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Kitabı oku: «Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 4», sayfa 10

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XIII

Par suite de l’arrivée des Almoravides en Espagne, les Castillans avaient été forcés d’évacuer le royaume de Valence et de lever le siége de Saragosse. La déroute qu’ils avaient essuyée à Zallâca les avait privés d’une foule de leurs meilleurs guerriers; ils avaient perdu à cette occasion, disaient les musulmans, dix mille ou même vingt-quatre mille hommes194. En outre, les princes andalous étaient affranchis de la honteuse obligation de payer à Alphonse un tribut annuel, et l’Ouest, où les forteresses étaient défendues désormais par les soldats que Yousof avait laissés à Motamid, n’avait plus rien à craindre des attaques de l’empereur. C’étaient à coup sûr de beaux résultats et dont les Andalous avaient raison de se réjouir. Aussi tout le pays retentissait-il de cris d’allégresse; le nom de Yousof était dans toutes les bouches; on vantait sa piété, sa bravoure, ses talents militaires, on saluait en lui le sauveur de l’Andalousie et de la religion musulmane, on le proclamait le premier capitaine de son siècle. Le clergé surtout ne tarissait pas sur son éloge. A ses yeux Yousof était plus qu’un grand homme: il était l’homme béni par Dieu, l’élu du Seigneur195.

Cependant les succès obtenus, si grands et si glorieux qu’ils fussent, n’étaient nullement décisifs. Les Castillans, du moins, en jugeaient ainsi. Malgré les pertes qu’ils avaient éprouvées, ils ne désespéraient pas de rétablir leurs affaires. Ils savaient fort bien qu’ils risqueraient trop s’ils dirigeaient leurs attaques du côté de Badajoz et de Séville, mais ils savaient aussi que l’Est de l’Andalousie leur offrait encore mainte chance de succès et qu’il leur serait facile de le ravager, peut-être même de le conquérir. Les petites principautés de l’Est, Valence, Murcie, Lorca, Almérie, étaient en effet les plus faibles de toutes celles qui existaient dans la Péninsule, et les Castillans occupaient au milieu d’elles une position très-forte et qui mettait le pays à leur merci. C’était la forteresse d’Alédo, dont les ruines subsistent encore aujourd’hui, et qui se trouvait entre Murcie et Lorca. Située sur une montagne très-escarpée et capable de contenir une garnison de douze ou treize mille hommes, elle pouvait passer pour inexpugnable. C’est de là que partaient les Castillans pour faire des razzias dans le pays d’alentour. Ils assiégèrent même Almérie, Lorca, Murcie196, et tout semblait présager que, si l’on n’y pourvoyait, ces villes finiraient par tomber entre leurs mains.

Motamid sentit la gravité du péril qui menaçait l’Andalousie de ce côté-là, et d’ailleurs ses intérêts personnels étaient en jeu. Les deux villes les plus exposées aux attaques de l’ennemi, Murcie et Lorca, lui appartenaient, la première en droit, la seconde en fait, car le seigneur de Lorca, Ibn-al-Yasa, qui se sentait trop faible pour résister aux Castillans d’Alédo, l’avait reconnu pour son souverain, dans l’espoir d’être aidé par lui197. Quant à Murcie, Ibn-Rachîc y régnait encore, et Motamid brûlait du désir de punir ce rebelle. Ayant donc résolu de faire une expédition dans l’Est avec la double intention de mettre un terme aux invasions des chrétiens et de réduire Ibn-Rachîc à l’obéissance, il réunit ses propres troupes à celles que Yousof lui avait confiées, et prit le chemin de Lorca.

Arrivé dans cette ville, il fut informé qu’un escadron de trois cents Castillans se trouvait dans le voisinage. En conséquence il ordonna à son fils Râdhî d’aller l’attaquer avec trois mille cavaliers sévillans. Râdhî, toutefois, qui aimait les lettres bien plus que la guerre, s’excusa en prétextant une indisposition. Fort irrité de ce refus, Motamid confia alors le commandement à un autre de ses fils, qui s’appelait Motadd. Mais la supériorité des Castillans sur les Andalous devait se montrer une fois de plus. Quoiqu’ils fussent dix contre un, les Sévillans essuyèrent la plus honteuse déroute198.

