Kitabı oku: «Gutenberg», sayfa 5
SCÈNE II
Les Deux ZUM, PIERRE SCHEFFER, il entre à reculons, Une Dame
SCHEFFER
Excusez-moi, noble dame, de vous avoir fait monter jusque dans cette salle. (Il prend une chaise placée à gauche près du comptoir, et la présente à la dame, qui s'assied36.) Mais c'est ici que nous enfermons nos plus précieux manuscrits, ceux que nous réservons pour les personnes capables d'en apprécier la valeur et le mérite. (Il va ouvrir une des armoires du droite, qui est pleine de livres.) Voici un missel, qui, je le crois, par la richesse de ses ornements, de ses enluminures et de ses lettres peintes, fixera votre attention… C'est un livre d'heures du XIe siècle; veuillez l'examiner.
Il lui donne le livre.
LA DAME
Le manuscrit est, en effet, magnifique. Vous donnerez l'ordre de l'envoyer à l'hôtel de la duchesse d'Arques.
Elle rend le livre, et sort. Zum s'approche de Scheffer. Scheffer le regarde avec défiance, et referme l'armoire d'où il a tiré le manuscrit d'heures. Il passe alors au milieu du théâtre, entre les deux Zum, qu'il regarde et toise.
ZUM
Vous avez l'air de vous méfier de nous, Pierre Scheffer.... Nous sommes pourtant d'anciens confrères.
SCHEFFER
D'anciens confrères?
LE PETIT ZUM
Vous étiez calligraphe à Mayence, et nous copistes. Vous êtes devenu l'associé du seigneur Fust; nous sommes, nous, ses serviteurs, ses écuyers: il n'y a pas grande différence entre nous.
SCHEFFER
Tout ce qui vous plaira, mais je crois que vous ferez bien de quitter la maison, et d'aller respirer un peu l'air de Paris.
ZUM
L'air de Paris n'est pas bon, Pierre Scheffer. La peste a éclaté dans la ville, et l'on y meurt comme des mouches. Nous trouvons plus simple de rester ici, à la disposition de notre maître, le seigneur Fust. N'est-ce pas ton avis, petit frère?
LE PETIT ZUM, tirant un cornet et des dés de sa poche, et jetant les dés en l'air, puis enfourchant le banc de bois placé à gauche
Voilà ma réponse… Pour ne pas rester à ne rien faire, entamons une petite partie.
Zum enfourche le banc de l'autre côté, et ils se mettent à jouer aux dés, sur le banc.
SCÈNE III
Les Mêmes, GUTENBERG, FRIÉLO
Ils entrent par le fond. Ils sont fatigués, et leurs habits sont couverts de poussière37.
GUTENBERG
Enfin!… j'ai cru que nous n'arriverions jamais à Paris.
FRIÉLO
Cinquante lieues à cheval, sans s'arrêter que la nuit!… Je suis moulu.
Il s'assied sur le canapé, à gauche.
SCHEFFER, allant à Gutenberg
C'est Fust que vous cherchez, messire Gutenberg?
GUTENBERG
Oui, c'est pour le voir que je voyage depuis huit jours, avec mon compagnon fidèle…
FRIÉLO, à part
Et exténué!
GUTENBERG
Mais je tombe aussi de fatigue; permettez que je reprenne quelques forces.
Il tombe près de Friélo, déjà assis sur le canapé. Zum et le petit Zum se lèvent de leur banc, et viennent les saluer. Gutenberg et Friélo les reconnaissent, et leur tournent le dos.
ZUM, revenant en scène. (Au petit Zum.)
Il me garde rancune… et moi aussi, de l'avoir manqué au couvent de Saint-Arbogast.
LE PETIT ZUM
On peut se retrouver.
Ils reprennent leurs places sur le banc à gauche, et se remettent à jouer.
SCÈNE IV
Les Mêmes, LE DUC DE LA TRÉMOUILLE, entrant par le fond, SCHEFFER
LE DUC, à Scheffer
On m'a dit que vous voudriez bien, monsieur Scheffer, me montrer les «Offices de Cicéron» célèbre manuscrit du XIIe siècle?
SCHEFFER, prenant un livre dans l'armoire
Voici, monsieur le duc, le manuscrit que vous désirez. (Il le lui remet.) C'est un objet rare et précieux38.
LE DUC, examinant le manuscrit
Je vous remercie de me montrer ce chef-d'œuvre.
SCHEFFER, appuyant
Nous le vendons vingt écus d'or.
FRIÉLO, à part
Rien que ça!
GUTENBERG, se levant, et allant au duc, en passant devant Scheffer
On vous trompe, monsieur le duc!… Les Offices de Cicéron que vous tenez, ne sont pas un manuscrit; c'est un livre imprimé à Mayence. Il n'est pas écrit à la main, comme on vous le dit, mais fabriqué mécaniquement, par l'art de l'imprimerie, récemment inventé. Et ce prétendu manuscrit n'est pas unique; car Fust en a apporté de Mayence plus de cinquante exemplaires, absolument pareils à celui qu'on vous montre. Fust veut faire passer pour des manuscrits des livres imprimés, et surprendre ainsi la bonne foi et l'or des Parisiens.
LE DUC
Ce que vous dites est grave; en avez-vous vu la preuve?
GUTENBERG
La meilleure preuve, monsieur le duc, c'est que je suis l'inventeur, le créateur de cet art nouveau. Je suis Jean Gutenberg, et ce sont mes anciens ouvriers qui ont imprimé, à Mayence, les Offices de Cicéron. J'ai fait tout exprès le voyage d'Allemagne à Paris, pour venir démasquer les mensonges de Fust.
Les deux Zum se lèvent.
LE DUC
S'il en est ainsi, Pierre Scheffer, je me retire.
SCHEFFER
Pourtant, monseigneur....
Le duc sort par le fond. Scheffer le suit, en paraissant insister.
ZUM, s'approchant, menaçant, de Gutenberg
Tu viens porter ici le trouble et l'agitation! Tu as échappé de mes mains, au couvent de Saint-Arbogast… Mais cette fois tu ne t'en tireras pas!
Il tire son épée et s'approche de plus près de Gutenberg, qui tire également son épée.
GUTENBERG
Approche donc, misérable!
Ils se menacent tous deux de leur épée. Friélo prend un bâton dans un coin, et le lève sur le petit Zum, qui a tiré son poignard39.
SCÈNE V
Les Mêmes, FUST, entrant par le fond, entre les deux groupes.
FUST
Quel est ce bruit? que se passe-t-il ici?… Des épées, des poignards?… D'où viennent ce tumulte, et ces menaces de mort?
Les deux Zum reculent, Friélo abaisse son bâton.
GUTENBERG, à Fust
Tu me reconnais, n'est-ce pas?… Je suis venu ici pour déjouer tes ruses, pour confondre tes mensonges et tes perfidies… Tes chiens aboient après moi, et je tiens tête aux chiens, en attendant que je m'attaque au maître.
FUST, bas, à Zum
Tu n'as donc pas pu me débarrasser de cet homme?…
ZUM, avec humeur
Il arrive à l'instant.
FUST, bas
Ne vous éloignez pas; tenez-vous derrière cette porte; vous le frapperez à sa sortie. (Zum et le petit Zum sortent par la gauche.—À Gutenberg, avec hypocrisie.) Eh! quoi, messire Gutenberg, hors de l'Allemagne, à Paris, vous venez me poursuivre de votre haine et de vos fureurs? Il y a ici, heureusement, des juges et des prévôts, qui sauront me défendre40.
GUTENBERG, avec force
Les juges et les prévôts arriveront trop tard, car je vais te tuer!…
FUST
Me tuer!… Que vous ai-je fait?
GUTENBERG
Ce que tu m'as fait?… Il demande ce qu'il m'a fait! Mais tu as voulu, traître, détruire mon corps et mon âme! Et cela pour la soif de l'or, par l'appât du gain!… Parce que j'avais refusé de te livrer mon invention, tu as ourdi contre moi le plus noir des complots. Tu as envahi, la nuit, à main armée, mon tranquille atelier. Tu as fait assassiner mon ami, le pauvre Dritzen, qui a expiré sous mes yeux. Et si je n'ai pas succombé, comme lui, je le dois à un ange du ciel, qui est apparu pour me défendre… Et n'ayant pu me tuer, tu as entrepris de tuer ma découverte… Tu fabriques des livres, et tu viens, en plein Paris, à la face du ciel, déclarer que les livres imprimés n'existent pas, et que l'art de l'imprimerie est un mensonge! Ces livres que tu as fabriqués à Mayence, avec tes ouvriers, qui étaient les miens, tu les vends audacieusement comme des manuscrits… Voilà ton nouveau crime, Fust! C'est pour cela que tu vas mourir.
Il tire son épée. Les deux Zum rentrent par la gauche41.
FUST, fléchissant les genoux, et s'asseyant sur le canapé
Qu'est-ce que j'éprouve donc?… Je respire à peine… une sueur glacée couvre mon corps.
GUTENBERG
Ah! tu trembles, tu pâlis, tu as peur de la mort!
FUST
Tu ne me connais pas, Gutenberg. Ce n'est pas la crainte de ton épée, ce n'est pas la peur de la mort, qui me fait pâlir et trembler.
GUTENBERG
Qu'est-ce donc?
FUST
Ce matin, j'étais allé porter, sur sa demande, quelques manuscrits au médecin de l'Hôtel-Dieu, Mannoury. On m'a fait traverser, pour arriver à lui, une salle pleine de malades. La souffrance, les cris de douleur et d'agonie, remplissaient ce lieu funeste. «Quelle est donc la salle que nous traversons?» ai-je demandé à l'homme qui me conduisait. Et il m'a répondu. «C'est la salle des pestiférés.» J'ai reculé d'horreur, j'ai perdu connaissance… En ce moment, venait derrière moi une civière, emportant le corps d'une malheureuse victime de l'épidémie. Je suis tombé à la renverse, sur ce corps glacé, et, j'en frémis encore, il m'a semblé que ce cadavre m'enlaçait de ses bras de marbre, et qu'il me donnait le baiser de la mort!… Je suis sorti, éperdu, à demi fou de terreur, croyant toujours sentir sur mes lèvres le funèbre baiser du pestiféré de l'Hôtel-Dieu… Et maintenant, tes menaces, tes emportements, ta fureur, tout cela m'accable, m'oppresse. Je souffre, je souffre horriblement et je sens que j'ai rapporté de l'hôpital, la maladie terrible… la peste!…
Il retombe sur le canapé.
ZUM
La peste!…
LE PETIT ZUM
Sauve qui peut!
Ils sortent, avec les signes de la plus vive terreur.
FRIÉLO, à Gutenberg
Viens donc, maître!…
Gutenberg l'écarte du geste. Friélo sort, en courant.
GUTENBERG
Étranges créatures que nous sommes! Tout à l'heure, je voulais tuer cet homme, et maintenant que je le vois haletant, accablé, un pied dans la tombe, je voudrais le sauver. (Il remet son épée au fourreau.—À Fust.) Tu le vois, seul je suis resté. Mon cœur s'amollit au spectacle de tes souffrances, et je demeurerai près de toi, pour te faire donner les soins qui te sont nécessaires.
FUST
Béni sois-tu, Gutenberg! Malheur à moi de t'avoir méconnu, et de t'avoir si longtemps poursuivi de ma haine! Pardonne-moi, je t'en supplie, mes torts envers toi. Que je ne paraisse pas devant Dieu, chargé de ton mépris et de ta malédiction.
GUTENBERG
Du fond du cœur, je te pardonne! Que Dieu reçoive ton âme en son saint paradis.
FUST, à part
Ah! la vengeance! la vengeance! (Haut.) Ce n'est pas assez de tes paroles, ami Gutenberg. Je veux que tu me donnes le baiser du pardon… Je veux, pour être bien sûr de tes sentiments, que tu me permettes de t'embrasser… de t'embrasser comme un fils. (À part.) Ah! qu'il vienne! qu'il vienne, et que je lui rende le baiser mortel du pestiféré de l'Hôtel-Dieu!
SCÈNE VI
FUST, GUTENBERG, MARTHA. Elle entre par le fond42
GUTENBERG
Eh bien! puisque tu demandes cette consolation suprême…
Il fait un pas vers Fust, Martha l'arrête.
