Kitabı oku: «Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 4», sayfa 9
XII
L’empereur Alphonse VI, roi de Léon, de Castille, de Galice et de Navarre, avait l’intention bien arrêtée de conquérir toute la Péninsule166, et il était assez puissant pour accomplir son projet. Cependant il ne voulait pas le faire tout de suite. Rien ne le pressait, il avait le temps d’attendre. Avant tout, il amassait de l’argent, le nerf de la guerre, le moyen le plus sûr pour parvenir au but que se proposait son ambition. En conséquence, il mettait les princes musulmans au pressoir, et, comme d’un pressoir coulent le cidre et le vin, de ces roitelets écrasés coulait l’or.
Le plus faible parmi ses tributaires était peut-être Câdir, le roi de Tolède. Elevé dans la mollesse du sérail, ce prince était le jouet de ses eunuques et la risée de ses voisins, qui le dépouillaient l’un à l’envi de l’autre. Alphonse seul semblait le protéger. Aussi s’adressa-t-il à lui alors qu’il ne put plus contenir ses sujets fatigués de sa tyrannie. Alphonse promit de lui envoyer des troupes, mais en récompense de ce service il exigea une somme énorme. Câdir demanda cet argent aux principaux citoyens qu’il avait appelés auprès de lui. Ils refusèrent de le donner. «Je jure, s’écria-t-il alors, que si vous ne me procurez cette somme à l’instant même, je remettrai vos fils entre les mains d’Alphonse. – Nous te chasserons auparavant,» lui répondit-on. En effet, les Tolédans se donnèrent à Motawakkil de Badajoz, et Câdir fut forcé de s’évader pendant la nuit. Alors il implora de nouveau le secours d’Alphonse. «Nous irons assiéger Tolède, lui dit l’empereur, et tu seras rétabli sur ton trône. Mais il me faut pour cela tout l’argent que tu as emporté de Tolède; il m’en faudra encore davantage dans la suite, et tu me donneras quelques forteresses en nantissement.» Câdir consentit à tout, et les hostilités contre Tolède commencèrent (1080)167.
Elles avaient déjà duré deux ans, lorsque l’empereur envoya, selon sa coutume, une ambassade à Motamid pour lui demander le tribut annuel. Cette ambassade se composait de plusieurs chevaliers; mais celui qui était chargé de recevoir l’argent était un juif, nommé Ben-Châlîb168, car à cette époque les juifs servaient ordinairement d’intermédiaires entre les musulmans et les chrétiens.
Les ambassadeurs ayant dressé leurs tentes en dehors de la ville, Motamid leur fit porter l’argent qu’il avait à payer par quelques-uns de ses grands, à la tête desquels se trouvait le premier ministre, Abou-Becr ibn-Zaidoun. Une partie de cet argent était au-dessous du titre, Motamid n’ayant pas été en état d’en réunir assez, quoiqu’il eût imposé à ses sujets un impôt extraordinaire. Aussi le juif s’écria en le voyant: «Me croyez-vous assez simple pour accepter cette fausse monnaie? Je ne prends que de l’or pur, et l’année prochaine il me faudra des villes.»
Quand ces paroles eurent été rapportées à Motamid, il entra dans une grande colère. «Qu’on m’amène ce juif et ses compagnons!» cria-t-il à ses soldats. Cet ordre fut exécuté, et quand les ambassadeurs furent arrivés au palais:
– Que l’on jette ces chrétiens en prison, dit Motamid, et que l’on crucifie ce juif maudit.
– Grâce, grâce, cria le juif qui, naguère si orgueilleux, tremblait maintenant de tous ses membres; je vous donnerai le poids de mon corps en or.
– Par Dieu! Lors même que tu pourrais m’offrir la Mauritanie et l’Espagne pour ta rançon, je n’en voudrais pas!
Et le juif fut crucifié169.