Les tentatives de Motamid pour réduire Murcie ne furent pas plus heureuses. Ibn-Rachîc sut mettre dans ses intérêts les Almoravides qui se trouvaient dans l’armée sévillane, et Motamid fut forcé de retourner vers sa capitale sans qu’il eût rien gagné199.

Il était donc devenu évident qu’après comme avant la bataille de Zallâca, les Andalous n’étaient pas en état de se défendre, et qu’à moins que Yousof ne vînt une seconde fois à leur secours, ils finiraient par succomber. Aussi le palais de Yousof était-il assiégé par des faquis et des notables de Valence, de Murcie, de Lorca, de Baza. Les Valenciens se plaignaient de Rodrigue le Campéador (le Cid), qui s’était érigé en protecteur de Câdir après l’avoir forcé à lui payer une redevance mensuelle de dix mille ducats, et qui ravageait le royaume sous le prétexte de faire rentrer les rebelles sous l’autorité du roi200; les habitants des autres endroits ne tarissaient pas sur les vexations dont les Castillans d’Alédo les accablaient, et tous étaient unanimes pour déclarer que, si Yousof ne venait pas à leur aide, l’Andalousie tomberait inévitablement au pouvoir des chrétiens201. Leurs supplications, toutefois, semblaient produire peu d’effet sur l’esprit du monarque. Yousof promettait bien, il est vrai, de passer le Détroit dès que la saison le lui permettrait; mais il ne faisait pas des préparatifs bien sérieux, et, s’il ne le disait pas, il laissait du moins deviner qu’il s’attendait à une démarche directe de la part des princes. Motamid se décida alors à la faire. Les soupçons qu’il avait eus sur les intentions secrètes de Yousof s’étaient peu à peu dissipés ou du moins affaiblis. Sauf l’occupation d’Algéziras, le monarque africain n’avait fait rien qui pût blesser la susceptibilité des princes andalous ou justifier leurs appréhensions; au contraire, il avait dit maintefois qu’avant d’avoir vu l’Andalousie, il avait eu une grande idée de la beauté et de la richesse de ce pays, mais que son attente avait été trompée202. Motamid était donc à peu près rassuré, et comme le péril qui menaçait sa patrie était réellement très-grand, il prit la résolution de se rendre en personne auprès de Yousof.

L’Almoravide lui fit l’accueil le plus honorable et le plus cordial. «Vous n’aviez pas besoin, lui dit-il, de venir en personne; vous auriez pu m’écrire, et je me serais empressé de satisfaire à votre désir. – Je suis venu, lui répondit Motamid, pour vous dire que nous nous voyons dans un péril affreux. Alédo se trouve au cœur de notre pays; il nous est impossible de l’enlever aux chrétiens, et si vous êtes à même de le faire, vous rendrez à la religion un immense service. Une fois déjà vous nous avez sauvés: sauvez-nous cette fois encore. – Je le tenterai du moins,» lui répondit Yousof; et quand Motamid fut retourné à Séville, il poussa ses armements avec une grande vigueur; puis, ses préparatifs achevés, il passa le Détroit avec ses troupes, débarqua à Algéziras dans le printemps de l’année 1090, et, ayant opéré sa jonction avec Motamid, il invita les princes andalous à se réunir à lui pour assiéger Alédo. Temîm de Malaga, Abdallâh de Grenade, Motacim d’Almérie, Ibn-Rachîc de Murcie et quelques autres seigneurs d’une moindre importance répondirent à son appel, et le siége commença. Les machines de guerre furent construites par des charpentiers et des maçons de Murcie, et l’on convint que les émirs attaqueraient la forteresse alternativement chacun leur jour. Cependant on n’avançait pas beaucoup; les défenseurs d’Alédo, qui étaient au nombre de treize mille, dont mille cavaliers, repoussaient vigoureusement les assauts qu’on leur livrait, et la place était si forte, que les musulmans, après avoir tenté en vain de s’en emparer par la force, durent se résoudre à l’affamer203.

