Kitabı oku: «Le Médecin des Dames de Néans», sayfa 6
XIII
Aix-les-Bains, août 189…
À Monsieur de Jallais, conseiller général.
«Mon cher papa,
»Tu ne m'en voudras pas, je pense, de ne pas t'avoir dépeint les beautés d'Aix-les-Bains avant que j'eusse eu le temps de m'y retourner un peu. Ah! que je te remercie donc tout de suite et bien fort, et que je t'embrasse plein ta barbe pour m'avoir laissé venir passer les vacances ici tout comme un monsieur, tout comme un homme du monde, et sans précepteur. Ce n'est pas, mon cher papa, que je me serais ennuyé le moins du monde à Candes, nous aurions passé de bonnes journées à pêcher dans la Loire et fait chaque soir, au coucher du soleil, notre jolie petite promenade au bord de la rivière jusqu'au château de Montsoreau! Mon Dieu! ne va pas croire non plus que je sois enchanté de n'avoir pas monsieur l'abbé sur le dos, mais je te dirai qu'il y a ici un petit jeune homme que l'on voit constamment affublé de son précepteur et que toutes les dames montrent quasiment du doigt et en riant, parce que ce pauvre garçon a déjà un petit bout de moustaches, et j'ai l'honneur de t'apprendre, mon cher papa, que monsieur ton fils est à peu près dans ce cas. Ce n'est pas que je les aie vues positivement, mais madame Durosay me l'affirme, et c'est une femme tout à fait entendue, je t'assure, et bien précieuse à connaître. Je n'imagine pas qu'il y ait nulle part de meilleures façons que les siennes, et bien que son mari qui est un brave homme, soit pesant et mal équarri en toutes ses entournures, elle n'en a pas souffert la moindre influence fâcheuse. Sais-tu qu'elle va beaucoup mieux! La secousse un peu violente de ce voyage, oh! un voyage ravissant, lui a été excellente; le bon docteur Grandier ne se tient pas de joie, car c'est lui qui avait prévu et combiné cette médication. On avait bien peur en partant de Néans, car elle était faible comme un pauvre petit poulet. Ce cher monsieur l'abbé se tourmentait comme une vraie maman. Je lui ai écrit déjà pour le rassurer. Il a dû dire des messes à notre intention. C'est peut-être cela qui a amené un si bon résultat, bien que tu ne croies pas du tout à ces sortes d'interventions.
»Enfin, après ce remue-ménage, ce départ, cette installation, ce changement d'air et l'agitation que l'on a ici même sans bouger, pour ainsi dire, à cause de tant de monde qui papillonne, elle n'est plus reconnaissable. Malgré son teint mat naturellement, on voit que le sang se reprend à circuler sous la peau et que ses cheveux qu'elle a noirs et extrêmement abondants sont à présent plus onctueux et brillants; du moins, c'est là l'impression du docteur; quant à moi, je lui trouve je ne sais quoi de modifié dans la physionomie, dans le regard et dans le geste, qui la font mille fois plus aimable qu'avant. Et ne t'ai-je jamais dit avant qu'elle l'était? Je suis sûr que je vais te faire plaisir en te disant que je fais l'homme galant, puisque tu m'as dit toujours que je ne serais qu'un sauvage et un bourru. Seulement, tu vas te moquer de moi parce que je ne suis non plus qu'un blanc-bec; mais puisque je t'affirme que l'on me montrerait à présent du doigt si j'allais avec mon précepteur!.. Seras-tu ravi si je te dis que je donne mon avis sur la toilette et que j'accompagne madame Durosay chez la couturière! Oh! nous nous amusons beaucoup! nous regardons, le soir, au Cercle, l'après-midi, au concert, ce qui d'une belle dame nous plaît et nous nous promenons ensuite dans la ville, entrons dans les magasins, achetons ici un bout de dentelle, là une broche, une épingle, une mantille, un chapeau; nous remontons à la villa et essayons tout cela. M. Durosay ni le docteur n'y entendent rien du tout, et ces affaires les ennuient énormément. Moi, j'aime beaucoup ces essais de parures d'une personne qui est bien.