En apprenant ce qui s’était passé, Alphonse jura par la Trinité et par tous les saints du paradis qu’il en tirerait une vengeance éclatante, terrible. «J’irai, dit-il, ravager le royaume de ce mécréant avec des guerriers innombrables comme les cheveux de ma tête, et je ne m’arrêterai qu’au détroit de Gibraltar.» Cependant, ne pouvant abandonner à leur sort les chevaliers castillans qui gémissaient dans les cachots de Séville, il fit demander à Motamid à quelles conditions il consentirait à les élargir. Le sultan exigea la restitution d’Almodovar170, et cette ville lui ayant été rendue, il remit les chevaliers en liberté171; mais à peine furent-ils de retour dans leur patrie, qu’Alphonse exécuta ses menaces. Il pilla et brûla les villages de l’Axarafe, tua ou emmena en esclavage tous les musulmans qui n’avaient pas eu le temps de se mettre en sûreté dans une place forte, assiégea Séville pendant trois jours, ravagea la province de Sidona, et, arrivé sur la grève près de Tarifa, il poussa son cheval dans les vagues en s’écriant: «Ce sol, c’est la dernière limite de l’Espagne et je l’ai touché!» Puis, son serment rempli et sa vanité satisfaite, il ramena son armée dans le royaume de Tolède172.
Là aussi ses armes furent victorieuses, et Motawakkil ayant été obligé d’évacuer le pays, les habitants de la capitale ouvrirent leurs portes à Câdir, malgré qu’ils en eussent (1084). Câdir leur extorqua des sommes énormes qu’il offrit à Alphonse. «Cela ne suffit pas,» lui dit froidement l’empereur. Alors Câdir lui offrit en outre les trésors de son père et de son aïeul.
– Cela ne suffit pas encore, dit Alphonse.
– Je vous donnerai davantage, mais accordez-moi un délai.
– Je te l’accorde, pourvu que tu me donnes de nouveau des forteresses en nantissement.
Câdir y consentit… Son héritage s’en allait par lambeaux, toutes ses ressources s’épuisaient, mais qu’y pouvait-il? Il savait que l’épée du terrible Alphonse était suspendue sur sa tête, et qu’au moindre signe de désobéissance, elle tomberait. Il donnait donc de l’or, et encore de l’or; des forteresses, et encore des forteresses; pour contenter l’empereur, il pressurait ses sujets et dépeuplait son royaume, car, n’y tenant plus, les Tolédans émigrèrent en foule pour aller s’établir dans les Etats du roi de Saragosse. Et cependant tout cela ne lui servait de rien; plus il donnait, plus Alphonse devenait exigeant; et quand il jurait qu’il n’avait plus rien à donner, l’empereur venait ravager les environs de Tolède. Quelque temps encore il se cramponna à son trône vermoulu, mais à la fin il dut lâcher prise. Il en vint donc où Alphonse l’attendait: il se déclara prêt à lui céder Tolède. Toutefois il y mit certaines conditions, dont celles-ci étaient les principales:
Alphonse prendrait sous sa sauvegarde la vie et les biens des Tolédans, et chacun d’entre eux pourrait, à son choix, partir ou rester;
Il n’exigerait d’eux qu’une capitation fixée d’avance;
Il leur laisserait la grande mosquée;
Il s’engagerait à remettre Câdir en possession de Valence.
L’empereur accepta ces conditions, et le 25 mai 1085, il fit son entrée dans l’ancienne capitale du royaume visigoth173.
Dès lors rien n’égala son orgueil, si ce n’est la bassesse des princes musulmans. Ils s’empressèrent presque tous de lui envoyer des ambassadeurs pour le complimenter, ils lui firent offrir des présents, ils lui déclarèrent qu’ils se considéraient comme ses receveurs d’impôts. Alphonse, le souverain des hommes des deux religions, comme il s’intitulait dans ses lettres, ne se donnait pas même la peine de dissimuler le mépris qu’ils lui inspiraient. Hosâm-ad-daula, le seigneur d’Albarrazin, était venu en personne pour lui offrir un superbe cadeau. Justement un singe amusait l’empereur par ses gambades. «Prends cet animal en retour de ton présent,» dit Alphonse avec un accent de suprême dédain. Et le musulman, loin de ressentir l’injure, vit dans ce singe un gage d’amitié, une preuve qu’Alphonse n’avait pas l’intention de lui enlever ses Etats174.
Après la prise de Tolède, ce fut le tour de Valence. Là les deux fils d’Ibn-Abdalazîz se disputaient le pouvoir; un troisième parti voulait donner Valence au roi de Saragosse, un quatrième à Câdir. Ce dernier parti l’emporta. Câdir, en effet, avait les meilleurs titres à faire valoir: il avait derrière lui une armée castillane, commandée par le grand capitaine Alvar Fañez. Seulement les Valenciens auraient à pourvoir à l’entretien de ces troupes: elles leur coûteraient six cents pièces d’or par jour! Ils avaient beau dire à Câdir qu’il n’avait pas besoin de cette armée, puisqu’ils le serviraient fidèlement, Câdir n’eut pas la naïveté de croire à leurs promesses; sachant qu’on le détestait et que d’ailleurs les anciens partis n’avaient pas abdiqué leurs espérances, il retint les Castillans. Afin d’être en état de les payer, il greva la ville et son territoire d’un impôt extraordinaire, et extorqua aux nobles des sommes énormes. Mais malgré les actes du plus terrible despotisme, Câdir, pressé par Alvar Fañez de lui payer l’arriéré de sa solde, se trouva un jour à bout de ressources. Alors il proposa aux Castillans de se fixer dans son royaume en leur offrant des terres très-étendues. Ils y consentirent; mais tout en faisant cultiver leurs vastes domaines par des serfs, ils continuaient à s’enrichir par des razzias dans le pays d’alentour. Leur troupe s’était grossie de la lie de la population arabe. Une foule d’esclaves, d’hommes tarés et de repris de justice, dont plusieurs abjurèrent l’islamisme, s’étaient enrôlés sous leurs drapeaux, et bientôt ces bandes acquirent, par leurs cruautés inouïes, une triste célébrité. Elles massacraient les hommes, violaient les femmes, et vendaient souvent un prisonnier musulman pour un pain, pour un pot de vin, ou pour une livre de poisson. Quand un prisonnier ne voulait ou ne pouvait payer rançon, elles lui coupaient la langue, lui crevaient les yeux, et le faisaient déchirer par des dogues175.
Valence était donc en réalité au pouvoir d’Alphonse. Câdir y portait encore le titre de roi, mais une grande partie du sol appartenait aux Castillans, et, pour incorporer cette ville à ses Etats, Alphonse n’avait qu’une parole à prononcer. Saragosse aussi semblait perdue. L’empereur assiégeait cette ville, et il avait juré qu’il la prendrait176. A l’autre bout de l’Espagne, un capitaine d’Alphonse, Garcia Ximenez, qui s’était niché avec une troupe de chevaliers dans le château d’Alédo, non loin de Lorca, faisait sans cesse des incursions dans le royaume d’Almérie177. Celui de Grenade n’était pas épargné non plus, à preuve que dans le printemps de l’année 1085, les Castillans s’avancèrent jusqu’au village de Nibar, à une lieue E. de Grenade, et qu’ils y livrèrent bataille aux musulmans178. Partout, enfin, le péril était extrême, et le découragement l’était aussi. On n’osait plus se mesurer avec les chrétiens, même dans la proportion de cinq contre un. Dernièrement un corps de quatre cents Almériens (et c’était un corps d’élite) avait pris la fuite devant quatre-vingts Castillans179. Il était évident que si les Arabes d’Espagne restaient abandonnés à eux-mêmes, ils devraient choisir entre deux partis: la soumission à l’empereur ou l’émigration en masse. Plusieurs d’entre eux, en effet, étaient d’opinion qu’il fallait quitter le pays. «Mettez-vous en route, ô Andalous, chantait un poète, car rester ici serait une folie180.» L’émigration, toutefois, était un parti extrême, et l’on se résolvait difficilement à le prendre. D’ailleurs, tout n’était pas encore perdu: on pouvait recevoir du secours de l’Afrique. C’était de là, en effet, que les moins découragés attendaient leur salut. La proposition avait été faite de s’adresser aux Bédouins d’Ifrikia; mais on avait objecté que ces gens-là s’étaient signalés par leur férocité autant que par leur bravoure, et