Les assiégeants, du reste, s’occupaient moins du siége que de leurs intérêts personnels. Leur camp était un foyer d’intrigues. De plusieurs côtés on stimulait l’ambition de Yousof. En disant que l’Espagne n’avait pas répondu à son attente, ce monarque n’avait pas été sincère. La vérité est que ce pays lui avait plu on ne peut davantage, et que, soit par amour de conquêtes, soit par des mobiles plus nobles (car les intérêts de la religion lui tenaient fort au cœur), il désirait en devenir le maître. Et ce désir n’était pas difficile à réaliser. Beaucoup de gens en Andalousie étaient d’avis que leur pairie ne pouvait être sauvée que par sa réunion à l’empire des Almoravides. Ce n’était pas, il est vrai, l’idée des hautes classes de la société. Pour les gens bien élevés Yousof, qui savait très-peu d’arabe, était un rustre, un barbare, et il est vrai qu’il avait donné mainte preuve de son ignorance, de son manque d’éducation. Ainsi, lorsque Motamid lui eut demandé s’il comprenait les vers que les poètes de Séville venaient de réciter: «Tout ce que j’en comprends, avait-il répondu, c’est qu’ils demandent du pain.» Et quand, après son retour en Afrique, il eut reçu de Motamid une lettre où se trouvaient ces deux vers empruntés à un célèbre poème qu’Abou-’l-Walîd ibn-Zaidoun204, le Tibulle de l’Andalousie, avait adressé à son amante Wallâda: – «Depuis que tu es loin de moi, le désir de te voir consume mon cœur et me fait répandre des torrents de larmes. Mes jours sont noirs aujourd’hui, et naguère, grâce à toi, mes nuits étaient blanches,» – il avait dit: «Il paraît qu’il me demande des jeunes filles noires et blanches.» Puis, quand on lui eut expliqué que, dans le langage poétique, noir signifie obscur, de même que blanc signifie serein: «C’est très-beau, avait-il dit; eh bien, qu’on lui réponde que j’ai mal à la tête depuis que je ne le vois plus205.» Dans un pays aussi lettré que l’était l’Andalousie, de telles choses ne se pardonnaient pas. Joignez-y que les hommes de lettres étaient fort contents de leur position et qu’ils ne désiraient nullement de la voir changer. Les petites cours étaient autant d’académies, et les littérateurs étaient les enfants gâtés des princes qui leur accordaient des traitements magnifiques. Les représentants de la libre pensée n’avaient non plus nulle raison de se plaindre. Grâce à la protection que leur accordaient la plupart des princes, ils pouvaient pour la première fois dire et écrire ce qu’ils pensaient, sans avoir à craindre d’être brûlés ou lapidés206. Ils désiraient donc moins que personne la domination des Almoravides, qui ramènerait infailliblement celle du clergé.

Mais si Yousof comptait peu de partisans dans les classes supérieures et éclairées, il en avait beaucoup parmi le peuple. En général le peuple était fort mécontent et il avait raison de l’être. Presque chaque ville tant soit peu considérable avait sa cour à elle, sa cour qu’il fallait entretenir et qui coûtait beaucoup, car la plupart des princes étaient d’une prodigalité folle. Et encore si, à force de payer, on eût pu acheter la sûreté, la tranquillité! Mais il n’en était point ainsi; les princes étaient ordinairement trop faibles pour protéger leurs sujets contre leurs voisins musulmans et à plus forte raison contre les chrétiens. On n’avait donc pas un moment de repos, personne n’était sûr de sa vie ou de son avoir. C’était, il faut en convenir, une situation insupportable, et il était bien naturel que les classes laborieuses désirassent d’en voir le terme. Auparavant il n’y avait pas moyen d’en sortir. Il y avait bien eu des velléités de révolte; on avait écouté avec plaisir ces vers d’un poète de Grenade, Somaisir:

Rois, qu’osez-vous faire? Vous livrez l’islamisme à ses ennemis, vous ne faites rien pour le sauver. Se révolter contre vous est un devoir, puisque vous faites cause commune avec les chrétiens. Se soustraire à votre sceptre n’est pas un crime, car vous-mêmes, vous vous êtes soustraits au sceptre du Prophète.

Mais comme une révolte n’aurait servi qu’à empirer la situation, il avait fallu attendre et s’armer de patience, comme le même poète l’avait dit dans ces vers:

Nous espérions en vous, ô rois, mais vous avez frustré notre espoir; nous attendions de vous notre délivrance, mais notre attente a été déçue. Eh bien! nous prendrons patience; mais le temps amène de grands changements. A bon entendeur demi-mot207!

