Kitabı oku: «La Becquée», sayfa 8
Le tumulte des oiseaux s'était élargi: c'était un joli vacarme qui courait les allées de noyers, les haies et la lisière des bois, et dont le parc de Courance, aux arbres touffus, semblait le puissant noyau sonore.
– Oh! je sais bien ce que j'ai, dit Félicie; je n'ai pas besoin de médecin pour me l'apprendre… J'ai un cancer à l'estomac.
– Mais non! mais non!
– Ta, ta, ta, je ne suis pas une enfant!
Philibert trembla qu'elle n'eût renoncé à toute consultation sous le prétexte qu'elle connaissait son mal. Je vis ses yeux qui s'apprêtaient à pleurer encore un rêve évanoui. Il hésitait à parler. Félicie avait quelque chose à dire. Elle attendait qu'une occasion vînt à son aide. Un bon moment de silence s'écoula. Tous les bruits étaient dissipés.
Comme un cri d'oiseau attardé, on entendit, dans la direction du moulin, mais venant des collines lointaines où les rayons du jour se mouraient, le sifflet du chemin de fer. Félicie dit:
– À propos, tu sais que j'ai pris une grave décision?
– Une décision?
– Oui. J'irai à Paris.
IX
LES MESSAGERS
Félicie annonça la nouvelle à table.
Je me souviens que l'oncle Planté trempait dans le jus un morceau de pain qu'il allait tendre à Mirabeau; il le tint en l'air, sous le coup de la surprise: de grosses gouttes en tombaient, une à une, comme d'une éponge.
Ces demoiselles firent une tête si drôle que Philibert ne put s'empêcher de rire, et, sa serviette sur la bouche, il dit:
– Voilà!.. J'enlève ma tante!.. Nous allons faire, rue Monsieur-le-Prince, une noce à tout casser!
Félicie ne releva ni la liberté de l'expression ni l'allusion à la reconnaissance implicite du ménage légitimé. On restait stupéfait.
– Vous comprenez, dit-elle, ce n'est plus comme si j'allais confier ma peau au premier médecin venu. Celui-là voit la petite deux fois par semaine, et elle le tutoie. Quand elle lui dira: «Voilà ma vieille bonne femme de tante», il y a des chances pour qu'il ne me traite pas comme une chair d'amphithéâtre…
– Certainement! dit grand'mère, certainement!
Autour d'elle, chacun se répétait mentalement le «voilà ma vieille bonne femme de tante.» Qui est-ce qui mettait cela dans la bouche de l'enfant que Félicie affectait d'ignorer? C'était Félicie. Mais, comme elle avait toujours raison, chacun redit, après grand'mère:
– Certainement! certainement!
Félicie jugea toutefois qu'elle devait étayer sa détermination: elle rapporta ce qu'elle savait de Milwaukee. Elle donna les détails des opérations, insista sur les exemples d'habileté particulière, trouva des termes pour nous évoquer l'enfant renaissant sous les doigts de fée du savant étranger. Elle prononçait: «Bilboquet», et appelait la petite: «Adrienne», maternellement. Elle se tournait vers son neveu:
– N'est-ce pas, Philibert?
À la fin du dîner, tout cela paraissait simple et naturel. Chacun, à part soi, croyait avoir mené à bien cette oeuvre, même mesdemoiselles Adélaïde et Victoire, qui, ces derniers temps, travaillaient en sens contraire. Elles dirent à grand'mère:
– Puisque Félicie a décidé comme cela, tout est pour le mieux.
On alla se coucher contents.
De ce jour-là, notre humeur refleurit comme la terre sous la saison nouvelle. Le ciel semblait dégagé; on osait parler d'espoir. Félicie donnait le signal. Le docteur au nom exotique lui inspirait une foi complète. Après l'eau de Lourdes et le curé guérisseur qui n'avaient flatté que la partie anémiée de son esprit, Milwaukee, unissant la science au mystère de son pays d'origine, se présentait à point. – C'était la même femme qui ne pouvait souffrir les étrangers! – Elle était toute prête à se faire couper en morceaux s'il le fallait. Elle en parlait couramment, courageusement. Les termes affreux du manuel opératoire lui devenaient familiers. M. Laballue, le mercredi, lui lisait la Gazette des hôpitaux. Et l'aimable homme, lorsqu'il avait terminé, regardait la future patiente, de ses petits yeux doux, sous ses lunettes, et souriait.
