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Kitabı oku: «Monsieur de Camors — Complet», sayfa 15

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V

M. de Camors, dans cette matinée, eut besoin d'un rude effort de courage pour accomplir lui-même ses devoirs de gentilhomme en allant recevoir à la gare madame de Tècle; mais le courage était depuis longtemps son unique vertu, et celle-là, du moins, il ne devait jamais la perdre. Il accueillit avec grâce sa jeune belle-mère couverte de ses vêtements de deuil. Elle fut surprise de ne pas voir sa fille avec lui. Il lui avoua qu'elle était un peu souffrante depuis la veille. Malgré les précautions de son langage et de son sourire, il ne put empêcher que madame de Tècle ne conçut aussitôt de vives alarmes. Il ne prétendait, d'ailleurs, la rassurer qu'à demi. Sous la réserve calculée de ses réponses, elle pressentit un désastre; après l'avoir d'abord pressé de questions, elle garda le silence pendant le reste du trajet.

La jeune comtesse, pour épargner à sa mère la première impression, avait quitté son lit, et même la pauvre enfant avait mis un peu de rouge sur ses joues pâlies. M. de Camors ouvrit lui-même à madame de Tècle la porte de la chambre de sa fille et se retira. — La jeune femme se souleva avec peine sur sa causeuse, et sa mère la reçut dans ses bras. Ce ne fut d'abord entre elles qu'un échange d'embrassements étroits et de muettes caresses; puis la mère s'assit près d'elle, elle prit contre son sein la tête de sa fille, et, la regardant au fond des yeux:

— Quoi? dit-elle douloureusement.

— Oh! rien... rien de désespéré... seulement, il faut aimer plus que jamais votre petite Mary, n'est-ce pas?

— Oui... mais quoi donc enfin?

— Il ne faut pas vous faire de mal... et il ne faut pas m'en faire non plus... Vous savez pourquoi?

— Oui... mais, je t'en supplie, ma chérie, dis-moi!

— Eh bien, je vais vous dire tout... mais, de grâce, mère, soyez brave comme moi!..

Elle cacha plus profondément sa tête dans le sein de sa mère, et se mit à lui conter à voix basse, sans la regarder, la terrible révélation qui lui avait été faite, et que l'aveu de son mari avait confirmée.

Madame de Tècle ne l'interrompit pas une seule fois pendant ce cruel récit; elle lui baisait seulement les cheveux de temps en temps. La jeune comtesse, qui n'osait lever les yeux sur elle, comme si elle eût été honteuse du crime d'un autre, put se figurer qu'elle s'était elle-même exagéré la gravité de son malheur, puisque sa mère en recevait la confidence avec tant de calme; mais le calme de madame de Tècle en ce moment horrible était celui des martyrs; car tout ce que put jamais souffrir une chrétienne sous la griffe des tigres ou sous le crochet du tortionnaire, cette mère le souffrait alors sous la main de sa fille bien-aimée. Son beau et pâle visage, ses grands yeux dressés vers le ciel, comme ceux qu'on prête aux pures victimes agenouillées dans les cirques romains, semblaient demander à Dieu s'il avait vraiment des consolations pour de telles tortures!

Quand elle eut tout entendu, elle trouva la force de sourire à sa fille, qui la regardait enfin avec une expression de timidité inquiète, et, l'embrassant plus étroitement:

— Eh bien, ma chérie, lui dit-elle, c'est une grande tristesse, c'est vrai... cependant, tu as raison, il n'y a rien de désespéré.

— Croyez-vous?

— Sans doute... il y a là un mystère inconcevable... mais sois sûre que le mal n'est pas aussi terrible qu'il paraît.

— Ma pauvre mère, puisqu'il avoue pourtant!

— J'aime mieux qu'il avoue, vois-tu... Cela prouve qu'il y a encore quelque fierté, quelques ressources dans son âme... et puis je l'ai senti très affligé... il souffre comme nous, va!.. Enfin pensons à l'avenir, ma chérie.