Maintenant, au contraire, une insurrection était possible, puisqu’il y avait en Espagne un monarque juste, puissant, glorieux, qui avait déjà remporté sur les chrétiens une victoire éclatante, qui sans doute en remporterait d’autres encore, et qui semblait envoyé par la Providence pour rendre à l’Andalousie sa grandeur et sa prospérité. Le mieux était donc de se soumettre à sa domination, et si on le faisait, on se débarrasserait en même temps d’une foule d’impôts vexatoires, car Yousof avait aboli dans ses Etats tous ceux qui n’étaient pas prescrits par le Coran, et l’on se tenait convaincu qu’il en agirait de même en Espagne.

C’est ainsi que raisonnait le peuple, et sous beaucoup de rapports il raisonnait juste; il oubliait seulement qu’à la longue le gouvernement ne pourrait se passer des impôts qu’il aurait abolis; que l’Andalousie, en liant son sort à celui du Maroc, s’exposerait à ressentir le contre-coup des révolutions qui pourraient éclater dans ce royaume; que la domination almoravide serait une domination étrangère, la domination d’un peuple sur un autre; qu’enfin les soldats de Yousof appartenaient à une race que l’Espagne avait toujours détestée, et que, comme ils étaient assez indisciplinés, ils pourraient devenir des hôtes très-incommodes. Au reste, le désir d’un changement était bien plus vif dans tel Etat que dans tel autre. A Grenade c’était le vœu unanime de toute la population arabe et andalouse, qui n’avait pas cessé de maudire ses tyrans berbers. Dans les Etats de Motamid il y avait aussi beaucoup de mécontents208; mais il n’y en avait point à Almérie, car le prince qui y régnait était fort populaire; il était pieux, juste, clément; il traitait son peuple avec une bonté toute paternelle; il était, en un mot, le modèle accompli des plus touchantes vertus.

Presque partout, cependant, Yousof avait pour lui les docteurs, les faquis, les cadis, les ministres de la religion et de la loi. C’étaient ses auxiliaires les plus dévoués et les plus remuants, car c’étaient eux qui avaient le plus à perdre si les chrétiens triomphaient, et d’un autre côté ils n’avaient guère à se louer des princes qui, occupés d’études profanes ou plongés dans les plaisirs, écoutaient à peine leurs sermons, n’en faisaient nul cas, et protégeaient ouvertement les philosophes. Yousof au contraire, qui était un modèle de dévotion, qui ne manquait jamais de consulter le clergé sur les affaires d’Etat et qui suivait les conseils qu’il en recevait, avait toutes leurs sympathies, tout leur amour. Ils savaient, ils devinaient du moins, qu’il avait une grande tentation de détrôner les princes andalous à son profit, et dès lors ils ne songeaient qu’à stimuler ses désirs et à lui faire croire que la religion elle-même les sanctionnait.

L’un des plus actifs d’entre eux était le cadi de Grenade, Abou-Djafar Colaiî. Cet homme était d’origine arabe, ce qui revient à dire qu’il détestait les oppresseurs berbers de sa patrie. Il tâchait, il est vrai, de dissimuler ses sentiments, mais il n’y réussissait pas. Par un instinct secret, Bâdîs l’avait entrevu comme l’auteur probable de la chute de sa dynastie, et maintefois il avait eu l’intention de le mettre à mort; «mais Dieu, pour me servir de l’expression d’un historien arabe, avait enchaîné la main du tyran, afin que l’arrêt du destin s’accomplît.» Or, ce cadi se trouvait dans l’armée qui assiégeait Alédo, et il eut plusieurs entretiens secrets avec Yousof, qu’il connaissait déjà, car on se rappellera qu’il avait été l’un des ambassadeurs qui, quatre ans auparavant, avaient été chargés d’inviter l’Almoravide au secours des Andalous. Le but qu’il se proposait dans ces entrevues se laisse aisément deviner: Yousof avait des scrupules de conscience, et le cadi voulait les vaincre209. Il lui représenta donc que les faquis andalous pourraient le délier de son serment; qu’il lui serait facile d’obtenir d’eux un fetfa où l’on énumérerait toutes les fautes, tous les forfaits des princes, et que l’on tirerait de là la conclusion qu’ils avaient perdu leurs droits aux trônes qu’ils occupaient.

Les raisonnements de ce cadi, l’un des plus renommés par son savoir et sa piété, firent une grande impression sur l’esprit de Yousof, et d’un autre côté, les discours que lui tenait Motacim, le roi d’Almérie, lui inspiraient une profonde aversion pour celui qui, parmi les princes andalous, était le plus puissant.