»Je n'ai pas écrit cela à monsieur l'abbé qui n'a pas les mêmes vues que toi sur le rôle d'un homme bien élevé; je tâche de vous contenter successivement, ce qui vaut mieux que de sacrifier l'un de vous ou ne vous satisfaire ni l'un ni l'autre. Oui, elle a pris goût à la toilette depuis que nous sommes ici. Il faut dire qu'il y en a tant et de si belles et qu'il y en a si peu à Néans! Et cela lui va fort bien; tu avouerais qu'elle est la plus jolie femme d'ici, et cependant on dit que nous avons des plus grandes beautés de Paris. Mais de celles-ci, je trouve bien singulier que tout le monde discute avec autant d'animosité que vous le faites au conseil général et qu'il y ait autant de gens à les trouver fades, artificielles ou déplaisantes en quelque partie, qu'il y en a à les trouver adorables, tandis que je ne doute pas que madame Durosay les mettrait tous d'accord.
»Je pense que tu n'es pas opposé à ce que j'aille au théâtre. Je n'y avais été jusqu'ici que dans mes livres classiques; à la fin, tu sais, avec monsieur l'abbé, qui est un bien bon et savant homme, je serai toute ma vie une oie. Il y a précisément ici d'excellentes troupes; nous avons l'Opéra-Comique, le vrai, avec madame Landouzy, Fugère et Soulacroix. Nous avons aussi le Vaudeville, l'aussi vrai, pour les représentations de petites piécettes de même nom! Ce que nous avons vu déjà est magnifique. Veux-tu que je te raconte notre dernier spectacle? Le titre m'échappe pour le moment. Ce qu'il y a de certain, c'est que nous étions dans une loge, fort commodément et très occupés d'un costume que madame Durosay portait pour la première fois, qui, ma foi, lui allait à ravir. C'était simple comme bonjour: une robe de foulard clair tout unie, une ceinture en métal relevé d'émaux byzantins imités, quelque chose de très joli que nous avons déniché ensemble; un corsage ouvert en pointe, avec une berthe de dentelle. Tu vois ça de là-bas! Eh bien! non! tu ne t'imagines pas la belle figure que cela faisait. Il faut te dire que tout le monde s'entend pour gâter madame Durosay, parce qu'elle est en convalescence, et ces messieurs sont si heureux de la voir renaître, qu'il n'y a point de folies qu'on ne serait disposé à lui passer. Cela n'est que trop juste; je t'assure qu'elle était mourante. Comme M. Durosay n'a de goût que pour les vieilles pièces de théâtre qu'il a déjà vues dans sa jeunesse et que M. Grandier ne prend aucun intérêt au spectacle, ils nous plantent là régulièrement au beau milieu du premier acte et s'en vont à la salle de jeu. De sorte que l'autre jour, précisément, madame Durosay se trouvant mal, probablement à cause de son nouveau corset, je fus tout seul à lui donner quelques soins au fond de la loge d'abord, puis dans les jardins du Cercle où je l'emmenai prendre l'air. Et comme si j'avais grand mérite à n'être ni «sauvage» ni «bourru», elle m'en sait un gré infini, et je suis soigné, dorloté comme un coq en pâte.
»Nous n'avons pas perdu le second acte et nous avons pu entendre tout le reste de la pièce. J'étais un peu préoccupé qu'elle ne fût reprise de ses étouffements, et pour me montrer qu'elle allait mieux, elle m'a raconté en longs chuchotements, tout bas, les phases de sa maladie, et comme Néans lui doit être mauvais, et comme elle se sent mieux ici où l'on peut passer des journées si agréables et chaque soir aller au théâtre voir quelque chose d'intéressant.
»Mon Dieu! que tu dois être fatigué et d'Aix-les-Bains et de ton bavard de fils; je t'ai rempli mes quatre pages, ce qui n'est pas dans mes habitudes quand je suis enterré à Néans où l'on ne voit rien. On m'appelle pour le dîner, je vais cacheter ma lettre sans la relire; il me semble que je t'ai parlé de tant de choses en un tel décousu que je te prie, mon cher papa, de m'excuser et je t'embrasse de tout mon cœur.
»Ton fils respectueux et dévoué,
»SEPTIME.»
XIV
M. Durosay eut plein la bouche en annonçant que l'on verrait un roi.
Il brandissait le petit coupon rose de l'abonnement de saison aux représentations du Cercle et s'étonnait qu'au sortir de Néans, une pareille nouvelle n'embrasât pas les hôtes de la villa Julie.
– Mais je ne ris pas, insista-t-il, ce soir même nous l'aurons peut-être à côté de nous, au concert Colonne: nous le coudoierons, il pourra nous marcher sur les pieds…
Et il se lança, ému au tréfonds de ses convictions monarchiques, parla du passé glorieux de la France, dit un mot aigre-doux et familier pour Louis-Philippe et raconta, en quelles circonstances il avait touché la main de Napoléon III.
Grandier fit le tableau de Xerxès étalant, en face du Pont-Euxin, et de l'Attique, qui les allait engloutir, trois millions d'hommes de guerre, dont le passage avait tari les citernes d'Asie, dévasté le sol et dévoré les troupeaux. Depuis lors, tous vos roitelets n'étaient que myrmidons. Le notaire déplora qu'on ne pût parler sérieusement. Madame Durosay qui trouvait à présent la force de sortir le soir, piquait une rose à son corsage tout en mirant dans la glace l'effet de son chapeau. Septime la regardait.
Elle en était aux premiers résultats du régime Grandier, et tout étourdie encore de la vie nouvelle que cet étrange et habile homme lui infiltrait sournoisement chaque jour. Elle eût refusé avec obstination tout traitement médical; elle ne s'apercevait pas qu'il la traitait. Il s'était bien gardé de lui dire jamais: «Faites ceci», mais il avait dirigé sa vie de telle sorte qu'elle s'intéressât à elle-même et, ce point essentiel obtenu, des conversations adroitement ménagées, de tournure désintéressée, fleurant plutôt une philosophie douce qu'une hygiène, l'instruisaient, à doses infinitésimales, des mille flatteries possibles que recherche inconsciemment tout être un peu épris de soi. Avec quelle subtilité il avait manœuvré pour l'amener seulement à se dégager, elle, son corps tout au moins, de la totale indifférence dont elle avait coutume d'envisager le monde. Il avait opéré jour par jour, quasiment heure par heure, cette distraction lente d'une personnalité d'à travers la confusion trouble. Il croyait assister aux commencements d'un monde, errer aux bords des fleuves, recueillir la matière encore amorphe, et, à force de caresses ou de couvaisons chaudes, la douer de sensation.
«Dieu s'est reposé trop tôt, disait-il, j'achèverai les dames de Néans qu'il négligea.» Et ses notes de création allaient du soir sur la terrasse du notaire, où la jeune femme avait manifesté un rudiment d'intérêt en éprouvant le besoin de regarder se rasseoir le grand enfant qui avait eu pour elle de la prévenance; et elles se poursuivaient, toujours liées à la présence tiède et saine de ce garçon dont la surabondance de jeune sève, sans doute rayonnait; elles se poursuivaient jusqu'à ces goûts nouveaux pour la parure qu'il avait découverts, radieux comme au premier appétit d'un convalescent. Mais entre ces deux points extrêmes, que de choses minutieuses, que de petits soins de transition il avait fait naître et vu éclore par et pour ce corps renaissant! Il avait remarqué qu'elle renonçait depuis longtemps à certains mets qu'elle aimait et que M. Durosay ne goûtait point. «À quoi bon?» disait-elle. Il affecta de les adorer et donna le mot à Septime qui se mit à manger voluptueusement avec elle des œufs au lait qu'il détestait. Ayant parachevé sur elle son étude des parfums, Grandier lui en offrit une boîte choisie qu'il commanda à Paris. Ils s'amusèrent à les combiner, à les nuancer, et quand elle avait atteint la dose délicate qui lui plaisait, le docteur recevait du frémissement léger de ses narines minces et transparentes, une joie de séducteur. Elle demeurait la journée et la nuit dans ce petit enchantement flottant. Et l'on ne parlait plus que des choses propres à la délectation.
