jument s'était couronnée en glissant sur le pont. L'accident était vrai; nous pûmes nous en convaincre à Beaumont, en sortant de la grand'messe. Mon père quitta ses clients pour venir jusqu'à la calèche présenter ses excuses.

– Eh bien! dit Félicie, rien n'est plus simple: je vous envoie chercher ce soir par Fridolin qui vous ramènera.

– Sapristi! je n'avais pas pensé à ce moyen d'aller dîner chez vous; sans quoi je n'aurais pas accepté ailleurs…

– Ah! très bien.

On se regarda de part et d'autre, un peu embarrassés.

– Vous allez vous mouiller les pieds dans le ruisseau, dit Félicie en relevant doucement la glace. À une autre fois!

– C'est cela, c'est cela, à une autre fois!

Félicie fit arrêter la voiture devant le bureau de tabac pour acheter des bougies, des allumettes, un jeu de cartes. Fridolin descendit s'acquitter de ces commissions. On voyait, entre les cigarettes et les pipes, une grande femme brune vêtue d'un peignoir bleu, qui parlait en faisant virer prestement ses petits paquets sanglés en croix d'une ficelle qu'elle coupa net, finalement, sur la lame du porte-bobine. Quand Fridolin ouvrit la portière pour nous passer ses achats, il nous dit, de ce ton solennel qui affectait de couvrir des secrets diplomatiques:

– Paraît qu'il s'en est fallu de peu que madame ne trouve pas à acheter une demi-douzaine de bougies dans la ville, rapport au dîner de la maison Pope.

– Ah! fit Félicie.

Elle et sa soeur se regardèrent.

Toutes les deux ensemble me demandèrent si j'avais faim. Je savais ce que cela voulait dire: si je n'étais pas trop pressé de déjeuner, on obliquait à droite au sortir de Beaumont et on allait «là-haut», c'est-à-dire au cimetière.

Nous avançâmes entre les tombes. La boue nous avalait les pieds jusqu'aux chevilles, et refermait d'elle-même ses lèvres gluantes sur la trace de nos pas. De peur que je ne prisse un rhume, grand'mère me permettait de marcher sur les pierres funéraires, et elle me tenait par la main lorsque je sautais de l'une à l'autre. L'endroit où ma mère reposait était entouré d'un petit jardin sablé, et d'une grille de fer, au pied d'un cyprès. Deux places rectangulaires étaient réservées, l'une à grand'mère, l'autre à Félicie, de chaque côté de la dalle de marbre blanc où on lisait difficilement, entre les couronnes à peine défraîchies: «Marie-Félicie-Clémence… dans sa vingt-huitième année…» Arrivées là, les deux soeurs tombaient à genoux; elles faisaient des signes de croix, elles croyaient prier Dieu; mais leur âme s'adressait directement à l'être chéri qu'elles n'avaient pas encore complètement désappris d'embrasser. Elles recueillaient dans leur mémoire fidèle sa jolie figure et ses mains; elles l'appelaient par son nom: «Marie… ma chère Marie…» Elles lui demandaient pardon pour celui qui, ce soir, allait dîner chez les Pope.

Des deux dates de Noël et du jour de l'an que nous envisagions un peu comme des phares dans notre nuit d'hiver, l'une était donc passée sans rompre la monotone tristesse de Courance. On n'y avait gagné qu'un nouveau motif d'inquiétude.

– Quand une année se met à être mauvaise, disait mademoiselle Adélaïde, il ne faut rien en espérer de bon. Mais attendons le 1er janvier: il n'y a rien de tel que de changer de calendrier.

Le 1er janvier, mon père vint dès le matin afin de nous consacrer la journée. Il était de bonne humeur; il apportait des jouets pour moi et des cadeaux pour tout le monde. Il amenait avec lui le facteur rencontré sur la route. Celui-ci nous remit une grosse lettre de Paris où l'on reconnaissait l'écriture de Philibert.