Motacim, nous l’avons déjà dit, était un prince excellent; mais si bon et si bienveillant qu’il fût à l’ordinaire, il haïssait cependant quelqu’un, et ce quelqu’un, c’était Motamid. Cette haine semble avoir pris sa source dans une mesquine jalousie plutôt que dans des griefs réels et sérieux, mais elle était très-forte, et quoiqu’en apparence Motacim se fût réconcilié avec le roi de Séville, il s’appliquait à le perdre dans l’esprit du monarque africain, dont il avait gagné la faveur par des moyens qui frisaient la bassesse. Motamid, cependant, ne se doutait de rien; quand il se trouvait seul avec Motacim, il lui parlait à cœur ouvert, et un jour que le prince d’Almérie lui exprima ses craintes sur le séjour prolongé de Yousof en Andalousie: «Sans doute, lui répondit-il d’un ton de forfanterie toute méridionale, sans doute, cet homme reste bien longtemps dans notre pays; mais quand il m’ennuyera, je n’aurai qu’à remuer les doigts, et le lendemain lui et ses soldats seront partis. Vous semblez craindre qu’il ne nous joue quelque mauvais tour; mais qu’est-il donc, ce prince pitoyable, que sont ses soldats? Dans leur patrie, c’étaient des gueux qui mouraient de faim; voulant faire une bonne œuvre, nous les avons appelés en Espagne pour les faire manger leur soûl; mais quand ils seront rassasiés, nous les renverrons d’où ils sont venus.» De tels discours devinrent, dans les mains de Motacim, des armes terribles. Quand il les eut rapportés à Yousof, celui-ci entra dans une violente colère, et ce qui jusque-là n’avait été chez lui qu’un projet vague, devint une résolution bien arrêtée, irrévocable. Motacim triomphait; mais il n’avait pas prévu ce qui allait arriver; «il n’avait pas prévu, dit fort à propos un historien arabe, qu’il tomberait, lui aussi, dans le puits qu’il avait creusé pour celui qu’il haïssait, et qu’il serait frappé à son tour par l’épée qu’il avait fait sortir du fourreau210

Cette imprévoyance, du reste, était commune à tous les princes andalous. Ils s’accusaient réciproquement auprès de Yousof, ils prenaient l’Almoravide pour arbitre dans leurs querelles, et tandis que le prince d’Almérie cherchait à perdre celui de Séville, ce dernier tâchait de faire tomber le prince de Murcie, Ibn-Rachîc. Pour y parvenir, il ne cessait de répéter à Yousof qu’Ibn-Rachîc avait été l’allié d’Alphonse; qu’il avait rendu de grands services aux chrétiens d’Alédo, et que, selon toute apparence, il leur en rendait encore. Puis, faisant valoir ses droits à la possession de Murcie, il exigea que le traître qui lui avait enlevé cette ville fût remis entre ses mains. Yousof chargea les faquis d’examiner cette affaire, et quand ils eurent donné raison à Motamid, il fit arrêter Ibn-Rachîc et le livra au roi de Séville, en lui défendant toutefois de le mettre à mort. Cette arrestation eut des suites très-fâcheuses, car les Murciens irrités quittèrent le camp et refusèrent de fournir désormais à l’armée les ouvriers et les vivres dont elle avait besoin.

La situation des assiégeants était donc devenue fort pénible, et elle menaçait de le devenir encore davantage attendu qu’on était aux approches de l’hiver, lorsqu’on apprit qu’Alphonse arrivait au secours de la place avec une armée de dix-huit mille hommes. Yousof eut d’abord l’intention de l’attendre dans la Sierra de Tirieza (à l’ouest de Totana) et de lui livrer bataille; mais bientôt il renonça à ce projet et se retira sur Lorca. Il craignait, disait-il, que les Andalous ne prissent de nouveau la fuite, comme ils l’avaient fait à la bataille de Zallâca, et d’ailleurs il se tenait convaincu qu’Alédo n’était plus en état de défense, de sorte que les Castillans seraient forcés de l’évacuer. Cette opinion était juste, comme l’événement le prouva. Trouvant les fortifications presque toutes démolies et la garnison réduite à une centaine d’hommes, Alphonse incendia la forteresse, et en ramena les défenseurs en Castille211.