Esculape se révélait un étonnant petit-maître.
M. Durosay était peu ouvert à ces choses, et y entremêlait des balourdises énormes. Septime, au contraire, montrait trop de dispositions, et il se fût efféminé sans l'antidote de promenades avec le docteur, où il recevait des paroles de virilité. Grandier ainsi se multipliait et prenait soin de tous. Il se gardait bien de révéler à ce petit blanc-bec la formule des alcools qu'il donnait à madame Durosay pour couper les eaux de toilette qui, à Aix, étaient un peu dures, et il l'emmenait au soleil se hâler le visage, tandis qu'il obtenait que la jeune femme s'admirât la chair et la peau, ce à quoi elle n'avait jamais songé. Elle n'osait même parler du moindre soin physique sans beaucoup de gêne. Il voulut lui rendre sa chair familière. Pour la première fois, à la table légitime de M. Durosay, on prononça les mots de «gorge» et de «bras nus». La seule image évoquée en mettait tout le monde mal à l'aise. Le maître de la maison y éprouvait la sensation d'avoir aux doigts et dans le cou quelque matière gluante et poisseuse et faisait de gros yeux qu'Esculape évitait. L'évocation du corps nu produit une suffocation en province. Grandier, outre qu'il poursuivait un système, s'amusait énormément. Il remarqua que l'effet était moindre, si, par exemple, il parlait des belles filles d'Athènes, ôtant leur himation, pour s'élancer aux jeux publics; on prononçait presque impunément le nom d'Aspasie, mais non celui de mademoiselle Émilienne d'Alençon que le faubourg Saint-Germain cependant alla voir cet hiver à Paris.
Il remarqua aussi le peu d'efforts qu'il faut pour changer le ton d'une maison, à quelqu'un de résolu. Madame Durosay osa parler bientôt des sensations perçues par le moyen de l'épiderme, qui est un mode inavouable de sentir, d'après les canons de la bienséance. Peu importait à Grandier qu'elle parlât pourvu qu'elle fût éprouvée. Mais s'étant un jour rencontré avec M. Durosay sur le chapitre de la pénitence et de la mortification, qu'ils anathématisèrent, Esculape en profita pour aller fort loin. Il exalta le plaisir avec une violence que M. de Prébendes eût apportée à l'éloge de la continence et il avait prononcé le mot de luxure quand on se leva de table. On lui passait les pires excès parce qu'il était philosophe. Mais de ces outrances, il était rare que quelque chose ne demeurât: le retentissement de sa parole un peu haute allait au fond de l'inconscience semer infailliblement les éveils qu'il voulait. Cette villa Julie, n'est-ce pas? devenait une véritable école d'immoralité.
La pensée de la pauvre jeune femme était un peu aux abois. Quelques inquiétudes, tels de brefs éclairs, lui étaient venues à plusieurs reprises à cause de la nouvelle face de toutes choses. À Néans, elle se fût interrogée; mais l'absence de l'atmosphère et des objets coutumiers est propice aux modifications morales; ici, en outre, la brutale antithèse y excellait. Et elle s'oubliait presque totalement à cause de l'absorbant bien-être de la renaissance physique et de l'aise sans cesse caressante dont on l'entourait, dont on éblouissait, endormait toutes ses facultés. L'emprise du docteur était si adroite; elle s'exerçait sur tant de ramifications primordiales de l'être, elles le saisissaient si sûrement aux sources mêmes de sa vitalité que, pas une fois, la conscience avec sa claire lumière n'eut le temps de donner aux choses leur valeur relative. Tout juste avait-on le loisir de dire «tant pis» aux éclairs de lucidité. Madame Durosay était la victime d'une séduction, d'une séduction impersonnelle: le délice de vivre.