– Ça vous amuse, vous? disait Félicie.
– Je songe, ma bonne amie, que Milwaukee pourrait bien vous éclater de rire au nez, à propos de toute votre charcuterie, et vous faire sauter vos maux d'estomac d'une petite chiquenaude!
On n'attendait plus qu'une lettre de Paris annonçant le rendez-vous fixé par Milwaukee.
Depuis le beau temps, mon père ne manquait plus de venir le lundi. Il était moins sombre; il avait plus d'entrain.
– Après tout, disait-on, la compagnie de ses Pope lui vaut peut-être mieux que celle de M. Clérambourg!
Étrange effet du ciel rasséréné! Cet homme, si criminel, durant l'hiver, pour avoir dîné dans une maison heureuse, nous parut, au printemps, mériter des distractions. Une de ces demoiselles fit observer qu'à tout prendre, il avait été très digne depuis son veuvage.
– Et il faut avouer que, pour un homme de son âge, la vie solitaire, à Beaumont, n'a rien de séduisant.
On en tomba d'accord. Quand grand'mère était éloignée de son gendre, elle lui trouvait cent qualités.
– Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il ne porte pas ses quarante ans.
– Heu! heu!.. Moi, je ne voudrais pas donner cent sous de chaque poil blanc qu'il a aux tempes!
– Oui, mais c'est du crin que ses cheveux! Il se tient bien; il n'a pas plus de ventre qu'étant garçon…
– J'entends toujours Adèle, qui faisait son ménage dès cette époque: «Madame! quand on voit cet homme-là passer dans la rue et qu'il est habillé, on ne peut pas s'empêcher de dire qu'il ne lui manque qu'une femme au bras.»
– Votre gendre se remariera, fit une de ces demoiselles.
On lui imposa silence de toutes parts.
Mais quelque chose mijotait, à quoi personne ne voulait prendre sur soi de risquer une allusion. Valentine m'avait dit en me couchant:
– On vous a trouvé une autre maman.
Les sous-entendus se multipliaient, s'entassaient:
– Un homme livré à lui-même est exposé à un coup de tête…
– La discrétion, c'est très joli; mais, faute d'un conseil donné à temps, on fait une sottise irréparable!..
– On n'épouse pas une femme, on épouse la famille…
– Une femme peut avoir toutes les vertus et être une affreuse marâtre pour l'enfant de son mari.
– Oh! si ce n'était pas le petit!..
– Voyez-vous une jeune fille qui trouve un enfant de sept ans dans sa corbeille de mariage?..
– L'idéal serait une veuve sans enfant.
– Ah! oui; mais voilà!..
– Moi, je dis qu'une veuve qui sait déjà ce que c'est qu'un enfant est plus disposée à en adopter un second…
– Surtout un petit garçon!
– Pourquoi?
– La femme a bien souvent une préférence pour le garçon.
– Principalement, quand elle n'a pas pu en avoir un.
– Ou qu'elle a déjà une fille…
Ce n'était pas encore pour cette fois. On ne prononça aucun nom. Mais, le lendemain, mademoiselle Adélaïde, en tricotant un bas, et même bâillant dans sa main, c'est-à-dire de l'air le plus détaché du monde, hasarda:
– C'est décidément une sérieuse amitié qu'a madame Leduc pour cette petite madame Letermillé?
Personne ne se pressa d'aller plus loin. Grand'mère dit:
– Je crois que c'est justice; la pauvre jeune femme a bien des vertus.
– Je m'en rapporterais à madame Leduc, d'autant plus qu'elle insiste dans ses lettres, d'une façon…
– Ah! tu l'as remarqué?
– Toi aussi?
– À moins qu'on ne soit aveugle!..
Et ce fut tout encore. Valentine me dit, le soir:
– Ça y est!
– Quoi donc?
– Votre maman numéro deux! c'est la dame que vous avez vue à Langeais, qui a une demoiselle de votre âge. Ça fait d'une pierre deux coups: vous allez gagner en même temps une petite soeur.
Je ne soufflais mot; elle me demanda:
– Vous n'êtes pas content?
– Comment est-ce que je l'appellerai?
– Qui?
– Madame Letermillé.
– Vous l'appellerez «maman».
– Et l'autre, alors, la vraie?
– On ne confondra point; n'ayez pas peur.
– C'est que, dis donc, madame Letermillé sera damnée!
– Pourquoi ça?
– C'est elle qui l'a dit à Philibert pendant qu'il lui passait un doigt sous la manche, au-dessous du coude, là où c'est le plus gras…
– On ne va pas en enfer pour si peu! Sans doute qu'ils essayaient de voir s'ils pouvaient se marier ensemble. Bientôt ce sera votre papa qui lui fera ça.
– Ah!
Je n'étais pas fâché à l'idée que Suzanne viendrait courir avec moi dans le jardin. Il était beau comme l'année d'avant, alors que je m'y amusais si bien au moment même où maman, la vraie, mourait à Beaumont. Les massifs regorgeaient de lilas et de lauriers fleuris; les cytises répandaient leur pluie d'or et les tamaris délicats leurs fines larmes roses. Chaque année, invariablement, l'oncle Planté disposait de ses mains, sur la pelouse, une corbeille de jacinthes et de tulipes, une de pétunias, une de dahlias et une de géraniums dans une couronne de bégonias.
Fridolin passait et repassait, à heures fixes, avec des arrosoirs lourds qui faisaient saillir les veines au long des bras tendus. Félicie m'apprenait à côtoyer sans avoir peur les ruches d'abeilles. Nous traversions au pas le bourdonnant village: elle s'arrêtait, comme dans ses fermes, à causer sur le pas des portes des petits chalets de paille; elle parlait avec ces bonnes ouvrières qui la connaissaient et la ménageaient. Puis nous allions, pour elles, jusqu'à la pompe du potager, remplir d'eau deux mortiers à bords plats où elles pouvaient aisément se poser à sec et boire.
Le beau temps nous valait des visites. Un roulement de voiture, hormis le lundi et le mercredi, mettait la maison en émoi. Valentine, les jupes haut troussées, courait jusqu'à mi-chemin de la grille. On la voyait revenir essoufflée, et jetant les noms à tous vents. Alors Félicie allait ou non faire toilette.
Nous reçûmes ainsi la famille Pergeline qui présentait le fiancé de Georgette. C'était un jeune receveur de l'enregistrement, déjà bedonnant, un peu bouffi de figure, frisé et «jouissant d'un teint rose». Mon ancienne amie prétendait autrefois, sur la balançoire, qu'elle n'épouserait jamais qu'un grand garçon pâle, au visage coupé d'une longue moustache noire, ou tout au moins châtain foncé. Elle s'accommodait pourtant de celui-ci. Ils s'asseyaient côte à côte et se touchaient souvent les mains. Ils se regardaient avec des yeux de braise. L'un d'eux commençait à avancer les lèvres en cul-de-poule; était-ce pour rire? Point du tout. De son plus grand sérieux, l'autre répondait par le même signe; et un tout petit bruit de baiser leur échappait. Tout à coup, leurs pensées muettes les faisaient rougir. Au goûter, ils burent et posèrent leurs verres si près l'un de l'autre que le cristal tinta.
C'était la cadette qui se mariait la première. L'aînée dit à ces demoiselles:
– Je comprends, quand on est sur le point de se marier, que l'on se permette des choses plus ou moins convenables; mais ma soeur s'en paie jusque-là!
Elle haussait les épaules:
– Que voulez-vous? maman n'y voit que du feu!
Madame Pergeline décrivait la toilette de la mariée déjà prête, et nous invitait à l'aller voir chez elle, exposée dans la pièce où l'on montrait, l'année précédente, l'uniforme du fils tué à l'ennemi.
– Monsieur votre gendre, dit-elle à grand'mère, nous a fait l'honneur d'y jeter un coup d'oeil, après la signature du contrat. Quel homme distingué!.. Il rajeunit.
– C'est ce que nous disions l'autre jour.
– Le pauvre homme a chèrement payé sa dette, lui aussi…
On soupira; on leva les yeux sur la photographie de la morte. Madame Pergeline trempait un biscuit dans un verre de vin vieux. Elle reprit:
– C'est la vie. On ne peut pas pleurer éternellement.
On ne distinguait pas bien la liaison de son discours; il semblait qu'elle en eût aspiré une portion avec le biscuit. Il y eut un instant d'embarras. Elle se leva en disant:
– D'ailleurs, il y a du mariage dans l'air, cette année. C'est dans l'air… N'est-ce pas, mignonne?
Elle étouffait déjà cette phrase énigmatique contre les joues de la jeune fille. La soeur aînée regardait chacun comme s'il venait de lui marcher sur la robe. On les reconduisit jusqu'à leur voiture.
Une visite inopinée nous arriva un jour, au moment où nous partions, Félicie et moi, pour notre tournée quotidienne. Nous touchions à la grille, quand, tout en haut de la route de Beaumont, quelque chose pointa.
– Attends, dit Félicie, voyons d'abord ce que c'est.
Cela n'allait pas vite et ne prit forme que peu à peu.
– On dirait deux dames dans une petite voiture de rien du tout…
– Qu'est-ce que tu chantes? dit Félicie; deux dames, une petite voiture?..
Elle fit la grimace. Elle pensait aux Américaines, que nous avions vues, un dimanche, à Beaumont, se promener en charrette anglaise alors que tout le monde sortait de l'église.
L'attelage descendait en zigzaguant. L'une des personnes frappait à tour de bras sur l'animal.
– A-t-on jamais vu pareille brutalité! dit Félicie; il n'y a que des Yankees, des sauvages, pour…
– Tante! tu ne sais pas qui c'est? c'est monsieur le curé de la Ville-aux-Dames avec madame François.
Madame François conduisait. Sa figure était ombragée d'une capeline baleinée, en tissu à fleurettes. Les disques bleus de ses conserves brillotaient sous cette petite voûte. Le bout de son nez, fureteur, émergeait tout seul en coupe-vent. M. le curé Fombonne était fortement établi à son côté et occupait presque tout l'espace de l'étroit véhicule. Ses gros doigts étaient croisés au-dessus de sa ceinture soutenue par l'embonpoint de l'abdomen. Dès qu'il reconnut madame Planté, il ôta son chapeau, et l'air mariait ses longs cheveux blancs avec les ailes de la capeline.
On n'avait point vu le curé depuis la scène du presbytère. Le pittoresque de l'équipage nous évita le malaise d'une première rencontre. Le petit âne, qui marchait en rechignant, se décida à trotter quand il fallut faire halte. Il passa devant nous, les oreilles droites, et tricotant des pattes avec un entrain que la gouvernante était impuissante à calmer. Elle se levait de son siège, gesticulait, criait à tue-tête, tandis que le curé, essayant de toucher l'animal par la douceur, l'appelait: «Mon ami, mon bon petit ami!..» Tout cela s'engouffra dans l'allée des ormes, Félicie et moi courant par derrière. Le bruit attira les domestiques, et Fridolin parut sous le marronnier. Il s'avança, avec son flegme ordinaire, et cueillit l'âne au passage, tel un joueur reçoit la balle contre la paume de la main.
Tout le monde s'extasia devant l'élégance de l'attelage. C'était bel et bien une charrette anglaise, et le harnais du bourriquet portait quatre boucles d'argent.
– Ça ne nous a pas coûté cher, dit madame François, c'est un cadeau.
– Chut! fit le curé, c'est un cadeau du diable!..
Mesdemoiselles Victoire et Adélaïde, ainsi que grand'mère, étaient là.
On formait un cercle autour des nouveaux venus.
– Oui… – continua le curé sur un ton de mystère, – c'est ici le présent de… de… devinez, mesdames!..
On était très intrigué. Madame François riait de tout son coeur.
– J'ai failli refuser ce don magnifique, dit le curé: Timeo Danaos et dona ferentes! Mais le bon Dieu m'a inspiré une parole qui conciliera, je l'espère, les intérêts de l'Église et la convoitise toute profane d'un pauvre desservant: «Madame, ai-je dit à cette généreuse personne, madame, c'est sur un âne que Notre-Seigneur fit son entrée à Jérusalem… Puisse cette gentille petite bête vous conduire un jour à la véritable Église de Dieu!»
On se taisait toujours.
– Mesdames, reprit le curé, j'ai la ferme conviction que je ramènerai dans cette voiture une brebis égarée…
– Je donne ma langue au chat! dit Félicie.
Madame François la pinça à la manche, et, du cintre de sa cornette, jeta sous la voûte du chapeau de paille:
– Les protestants de la tasse à café!.. Voyons, madame Planté, vous ne pensez qu'à eux, j'en lèverais la main! Mais c'est toujours comme ça quand il s'agit de deviner.
– J'étais à cent lieues de penser à ces…
– Vous seriez donc la seule, dans le pays, à ne point vous occuper d'eux! Le contraire serait bien plus croyable!..
Et elle se mit à rire, la main en écran devant les dents.
Félicie se laissa entraîner par elle, tandis que le curé demeurait dans l'autre groupe, selon une tactique sans doute préméditée.
– Que je vous dise, madame Planté, comment c'est que nous avons fait la connaissance de ces «Engliches». Et d'abord, ils ne nous ont pas donné seulement l'âne et la petite voiture, sans compter le service à café, – qui nous en fait deux avec le vôtre, car, soit dit en passant, j'ai bien racommodé la tasse: – ils nous ont donné cinq mille francs pour la réparation du clocher, sous prétexte que ce M. Pope, comme ils l'appellent, s'occupe des monuments de l'ancien temps! Mon Dieu! faut-il en avoir dans ses coffres pour faire des générosités pareilles d'un seul coup!.. Telle que vous me voyez, moi, j'ai bien fait cadeau de trois mille francs au bon Dieu, mais j'y ai mis vingt ans!.. Enfin, je voulais donc vous raconter, madame Planté, que ce monsieur était venu rôder bien des fois par chez nous, en tirant des photographies de l'église; même que monsieur le curé m'a dit un jour: «Madame François, envoyez donc Follette mordre un peu les talons de cet ostrogot!..» J'ai envoyé Follette qui s'est mise à aboyer comme si c'était le diable en personne, tant et si bien qu'il s'est en allé avec son ustensile, et qu'on ne l'a plus revu de trois mois… Et quand il est revenu, par exemple, c'était avec des dames, toutes mieux attifées les unes que les autres; et celle qui avait l'air de gouverner ce monde-là, une grande perche, unie comme un manche à balai, avec un chapeau de paille de garçon, tenait sur les bras, en guise de poitrine, sauf votre respect, madame Planté, un petit chien qui était gentil, mais qui était gentil comme un agneau! «Eh! que je dis à monsieur le curé en regardant par le rideau de vitrage, pourvu que Follette ne soit pas dehors, et qu'elle n'aille pas manger les chevilles de toute cette belle compagnie!» Madame Planté! je n'avais pas fini de parler, que je vois le petit chien sauter et se précipiter, la queue en trompette, au-devant de Follette qui hérissait un poil tout le long de l'échine, droit en l'air, à y brosser ses habits. «Nous voilà perdus! que je m'écrie. Follette ne va faire qu'une bouchée de ce petit bichon qui vaut peut-être des centaines de francs: avec ce monde-là, est-ce qu'on sait? – Courez vite, me dit monsieur le curé, courez vite, madame François, pour empêcher un malheur.» Madame Planté, ce que je vais vous dire vous paraîtra incroyable; mais c'est la preuve que tout arrive par la permission spéciale du bon Dieu. Voilà-t-il pas, aussitôt que j'ai mis le nez dehors, toute la société qui se tourne de mon côté; et des clignements d'yeux! et des chuchoteries! et des demoiselles qui se cognent les coudes! et le grand manche à balai qui vient à moi et qui me parle aussi clair que je vous parle, madame Planté. «Madame, qu'elle me dit poliment, c'est bien vous qui êtes chez monsieur le curé? – Mais, oui, madame. – Mon Dieu, madame, qu'elle reprend, que nous sommes donc bien aises de vous voir! nous avons tant entendu parler de vous et de vos mérites! – Je n'en ai guère, madame, que je lui fais. – Si, si! nous le savons. – Mon Dieu, madame, c'est sans doute qu'on vous aura parlé des trois mille francs que j'ai mis de ma poche dans le ménage de défunt monsieur le curé de Chaumussay: on ne peut rien tenir caché dans ces coquins de pays!..» Là-dessus, elle ne fait ni une ni deux, madame Planté: elle me glisse une pièce de vingt francs en or dans la main, en m'appelant par mon nom, comme si nous étions venues au monde porte à porte! «Madame François, qu'elle me dit, notre intention est de faire du bien autour de nous: monsieur le curé n'a-t-il pas des pauvres? – Oh! si fait! madame, que je lui dis, en tournant ma pièce dans le creux de ma main; c'est-il pour eux que vous me donnez tant d'argent! – Non! non! cela n'est rien; gardez-le; mais ne pourrions-nous pas faire une visite à monsieur le curé? – Eh! mesdames, la porte est toute grande ouverte, entrez donc; je vois bien que c'est le bon Dieu qui vous amène.»
– De ce moment-là, dit Félicie, voilà ces étrangers maîtres chez vous.
– Eh! mon Dieu! qu'est-ce que vous voulez donc, madame Planté? c'est-il bien nécessaire d'être plus royalistes que le roi? Pour dire la vérité, monsieur le curé ne leur a point fait mauvaise figure… Entre nous soit dit, madame Planté, vous qui avez de l'instruction, c'est-il vrai qu'ils ne sont pas baptisés?
Félicie ne s'était jamais posé la question. Provisoirement, elle secoua la tête.
– Eh! là, mon Jésus! c'est-il bien possible, et qu'ils soient en même temps si généreux? et polis! comme il n'y en a pas, même chez les nobles!.. Il fallait les voir – je parle des deux amies, madame Pope avec celle qu'on appelle la Créole… en attendant, – il fallait les voir dans leur petite charrette: vous m'en croirez si vous voulez, même au galop de leur poney, quand elles me croisaient sur la route, pour me parler de la santé de monsieur le curé, elles s'arrêtaient net comme un lièvre qui a reçu le plomb dans les pattes. «Mon Dieu! que je leur dis une fois, mesdames, si monsieur le curé avait seulement une toute petite voiture cent fois moins jolie que la vôtre, pour aller faire sa tournée, il retarderait de dix ans son entrée au Paradis!..» Pas seulement trois jours après que j'avais dit ça, le jour de la Chandeleur, au matin, qu'est-ce que je vois arriver?..
– Je comprends, dit sèchement Félicie; je comprends.
– Eh pardi! madame Planté, vous me laissez réciter mon chapelet, et, quand j'ai le temps, je dirais le rosaire tout entier! Mais je m'aperçois que je vous ennuie à vous raconter des choses que vous savez peut-être bien déjà… M. Nadaud, le papa de ce petit garçon-là, aura eu la langue trop longue…
Félicie suspendit le pas et interrogea madame François du seul étonnement de ses yeux.
– Il n'y a point de mystère là-dessous, madame Planté. M. Nadaud était en compagnie de ces dames, – comme bien souvent, – quand elles sont venues nous faire leur beau cadeau, même qu'on a convenu, tous ensemble, que la première sortie de monsieur le curé, en voiture, serait pour vous faire visite.
– Comment, «tous ensemble»?.. De quoi ces personnes se mêlent-elles en parlant de moi; elles n'ont jamais mis les pieds chez moi!
– À qui le dites-vous, madame Planté? Moi qui sais combien elles paieraient cher pour les y mettre!
Félicie:
– Est-ce qu'elles ont prononcé le chiffre?
– Ah! voyons, madame Planté, si vous prenez la chose du mauvais côté, il n'y aura point moyen de s'entendre. Écoutez-moi donc: on a bien du mal à tenir à distance celui qui est décidé à entrer chez vous.
– Sabre de bois! il se peut que des poules mouillées soient incapables de tenir les gens en respect. Mais je vous jure…
– Ne jurez point, madame Planté: on s'en repent toujours après. On dit qu'on fera et qu'on ne fera pas, et puis les choses se font toutes seules et par elles-mêmes. Un jour, vous serez à défendre votre grille, et on viendra vous annoncer que toute la compagnie vous attend au salon.
– Elle m'y attendra!..
– Le temps de faire votre toilette, madame Planté!.. Je parie la voiture et le bourriquet, que vous irez leur dire bonjour, quand ça ne serait que pour ne pas faire affront au papa de ce petit jeune homme…
– «Au papa!..» Ah çà! que voulez-vous dire? Je n'ignore pas que Nadaud fréquente ce monde-là, mais je me plais à reconnaître qu'il a toujours eu le tact de ne pas chercher à me l'imposer.
– Madame Planté, je ne mettrais pas ma main au feu que vous ne vous seriez point aperçue de ses manigances!.. Sans être ce qu'on appelle «malin, malin», M. Nadaud connaît les affaires; et ce n'est point un homme à ne pas entr'ouvrir les portes ou à ne pas les faire pousser devant lui, plutôt que d'être obligé de les défoncer au jour venu…
– J'en ai assez! dit Félicie, si on vous a payée pour m'apprendre quelque chose, parlez français!
– Allons! madame Planté! voilà-t-il pas que nous serions encore fâchées pour des malentendus! Ce que c'est que de ne point savoir causer: je resterai toute ma vie une bête, faute d'avoir été à l'école!.. Mais, puisque vous êtes si curieuse, madame Planté, adressez-vous donc à monsieur le curé. Il en sait plus que moi, là-dessus comme sur autre chose, et puis, au moins, chez ces messieurs prêtres, on est toujours sûr que c'est le Saint-Esprit qui parle par leur bouche.
Nous vîmes vis-à-vis de nous, au tournant d'un massif d'arbres verts, le groupe composé de l'abbé Fombonne, de grand'mère et de ces demoiselles, qui avait fait le tour de la grande pelouse, comme nous, mais en sens inverse. Le premier mouvement des trois femmes fut de rebrousser chemin. Leur figure était décomposée. Monsieur le curé, pour elles, avait dû mettre les pieds dans le plat, cependant qu'on jugeait que Félicie méritait des préparations.
Elle comprit aux visages ce que le discours de madame François avait été impuissant à lui faire entendre.
– Monsieur le curé, dit-elle, vous êtes chargé de m'annoncer une nouvelle qui intéresse vivement la famille; qu'attendez-vous donc?
– Plût au ciel, dit le curé, que j'eusse été trouvé digne de servir d'intermédiaire entre deux maisons que Dieu bénit pour leur bienfaisance! Mon rôle est plus modeste; je m'entretenais simplement avec ces dames d'un projet d'union que tout le pays a fait avant les principaux intéressés, ce qui en montre la convenance… Je suis surpris de l'émotion…
– Qu'est-ce que vous voulez? dit Félicie, nous sommes un peu sensibles, chez nous… L'affection… les souvenirs… le deuil que nous portons…
– Croyez, madame, – dit le prêtre, en étendant les deux mains, – que je respecte profondément…
– Ah! s'écria Félicie, je ne sais vraiment pas ce qu'on respecte aujourd'hui. Je ne parle pas des pauvres morts que l'on remplace comme on fait d'une paire de chaussures! Mais quand je vois les ecclésiastiques eux-mêmes faire cause commune avec des aventuriers sans religion, des gens qui ont peut-être assassiné, volé, – qui vous dit le contraire? avez-vous vu leurs papiers? – des femmes vêtues comme des drôlesses et qui ont des moeurs de maquignons… eh bien! c'est plus fort que moi… mon sang se retourne, et je suis tentée de ne plus croire ni à Dieu ni à diable!..
– Madame Planté! dit le curé, est-il possible que j'entende votre bouche proférer un tel blasphème?..
– Oui! c'est possible! oui, je l'ai dit, et je le répète, et je le répéterai encore! Je ne crois plus à rien! à rien!
– Félicie! Félicie! par grâce, contiens-toi!
– Elle est malade, monsieur le curé!.. Il faut être indulgent!
– C'est la surprise, le chagrin. La pauvre femme était si peu préparée à cette nouvelle!..
– Parfaitement! parfaitement! disait le curé.
Grand'mère et ces demoiselles agitaient les bras autour de Félicie, qui voulait parler encore et qui étouffait. Elle porta son mouchoir à ses lèvres; on dut la soutenir.
Monsieur le curé s'essuyait le front, à l'ombre, son chapeau à la main.
Madame François s'accroupit devant moi, me prit les mains et faillit m'appliquer sur la figure ses grands verres de lunettes bleus, qui me rappelèrent tout à coup ces lentilles par où l'on regarde, dans les baraques foraines, des exécutions de criminels célèbres ou des naufrages.
– Et nous, voyons, monsieur le petit jeune homme, qu'est-ce que nous disons de tout ça? Est-ce que nous n'aimerions pas avoir une maman bien fraîche et bien jolie?
Je rougis, sans répondre, et détournai la tête, parce que madame François exhalait une petite odeur de moisi.
Mais elle tenait à s'informer:
– Ah! c'est peut-être bien aussi que notre tante Planté nous avait découvert une maman à son goût?.. Ce n'est pas une bête, notre tante Planté: je parie bien que, du premier coup, elle avait mis la main sur une perle?..
Je dis, avec une assurance à la Fridolin:
– Ce n'était pas non plus ce qu'il fallait; mais, au moins, j'aurais eu une petite soeur pour jouer.
– Voyez-vous ça! dit-elle, à cet âge-là, ça a déjà ses idées sur les personnes!
Le comble de la disgrâce pour Félicie fut de devoir, après sa crise, demander pardon au prêtre:
– Monsieur le curé, j'ai eu la parole un peu vive…
Il fit le geste de l'absoudre.
– Je savais bien, chère madame, que votre nature est foncièrement chrétienne.
– Heu! heu! bougonnait Félicie; on a tant d'occasions de s'indigner!
Il l'exhorta à la patience, à la douceur. Les hommes ne sont-ils pas tous frères, qu'ils proviennent d'un continent ou de l'autre?
– Pourvu qu'ils paient! dit Félicie.
Grand'mère et ces demoiselles se redressèrent. Allait-elle repartir?
Par bonheur, les mots se métamorphosaient dans l'oreille de l'abbé Fombonne, et il n'en percevait que le sens favorable. Il dit qu'en effet l'argent servait à accomplir de belles et grandes choses. C'était trop l'avis de Félicie; nul argument ne pouvait la frapper davantage. Il le vit bien et en usa. Il la prenait en contradiction avec elle-même; mais, comme elle était sincère, elle baissait le ton. Tous deux, fils de la terre, se rapprochaient par leur goût commun de la richesse. Tout à coup, Félicie s'avisa:
– Mais votre créole n'a pas le sou, au milieu de tous ces millions! Vos Américains cherchent à l'écouler sur le continent, comme leur camelotte!.. Qui sait?.. un laissé pour compte, peut-être bien? Dame! je vous demande si c'est naturel, quand on a roulé sur le pavé des deux mondes, de venir épouser un notaire de province!.. Allez! allez!.. Ce niais de Nadaud a donné dans le miroir aux allouettes!