Le but de la campagne avait donc été atteint, mais d’une manière à la vérité bien peu éclatante, car Yousof avait assiégé Alédo durant quatre mois sans réussir à s’en emparer, et sa retraite à l’approche d’Alphonse ressemblait assez à une fuite. Cependant les faquis prirent soin que sa popularité n’en souffrît pas. Ils disaient que, si cette fois l’Almoravide n’avait pas obtenu d’aussi beaux succès que quatre années auparavant, la faute en était aux princes andalous qui, par leurs intrigues, leurs jalousies, leurs éternelles discordes, empêchaient le grand monarque de faire tout le bien qu’il pourrait faire, si lui seul était le maître. En général les faquis étaient plus actifs que jamais, et ils devaient l’être, car, les princes s’étant aperçus de leurs menées, ils commençaient à courir de grands périls. Le cadi de Grenade, Abou-Djafar Colaiî, l’éprouva à ses dépens. Déjà dans le camp, son souverain, dont la tente était tout près de la sienne, avait eu vent de ses entretiens secrets avec Yousof, et il en avait deviné le but. Cependant, comme la présence de Yousof l’intimidait, il n’avait pas osé prendre contre le conspirateur des mesures rigoureuses; mais à peine de retour à Grenade, il le fit venir, lui reprocha de l’avoir trahi, d’avoir tramé sa perte, et dans sa colère il donna même l’ordre à ses gardes de le frapper à mort. Heureusement pour Abou-Djafar, la mère d’Abdallâh se jeta aux genoux de son fils en le conjurant d’épargner un homme aussi pieux, et comme Abdallâh se laissait ordinairement dominer par elle, il rétracta l’ordre qu’il avait donné et se contenta de mettre le cadi aux arrêts dans une chambre du château. Dans cette chambre le cadi, qui se savait entouré de personnes fort superstitieuses, se mit à réciter des prières et des versets du Coran. Sa voix claire, sonore et très-forte faisait résonner le palais d’un bout à l’autre. Tout le monde prêtait l’oreille à ses pieuses éjaculations; on se taisait pour ne pas le troubler, on craignait de faire du bruit, et en même temps on ne cessait de répéter au prince que Dieu lui infligerait un châtiment terrible, s’il ne se hâtait pas d’élargir ce modèle de piété et de dévotion. La mère d’Abdallâh se montra encore plus zélée que les autres, et moitié par prières, moitié par menaces, elle persuada enfin à son fils de rendre la liberté au prisonnier. Mais après avoir reçu une telle leçon, le cadi se garda bien de rester à Grenade. Il profita de l’obscurité de la nuit pour gagner Alcala, et de là il se rendit à Cordoue. Dorénavant il n’avait plus rien à craindre, mais il brûlait du désir de se venger. Il écrivit donc à Yousof, lui peignit des plus vives couleurs les mauvais traitements auxquels il avait été exposé, et le conjura de ne pas différer plus longtemps l’exécution du projet si souvent discuté entre eux212. En même temps il s’adressa aux autres cadis et faquis andalous pour leur demander un fetfa contre les princes en général, et contre les deux petits-fils de Bâdîs en particulier. Les cadis et les faquis n’hésitèrent pas à décréter que les princes de Grenade et de Malaga avaient perdu leurs droits par plusieurs forfaits, et notamment par la manière brutale dont l’aîné d’entre eux avait traité son cadi; mais n’osant pas encore déclarer que les autres princes avaient aussi perdu les leurs, ils se contentèrent de présenter à Yousof une supplique où ils disaient qu’il était de son devoir de sommer tous les princes andalous de rentrer dans la légalité et de n’exiger d’autres contributions que celles que le Coran avait établies213.