Elles se tenaient les mains et se souriaient l'une à l'autre en contenant les larmes dont leurs yeux étaient noyés. Après quelques minutes:

— Je voudrais bien, mon enfant, dit madame de Tècle, me reposer pendant une demi-heure... et puis j'ai besoin de mettre un peu d'ordre dans ma toilette.

— Je vais vous conduire à votre chambre... Oh! je puis marcher... Je me sens beaucoup mieux...

Madame de Camors prit le bras de sa mère, et la mena jusqu'à la porte de la chambre qui lui était destinée. Sur le seuil, elle la laissa.

— Sois sage, lui dit madame de Tècle en se retournant et en lui souriant encore.

— Vous aussi! murmura la jeune femme, à qui la voix manquait.

Madame de Tècle, dès que la porte fut refermée, leva ses deux mains jointes vers le ciel; puis, tombant à genoux devant le lit, elle y ensevelit sa tête et se mit à sangloter éperdument.

La bibliothèque de M. de Camors était contiguë à cette chambre. Il s'y était retiré. Il se promena d'abord à grands pas dans cette vaste pièce, s'attendant d'une minute à l'autre à voir entrer madame de Tècle. Le temps s'écoulant, il s'assit et essaya de lire; mais sa pensée lui échappait, son oreille recueillait avidement malgré lui les moindres bruits de la maison. Si un pas semblait s'approcher, il se levait brusquement et se hâtait de composer son visage. Quand la porte de la chambre voisine s'était ouverte, son angoisse avait redoublé; il distingua le chuchotement de deux voix, puis, l'instant d'après, la chute lourde de madame de Tècle sur le tapis, puis sont sanglot désespéré. M. de Camors rejeta violemment te livre qu'il s'efforçait de lire, et, posant son coude sur le bureau qui était devant lui, il tint longtemps son front pâle serré dans sa main contractée. — Quand le bruit des sanglots s'apaisa et cessa peu à peu, il respira.

Vers midi, il reçut ce billet:

«Si vous me permettiez d'emmener ma fille à la campagne pour quelques jours, je vous en serais reconnaissante.

»ÉLISE DE TÈCLE.»

Il répondit aussitôt ces simples lignes:

«Vous ne pouvez rien faire que je n'approuve aujourd'hui et toujours.

»CAMORS.»

Madame de Tècle, en effet, après avoir consulté les dispositions et les forces de sa fille, s'était déterminée à la soustraire sans délai, s'il était possible, aux impressions du lieu où elle venait de tant souffrir, à la présence de son mari et aux embarras douloureux de leur situation mutuelle. Elle avait besoin elle-même de se recueillir dans la solitude pour prendre un parti dans une circonstance sans exemple. Enfin elle ne se sentait pas le courage de revoir M. de Camors, si elle devait le revoir jamais, avant qu'un peu de temps eût passé entre eux.

Ce ne fut pas sans anxiété qu'elle attendit la réponse de Camors à la prière qu'elle lui adressait. Dans le trouble épouvantable de ses idées, elle le croyait désormais capable de tout, et elle craignait tout de lui. Le billet du comte la rassura: elle s'empressa de le faire lire à sa fille, et toutes deux, comme deux pauvres êtres perdus qui s'attachent à la moindre branche, aimèrent à remarquer l'espèce d'abandon respectueux avec lequel il remettait son sort entre leurs mains.

Il passa la journée à la séance du Corps législatif, et, quand il rentra, elles étaient parties.

Madame de Camors s'éveilla le lendemain dans sa chambre de jeune fille; les oiseaux du printemps chantaient sous ses fenêtres dans le vieux jardin paternel. Elle reconnut ces voix amies de son enfance, et s'attendrit; mais un sommeil de quelques heures lui avait rendu sa vaillance naturelle. Elle écarta les pensées qui l'énervaient, se leva, et alla surprendre sa mère à son réveil. Bientôt après, toutes deux se promenaient sur la terrasse aux tilleuls: on touchait à la fin d'avril, la jeune verdure odorante s'étalait au soleil, les mouches bourdonnaient déjà par essaims dans les roses entr'ouvertes, dans les pyramides bleues des lilas et dans les grappes pendantes des cytises. Après quelques tours faits en silence au milieu de ces frais enchantements, la jeune comtesse, qui voyait sa mère absorbée dans sa rêverie, lui prit la main:

— Mère, lui dit-elle, ne sois pas triste... nous voilà comme autrefois... toutes deux dans notre petit coin... Nous serons heureuses, va!