L'enveloppe contenait trois lettres: une de Philibert, une de sa femme, une de sa fille. Jamais ces deux dernières ne s'étaient permis une relation avec la famille. Nous fûmes tous témoins de l'émotion de Félicie lorsqu'elle distingua d'un coup d'oeil ces écritures diverses. Elle ne retint que la lettre de Philibert et en prit connaissance, puis elle replaça le tout dans l'enveloppe et la glissa dans sa poche en disant:

– C'est un peu long; je finirai cela plus tard.

Personne n'osa lui en demander davantage, mais on fut gêné tout le jour par cet événement dont chacun s'efforçait d'augurer les conséquences. Ces demoiselles et grand'mère s'interrogeaient dans les coins.

– Qu'est-ce que tu en penses, toi?

– J'ai bien peur que le pauvre garçon n'ait commis une imprudence.

– La lettre de la petite sauvera tout.

Les trois lettres étaient contenues dans une grande enveloppe jaune. Félicie l'avait pliée en deux dans le sens de la longueur, et un bon bout pointait hors de la poche. Il hypnotisait ces dames; elles le suivaient des yeux quand Félicie changeait de place.

On supposa qu'elle ne voulait point régler l'incident devant mon père. Après avoir tant désiré qu'il vînt, on était presque impatient de son départ. Il dîna et ne se montra point pressé. On l'avait rarement vu si loquace.

Il ne fit aucun mystère de son dîner de Noël; il disait merveilles de la famille Pope. Le luxe de ces étrangers l'exaltait. Comme notaire, il connaissait leur fortune; il citait des chiffres énormes, d'un petit air narquois et familier.

– Leur fortune! leur fortune! s'écria Félicie, l'avez-vous vue? en quoi consiste-t-elle?

– Dans l'exploitation des cornes de boeufs sur les rives du Mississipi.

Félicie et l'oncle Planté se récrièrent. Hormis la terre et la rente, ils ne concevaient pas que l'on pût faire fonds de quelque chose. Mon père, au contraire, s'était promptement «modernisé» au contact des Américains; il défendait leur cause avec chaleur, vantait leurs moeurs, proclamait leur supériorité, enfin semblait avoir découvert le Pérou. Mais on sentait trop qu'il se laissait éblouir.

Sa belle-mère lui dit:

– Je vois que les Frelandière sont enfoncés!

Il eut pour les Frelandière un petit geste dédaigneux. Nous sûmes plus tard que, sous le prétexte de ses attaches avec la famille protestante, le marquis lui avait retiré la clientèle du château.

– Tout ce qui reluit n'est pas or, dit l'oncle Planté.

Hélas! ce n'était pas en vain que mon père était fils de paysans courbés sur le sol plat de la Beauce. Le plus maigre relief lui semblait une montagne; tout chemin de montagne escaladait le ciel. Il avait cru au déjeuner du château; il donnait sa foi aux avances d'un millionnaire qui étonnait le pays.

Vers neuf heures, il serra les mains et m'embrassa. On l'entoura jusqu'à la porte, par où venait un petit vent frisquet. Toutes ces dames se garantirent en enfonçant le cou dans les épaules. Chacun prêta l'oreille au bruit de la voiture descendant l'allée des ormes; on distingua nettement le choc de la grille de fer, le jeu de la serrure sous la main ferme de Fridolin, qui cracha haut, comme toujours. Cela fit dire à Félicie:

– Le vent a tourné.

Grand'mère toussa un peu, et risqua:

– Alors, ça ne va pas trop mal à Paris?

Félicie comprit ce qu'on réclamait d'elle; elle avança la lèvre inférieure et fit des yeux qui ne signifiaient rien de bon. Elle vint s'asseoir à la table qu'éclairait la lampe et dit:

– Il faudrait au moins que j'aie mes lunettes.

Ces demoiselles bondirent; elles tâtonnèrent sur la cheminée, sur la console, sur le canapé, à la recherche des lunettes. Félicie les tira de sa poche en même temps que l'enveloppe jaune. Le coeur battait à toutes ces bonnes femmes.

Félicie lut la lettre de Philibert d'une voix volontairement monotone, comme lorsqu'on veut paraître tout à fait détaché. De temps en temps, elle prenait un petit ton boudeur. Elle relevait les yeux fréquemment au-dessus de ses verres de lunettes pour surveiller la lampe; sa fine peau blanche et ridée de femme nerveuse et toujours émue semblait agitée par des remous profonds; et ces ondes couraient et se contrariaient sous son front, sous ses joues diaphanes, sous ce menton jadis si gracieux, d'après le crayon de Langeais.

Philibert écrivait des choses gentilles, avec l'humour et la libre allure de sa parole. Sa méthode avait consisté toujours à faire contre mauvaise fortune bon coeur. Il ignorait les expressions amères; au pire moment de sa détresse, personne ne se souvenait qu'il se fût plaint. Sa lettre rappelait les précédentes: il jetait question de ses travaux, que la famille ne prenait pourtant guère au sérieux. Mais il en parlait sans se dépiter, avec une sérénité inlassable. Certaines de ses phrases eussent pu paraître d'une ironie féroce: celles où, à l'aide des mots les plus simples, il vous donnait à entendre les pires tristesses de sa condition. Mais non, il n'y pensait pas: il avait la résignation de sa mère. Il disait: «J'ai vendu hier une frimousse de femme au pastel, vue de trois quarts en arrière, avec une nom d'un petit bonhomme de nuque un peu grasse et dorée comme un poulet qui cuit, à faire mourir de joie. J'ai sué dessus pendant un mois. J'ai pleuré devant deux jours; ça a été mes étrennes. Mon brocanteur m'en a donné cinq louis; c'est toujours bon à prendre…» On retenait seulement qu'il s'était fait un mois de cent francs, et on haussait les épaules. Il est vrai qu'il n'écrivait pas pour qu'on le comprît, mais pour raconter ce qui était.

Le ton ne différait pas de celui du paragraphe suivant où on lisait: «Nous sommes allés en bateau, dimanche, jusqu'à Suresnes. Ah! le joli soleil d'hiver!»

À la fin de sa lettre, seulement, il disait:

«Ma femme et ma fille, qui partagent mes sentiments, ont tenu à vous en faire part elles-mêmes, à leur façon. Ce sont deux bons coeurs qui vous aiment. Ma foi, je ne crois pas que cela puisse vous être désagréable.»

Mesdemoiselles Victoire et Adélaïde soulignaient chaque mot par un signe de tête approbatif. Elles approuvaient tout confusément sans être certaines de bien entendre, mais en vertu d'un système; et elles répétaient, chaque fois que la voix de Félicie baissait:

– C'est un brave garçon!

– Comme il est bon! Comme il est bon!

Grand'mère, tournant le dos à sa soeur, construisait dans le foyer les châteaux de ses rêves et dissimulait l'émoi de sa figure. Félicie s'arrêta un moment, après avoir lu les derniers mots de Philibert. Les deux autres lettres étaient dessous; elle les touchait de ses doigts sans cesse agités. Une feuille de la dernière retombait, où l'on distinguait une écriture enfantine.

Félicie dit:

– Ah bien! moi, je suis fatiguée; lisez donc ça, vous autres.

Et elle tendit les deux lettres à qui voulut les prendre. Ces demoiselles les saisirent sans trop savoir comment interpréter la décision de Félicie. Elles cherchèrent leurs lunettes. Pendant ce temps, Félicie se leva. Elles se troublèrent; mademoiselle Adélaïde ne trouvait point son étui; mademoiselle Victoire écarquillait des yeux tout grands et n'y voyait goutte. Félicie ouvrit la porte:

– J'ai à parler à la cuisinière. Vous n'avez pas besoin de moi; vous savez lire, je pense.

Tout était perdu. Les deux pauvres demoiselles s'en rejetèrent la responsabilité:

– Tu es là qui te tâtes sur toutes les coutures, aussi! Tu sais bien que ça l'impatiente!

– Je me tâte, je me tâte! Eh bien, et toi qui as tes lunettes sur le nez et qui n'es pas fichue de lire un mot! Si tu avais commencé, elle serait restée jusqu'à la fin.

– Mais lisez donc! – fit grand'mère en se retournant brusquement, la joue rougie par la flamme; – lisez donc, sinon elle va être furieuse en rentrant.

La lettre de la femme de Philibert était très insignifiante. On y sentait les efforts de la malheureuse à remplir quatre pages sans prononcer un mot compromettant; des brouillons avaient dû précéder ce texte, et il portait des ratures. La lettre de l'enfant était émouvante. Elle écrivait:

«Il ne faut pas m'en vouloir de mon écriture, madame ma tante de Courance, parce que je ne peux pas me tenir comme les autres pour écrire, et je suis couchée jusqu'à l'âge de quinze ans, à ce que dit notre médecin, Bilboquet, qui est Américain et qui a un bien plus drôle de nom que celui-là, mais je ne sais pas l'écrire. Papa m'apprend à dessiner tout de même, et il paraît que je serai peintre de plafonds, ce qui rapporte plus d'argent que le reste qui n'en rapporte pas beaucoup. Et alors, je pense que, quand j'aurai une belle couverture qui me cache et une toilette mirobolante, je pourrai aller au Bois sans qu'on s'aperçoive de ce que j'ai…»

On avait tout lu, que Félicie causait encore avec la cuisinière.

Lorsqu'elle rentra, son premier regard fut pour la pendule.

– Dix heures! mais qu'est-ce que vous faites là? Il est temps d'aller se coucher.

Elle alluma elle-même les bougies rangées sur la console. Grand'mère et ces demoiselles, émues et désolées, les yeux pleins d'eau, barbotaient et se dépensaient en vains mouvements. Une d'elles osa dire, en tendant les lettres:

– Lis cela avant de t'endormir, Félicie!

Le ton avait une telle éloquence qu'il n'était pas possible de dire davantage. On se coucha encore confiants dans le lendemain. Mais Félicie ne fit plus jamais allusion à cette tentative d'introduction de la famille légitimée. Elle dit seulement à sa soeur:

– Quand tu écriras à ton fils, préviens-moi avant de fermer ta lettre.

C'était pour y glisser un billet de banque.

VIII
INDULGENCE DE LA CHAIR

Les pauvres femmes s'agitèrent du jour de l'An à Pâques, et Dieu seul connut tout à fait les complots étouffés, les alarmes secrètes, les timides rébellions et la sombre énergie que couvrit le battement des ailes de leurs bonnets noirs.

Ces scènes se passèrent dans la pièce au meuble d'utrecht, sous le geste du Cupidon et le sourire incertain de la disparue qui semblait nous regarder de très loin. On avait descendu du grenier d'anciens journaux illustrés qui sentaient la poussière, la lavande et la souris confusément. Je suivais, sur leurs images, la campagne d'Italie ou les grimaces des «semaines comiques» de Cham, lorsque le vent tordait les arbres du jardin, soufflait dans le corridor ou faisait trembler tout à coup le paravent de papier jaune.

Grand'mère et ces demoiselles, trop bonnes pour désespérer, caressaient la conviction que toutes les difficultés seraient aplanies; ne sachant par quel moyen, elles tranchaient la question par une date: Pâques. Pâques, c'était le bon Dieu, le printemps, la lumière; les causes justes devaient triompher à Pâques. Elles voyaient très bien Philibert arrivant avec sa femme et sa fille. Elles disposaient les chambres; elles savaient où l'on mettrait la petite voiture sur laquelle l'enfant passait sa vie étendue. Est-ce que Félicie ouvrirait la maison neuve? Une fois décidée, elle ne faisait pas les choses à demi.

Le temps coulait et Félicie ne se décidait point. Elle devenait si malade que l'on osait à peine lui parler. À l'époque de Carnaval, on piétinait encore sur place. Un événement faillit tout perdre: c'est que Philibert se fâchait.

Lui, si patient et si humble lorsqu'on maltraitait son art, il s'avisa d'être susceptible lorsqu'il s'agit de sa femme et de sa fille. Il regimba parce que la tante n'avait répondu que par un envoi d'argent aux deux lettres du 1er janvier. Trois mois on demeura sans nouvelles de lui; on ne s'en inquiétait pas trop, car il n'aimait pas écrire. Mais, vers la Mi-Carême, il avertit qu'il ne viendrait pas à Pâques.

La lettre était adressée à sa mère; il fallut la cacher à Félicie. Ce furent des mots couverts, des résolutions, des serments, des manoeuvres dans les ténèbres. Mesdemoiselles Victoire et Adélaïde furent informées; M. Laballue sut la chose; on la confia même à l'oncle Planté. Que d'allées et venues! que de colloques dans les coins! que de «hem! hem!» la main sur la bouche, lorsqu'on entendait le pas de la maîtresse de maison! Tout le monde écrivit à Philibert, chacun de son côté, et à la dérobée; on me tint la main pour tracer quelques lignes suppliantes au bas d'une page. On affirmait qu'il avait failli tuer sa tante; on le conjurait d'être indulgent pour elle en raison de sa santé déplorable. Il eut peur et écrivit à Félicie elle-même une lettre très convenable où il annonçait qu'il arriverait la veille de Pâques, comme à l'ordinaire.

On respira; il semblait qu'on fût satisfait. Tel est l'avantage des pires maux qu'après les avoir redoutés, on se contente de l'état médiocre dont l'inconvénient semblait d'abord mériter la guerre.

On vit donc venir Philibert seul, sans songer que cela même constituait une défaite irréparable. En effet, si l'on n'accueillait pas la nouvelle famille à la première occasion qui suivait le mariage, y avait-il espoir qu'on le fît jamais?

Philibert ne manifesta point de rancune à sa tante; il l'embrassa tendrement, sous le marronnier, en descendant de voiture; et il prononça sans acrimonie ses premiers mots:

– Ma femme et ma fille m'ont chargé de tous leurs respects.

Mais il n'évita plus à aucun moment de parler de son intérieur. Les noms de Marceline et d'Adrienne lui étaient aussi fréquents que ceux de Riquet ou de Félicie.

On fut obligé de comprendre ce qu'il avait dû lui en coûter de se taire: car son amour se répandait avec toutes ses paroles. Félicie disait: «Oui, oui», sans ajouter jamais un mot d'encouragement.

Il s'encourageait tout seul. Il profitait du silence pour raconter sa vie passée côte à côte avec Marceline et Adrienne. Bientôt nous connûmes dans tous ses détails le petit «magasin de mercerie», situé au bas de la rue Monsieur-le-Prince, qui les avait, dix ans durant, aidés à vivre.

Ce magasin de mercerie fit mauvais effet. Ces demoiselles elles-mêmes trouvaient qu'il eût mieux valu n'en point parler. Non qu'elles manquassent de modestie! Elles étaient, toute leur vie, demeurées pauvres et à la charge de tel ou tel parent plus fortuné. Mais jamais l'idée ne leur fût venue qu'elles pussent exercer quelque métier rétribué. Ce préjugé gisait chez ces filles de petits bourgeois aussi profondément que chez d'authentiques duchesses.

Marceline ouvrait les volets à six heures, lavait les carreaux, balayait la boutique, pour vendre six sous de fil dans la matinée. Son enfant devenue malade, elle avait dû se multiplier. Elle avait confectionné des robes, habillé des filles du quartier latin.

– Elles venaient en cheveux, disait Philibert, et voulaient, à midi, une toilette pour aller le soir au théâtre.

– Assez! s'écria Félicie, nous n'avons pas besoin de tous ces détails…

Il revenait, malgré lui, à ces détails. Il racontait la vérité, sans adresse, donnant libre cours à sa reconnaissance envers sa femme méconnue.

– Je l'ai vue, disait-il, exécuter deux costumes dans sa journée: elle courait au Bon Marché acheter des étoffes, pendant que nous étions à table.

Grand'mère fit observer que madame Besnier, couturière à Beaumont, demanderait quinze jours pour un pareil travail.

Et on pensa à la couturière de Beaumont. La femme de Philibert n'était pas autre chose, malgré toute son activité. Et elle habillait des filles. L'auditoire ne s'échauffait point.

– Si tu avais été raisonnable, si tu avais fait comme tout le monde, cela ne serait pas arrivé.

Mesdemoiselles Victoire et Adélaïde reprochaient à grand'mère de leur avoir caché cette misère. Grand'mère, qui n'était cependant pas fine, avait flairé que tout cela n'embellissait pas la cause de son fils. Elle s'était contentée de dire: «Je vous assure que sa femme a beaucoup de mérite.» En le répétant tous les jours, tandis que Félicie ne disait rien, elle avait fini par monter les têtes.

Philibert parlait aussi sottement de sa fille. Il croyait lui gagner des admirateurs en rapportant ce goût naturel de la jeune Parisienne pour la toilette, qui réjouissait son esprit artiste. Lorsqu'il disait qu'elle faisait elle-même ses chapeaux, à dix ans et demi, il avait un geste des doigts qui vous dessinait la forme, un peu extravagante pour la province; et le ravissement qu'on lisait dans ses yeux passait pour une coupable excitation à la coquetterie. Il nommait les peintres qui le suppliaient de laisser poser sa fille, tant elle était belle. Lui-même venait d'envoyer au Salon un portrait d'elle, couchée dans une barque et mangeant des cerises. La mère et lui ne rêvaient plus que d'installer la petite voiture dans un coin de la salle où la toile serait exposée.

– Singulière préparation à la première communion! dit Félicie.

Depuis que mesdemoiselles Victoire et Adélaïde étaient retournées insensiblement au parti de Félicie, elles avaient recouvré la paix qui réside du côté du plus fort. Elles éprouvaient un grand soulagement; elles s'épargnaient la peine de penser, de réfléchir, de juger, d'adopter une opinion: elles ressemblaient aux enfants qui ont eu peur, un instant isolés, et se croient sauvés dès qu'ils se sont bouché les yeux dans le giron de leur mère. Elles n'accordaient plus aux récits de Philibert qu'une oreille distraite, un peu gênées seulement quand l'audition de ses misères devenait touchante et faisait pleurer grand'mère.

Félicie y gagnait, de leur part, un redoublement d'attentions et de soins, ce qui n'était pas superflu, car son mal empirait. Il lui laissait si peu de répit qu'elle ne pouvait ni travailler ni lire, et elle s'y reprenait à dix fois pour mettre à jour ses livres de comptes. Le plus pénible était pour elle de se montrer malade devant ses gens. Quand un métayer venait compter et que la douleur la prenait en face de lui, elle tenaillait la table de ses doigts crispés et faisait «hu hu hu» du bout des lèvres, semblant poursuivre ses calculs. Mais, plusieurs fois, nous l'avons vue sortir brusquement par la porte du corridor, derrière le paravent. On n'osait pas la suivre; on ne savait que dire. On entendait respirer l'homme sur les petits sacs d'argent en grosse toile; chaque souffle poussait un peu plus loin l'odeur d'ail qu'il exhalait. Un jour, comme elle tardait à revenir, on la trouva affaissée dans le corridor, sur les marches de l'escalier. Elle se releva brusquement:

– Ce n'est rien, ce n'est rien.

Elle rentra et reprit son addition.

Son aversion pour les médecins désespérait la famille. Elle ne voulait même plus voir le docteur Léveillé. Elle fit venir de l'eau de Lourdes: une caisse. Elle alla à Beaumont, un dimanche matin, avant la première messe, se confessa, communia. Puis elle but pieusement. On parlait beaucoup d'un curé de la Charente qui guérissait. Elle s'informa et pratiqua sa méthode. Elle s'appliquait, le soir, sur l'estomac, des serviettes plongées dans l'eau bouillante. On l'entendait crier; elle se brûlait la peau. Le jour elle buvait une infusion de feuilles de noyer; une grande bouillotte, tenue sans cesse devant le feu, à distance, répandait dans la pièce ce parfum familier des routes de Courance, qui rappelait nos promenades d'été. On sut par les journaux que le curé était poursuivi pour exercice illégal de la médecine: elle cessa aussitôt le traitement, prise de peur. Alors, elle s'abandonna au mal, lui donnant toutefois deux ou trois ans avant qu'il vînt à bout de son corps.

M. Laballue avait épuisé tous les arguments afin de la décider à un voyage à Tours. Ce n'était pas en une séance, disait-il, qu'un médecin pouvait diagnostiquer la nature de sa maladie. Il connaissait une maison, tenue par des religieuses, excessivement propre, où il était possible de se soumettre à un examen prolongé des praticiens. Par la chirurgie, n'obtenait-on pas aujourd'hui des résultats merveilleux?

Félicie le regardait en dessous:

– Vous, vous savez quelque chose: le docteur Guérineau vous a dit ce que j'ai.

Il jurait ses grands dieux qu'il ne savait rien.

– Parce que, voyez-vous, s'il s'agit de m'ouvrir le ventre, j'aime mieux mourir là, tout de suite. Moi, je ne demande qu'une chose au bon Dieu, c'est de fermer l'oeil dans mon lit, chez moi.

Ses doigts, diaphanes comme la chair de ses joues, frémissaient quand elle prononçait: «chez moi». Son regard, si clair, si précis, s'affolait à l'idée d'être transportée chez des étrangers.

– De quoi vous effrayez-vous? disait Philibert. Milwaukee a fait trois opérations à Adrienne, ce n'est rien du tout.

– C'est celui qu'elle appelle Bilboquet? demanda Félicie.

– La petite ne se gêne pas avec lui, dit Philibert, parce qu'ils sont devenus deux grands amis.

On sourit, à cause du nom du chirurgien, et, en même temps, on se regardait à la dérobée parce que c'était la première fois que Félicie semblait se souvenir de la lettre du jour de l'An.

Elle sortait toujours dans l'après-midi. Sa volonté la portait plutôt que ses jambes. Philibert nous accompagnait.

Le printemps venait à petits pas au-devant de nous; la campagne était fraîche et pure comme l'aube humide; un blé jeune et soyeux, qui paraissait né du matin, jouait sous le vent; dans les chemins bordés de buissons gris encore, les fils de la Vierge vous chatouillaient la figure; on eût voulu mordre à même et manger les blancheurs roses des arbres en fleur.

Félicie marchait en s'aidant de la canne à corne d'or; elle regardait à droite et à gauche ses terres ensemencées; ses fines narines palpaient l'air nouveau qui allait tirer les germes du sol.

Elle se tourna brusquement vers Philibert, qui ne parlait pas, et elle lui dit à brûle-pourpoint:

– Enfin, elle vit, c'est un résultat, cela…

– Qui est-ce qui vit, ma tante?

– Mais… la petite… ta fille…

– Ma fille! répéta Philibert.

Il restait la bouche ouverte. Jamais Félicie n'avait spontanément daigné faire allusion à sa fille.

– Alors, tu crois que c'est ton médecin qui l'a sauvée?

– Milwaukee? oui.

– Raconte-moi ça.

Il reprit par le menu toutes les phases de la maladie d'Adrienne.

Quand il s'interrompait, Félicie murmurait:

– Il a fait ça!.. Et alors, qu'est-ce qu'elle disait, la petite?..

L'important, c'est que ces êtres-là arrivent à vous inspirer confiance… On l'endormait; et après, est-ce qu'elle souffrait?..

Comme cela, maintenant, vous êtes à tu et à toi avec le médecin?..

Et, à ton avis, toi, elle en reviendra?..

Il eut le tact de ne pas insister outre mesure, malgré son émotion qu'il contenait difficilement. Félicie le poussait sans cesse. Elle ne voulait point paraître s'intéresser trop au médecin, et parlait surtout d'Adrienne. Il comprenait le jeu de sa tante et n'épargnait aucun éloge du médecin. Mais les deux sujets étaient liés, et Philibert caressait des yeux un horizon nouveau, inespéré.