En vertu de ces deux fetfas, Yousof enjoignit aux princes andalous d’abolir les impôts, corvées etc. dont ils vexaient leurs sujets214, et marcha vers Grenade avec une division de son armée, après avoir ordonné à trois autres divisions d’en faire autant. Cependant il ne déclara pas la guerre à Abdallâh, de sorte que ce prince devinait ses intentions plutôt qu’il ne les connaissait. Son effroi fut extrême. Il ne ressemblait nullement à son aïeul, l’ignorant mais énergique Bâdîs. Il avait quelque teinture des lettres, s’exprimait assez bien en arabe, faisait même des vers, et avait une si belle main, qu’on a longtemps conservé à Grenade un Coran de son écriture; mais c’était en même temps un homme pusillanime, énervé, indolent, incapable, un de ces hommes pour lesquels les femmes n’ont point d’attrait, qui tremblent à la vue d’une épée, et qui, ne sachant jamais à quel parti s’arrêter, prennent avis de tout le monde. Cette fois, ayant rassemblé son conseil, il demanda d’abord l’opinion du vieux Moammil, qui avait rendu d’utiles services à son aïeul. Moammil tâcha de le rassurer en lui disant que Yousof n’avait pas d’intentions hostiles, et il lui conseilla de donner à ce monarque une preuve de sa confiance en allant à sa rencontre. Puis, voyant qu’Abdallâh ne goûtait pas ce conseil et qu’il songeait plutôt à se mettre en état de défense, il s’efforça de lui prouver qu’il lui serait impossible de résister aux Almoravides. En ce point il avait raison, car Abdallâh avait très-peu de troupes, et comme il se défiait de son meilleur général, le Berber Mocâtil el Royo (le rougeaud), il l’avait éloigné215. Aussi tous les vieux conseillers de la cour se rangèrent-ils à l’opinion de Moammil; mais Abdallâh avait des soupçons sur la loyauté de cet homme; peu s’en fallait qu’il ne le considérât comme le complice du perfide cadi Abou-Djafar, qu’il se reprochait d’avoir laissé échapper. Ses soupçons, du reste, n’étaient pas tout à fait sans fondement. Nous ignorons si Moammil s’était réellement engagé à soutenir les intérêts de Yousof; mais il est certain que ce monarque, dont il avait gagné la faveur et qui appréciait ses talents, comptait sur son appui. Abdallâh ne vit donc qu’un piége dans les conseils de Moammil, et comme ses jeunes favoris l’assuraient que Yousof avait bien certainement de mauvais desseins, il annonça qu’il était décidé à repousser la force par la force, après quoi il accabla Moammil et ses amis de reproches et de menaces. C’était une imprudence, car de cette manière il se les aliénait tout à fait et les forçait presque à se déclarer pour Yousof. C’est ce qu’ils firent en effet. Ayant quitté Grenade pendant la nuit, ils se rendirent vers Loxa, et, s’étant emparés de cette ville, ils y proclamèrent la souveraineté du roi des Almoravides. Des troupes qu’Abdallâh avait envoyées contre eux, les forcèrent à se rendre et les traînèrent à Grenade, où ils furent promenés par les rues comme de vils criminels. Grâce à l’intervention de Yousof, ils recouvrèrent cependant la liberté. Le monarque africain enjoignit péremptoirement au prince de Grenade de les élargir, et comme ce dernier ne savait pas encore positivement quelles intentions Yousof avait à son égard, il n’osa lui désobéir. Mais tandis qu’il tâchait encore de prévenir une rupture ouverte, il se préparait activement à la guerre. Il dépêcha courrier sur courrier à Alphonse, pour le prier de venir à son secours, et, répandant l’or à pleines mains, il enrôla un grand nombre de marchands, de tisserands, d’ouvriers de toute sorte. Tout cela ne lui servit de rien. Alphonse ne répondit pas à son appel, et les Grenadins étaient mal disposés pour lui: ils attendaient avec impatience l’arrivée des Almoravides, et chaque jour une foule considérable quittait la ville pour aller se joindre à eux. Dans cet état de choses, la résistance était impossible. Abdallâh le sentit, et le dimanche 10 novembre 1090, Yousof étant arrivé à deux parasanges de Grenade, il réunit de nouveau son conseil pour lui demander ce qu’il y avait à faire. Le conseil ayant déclaré qu’il ne fallait pas songer à se défendre, la mère d’Abdallâh, qui assistait aux délibérations, et qui, à ce qu’on assure, avait conçu le fol espoir que Yousof l’épouserait, prit la parole et dit: «Mon fils, il ne te reste qu’un parti à prendre. Va saluer l’Almoravide; il est ton cousin216, il te traitera honorablement.» Abdallâh se mit donc en route, accompagné de sa mère et d’un magnifique cortége. La garde slave ouvrait la marche, et la garde chrétienne entourait la personne du prince. Tous ces soldats portaient des turbans de toile de coton très-fine, et ils étaient montés sur des chevaux superbes et couverts de housses de brocart.