La mère la regarda, lui prit la tête, et, la baisant sur le front avec une sorte de violence:

— Tu es un ange, toi! dit-elle.

Il faut avouer que leur oncle Des Rameures, malgré la tendre affection qu'elles lui portaient, les gêna beaucoup. Il n'avait jamais aimé Camors, il l'avait accepté pour neveu, comme il l'avait accepté pour député, avec plus de résignation que d'enthousiasme. Son antipathie n'était que trop justifiée par l'événement; mais il fallait qu'il l'ignorât. Il était excellent, mais entier et rude. La conduite de Camors, s'il eût pu la soupçonner, l'eût assurément poussé à quelque éclat irréparable. Aussi madame de Tècle et sa fille s'entendirent-elles à demi-mot pour se contenir devant lui avec une réserve impénétrable. Elles observaient, d'ailleurs, les mêmes précautions dès qu'elles se trouvaient en présence d'un étranger. Cette pénible contrainte eût été à la longue insoutenable, si l'état de santé de la jeune comtesse, prenant de jour en jour un caractère moins douteux, n'eût fourni des excuses à leur préoccupation inquiète et à leur vie retirée.

Madame de Tècle cependant, qui se reprochait le malheur de sa fille comme son ouvrage, et qui se le reprochait avec une amertume inexprimable, ne cessait de chercher au milieu des ruines du passé et du présent quelque réparation, quelque refuge pour l'avenir. La première idée qui s'était présentée à son esprit avait été de séparer absolument et à tout prix la comtesse de son mari. Sous le premier coup de l'effroi que la duplicité perverse de Camors lui avait fait éprouver, elle n'avait pu envisager sans horreur la pensée de replacer sa fille aux côtés d'un tel homme, mais cette séparation, en supposant qu'on pût l'obtenir soit du consentement de M. de Camors, soit de l'autorité de la loi, livrait au public un secret scandaleux, et pouvait entraîner des catastrophes redoutables. N'eût-elle pas ces conséquences, elle devait tout au moins creuser entre madame de Camors et son mari un abîme éternel. C'était ce que madame de Tècle ne voulait pas: car, à force d'y songer, elle avait fini par voir le caractère de Camors sous un jour, non plus favorable peut-être, mais plus vrai. Madame de Tècle, quoique étrangère à tout mal, savait le monde et la vie, et son intelligence pénétrante en devinait plus encore qu'elle n'en savait. Elle comprit donc à peu près quelle espèce de monstre moral était M. de Camors, et, tel qu'elle le comprit, elle en espéra encore quelque chose. Enfin l'état de la comtesse lui promettait dans un avenir prochain une consolation qu'il ne fallait pas risquer de lui enlever, et Dieu pouvait permettre que ce gage d'une union si douloureuse en reformât un jour les liens brisés.

Madame de Tècle communiqua ses réflexions, ses craintes, ses espérances à sa fille, et elle ajouta:

— Ma pauvre enfant, j'ai presque perdu le droit de te donner des conseils; je te dis seulement: Moi, voilà ce que je ferais.

— Eh bien, ma mère, je le ferai, dit la jeune femme.

— Penses-y encore, car la situation que tu vas accepter aura bien des amertumes; mais, entre les amertumes, hélas! nous n'avons que le choix.

À la suite de cet entretien, et huit jours environ après leur arrivée à la campagne, madame de Tècle écrivit à M. de Camors la lettre que l'on va lire et que sa fille approuva:

«Vous avez semblé me dire que vous rendiez à votre femme sa liberté, si elle voulait la reprendre. Elle ne le veut pas, elle ne le peut pas. Elle se doit déjà à l'enfant qui portera votre nom. Il ne dépendra pas d'elle que ce nom ne soit sans tache. Elle vous prie donc de lui garder sa place dans votre maison. Ne craignez d'elle aucun trouble, aucun reproche. Elle et moi, nous savons souffrir sans bruit. Pourtant, je vous en supplie, soyez bon pour elle. Épargnez-la. Veuillez lui laisser encore quelques jours de calme, et puis rappelez-la, ou venez.»

Cette lettre toucha M. de Camors. Si impassible qu'il fût, on peut croire que, depuis le départ de sa femme, il ne jouissait pas d'une parfaite tranquillité d'esprit. L'incertitude est le pire des maux, parce qu'elle les imagine tous. Absolument privé de nouvelles depuis huit jours, il n'y avait pas de catastrophe possible qu'il ne sentît flotter au-dessus de sa tête. Il avait eu le courage hautain de cacher à madame de Campvallon l'événement qui avait éclaté dans sa maison et de lui laisser tout son repos quand lui-même avait perdu le sommeil. C'était par de tels efforts d'énergie et de fierté virile que cet homme étrange se maintenait encore à une certaine hauteur d'estime en face de lui-même.

Le billet de madame de Tècle fut donc pour lui une délivrance. Voici la brève réponse qu'il y fit:

«J'accepte avec reconnaissance et respect ce que vous avez décidé. La résolution de votre fille est généreuse. J'ai encore assez de générosité moi-même pour le comprendre. Je suis pour jamais, que vous le vouliez ou non, son ami et le vôtre.

»CAMORS.»

Ce fut une semaine plus tard que M. de Camors, après avoir eu la précaution de s'annoncer par un mot de préface, arriva un soir chez madame de Tècle. Sa jeune femme gardait la chambre. On avait eu soin d'écarter les témoins; mais l'entretien fut moins pénible et moins embarrassé qu'on n'eût pu le craindre. Madame de Tècle et sa fille avaient trouvé dans la réponse du comte une sorte de noblesse qui leur avait rendu une lueur de confiance. Par-dessus tout, elles étaient fières et plus ennemies des scènes bruyantes que les femmes ne le sont habituellement. Elles l'accueillirent donc avec froideur, mais avec calme. Quant à lui, il leur montra sur son front et dans son langage une douceur sérieuse et triste qui ne manquait ni de dignité ni de grâce. L'entretien, après s'être arrêté quelque temps sur la santé de la comtesse, se porta sur les nouvelles courantes, sur les circonstances locales, et prit peu à peu un ton aisé et ordinaire. M. de Camors, prétextant un peu de fatigue, se retira comme il était entré, en les saluant toutes deux et sans essayer de leur prendre la main.

Ainsi furent inaugurées entre madame de Camors et son mari les relations nouvelles et singulières qui devaient être désormais le seul lien de leur vie commune. Le monde put d'autant mieux s'y tromper, que M. de Camors n'était pas homme de démonstrations publiques, et que sa contenance courtoise mais réservée auprès de sa femme ne devait pas s'écarter sensiblement des habitudes qu'on lui connaissait.

Il resta deux jours à Reuilly. Madame de Tècle attendit vainement pendant ces deux jours une explication atténuante qu'elle ne voulait pas demander, mais qu'elle avait espérée. Quelles étaient les circonstances terribles qui avaient dominé la volonté de M. de Camors au point de lui faire oublier les sentiments les plus sacrés? Sa pensée, quand elle s'efforçait de plonger dans ce mystère, ne laissait pas d'approcher de la vérité. M. de Camors avait dû commettre son indigne action sous la menace de quelque effroyable danger, pour sauver l'honneur, la fortune, peut-être la vie de madame de Campvallon. C'était là une faible excuse aux yeux de cette mère; pourtant, c'en était une. Peut-être aussi avait-il eu dans le cœur, en épousant sa fille, la résolution de rompre cette liaison fatale qui l'avait ressaisi depuis presque malgré lui, comme il arrive. Sur tous ces points douloureux, elle demeura, après le départ de M. de Camors comme avant son arrivée, réduite à ses conjectures, dont elle faisait partager à sa fille les vraisemblances les plus consolantes.

Il avait été convenu que madame de Camors resterait à la campagne jusqu'à ce que sa santé se trouvât rétablie. Seulement, son mari avait exprimé le désir qu'elle fixât sa résidence ordinaire sur sa terre de Reuilly, dont le manoir avait été restauré avec beaucoup de goût. Madame de Tècle sentit la convenance de cette combinaison; elle abandonna elle-même la vieille habitation du comte de Tècle pour s'installer auprès de sa fille dans le modeste château qui avait appartenu aux ancêtres maternels de M. de Camors, et dont nous avons décrit dans une autre partie de ce récit l'avenue solennelle, les balustrades de granit, les labyrinthes de charmilles et l'étang noir ombragé de sapins séculaires.

Elles étaient là toutes deux au milieu de leurs souvenirs les plus doux et les plus intimes; car ce petit château, si longtemps désert, les bois négligés qui l'entouraient, la pièce d'eau mélancolique, la nymphe solitaire, tout cela avait été leur domaine particulier, le cadre favori de leurs rêveries communes, la légende de leur enfance, la poésie de leur jeunesse. C'est sans doute une grande tristesse que de revoir avec des yeux pleins de larmes, avec un cœur flétri et un front courbé sous les orages de la vie, les lieux familiers où l'on a connu le bonheur et la paix; pourtant tous ces chers confidents de vos joies passées, de vos espérances trompées, de vos songes détruits, s'ils sont des témoins douloureux, sont aussi des amis. On les aime, et il semble qu'ils vous aiment. C'était ainsi que ces deux pauvres femmes, promenant à travers ces bois, ces eaux, ces solitudes, leurs incurables blessures, croyaient entendre des voix qui les plaignaient et respirer une sympathie qui les apaisait.

La plus cruelle épreuve que réservât à madame de Camors l'existence qu'elle avait eu la courageuse sagesse d'accepter, c'était assurément l'obligation de recevoir la marquise de Campvallon et de garder avec elle une attitude qui pût tromper les yeux du général et ceux du monde. Elle y était résignée, mais elle désirait retarder le plus possible l'émotion de ce rapprochement. Sa santé lui servit d'excuse naturelle pour ne pas aller dans le cours de cet été à Campvallon, et aussi pour se tenir enfermée chez elle le jour où la marquise vint faire visite à Reuilly, accompagnée du général. Elle y fut reçue par madame de Tècle, qui parvint à l'accueillir avec sa bonne grâce ordinaire. Madame de Campvallon, que M. de Camors avait alors mise au courant, ne se troubla pas davantage, car les meilleures femmes comme les pires excellent à ces comédies, et tout se passa enfin sans que le général eût lieu de concevoir l'ombre d'un soupçon.

La belle saison s'écoula. M. de Camors avait fait d'assez nombreuses apparitions à la campagne affermissant à chaque entrevue le ton nouveau de ses relations avec sa femme. Il séjourna, suivant son usage, à Reuilly pendant le mois d'août, et prit lui-même prétexte de la santé de la comtesse pour ne pas multiplier cette année-là ses visites à Campvallon.

De retour à Paris, il rentra dans ses habitudes et aussi dans son insouciant égoïsme, car il s'était remis peu à peu de la secousse qu'il avait éprouvée; il commençait à oublier ses souffrances, encore plus celles de sa femme, et même à se féliciter secrètement du tour que le hasard avait donné à sa situation. Il en gardait en effet les avantages, et n'en avait plus les inconvénients. Sa femme était instruite, il ne la tromperait plus; c'était en réalité un soulagement pour lui. Quant à elle, elle allait être mère; elle aurait un jouet, une consolation; il comptait, d'ailleurs, redoubler pour elle d'attentions et d'égards. Elle serait heureuse ou à peu près, tout autant en définitive que les trois quarts des femmes en ce monde. Tout était donc pour le mieux. Il redonna l'essor à son char un moment enrayé, et s'élança de nouveau dans sa brillante carrière, fier de sa royale maîtresse, rêvant d'y joindre une fortune royale et entrevoyant au loin pour couronnement de sa vie les triomphes de l'ambition et du pouvoir.

Alléguant diverses obligations assez douteuses, il n'alla à Reuilly qu'une seule fois dans le courant de l'automne; mais il écrivait assez souvent, et madame de Tècle lui envoyait de brèves nouvelles de sa femme.

Un matin, vers la fin de novembre, il reçut une dépêche qui lui fit comprendre en style télégraphique qu'il devait se rendre immédiatement à Reuilly, s'il voulait assister à la naissance de son enfant. Dès qu'un devoir de convenance ou de courtoisie lui apparaissait, M. de Camors n'hésitait point. Voyant qu'il n'avait pas une minute à perdre s'il voulait profiter du train qui partait dans la matinée, il se jeta aussitôt dans une voiture et courut à la gare. Son domestique devait le rejoindre le lendemain.

La station qui correspondait avec Reuilly en était éloignée de plusieurs lieues. Dans le trouble de la circonstance, aucun arrangement n'avait été pris pour le recevoir à son arrivée, et il dut se contenter, pour faire le trajet intermédiaire, d'un des lourds voiturins du pays. Le mauvais état des chemins fut un nouveau contre-temps, et il était trois heures du matin quand le comte, impatienté et transi, sauta hors du petit coche devant la grille de son avenue.

Il se dirigea à grands pas vers la maison, sous le dôme encore touffu et profondément sombre des vieux ormes silencieux. Il était au milieu de l'avenue, quand un cri aigu déchira l'air: son cœur bondit dans sa poitrine, il s'arrêta brusquement et prêta l'oreille. Le cri se prolongeait dans la nuit. On eût dit l'appel désespéré d'une créature humaine sous le couteau d'un meurtrier. Ces sons douloureux s'apaisèrent peu à peu; il reprit sa marche avec plus de hâte, n'entendant plus que le battement sourd et précipité de ses artères. — Au moment où il apercevait les lumières du château, un nouveau cri d'angoisse s'éleva, plus poignant, plus sinistre encore, et, cette fois encore, M. de Camors s'arrêta. — Quoique l'explication naturelle de ces cris d'agonie se fût présentée tout de suite à son esprit, il en était troublé. Il n'est pas rare que les hommes habitués comme lui à une vie purement artificielle éprouvent une étrange surprise quand quelqu'une des plus simples lois de la nature se dresse tout à coup devant eux avec la violence impérieuse et irrésistible du fait divin.

M. de Camors gagna la maison, recueillit quelques informations de la bouche des domestiquée, et fit prévenir madame de Tècle de son arrivée. Madame de Tècle descendit aussitôt de la chambre de sa fille. En voyant ses traits altérée et ses yeux humides:

— Est-ce que vous êtes inquiète? dit vivement Camors.

— Inquiète, non, dit-elle; mais elle souffre beaucoup, et c'est bien long.

— Est-ce que je pourrais la voir?

Il y eut un silence. Madame de Tècle, dont le front s'était contracté, baissait les yeux; puis, les relevant:

— Si vous l'exigez, dit-elle.

— Je n'exige rien. Si vous croyez que ma présence lui fasse du mal?..

La voix de M. de Camors n'était pas aussi assurée que de coutume.

— J'ai peur, reprit madame de Tècle, qu'elle ne l'agite beaucoup. Si vous voulez avoir confiance en moi, je vous serai obligée.

— Mais au moins... peut-être, dit Camors, serait-elle bien aise de savoir que je suis venu, que je suis là... que je ne l'abandonne pas.

— Je le lui dirai.

— C'est bien.

Il salua madame de Tècle d'un léger signe de tête et se détourna aussitôt. Il entra dans le jardin, qui était derrière la maison, et s'y promena au hasard d'allée en allée.