Elle recevait, dans cette pénombre, l'élixir que Grandier, de son philtre, lui versait goutte à goutte, et qu'il lui préparait, dans son antre de sorcier, avec tout ce que la vie peut offrir de délectable. Et la jeune femme, avec ses sens, renaissait et fleurissait en complète beauté; et l'on eût dit que le cerveau, les idées reçues, toutes les petites affaires d'éducation, toutes les façons, les mille retenues factices, demeuraient ensevelies, là-bas, dans la fadeur, dans la nonchalance de Néans.
La voiture attendait à la grille de la villa; M. Durosay pestait qu'il y eût encore un tour à donner aux bandeaux, oh! un rien, une chiquenaude, une pression ici et puis là, mais qui, trois fois déjà, avait nécessité d'enlever la voilette. On finit par sacrifier celle-ci, et, par le boulevard des Côtes, on descendit au cercle d'Aix-les-Bains.
Une petite salle de spectacle toute blanche, avec baignoires, balcon, loges et galeries; l'aspect d'un bibelot élégant, d'une bonbonnière à contenir le fin du fin de la sucrerie. Et, de fait, il n'y avait pas quarante personnes ici dont la présence ne fût signalée au monde entier par le Figaro. Des noms illustres étaient chuchotés de loge à loge garnies de femmes en toilettes claires où le blanc dominait pour un effet charmant et frais. Des guirlandes de fleurs naturelles faisaient le tour de la salle parmi les voussures du balcon, et venaient se grossir, s'enchevêtrer en des trophées de drapeaux spartiates et français de chaque côté de l'avant-scène où S. M. le roi de Sparte penchait sa figure fine aux longues moustaches tombantes.
– Le voici, fit simplement M. Durosay, touchant sa femme à l'épaule en s'installant dans sa loge.
– Qui donc? fit madame Durosay.
On arrivait un peu tard, Colonne ayant joué l'hymne spartiate que M. Durosay eût aimé entendre. Pour le moment, on exécutait la neuvième symphonie et toutes les dames étaient tournées vers le roi. Beaucoup le regardaient avec une grande mélancolie, soit qu'elles reportassent vers lui l'effet de la musique, soit qu'elles songeassent à l'instabilité des trônes, à la particulière amertume du présent pour les personnes augustes. Même on en voyait quelques-unes s'attendrir, émues de ce voisinage si proche, remuées en leurs instincts par l'idée de la majesté; et elles l'envisageaient comme elles font de Jésus dans les églises. D'autres encore peut-être au cours de cette songerie royale que Beethoven berçait, puisaient un secret plaisir morose à penser qu'un hasard eût pu faire qu'elles fussent celles, qui sait? qui eussent comblé son cœur princier!.. Et une larme imperceptible pointait au coin de leurs yeux. Le roi, très simple, promenait sur l'assemblée son regard aigu tempéré d'un sourire bénévole.
Le docteur, debout dans la loge, s'offrait le ragoût psychologique de ce méli-mélo de naturel et d'artifice parmi ces femmes. L'émotion devant la puissance, l'amour de la royauté, par exemple, pensait-il, est naturel. Mais c'est par suite d'une singulière accoutumance au travestissement, d'une inaptitude contractée de pouvoir démêler le vrai de son image ou même de sa caricature, que toutes ces dames se leurrent vis-à-vis de ce fonctionnaire distingué. Il se réjouissait que madame Durosay, tout absorbée par l'ascension d'une vie pure, renouvelée, quasi enfantine, ne s'y laissât pas tromper. Sur plusieurs points, déjà, il avait remarqué, depuis quelque temps, son jugement parfaitement sain. L'excentrique et le grotesque la laissaient indifférente. Il avait essayé en vain des plaisanteries sur le grand nombre de maladies de peau qui se trouvaient ici si joliment costumées; il se trouvait précisément, ce soir-là, un amas de demi-centenaires de blanc vêtues, sur quoi des chapeaux panachés semblaient pousser et s'épanouir outre mesure, telles des plantes sur un sol fortement retourné. Madame Durosay le fit taire; ces choses lui répugnaient simplement. Septime, plus nerveux, y éprouvait un indicible malaise. Chaque soir, dans les jardins, il lui arrivait d'être attiré instinctivement des yeux par une de ces formes blanches, à taille illusionnante et aux cheveux incertains dans l'ombre. La découverte du visage provoquait un mouvement d'horreur; on se retenait de ne pas fouetter ces êtres repoussants. La femme perd le droit au respect quand elle se refuse à porter le deuil de son sexe. Par contre, Esculape, durant qu'il était au chapitre des femmes, exalta, contre l'opinion commune, une beauté de longtemps célèbre et qui, par les ressources de l'art, se perpétuait magnifiquement pure de lignes. Il ne condamnait nullement les fards pourvu qu'ils fussent efficaces et malgré que madame Durosay l'en blâmât. Il admirait, au contraire, qu'une femme se cramponnât à l'adoration de sa beauté. Sa beauté ne lui appartient pas; toute beauté est la beauté, c'est-à-dire la chose vénérable entre toutes, bienfaisante aux regards de tous et pour quoi nul soin n'est excessif, nul mensonge inexcusable, qui la peut prolonger aux yeux. Toute femme n'était-elle pas, d'ailleurs, illusion? Et un souverain charme ne lui venait-il pas de cette magie continue, de ce beau mensonge éternel, évident hommage au Beau idéal?
On retrouva cette dame durable au premier entr'acte, à la salle de jeu. Elle passait parmi les groupes serrés, entre les quatre tables du baccara, son profil impassible et pur de médaille, sa chair, marmoréenne, ses cheveux à la grecque, teints d'un beau roux brillant, la taille impeccable. Elle était coiffée d'une simple guirlande de roses, le cou entièrement nu était une merveille et les épaules et la gorge franchement découvertes jusqu'aux seins ronds et immobiles, apparaissaient sous un clair semis de perles et de saphirs. Les femmes l'accueillaient de pointes méchantes et les hommes de plaisanteries faciles à cause de sa conservation; mais on s'écartait devant elle et elle avançait de son pas tranquille de vraie reine. Il fallait avouer que beaucoup de jeunes femmes piquantes et fraîches qui étaient là et qui avaient, selon le docteur, de jolis museaux à baiser, étaient effacées, reculées, détruites, semblaient avoir été modelées par un apprenti, en présence de cette statue admirable et glacée qu'on n'eût pas été tenté de toucher du doigt. Mais Grandier s'étendit en considérations sur la beauté plastique et l'incompréhension qu'en avaient nos contemporains, qui, visiblement, fatiguèrent ses auditeurs. M. Durosay se faufila. Quant à Madame, outre qu'elle se sentait mal à la tête, ces vilaines figures autour des tables de jeu, et toute la fièvre contenue qui les dévorait, l'épeuraient comme un cauchemar, et elle s'enfuit.
Elle se retrouva seule avec Septime dans la loge. L'orchestre entamait le prélude du troisième acte de Lohengrin. Cette musique nouvelle pour eux, comme toutes les choses de leur vie, les tenait en une sorte de suspens quasi pénible et quasi délicieux. Leurs âmes et leur chair étaient soumises à de telles épreuves! Ils étaient grisés de choses bouleversantes et incomprises. Ils se sentaient partout comme de petites meurtrissures très chères au cœur, au corps, à l'esprit. Leur candeur s'enfiévrait de ce monde, de ce luxe, de ce train, de cette musique et d'eux-mêmes. Ils n'osaient se le dire. Cela s'exprime si mal! Mais sans doute ils se sentaient pareillement remués, pareillement surpris, pareillement surabondants de quelque incompréhensible et pareille force, née de la fièvre même, et qui les approchait malgré eux, les approchait progressivement et, d'un instant à l'autre, pouvait s'épancher, devait s'épancher, ils ignoraient de quelle manière. Oh! tout cela était terriblement gênant et doux. Les silences entre eux leur devenaient familiers, et, au lieu d'en être incommodés, ils recevaient de ces instants un soulagement inouï qui, parfois, les ravissait jusqu'aux larmes. Déjà plusieurs fois ils s'étaient dit tout à coup, la gorge serrée: «Sommes-nous bêtes! mon Dieu, mon Dieu! sommes-nous bêtes!» Et nul tressaillement humain ne valut leur émotion naïve.