Arrivé en présence de Yousof, Abdallâh descendit de cheval et lui dit que, s’il avait eu le malheur de lui déplaire, il le suppliait de lui pardonner. Yousof l’assura fort gracieusement que, s’il avait eu des griefs contre lui, il les avait oubliés, et le pria de se rendre à une tente qu’il lui indiqua et où il serait traité avec tous les honneurs dus à son rang. Abdallâh le fit; mais aussitôt qu’il eut mis le pied dans la tente, il fut chargé de chaînes.

Peu de temps après, les principaux habitants de la ville arrivèrent au camp. Yousof leur fit un excellent accueil, en les assurant qu’ils n’avaient rien à craindre de lui et qu’ils ne pouvaient que gagner au changement de dynastie qui allait avoir lieu. Et de fait, dès qu’il eut reçu leurs serments, il publia un édit qui portait que tous les impôts non prescrits par le Coran étaient abolis. Il fit ensuite son entrée dans la ville aux bruyantes acclamations du peuple; et descendit au palais afin de faire l’inspection des richesses qu’il renfermait et que Bâdîs avait amassées. Elles étaient immenses, prodigieuses, innombrables; les chambres étaient ornées de nattes, de tapis, de rideaux d’une énorme valeur; partout des émeraudes, des rubis, des diamants, des perles, des vases de cristal, d’argent ou d’or éblouissaient la vue. Il y avait notamment un chapelet composé de quatre cents perles dont chacune fut évaluée à cent ducats. L’Almoravide fut émerveillé de tous ces trésors; avant d’entrer dans Grenade, il avait déclaré qu’ils lui appartenaient, mais comme il avait plus d’ambition que de cupidité, il voulut se montrer généreux et les partagea entre ses officiers sans en garder rien pour lui-même. Cependant on savait que ce qui était exposé aux regards n’était pas tout encore, et que la mère d’Abdallâh avait enfoui bien des objets précieux. On la força d’indiquer les endroits qui lui avaient servi de cachettes; mais comme on soupçonnait qu’elle n’avait pas été sincère dans ses aveux, Yousof enjoignit à Moammil, qu’il nomma intendant du palais et des domaines de la couronne, de faire fouiller les fondements et les égouts de l’édifice217.

194.Abbad., t. II, p. 23, 199.
195.Abd-al-wâhid, p. 94.
196.Abbad., t. II, p. 25.
197.Abbad., t. II, p. 120.
198.Abbad., t. II, p. 25; il faut rectifier ce passage à l’aide d’Ibn-Khâcân (Abbad., t. I, p. 172-175).
199.Abbad., t. II, p. 121.
200.Recherches, t. II, p. 136, 137.
201.Abbad., t. II, p. 201.
202.Abd-al-wâhid, p. 92.
203.Abbad., t. II, p. 202, 203.
204.C’était le père du vizir de Motamid.
205.Abbad., t. II, p. 221.
206.Çâid de Tolède, dans mes Recherches, t. I, p. 4 de la 1re édition.
207.Ibn-Bassâm, t. I, fol. 230 v.
208.Abbad., t. II, p. 131, 132.
209.Ibn-al-Khatîb, man. G., fol. 16 v., 17 r., article sur Abou-Djafar Ahmed ibn-Khalaf ibn-Abdalmélic al-Ghassânî al-Colaiî.
210.Abd-al-wâhid, p. 96, 97.
211.Abbad., t. II, p. 39, 121, 203; Ibn-Khallicân, Fasc. XII, p. 25. Dans le récit du Cartâs (p. 99) et surtout dans celui d’Abd-al-wâhid (p. 92), il y a plusieurs inexactitudes. Voyez aussi les Gesta Roderici, et pour la chronologie comparez la note F à la fin de ce volume.
212.Ibn-al-Khatîb, article sur Abou-Djafar Colaiî.
213.Abbad., t. II, p. 211.
214.Ibn-Khaldoun, Hist. des Berbers, t. II, p. 79 de la traduction.
215.Ibn-al-Khatîb, man. E., article sur Mocâtil.
216.C’est-à-dire, il est de la même race que toi, il est Berber comme toi.
217.Ibn-al-Khatîb, man. E., articles sur Abdallâh ibn-Bologguin et sur Moammil; Abbad., t. II, p. 9, 26, 39, 179, 180, 203, 204; Cartâs, p. 99. Sur la date, comparez la note F à la fin de ce volume.
Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
11 ağustos 2017
Hacim:
274 s. 24 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain