Kitabı oku: «Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 4», sayfa 8
Puis, après quelques moments de silence:
– Que me fait sa condition après tout? s’écria-t-il; je ne m’en soucie pas le moins du monde, et je vais continuer ma marche.
– Seigneur, lui dirent alors les Castillans, ce serait forfaire à l’honneur, ce serait manquer à sa parole, et vous, le plus grand roi de la chrétienté, vous êtes incapable de faire une telle chose.
A la fin, quand Alphonse se fut calmé un peu:
– Eh bien! reprit-il, je tiendrai ma parole; mais en compensation de cette expédition manquée, il me faut au moins un double tribut cette année.
– Vous l’aurez, seigneur, dit alors Ibn-Ammâr; et il s’empressa de faire remettre à Alphonse l’argent qu’il demandait, de sorte que cette fois le royaume de Séville, menacé d’une terrible invasion, en fut quitte pour la peur, grâce à l’habileté du premier ministre150.
XI
Non content d’avoir sauvé le royaume de Séville, Ibn-Ammâr voulut aussi en étendre les limites. C’était surtout la principauté de Murcie qui tentait son ambition. Elle avait fait partie, d’abord des Etats de Zohair, ensuite du royaume de Valence; mais à l’époque dont nous parlons, elle était indépendante. Le prince qui y régnait, Abou-Abdérame ibn-Tâhir, était un Arabe de la tribu de Cais. Immensément riche, car il possédait la moitié du pays, il était en même temps un esprit très-cultivé151; mais il avait peu de troupes, de sorte que sa principauté était facile à conquérir. Ibn-Ammâr s’en aperçut, lorsque, dans l’année 1078152, il passa par Murcie pour se rendre, on ne sait pour quel motif, auprès du comte de Barcelone, Raymond-Bérenger II, surnommé Cap d’étoupe à cause de sa chevelure abondante, et il profita de l’occasion pour lier amitié avec quelques nobles murciens qui étaient mécontents d’Ibn-Tâhir, ou qui du moins étaient prêts à le trahir moyennant finances. Ensuite, quand il fut arrivé auprès de Raymond, il lui offrit dix mille ducats, s’il voulait l’aider à conquérir Murcie. Le comte accepta cette proposition, et, pour la sûreté de l’exécution du traité, il remit son neveu à Ibn-Ammâr. De son côté, le vizir lui promit que, si l’argent n’était pas là au temps fixé, le fils de Motamid, Rachîd, qui commanderait l’armée sévillane, servirait d’otage; mais Motamid ignorait cette clause du traité, et comme Ibn-Ammâr se tenait convaincu que l’argent arriverait à temps, il croyait qu’il n’y aurait pas lieu de l’appliquer.
Les troupes de Séville se mirent en campagne réunies à celles de Raymond, et l’on attaqua la principauté de Murcie; mais comme Motamid laissa passer, avec sa nonchalance ordinaire, le terme stipulé, le comte se crut trompé par Ibn-Ammâr, et dans sa colère il le fit arrêter de même que Rachîd. Les soldats sévillans essayèrent bien de les délivrer, mais ils furent battus et forcés à la retraite.
Motamid était à cette époque en route pour Murcie, emmenant à sa suite le neveu du comte; mais comme il marchait lentement, il n’était encore que sur les bords du Guadiana-menor, qu’il ne pouvait passer à cause de la crue des eaux, lorsque des fuyards de son armée se montrèrent sur l’autre rive. Parmi eux se trouvaient deux cavaliers auxquels Ibn-Ammâr avait donné ses instructions. Ils poussèrent aussitôt leurs montures dans le fleuve, et, l’ayant traversé, ils apprirent à Motamid les événements déplorables qui avaient eu lieu. Ils ajoutèrent toutefois qu’Ibn-Ammâr espérait recouvrer bientôt la liberté, et ils prièrent le prince, en son nom, de rester où il était. Motamid ne le fit pas. Consterné des nouvelles qu’il venait de recevoir et fort inquiet du sort de son fils, il rétrograda jusqu’à Jaën, après avoir fait jeter dans les fers le neveu du comte.