On sait que généralement le rôle des hommes dans les conjectures où se trouvait en ce moment M. de Camors n'a rien de très aisé ni de très glorieux; mais les ennuis communs de cette épreuve étaient aggravés pour lui par quelques réflexions particulièrement pénibles. Non seulement son assistance était inutile, elle était redoutée; non seulement il n'était pas un soutien, il était un danger et une douleur de plus. Il y avait dans cette pensée une amertume que lui-même sentait. Sa générosité native et son humanité violentée tressaillaient pendant qu'il écoutait les cris farouches et les plaintes de détresse qui se succédaient presque sans relâche à son oreille. Il passa enfin sur la terre humide de ce jardin, sous cette froide nuit et sous la triste aurore qui la suivit, quelques heures pesantes.

Madame de Tècle était venue à plusieurs reprises lui apporter des nouvelles. Vers huit heures, il la vit s'approcher de lui d'un air tranquille et grave.

— Monsieur, lui dit-elle, vous avez un fils.

— Je vous remercie... Comment est-elle?

— Bien. Je vous prierai d'aller la voir dans un instant.

Une demi-heure après, elle reparut sur le seuil du vestibule et l'appela:

— Monsieur de Camors!

Et, quand il fut près d'elle, elle ajouta avec une émotion qui faisait trembler ses lèvres:

— Elle a une inquiétude depuis quelque temps. Elle a peur que vous ne l'ayez ménagée jusqu'ici pour lui prendre cet enfant... Si jamais vous aviez une telle pensée... pas maintenant, monsieur, n'est-ce pas?

— Vous êtes dure, madame! répondit-il d'une voix sourde.

Elle soupira.

— Venez, dit-elle.

Et elle monta l'escalier devant lui. Elle lui ouvrit la porte de la chambre et l'y laissa entrer seul.

Son premier regard rencontra l'œil de sa jeune femme fixé sur lui. Elle était à demi assise sur son lit, appuyée sur des oreillers, et plus blanche que le rideau dont l'ombre douce l'enveloppait; elle tenait serré contre elle son enfant endormi, qui était déjà couvert lui-même, comme sa mère, de dentelles blanches et de rubans roses. Du fond de ce nid, elle attachait sur son mari ses grands yeux étincelants d'une sorte d'éclat sauvage, où l'expression du triomphe se mêlait à celle d'une profonde terreur.

Il s'arrêta à quelques pas du lit, et, la saluant de son meilleur sourire:

— J'ai eu bien pitié de vous, Marie, lui dit-il.

— Merci, répondit-elle d'une voix faible comme un souffle.

Elle continuait de le regarder avec le même air d'effroi suppliant.

— Êtes-vous un peu heureuse, maintenant? reprit-il.

L'œil flamboyant de la jeune femme se porta rapidement sur le calme visage de son enfant, puis se redressa vers Camors:

— Vous ne me le prendrez pas?

— Jamais! dit-il.

Comme il prononçait ce mot, ses yeux se voilèrent soudain, et il fut étonné lui-même de sentir des larmes glisser sur ses joues. Il eut alors un mouvement singulier: il s'inclina, saisit un des plis du drap, y porta ses lèvres, et, se relevant aussitôt, il sortit de la chambre.

Dans sa lutte terrible et trop souvent victorieuse contre la nature et la vérité, cet homme avait été une fois vaincu. — Mais il serait puéril d'imaginer qu'un caractère de cette trempe et de cet endurcissement eût pu se transformer ou même se modifier sensiblement sous le coup de quelques émotions passagères et de quelques surprises nerveuses. M. de Camors se remit vite de cette défaillance, si même il ne s'en repentit pas.

Il passa huit jours à Reuilly, remarquant dans la contenance de madame de Tècle et dans les rapports de leur vie commune un peu plus d'abandon qu'auparavant. De retour à Paris, il fit faire avec une prévenance attentive quelques changements dans les dispositions intérieures de son hôtel, afin de préparer à la jeune comtesse et à son fils, qui devaient le rejoindre quelques semaines plus tard, une installation plus large et plus supportable.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 eylül 2017
Hacim:
330 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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