La partition de Wagner était achevée; le roi applaudissait posément, lentement; et toute la salle se penchait pour voir le roi applaudir. Au bruit, la jeune femme fut secouée d'un frisson et elle poussait des soupirs comme si quelque chose l'oppressait.
– Vous souffrez? dit Septime.
– Mais non, je ne sais pas, ça va très bien pourtant.
Imperceptiblement il se pencha vers elle avec un geste de la main comme pour saisir quelque chose d'elle. La lumière d'une gerbe à incandescence lui dorait les cheveux sur le front et répandait une poussière d'or aussi sur le duvet de sa lèvre. Elle le regarda, prise tout à coup d'une complaisance extraordinaire pour ce visage, car elle eut un étonnement prompt dans le regard, qui se fondit malgré elle dans un sourire plus fort que tout, un discret sourire de tendresse embrasseuse et brûlante qui lui ouvrit à lui aussi les lèvres comme en une extase; et ils allaient ainsi l'un à l'autre de leurs pareils yeux bleus à leur bouche éclatante et pure.
Un violoncelle qui chantait la romance de Jocelyn aux longues caresses mélancoliques, les abîma l'un et l'autre en une rêverie affolée où plus rien du réel ne tenait. Cela était l'écho prolongé de leur sourire, prolongé au delà du monde, exhaussé jusqu'au ciel imaginaire. Tous deux regardaient fixement le gros homme chauve qui, lentement et d'une main grasse, balançait son archet sur les cordes sonores. Ils ne pouvaient quitter des yeux ce mouvement rythmique et ce doux frôlement des soies d'où l'enchantement naissait. Cependant, ils ne se voyaient pas, la vision perdue parmi les formes imprécises des rêves de voluptés et de déchirements emmêlés et inextricables. De petites phrases au rythme plus court, parfois, ou plus léger, leur donnaient au milieu de l'alanguissement du songe, comme un repos pour un joli mot amoureux ou un geste de grâce; puis reprenait une ardeur éperdue et la sensation de baisers fous en plein cœur, enivrants et douloureux, qui s'achevaient en sanglots, en longs cris désespérés pareils à des voix d'amants absents qui s'appellent et dont la plainte meurt dans la distance.
Beaucoup de personnes pleuraient. Eux, pâlissaient, demeuraient inertes et presque rigides comme si leur âme s'en fût allée.
L'entrave de leurs organes, toujours inhabiles et gauches, ne les gênait plus; ils se joignaient, se parlaient enfin au travers de cette harmonie, céleste lieu de rendez-vous où ils s'étreignaient à l'abri, blessés seulement de la douleur naturelle au plaisir d'amour.
C'était plus d'émotion que n'en pouvait supporter le tempérament de la jeune femme. Il lui sembla qu'elle allait crier à tous sa vie nouvelle, que toutes ces femmes fardées la montraient du doigt et lui lançaient des pointes, comme à l'autre, parce qu'elle aussi avait quelque chose d'extraordinaire, se sentait radieuse, d'une insolite beauté. Elle s'épeura, croyant ne plus maîtriser ses gestes ni sa parole: elle se renversa en arrière; Septime, éveillé en sursaut, épeuré, blême, l'allait recevoir dans ses bras. Mais Grandier était debout derrière eux, et, de chacune de ses larges mains, il les reçut l'un et l'autre. Sa barbe blanche étalée sur sa poitrine énorme, ses yeux heureux abaissés sur cette jeunesse pâmée, il avait l'air d'un dieu bienveillant qui triomphe.