qu’il était à craindre qu’arrivés en Espagne, ils ne se missent à piller les musulmans, au lieu de combattre les chrétiens181. On pensa donc aux Almoravides. C’étaient les Berbers du Sahara qui jouaient pour la première fois un rôle sur la scène du monde. Convertis récemment à l’islamisme par un missionnaire de Sidjilmésa, ils avaient fait des conquêtes rapides, et à l’époque dont nous parlons, leur vaste empire s’étendait depuis le Sénégal jusqu’à Alger. L’idée de les appeler en Espagne souriait principalement aux ministres de la religion. Les princes, au contraire, hésitèrent longtemps. Quelques-uns d’entre eux, tels que Motamid et Motawakkil, entretenaient bien des relations avec Yousof ibn-Téchoufîn, le roi des Almoravides, et ils l’avaient même prié à différentes reprises de les aider contre les chrétiens; mais en général, les princes andalous, sans en excepter Motamid et Motawakkil, avaient peu de sympathie pour le chef des rudes et fanatiques guerriers du Sahara; ils voyaient en lui un rival dangereux plutôt qu’un auxiliaire. Cependant, comme le péril croissait de jour en jour, il fallait bien saisir le seul moyen de salut qui restât. Motamid, du moins, en jugea ainsi, et quand son fils aîné, Rachîd, lui représenta le péril auquel il s’exposait, s’il amenait les Almoravides en Espagne: «Tout cela est vrai, lui répondit-il; mais je ne veux pas que la postérité puisse m’accuser d’avoir été la cause que l’Andalousie soit devenue la proie des mécréants; je ne veux pas que mon nom soit maudit sur toutes les chaires musulmanes, et s’il me faut choisir, j’aime encore mieux être chamelier en Afrique que porcher en Castille182.»
Son plan arrêté, il le communiqua à ses voisins, Motawakkil de Badajoz et Abdallâh de Grenade183, en les priant de s’y associer et d’envoyer leurs cadis à Séville. Ils le firent; Motawakkil envoya à Séville le cadi de Badajoz, Abou-Ishâc ibn-Mocânâ, et Abdallâh, le cadi de Grenade, Abou-Djafar Colaiî. Le cadi de Cordoue, Ibn-Adham, se joignit à eux, ainsi que le vizir Abou-Becr ibn-Zaidoun. Ces quatre personnages s’embarquèrent à Algéziras, et se rendirent auprès de Yousof184. Ils étaient chargés de l’inviter, au nom de leurs souverains, à venir en Espagne avec une armée; mais ils devaient y mettre certaines conditions, lesquelles, du reste, nous sont inconnues; nous savons seulement que Yousof devait jurer de ne pas tenter d’enlever leurs Etats aux princes andalous, et qu’il prêta ce serment185. Il fallait fixer alors l’endroit où Yousof débarquerait. Ibn-Zaidoun proposa Gibraltar; mais Yousof donna à entendre qu’il préférait Algéziras et que même cette place devait lui être cédée. Le vizir de Motamid lui répondit qu’il n’était pas autorisé à lui accorder cette demande. Dès lors Yousof traita les ambassadeurs assez froidement, et ne leur donna que des réponses évasives, ambiguës; aussi ignoraient-ils en le quittant à quel parti il s’arrêterait; il n’avait pas promis de venir, mais aussi il n’avait pas dit qu’il ne viendrait pas.
Les princes andalous étaient donc aussi dans l’incertitude. Ils en furent tirés d’une manière assez désagréable et qui prouvait que leurs soupçons n’avaient pas été sans fondement. Yousof, qui d’ordinaire n’entreprenait rien sans avoir consulté ses faquis, leur avait demandé ce qu’il fallait faire, et les faquis avaient déclaré, d’abord qu’il était de son devoir d’aller combattre les Castillans, ensuite que, s’il avait besoin d’Algéziras et qu’on ne voulût pas le lui céder, il avait le droit de le prendre. Muni de ce fetfa, Yousof avait donné à plusieurs corps l’ordre de s’embarquer à Ceuta sur une centaine de navires et de faire voile vers Algéziras, de sorte que cette ville se trouva tout à coup entourée d’une grande armée qui exigeait qu’on lui donnât des vivres et la place elle-même. Râdhî, qui y commandait, se trouva dans une grande perplexité, le cas qui se présentait n’ayant pas été prévu. Il ne refusa pas de fournir des vivres aux Almoravides, mais en même temps il se mit en mesure de repousser au besoin la force par la force. En outre, il écrivit à son père pour lui demander des ordres, et ayant attaché sa lettre à l’aile d’un pigeon, il le lâcha vers Séville. La réponse de Motamid ne se fit pas attendre. Il s’était décidé vite, car, quelque révoltante que lui parût la conduite de Yousof, il sentait qu’il était allé trop loin pour reculer et qu’il lui fallait faire bonne mine à mauvais jeu. Il enjoignit donc à son fils d’évacuer Algéziras et de se retirer sur Ronda186. De nouvelles troupes s’embarquèrent alors pour Algéziras, et enfin Yousof y arriva lui-même. Son premier soin fut de mettre les fortifications de la ville en bon état, de la pourvoir de munitions de guerre et de bouche, et d’y établir une garnison suffisante. Ensuite il s’achemina vers Séville avec le gros de ses forces. Motamid vint à sa rencontre, entouré des principaux dignitaires de son royaume. Quand il fut arrivé en sa présence, il voulut lui baiser la main; mais Yousof l’en empêcha en l’embrassant de la manière la plus affectueuse. Les présents qui étaient d’usage ne furent pas oubliés: Motamid en offrit une si grande quantité à l’Almoravide, que celui-ci put donner quelque chose à chaque soldat de son armée, et qu’il conçut une haute idée des richesses que possédait l’Espagne. Près de Séville on s’arrêta, et c’est là que les deux petits-fils de Bâdîs, Abdallâh de Grenade et Temîm de Malaga, vinrent se joindre aux Almoravides, le premier avec trois cents cavaliers, le second avec deux cents. Motacim d’Almérie envoya un régiment de cavalerie commandé par un de ses fils, en exprimant ses regrets de ce que le voisinage menaçant des chrétiens d’Alédo ne lui permettait pas de venir en personne. Huit jours après, l’armée prit la route de Badajoz, où elle opéra sa jonction avec Motawakkil et ses troupes. Puis on marcha vers Tolède187; mais on ne s’était pas encore avancé bien loin qu’on rencontra l’ennemi.
Au moment où il apprit que les Almoravides avaient débarqué en Espagne, Alphonse assiégeait encore Saragosse. Croyant que le roi de cette ville ignorait l’arrivée des Africains, il lui fit dire que, s’il lui donnait beaucoup d’argent, il lèverait le siége; mais Mostaîn, qui avait reçu la grande nouvelle aussi bien que lui, lui fit répondre qu’il ne lui donnerait pas un seul dirhem. Alphonse retourna alors à Tolède, après avoir envoyé à Alvar Fañez, ainsi qu’à ses autres lieutenants, l’ordre de venir le rejoindre avec leurs troupes. Quand son armée, dans laquelle il y avait beaucoup de chevaliers français, fut rassemblée, il se mit en marche, car il voulait transporter la guerre dans le pays ennemi. Il rencontra les Almoravides et leurs alliés non loin de Badajoz, près d’un endroit que les musulmans appelaient Zallâca et les chrétiens Sacralias, et il n’avait pas encore fini de dresser ses tentes, qu’il reçut une lettre de Yousof, dans laquelle ce monarque l’invitait à embrasser l’islamisme ou à payer un tribut, en le menaçant de la guerre s’il ne voulait faire ni l’un ni l’autre. Alphonse fut fort indigné de ce message. Il chargea un de ses employés arabes d’y répondre que, les musulmans ayant été ses tributaires pendant nombre d’années, il ne s’attendait pas à des propositions aussi blessantes; que du reste il avait une grande armée, et que, grâce à elle, il saurait bien punir l’outrecuidance de ses ennemis. Cette lettre étant parvenue à la chancellerie musulmane, un Andalous y répondit sur-le-champ; mais quand il montra sa composition à Yousof, celui-ci la trouva trop longue, et, se bornant à écrire sur le revers de la lettre de l’empereur ces simples paroles: «Ce qui arrivera, tu le verras,» il la lui renvoya188.