Dix jours après, Ibn-Ammâr, qui avait été élargi, arriva dans le voisinage de Jaën; mais n’osant se présenter aux regards de Motamid, dont il craignait la colère, il lui envoya ces vers:
Croirai-je à mes propres pressentiments, ou bien prêterai-je l’oreille aux conseils de mes compagnons? Exécuterai-je mon dessein, ou bien resterai-je ici avec mon escorte? Quand j’obéis aux élans de mon cœur, je m’avance, sûr de trouver les bras de l’ami ouverts pour me recevoir; mais quand je raisonne, je retourne sur mes pas. L’amitié m’entraîne en avant; mais le souvenir de la faute que j’ai commise me repousse. Quelle chose étrange que les arrêts de la destinée! Qui m’eût prédit qu’un jour il me serait plus doux d’être loin de vous que près de vous? Je vous crains parce que vous avez le droit de m’ôter la vie; – j’espère en vous parce que je vous aime de tout mon cœur. Ayez pitié de celui dont vous connaissez l’attachement inébranlable, de celui qui n’a d’autre mérite que de vous aimer sincèrement. Je n’ai fait rien qui puisse fournir des armes contre moi aux envieux, rien qui prouve de ma part, soit négligence, soit présomption; mais vous-même, vous m’avez exposé à une terrible calamité, vous avez émoussé mon épée, vous l’avez brisée. Certes, si je ne me rappelais vos nombreux bienfaits, qui ont été pour moi ce que la pluie est pour les branches des arbres, je ne me laisserais pas consumer ainsi par d’affreux tourments, et je ne dirais pas que ce qui est arrivé, est arrivé par ma faute. J’implore à genoux votre clémence, je vous supplie de me pardonner; mais dussé-je éprouver auprès de vous le souffle de l’âpre vent du nord, je m’écrierais cependant: O brise douce à mon cœur!
Motamid, qui devait sentir qu’il était coupable lui-même, ne résista pas à l’appel qu’Ibn-Ammâr faisait à son amitié, et lui répondit par ces vers:
Viens reprendre ta place à mes côtés! Viens sans rien craindre, car des bontés t’attendent, et non des reproches. Sois convaincu que je t’aime trop pour pouvoir t’affliger; rien, tu le sais, ne m’est plus agréable que de te voir content et joyeux. Quand tu viendras ici, tu me trouveras, comme tu m’as trouvé toujours, prêt à pardonner au pécheur, clément envers mes amis. Je te traiterai avec bienveillance comme par le passé, et je te pardonnerai ta faute, si faute il y a; car l’Eternel ne m’a pas donné un cœur dur, et je n’ai pas l’habitude d’oublier une amitié ancienne et sacrée.
Rassuré par cette réponse, Ibn-Ammâr vola aux pieds de son souverain. Ils convinrent entre eux d’offrir au comte la liberté de son neveu et les dix mille ducats auxquels il avait droit, pourvu qu’il élargît Rachîd. Mais Raymond ne se contenta pas de la somme stipulée; au lieu de dix mille ducats, il en exigea trente mille. Comme Motamid ne les avait pas, il en fit frapper avec un alliage très-considérable. Heureusement pour lui, le comte ne s’aperçut de cette fraude qu’après avoir rendu la liberté à Rachîd153.
Malgré le mauvais succès de sa première tentative, Ibn-Ammâr ne cessa de convoiter Murcie. Il prétendit avoir reçu, de la part de quelques nobles murciens, des lettres qui donnaient de grandes espérances, et il fit si bien que Motamid lui permit enfin d’aller assiéger Murcie avec l’armée sévillane.
Arrivé à Cordoue, il s’y arrêta vingt-quatre heures afin de réunir à ses troupes la cavalerie qui se trouvait dans cette ville. Il passa la nuit en compagnie du gouverneur Fath, un fils de Motamid, et il fut si enchanté de sa conversation spirituelle et piquante, que, lorsqu’un eunuque vint lui annoncer que l’aurore commençait à paraître, il improvisa ce vers:
Va-t-en, imbécile! toute cette nuit a été une aurore pour moi. Comment aurait-il pu en être autrement, puisque Fath me tenait compagnie?
Continuant sa marche, il arriva dans le voisinage d’un château qui portait encore le nom de Baldj, le chef des Arabes syriens au huitième siècle, et dont un Arabe qui appartenait à la tribu de Baldj, à savoir celle de Cochair154, était gouverneur. Cet Arabe, qui s’appelait Ibn-Rachîc, vint à sa rencontre et le pria de se reposer dans le château. Ibn-Ammâr accepta cette invitation. Le châtelain le traita magnifiquement et ne négligea rien pour s’insinuer dans sa faveur. Il n’y réussit que trop bien. Ibn-Ammâr ne tarda pas à lui accorder sa confiance; mais jamais il ne l’avait placée si mal.
Accompagné de son nouvel ami, il alla mettre le siége devant Murcie. Peu de temps après, Mula se rendit à lui. C’était pour les Murciens une perte fort grave, car les vivres devaient leur arriver de ce côté-là; aussi Ibn-Ammâr ne douta-t-il pas que la ville ne se rendît sous peu, et, ayant confié Mula à la garde d’Ibn-Rachîc, auquel il laissa une partie de sa cavalerie, il retourna à Séville avec le reste de son armée. Quand il y fut arrivé, il reçut des lettres de son lieutenant. Elles portaient que Murcie était ravagée par la famine, et que des citoyens influents, auxquels on avait promis des postes lucratifs, s’étaient engagés à seconder les assiégeants. «Demain ou après-demain, dit alors Ibn-Ammâr, nous apprendrons que Murcie est prise.» Sa prédiction s’accomplit. Des traîtres ouvrirent à Ibn-Rachîc les portes de la ville; Ibn-Tâhir fut jeté en prison, et tous les habitants prêtèrent serment à Motamid155.
Aussitôt qu’Ibn-Ammâr, transporté de joie, eut reçu ces nouvelles, il demanda à Motamid la permission de se rendre dans la ville conquise. Motamid la lui accorda sans hésiter. Alors le vizir, qui voulait récompenser noblement les Murciens, se fit donner quantité de chevaux et de mulets qui appartenaient aux écuries royales; il en emprunta d’autres à ses amis, et quand il en eut environ deux cents à sa disposition, il les fit charger d’étoffes précieuses, après quoi il se mit en marche, tambour battant et bannières déployées. Dans chaque ville qu’il traversait, il se fit remettre les caisses de l’Etat. Son entrée dans Murcie fut un véritable triomphe. Le lendemain il donna audience, mais en tranchant du souverain, car il était coiffé d’un bonnet très-haut, tel que son maître avait coutume d’en porter dans les occasions solennelles, et quand on lui présentait des pétitions, il écrivait au bas: «Qu’il en soit ainsi, s’il plaît à Dieu,» sans nommer Motamid.
Cette conduite présomptueuse ne ressemblait que trop à une révolte. Motamid, du moins, en jugea ainsi. Cependant il ne se mit pas en colère: un sentiment de tristesse et de découragement s’empara de lui; il voyait s’évanouir tout à coup le rêve qu’il avait caressé pendant vingt-cinq ans! L’instinct de son cœur l’avait donc abusé! L’amitié d’Ibn-Ammâr, ses protestations de désintéressement, de dévoûment inébranlable, tout cela n’avait donc été que mensonge et hypocrisie! Et pourtant il était moins coupable peut-être qu’il ne le paraissait aux yeux de son souverain. Il avait, il est vrai, une vanité excessive et absurde; mais il n’est nullement certain qu’il ait eu la coupable pensée de se révolter contre son bienfaiteur. D’un caractère moins ardent, moins impressionnable, il n’avait peut-être jamais éprouvé pour Motamid cette amitié enthousiaste et passionnée que Motamid avait éprouvée pour lui; mais il avait néanmoins pour son roi une affection véritable, témoin ces vers qu’il lui adressa en réponse aux reproches que Motamid lui avait faits:
Non, vous vous trompez quand vous dites que les vicissitudes de la fortune m’ont changé! L’amour que je porte à Chams, ma vieille mère, est moins fort que celui que je ressens pour vous. Cher ami! comment se fait-il que votre bienveillance ne m’éclaire pas de ses rayons, de même que la foudre éclaire les ténèbres de la nuit? Comment se fait-il qu’aucune tendre parole ne vienne me consoler comme une douce brise? Oh! je soupçonne que des hommes infâmes que je connais ont voulu détruire notre douce amitié! Me retirerez-vous donc ainsi votre main, après une amitié de vingt-cinq années, années de bonheur sans mélange et qui se sont envolées sans que vous ayez eu à vous plaindre de moi, sans que j’aie été coupable d’aucun trait méchant, – me retirerez-vous donc ainsi votre main et me laisserez-vous en proie aux griffes de la destinée? Suis-je autre chose que votre esclave obéissant et soumis? Réfléchissez encore; ne précipitez rien; souvent celui qui se presse trop tombe, tandis que celui qui marche avec circonspection arrive au but. Ah! vous vous souviendrez de moi quand les liens qui nous unissent seront rompus, et qu’il ne vous restera que des amis intéressés et faux. Vous me chercherez quand aucun de ceux qui vous entourent ne pourra vous donner un bon conseil, et que je ne serai plus là, moi qui savais aiguiser l’esprit des autres.
Qui sait si une heure d’entretien et d’épanchement n’eût pas dissipé les préventions de Motamid et réconcilié ces deux âmes si bien faites pour s’entendre? Mais, hélas! le prince et le vizir étaient loin l’un de l’autre, et le dernier avait à Séville une foule d’envieux et d’ennemis qui s’acharnaient à le calomnier, à le noircir aux yeux du monarque, à interpréter malicieusement ses moindres actes, ses moindres paroles. Ils s’étaient si bien emparés de l’esprit du prince, ces «hommes infâmes» dont Ibn-Ammâr parle dans son poème et parmi lesquels on distinguait le vizir Abou-Becr ibn-Zaidoun156, alors l’homme le plus influent à la cour, que Motamid avait déjà conçu des doutes sur la fidélité d’Ibn-Ammâr au moment où celui-ci prenait congé de lui pour se rendre à Murcie. Joignez-y qu’Ibn-Ammâr trouva un ennemi non moins dangereux dans la personne d’Ibn-Abdalazîz, prince de Valence et ami d’Ibn-Tâhir.
En arrivant à Murcie, Ibn-Ammâr avait l’intention de traiter Ibn-Tâhir d’une manière honorable. Aussi lui fit-il présenter plusieurs vêtements d’honneur afin qu’il en choisît un qui fût à son gré; mais Ibn-Tâhir dont l’humeur naturellement caustique s’était aigrie par la perte de sa principauté, répondit au messager d’Ibn-Ammâr: «Va dire à ton maître que je ne veux de lui rien autre chose qu’une longue pelisse et une petite calotte.» Recevant cette réponse au milieu de ses courtisans, Ibn-Ammâr se mordit les lèvres de dépit. «Je comprends le sens de ses paroles, dit-il enfin; oui, c’était là le costume que je portais, alors que, pauvre et obscur, je suis venu lui réciter mes vers157.» Mais il ne pardonna pas à Ibn-Tâhir ce rude coup porté à son orgueil. Changeant d’intention à son égard, il le fit enfermer dans la forteresse de Monteagudo158. Cédant aux instances d’Ibn-Abdalazîz, Motamid envoya à son vizir l’ordre de rendre la liberté à Ibn-Tâhir. Ibn-Ammâr ne le fit pas159. Cependant Ibn-Tâhir réussit à s’évader, grâce au secours que lui prêta Ibn-Abdalazîz, et alla s’établir à Valence. Ibn-Ammâr en fut furieux. Il composa à cette occasion un poème dans lequel il excitait les Valenciens à se révolter contre leur prince. En voici quelques vers:
Habitants de Valence, soulevez-vous tous contre les Beni-Abdalazîz, proclamez vos justes griefs, et choisissez-vous un autre roi, un roi qui sache vous défendre contre vos ennemis. Que ce soit Mohammed ou Ahmed160, il vaudra toujours mieux que ce vizir qui a livré votre ville à l’opprobre, comme un époux éhonté qui prostitue sa propre femme. Il a offert un asile à celui qui a été abandonné par ses propres sujets. En le faisant, il vous a amené un oiseau de mauvais augure, il vous a donné pour concitoyen un homme vil et infâme. Ah! il me faut me laver le front, sur lequel une fille sans bracelet, une vile esclave, a appliqué un soufflet. Crois-tu donc échapper, ô Ibn-Abdalazîz, à la vengeance d’un homme qui marche toujours à la poursuite de son ennemi, qui continue sa route, lors même qu’aucune étoile ne l’éclaire? Par quelle ruse pourrait-on se soustraire aux mains vengeresses d’un brave guerrier des Beni-Ammâr, qui traîne une forêt de lances à sa suite? Attendez-vous à le voir arriver bientôt, entouré d’une armée innombrable! Valenciens, je vous donne un bon conseil: marchez comme un seul homme contre ce palais qui recèle tant d’infamies dans ses murs; emparez-vous des trésors que renferment ses caveaux; détruisez-le de fond en comble, en sorte que des ruines seules attestent ce qu’il a été un jour!
Quand Motamid reçut connaissance de cette pièce, il était déjà tellement irrité contre Ibn-Ammâr, qu’il la parodia ainsi:
Par quelle ruse pourrait-on se soustraire aux mains vengeresses d’un brave guerrier des Beni-Ammâr; de ces hommes qui se prosternaient naguère, avec une bassesse inouïe, aux pieds de chaque seigneur, de chaque prince, de chaque tête couronnée; qui s’estimaient heureux quand ils recevaient de leurs maîtres une portion un peu plus large que les autres domestiques; qui, bourreaux méprisés, tranchaient la tête aux criminels, et qui se sont élevés de la plus basse condition aux dignités les plus hautes.
Ces vers causèrent une joie indicible à Ibn-Abdalazîz. Quant à Ibn-Ammâr, il étouffait de colère, et dans sa fureur il composa contre Motamid, contre Romaiquia, contre les Abbâdides en général, une satire bien plus sanglante encore. Lui, l’aventurier né sous le chaume, lui que la bonté de Motamid avait tiré du néant, il osa reprocher aux Abbâdides de n’être après tout que des cultivateurs obscurs du hameau de Jaumîn, «cette capitale de l’univers,» comme il disait avec une amère ironie. «Tu l’as choisie parmi les filles de la populace, poursuivait-il, cette esclave que Romaic, son maître, eût échangée bien volontiers contre un chameau d’un an. Elle a mis au monde des fils débauchés, de petits hommes trapus qui sont sa honte. Motamid! je flétrirai ton honneur, je déchirerai les voiles qui couvrent tes turpitudes, je les ferai tomber en lambeaux. Oui, émule des anciens preux, oui, tu as défendu tes villages, mais tu savais que tes femmes te trompaient et tu les laissais faire»…
Par un reste de pudeur, Ibn-Ammâr ne montra ces vers, composés dans un accès de rage atroce, qu’à ses amis intimes; mais parmi eux se trouvait un riche juif d’Orient auquel il avait accordé sa confiance, sans soupçonner que c’était un émissaire d’Ibn-Abdalazîz. Ce juif réussit sans trop de peine à se procurer une copie de la satire, écrite de la propre main d’Ibn-Ammâr, et la remit au prince de Valence. Celui-ci écrivit aussitôt à Motamid, et, se servant d’un pigeon, il lui envoya sa lettre et la satire sous le même pli.
Dès lors une réconciliation n’était plus possible. Ni Motamid, ni Romaiquia, ni leurs fils ne pouvaient pardonner à Ibn-Ammâr ses ignobles injures. Mais le roi de Séville n’eut pas besoin de punir son vizir: d’autres se chargèrent de ce soin. S’abandonnant au plaisir avec une insouciance complète, Ibn-Ammâr ne s’aperçut pas qu’Ibn-Rachîc, secondé par le prince de Valence, le trahissait, et quand enfin il ouvrit les yeux, il était trop tard: excités par Ibn-Rachîc, les soldats demandèrent à grands cris leur solde arriérée, et comme Ibn-Ammâr ne pouvait les satisfaire, ils menacèrent de le livrer à Motamid. Cette menace le fit frémir, et il se sauva par une fuite précipitée.
C’est auprès d’Alphonse qu’il alla chercher un asile. Il se flattait de l’espoir que ce monarque l’aiderait à reconquérir Murcie, mais il se trompait: Alphonse s’était laissé gagner par les magnifiques présents qu’Ibn-Rachîc lui avait faits, et il dit à Ibn-Ammâr: «Tout ceci est une histoire de voleurs: le premier voleur161 a été volé par un autre162, et celui-ci a été volé par un troisième163.» Voyant donc qu’il n’avait rien à espérer à Léon, Ibn-Ammâr alla à Saragosse, où il entra au service de Moctadir. Mais cette cour, bien moins brillante que celle de Séville, lui déplut souverainement. Il alla donc à Lérida, où régnait Modhaffar, un frère de Moctadir. Il y trouva un excellent accueil; mais comme Lérida lui semblait encore plus monotone que Saragosse, il retourna à cette dernière ville, où Moutamin avait succédé à son père Moctadir164. L’ennui, ce mal horrible, avait envahi sa destinée et s’étendait comme un nuage noir sur son présent et son avenir; il s’estima donc heureux lorsqu’il trouva l’occasion de sortir de son oisiveté. Un châtelain qu’il connaissait s’était révolté. Il donna parole à Moutamin de le réduire, et se mit en route avec une faible escorte. Arrivé au pied de la montagne sur laquelle le château était assis, il fit demander au rebelle la permission de venir lui rendre visite, accompagné de deux hommes seulement. Le châtelain, qui ne se méfiait pas de lui, n’hésita pas à lui accorder sa demande. «Quand vous me verrez marcher à côté du gouverneur et lui serrer la main, dit alors Ibn-Ammâr à ses deux serviteurs Djâbir et Hâdî, vous plongerez vos épées dans sa poitrine.» Le châtelain fut tué, ses soldats demandèrent et obtinrent leur pardon, et Moutamin fut fort content du service qu’Ibn-Ammâr lui avait rendu. Bientôt après, ce dernier crut avoir trouvé une nouvelle occasion pour satisfaire le besoin d’activité fébrile qui le dévorait. Il voulait procurer à Moutamin la possession de Segura. Perchée sur la dernière crête d’un pic presque inaccessible, cette forteresse avait su conserver son indépendance alors que Moctadir s’était emparé des Etats d’Alî, prince de Dénia, et un fils de ce dernier, nommé Sirâdj-ad-daula, l’avait possédée quelque temps; mais comme il venait de mourir, les Beni-Sohail, qui étaient les tuteurs de ses enfants, voulaient vendre Segura à quelque prince voisin. Ibn-Ammâr promit à Moutamin de la lui livrer de la même manière qu’il lui avait livré l’autre château. Il partit donc avec quelques troupes, et fit prier les Beni-Sohail de lui accorder un entretien. Ils y consentirent; mais au lieu de les attirer dans ses filets, Ibn-Ammâr, qui les avait offensés à l’époque où il régnait à Murcie, tomba lui-même dans un piége. Les abords de la forteresse étaient défendus par une pente si escarpée, que, pour y entrer, il fallait se laisser hisser à force de bras. Arrivé à cet endroit dangereux avec Djâbir et Hâdî, ses compagnons obligés dans chaque entreprise aventureuse, Ibn-Ammâr se fit tirer en haut le premier; mais aussitôt qu’il eut touché le sol de ses pieds, les soldats de la garnison s’emparèrent de lui et crièrent à ses deux acolytes de se sauver au plus vite, s’ils ne voulaient pas être tués à coups de flèches. Ils n’eurent garde de se faire répéter cet avertissement, et descendant le rocher en courant, ils vinrent annoncer aux soldats de Saragosse qu’Ibn-Ammâr avait été fait prisonnier. Persuadés qu’une tentative pour le délivrer n’avait aucune chance de succès, ces soldats retournèrent d’où ils étaient venus.
Après avoir jeté Ibn-Ammâr dans un cachot, les Beni-Sohail résolurent de le vendre au plus offrant et dernier enchérisseur. Ce fut Motamid qui l’acheta, de même que le château de Segura, et il chargea son fils Râdhî de conduire le prisonnier à Cordoue. L’infortuné vizir entra dans cette ville chargé de fers et monté sur un mulet de bagage, entre deux sacs de paille. Motamid l’accabla de reproches et lui montra sa terrible satire en lui demandant s’il reconnaissait son écriture. Le prisonnier, qui avait de la peine à se tenir debout, tant ses chaînes étaient lourdes, l’écouta en silence, les yeux fixés à terre; puis, quand le prince eut terminé sa longue invective, il dit:
– Je ne nie rien, seigneur, de ce que vous venez de dire; et à quoi me servirait-il de le nier, puisque, si je le faisais, même les choses inanimées parleraient pour attester la vérité de vos paroles? J’ai failli, je vous ai offensé grièvement, mais pardonnez-moi!
– Ce que tu as fait ne se pardonne pas, lui répondit Motamid.
Les dames qu’il avait outragées dans sa satire se vengèrent en l’accablant de railleries mordantes. A Séville il eut de nouveau à endurer les insultes de la foule. Cependant sa captivité se prolongeait, et cette circonstance lui rendit quelque espoir. Il savait d’ailleurs que plusieurs personnages haut placés, le prince Rachîd entre autres, parlaient ou écrivaient en sa faveur. Aussi ne cessait-il de stimuler leur zèle par ses vers; mais Motamid était fatigué des prières multipliées qu’on lui adressait, et il avait déjà défendu de donner au prisonnier ce qu’il faut pour écrire, lorsque ce dernier le fit supplier de lui accorder une seule fois encore du papier, de l’encre et un calam. Ayant obtenu sa demande, il adressa à Motamid un long poème, que l’on remit au sultan dans la soirée, pendant un festin. Les convives partis, Motamid le lut, se sentit touché, et fit venir Ibn-Ammâr dans sa chambre, où il lui reprocha de nouveau son ingratitude. D’abord Ibn-Ammâr, suffoqué par les larmes, ne put rien lui répondre; mais se remettant peu à peu, il sut lui rappeler avec tant d’éloquence le bonheur qu’ils avaient autrefois goûté ensemble, que Motamid, ému, attendri, à demi vaincu peut-être, lui adressa quelques paroles rassurantes, mais sans lui accorder un pardon formel. Malheureusement – car le pire de tous les malheurs, c’est celui qui vient à nous environné d’espérance – malheureusement Ibn-Ammâr se trompa étrangement sur les sentiments de Motamid à son égard. Aux alternatives de courroux et d’attendrissement, dont il avait été témoin, il donna un sens qu’elles n’avaient point. Motamid avait bien conservé pour lui un reste d’affection; mais de là au pardon il y avait encore un grand pas à franchir. C’est ce qu’Ibn-Ammâr ne comprit pas. Rentré dans sa prison, il crut à un prochain retour de fortune, et ne pouvant contenir la joie dont son cœur débordait, il écrivit à Rachîd une lettre pour lui annoncer l’heureuse issue de son entretien avec le monarque. Rachîd était en compagnie quand cette lettre lui fut remise, et pendant qu’il la lisait, son vizir Isâ y jeta un regard furtif et rapide, mais qui suffisait pour l’apprendre de quoi il s’agissait. Soit bavarderie, soit qu’il n’aimât pas Ibn-Ammâr, Isâ ébruita la chose, et bientôt elle parvint aux oreilles d’Abou-Becr ibn-Zaidoun, grossie d’exagérations qui nous sont restées inconnues, mais qui doivent avoir été bien infâmes, car un historien arabe dit qu’il les a passées sous silence, parce qu’il ne voulait pas en souiller son livre. Ibn-Zaidoun passa la nuit dans une terrible angoisse: la réhabilitation d’Ibn-Ammâr était sa disgrâce, peut-être son arrêt de mort. Le lendemain, ne sachant pas encore à quoi s’en tenir, il resta chez lui à l’heure où il allait ordinairement au palais. Motamid le fit chercher et le reçut aussi amicalement que de coutume, de sorte qu’Ibn-Zaidoun acquit la certitude que sa situation était moins dangereuse qu’il ne l’avait craint. Aussi, quand le sultan lui demanda pourquoi il s’était fait attendre si longtemps, il lui répondit qu’il croyait être tombé en disgrâce; il lui apprit en même temps que son entretien avec Ibn-Ammâr était connu de toute la cour; que l’on s’attendait à voir l’ex-vizir remonter au pouvoir; que son ami et son compatriote Ibn-Salâm, le préfet de la ville, tenait déjà prêts les plus beaux appartements de sa maison pour l’y installer, en attendant que ses palais lui fussent rendus; et il va sans dire qu’il ne manqua pas non plus de raconter les calomnies que l’on débitait.
Motamid ne se sentait plus de rage. Lors même que ce qui s’était passé entre lui et son prisonnier n’eût pas été dénaturé par la haine, il aurait été indigné de la folle présomption d’Ibn-Ammâr qui, de quelques paroles bienveillantes, avait aussitôt conclu à sa mise en liberté, à sa rentrée au pouvoir. «Va demander à Ibn-Ammâr, dit-il en s’adressant à un eunuque slave, comment il a su trouver le moyen d’ébruiter l’entretien que j’ai eu avec lui hier au soir.»
L’eunuque revint bientôt.
– Ibn-Ammâr, dit-il, nie d’en avoir rien dit à personne.
– Mais il peut avoir écrit, reprit Motamid. Je lui ai fait donner deux feuilles de papier: sur l’une il a écrit un poème qu’il m’a envoyé, mais qu’a-t-il fait de l’autre? Va lui demander cela.
Quand l’eunuque fut de retour:
– Ibn-Ammâr prétend, dit-il, qu’il s’est servi de l’autre feuille pour écrire le brouillon du poème qu’il vous a adressé.
– Dans ce cas, qu’il te donne ce brouillon, répliqua Motamid.
Alors Ibn-Ammâr ne put plus nier la vérité. «J’ai écrit à Rachîd, dit-il tristement, pour lui communiquer ce que le prince m’avait promis.»
A cet aveu, le sang de son terrible père, de ce vautour toujours prêt à tomber sur sa proie pour la déchirer et assouvir sa rage dans ses entrailles, s’éveilla dans les veines de Motamid et les embrasa. Saisissant la première arme que sa main rencontra – c’était une hache superbe qu’il avait reçue d’Alphonse – il franchit en quelques bonds les marches de l’escalier qui conduisait à la chambre où Ibn-Ammâr était enfermé.
Rencontrant les regards foudroyants du monarque, Ibn-Ammâr frissonna. Il pressentit que sa dernière heure allait sonner… Traînant ses chaînes, il alla se jeter aux pieds de Motamid, qu’il couvrit de baisers et de larmes; mais le sultan, inaccessible à la pitié, leva sa hache et l’en frappa à différentes reprises, jusqu’à ce qu’il fût mort, jusqu’à ce que tout reste de chaleur eût quitté le cadavre…165
Telle fut la fin tragique d’Ibn-Ammâr. Elle excita dans l’Espagne arabe une émotion très-vive, mais qui ne fut pas longue, car de graves événements qui eurent lieu à Tolède et les progrès des armes castillanes donnèrent bientôt aux idées une autre direction.