En rentrant à la maison, ils se turent, ce qui donna à leur conversation l'importance d'un secret. Les femmes sentent vite cela: grand'mère et ces demoiselles les regardaient l'un et l'autre en se demandant ce qu'il y avait. Cependant, même entre eux, Félicie et Philibert dissimulaient et rusaient. À chaque promenade ils étaient aussi lents à aborder le sujet qu'intimement impatients d'y aboutir, et ils employaient les détours les plus maladroits. Je les écoutais, trop jeune pour sourire du comique de leur embarras, et je me disais: «Ce sera pour la route de corail… Non?.. Alors, ce sera pour les sapins d'Épinay. Pas encore. Ce sera pour la Chaume!» Quelquefois, nous arrivions jusqu'au dolmen, à l'heure du retour, avant qu'ils eussent trouvé le joint.

Félicie n'ignorait plus rien de la petite Adrienne; elle était édifiée sur le compte de Milwaukee, au point de le croire capable de miracles: et ils n'avaient pas encore parlé franchement.

Vers la fin du séjour de Philibert, nous étions assis tous les trois sur le dolmen, après une tournée insignifiante, mais par un temps charmant. Félicie portait pour la première fois son grand chapeau d'été, et les gens de la campagne se le montraient au loin comme l'indice des beaux jours. Elle promenait sur Courance le cadre arrondi que formait pour sa vue cette voûte de paille, et désignait du bout de la canne telle ou telle pièce de terre.

Ces rectangles inégaux, tapissant les terrains ondulés, flattaient les yeux par la variété et la douceur des tons. Les terres fortes et sombres au fond de la vallée, les terres légères et blondes sur les hauteurs, le sens divers des sillons de labour, les pièces défoncées à la charrue profonde, les semis passés à la herse, multipliaient les jeux de la lumière; le duvet naissant des blés et des avoines, le vert lointain des prés et les arbres fleuris répandaient une gaieté nouvelle.

Félicie se tourna vers Philibert:

– Tu ne dis rien?

– Il fait si bon!

Quand il était à la campagne, son coeur s'attendrissait pour un parfum qui passait, pour une feuille qui remuait, pour le chant d'un oiseau.

Félicie considéra un moment sa figure aux grands traits agréables. Son nez semblait moins osseux et moins long quand il avait bien mangé quinze jours durant; sa mâchoire et son front trahissaient des désirs immenses, et la douceur un peu fatiguée de ses yeux, une certaine mollesse de désenchantement.

Il reprit, en regardant devant lui:

– Il y a des moments où l'on voudrait avoir de grands bras pour embrasser tout.

– Te voilà toujours avec tes idées! dit Félicie.

Le soleil argentait la rivière et faisait étinceler sur la côte de Gruteau un nouveau toit d'ardoises. C'étaient les bâtiments destinés à couvrir la «machine élévatoire» de grand-père Fantin. Félicie haussa les épaules et soupira.

On entendait, sous les noyers des chemins, les lents chariots tirés par des boeufs, ou les carrioles plus légères. Félicie suivait chaque attelage:

– C'est le domestique de Pénilleau qui rapporte le linge de lessive… Ça, c'est la charrette du meunier… Voilà cet animal de Pidoux qui revient de Beaumont; ce n'est pas trop tôt!.. Ne te presse pas, va, mon bonhomme!..

Des vols brusques de moineaux nous passaient sur la tête, déchirant l'air calme de petits cuic cuic âcres et pointus, puis se plaquaient tout à coup dans un buisson, comme une portée de plomb contre un talus. Les pies jacassaient. Une buée se forma au-dessus de la rivière et des prés, et, de ce nuage, premier signe des fraîcheurs du soir, parut sortir le triste cri des courlis; il s'approcha, en balançant, d'un bord à l'autre de la vallée, ses appels plaintifs.

Félicie porta vivement sa main au creux de l'estomac, se leva et s'en alla à l'écart. Le bruit de ses efforts douloureux vint jusqu'à nous. C'était toujours le «crabe» qui s'obstinait à ne pas sortir. Elle revint, le mouchoir aux lèvres et les joues animées par la secousse; elle prit dans sa poche un morceau de sucre enveloppé dans du papier, l'imbiba d'eau de mélisse, l'aspira et le croqua avec une voracité de toute la mâchoire, comme si elle s'accrochait, avec une énergie farouche, à quelque chose qui lui rendait la vie.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
01 ağustos 2017
Hacim:
200 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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