Il s’agissait alors de fixer le jour de la bataille; à cette époque la coutume le voulait ainsi. C’était le jeudi 22 octobre 1086, et ce jour-là Alphonse envoya ce message aux musulmans: «Demain, vendredi, est votre jour de fête, et dimanche est le nôtre; je propose donc que la bataille ait lieu après-demain, samedi189.» Yousof agréa celle proposition; mais Motamid y vit une ruse, et comme dans le cas d’une attaque il aurait à soutenir le premier choc de l’ennemi (car les troupes andalouses formaient l’avant-garde, tandis que les Almoravides se tenaient en arrière cachés par les montagnes), il prit des précautions afin de ne pas être attaqué à l’improviste, et fit observer les mouvements de l’ennemi par des troupes légères. Son esprit n’était nullement tranquille et il consultait sans cesse son astrologue. On touchait, en effet, à un moment critique et décisif. Le sort de l’Espagne dépendait de l’issue de la bataille qui allait se livrer, et les Castillans avaient la supériorité du nombre. Leurs forces, les musulmans le croyaient du moins, s’élevaient à cinquante ou soixante mille hommes190, tandis que leurs adversaires n’en avaient que vingt mille191.
Au lever de l’aurore, Motamid vit ses craintes se réaliser: il fut averti par ses vedettes que l’armée chrétienne approchait. Sa position étant donc devenue fort dangereuse, car il risquait d’être écrasé avant que les Almoravides fussent rendus sur le champ de bataille, il fit dire à Yousof de venir promptement à son secours avec toutes ses troupes, ou de lui envoyer du moins un renfort considérable. Mais Yousof ne se hâta pas de satisfaire à cette demande. Il avait formé un plan dont il ne voulait pas s’écarter, et il s’inquiétait si peu du sort des Andalous, qu’il s’écria: «Qu’est-ce que cela me fait que ces gens-là soient massacrés? Ce sont tous des ennemis192.» Ainsi abandonnés à leurs propres forces, les Andalous prirent la fuite; seuls les Sévillans, stimulés par l’exemple de leur roi, qui, quoique blessé au visage et à la main, faisait preuve d’une brillante bravoure, résistèrent vigoureusement au choc de l’ennemi, jusqu’à ce qu’enfin une division almoravide arrivât à leur aide. Dès lors le combat fut moins inégal; cependant les Sévillans furent fort étonnés quand ils virent les ennemis battre tout à coup en retraite, car le renfort qu’ils avaient reçu n’était pas assez considérable pour qu’ils pussent se flatter d’avoir remporté la victoire. Aussi n’en était-il pas ainsi; mais voici ce qui était arrivé. Voyant l’armée castillane engagée contre les Andalous, Yousof avait formé le dessein de la prendre à revers. Il avait donc envoyé à Motamid autant de renfort qu’il en fallait pour l’empêcher d’être écrasé par les ennemis; puis, faisant un détour, il s’était porté avec le gros de ses forces sur le camp d’Alphonse. Là il avait fait un carnage effroyable des soldats chargés de le garder, et, l’ayant incendié, il était allé tomber dans le dos des Castillans, en poussant devant lui une foule de fuyards. Alphonse se trouvait donc entre deux feux, et comme l’armée qui venait le prendre en queue était plus nombreuse que celle qu’il avait en face, il fut obligé de tourner contre elle sa force principale. Le combat fut extrêmement acharné. Le camp fut tour à tour pris et repris, tandis que Yousof parcourait les rangs de ses soldats en criant: «Courage, musulmans! Vous avez devant vous les ennemis de Dieu! Le paradis attend ceux d’entre vous qui succomberont!»
Cependant les Andalous qui avaient pris la fuite étaient parvenus à se rallier, et ils retournèrent sur le champ de bataille pour soutenir Motamid. D’un autre côté, Yousof jeta sur les Castillans sa garde noire qu’il tenait en réserve et qui fit des merveilles. Un nègre réussit même à s’approcher d’Alphonse et à le blesser à la cuisse d’un coup de poignard. A la nuit tombante, la victoire, chaudement disputée, se déclara enfin pour les musulmans; la plupart des chrétiens gisaient morts ou blessés sur le champ de bataille, d’autres avaient pris la fuite, et Alphonse lui-même, entouré seulement de cinq cents chevaliers, eut grand’peine à se sauver (23 octobre 1086).
Toutefois on ne recueillit pas de cette éclatante victoire tous les fruits qu’on pouvait en attendre. Yousof avait bien l’intention de pénétrer dans le pays ennemi, mais il y renonça quand il reçut la nouvelle de la mort de son fils aîné, qu’il avait laissé malade à Ceuta. Se contentant donc de mettre sous les ordres de Motamid une division de trois mille hommes, il retourna en Afrique avec le reste de ses troupes193.