MARTHA
Que fais-tu?… Ne comprends-tu pas que c'est la mort que ce misérable t'offre dans son fatal baiser!…
GUTENBERG
Serait-il vrai?… une dernière perfidie… Et j'allais en être victime… Merci, Martha, vous m'avez sauvé une fois encore… Mais comment vous trouvez-vous ici?
MARTHA
On a demandé, au couvent de Sainte-Claire de Mayence, quelques religieuses, pour aller soigner les pestiférés de Paris; et je suis partie, avec quelques autres sœurs. Tout à l'heure, on est venu chercher une religieuse, pour donner des secours à un mourant, et j'accours. Je me charge de cet homme. Laissez-moi le conduire dans sa chambre.
GUTENBERG
Vous m'écartez de lui, et vous allez vous exposer vous-même à la contagion?
MARTHA
Oh! moi, c'est différent! Les filles de Dieu qui se dévouent aux malades et aux mourants, ont fait d'avance le sacrifice de leur vie. Quand l'une d'elles meurt, une autre la remplace. Sa mission est finie ici-bas; une nouvelle sœur remplira son office. C'est à peine si l'on s'en aperçoit, car c'est le même costume et presque la même personne, qui assiste le malade… Dieu la voit, cela suffit!
GUTENBERG
Tes paroles me remplissent d'admiration et de respect, Martha. Je ne veux pas que seule tu t'exposes au danger. Laisse-moi prendre une part des soins à donner à ce malade.
Il passe derrière Martha, et fait lever et sortir, avec Martha, Fust, qui se tient à peine.—Ils sortent par la droite, Fust regardant Gutenberg avec un mélange d'admiration et du remords.
SCÈNE VII
ANNETTE, SCHEFFER
La scène reste vide pendant quelques instants; puis Scheffer et Annette entrent ensemble par le fond.43
SCHEFFER
Quel bonheur pour moi, dame Annette, de vous voir ici! Vous avez donc accompagné à Paris, Gutenberg?
ANNETTE
Nous sommes arrivés ce matin, et Gutenberg n'a pas voulu tarder un instant de se rendre chez Fust. Quant à moi, je suis restée quelques heures à l'hôtellerie, pour prendre un peu de repos, et quitter ma toilette de voyage… Et me voilà!… Que se passe-t-il ici? J'ai vu, en arrivant, tous les visages renversés.
SCHEFFER
La maison est, en effet, en proie à l'agitation, au vertige. Fust vient d'être atteint de la peste; il est moribond.
ANNETTE
Que m'apprenez-vous?
SCHEFFER
Dame Annette, les moments sont précieux. Je ne trouverai peut-être pas une autre occasion de vous voir, de vous parler sans témoin… Laissez-moi donc vous dire ce qui remplit mon cœur…
ANNETTE
Parlez!
SCHEFFER
Voilà huit ans que je vous vis pour la première fois. J'étais alors, vous le savez, calligraphe dans l'imprimerie de Gutenberg, au couvent de Saint-Arbogast. Tous les jours, vous vous occupiez activement des travaux de l'atelier, et tous les jours, j'admirais votre haute et sereine intelligence; je m'enivrais de la douceur et de l'éclat de vos regards.
ANNETTE
Scheffer!44
SCHEFFER
Comment aurais-je pu rester insensible à votre beauté, au charme de votre voix, aux mille perfections qui vous élèvent au-dessus des autres femmes? J'étais désolé de vous voir, vous si belle, si jeune encore, languir sous la froideur d'un époux usé par les soucis, plus encore que par l'âge, et qui ne pouvait vous donner ni fortune ni amour.
ANNETTE, avec force
C'est pour cela sans doute, que seul de tous nos ouvriers, tu sortis du couvent? C'est pour cela que, dans la nuit même qui suivit ton départ, les sbires du tribunal criminel nous surprenaient, pillaient nos ateliers, massacraient le pauvre Dritzen, et consommaient notre ruine! Ôte-toi de mes yeux! Tu n'es qu'un artisan de crime et de trahison.
SCHEFFER
Ah! ne m'accusez pas. La fatalité a fait tout le mal. J'étais fou, fou d'amour et de jalousie. Je ne pouvais plus vivre en vous voyant sans cesse aux côtés de l'homme que je haïssais, parce qu'il était votre époux. D'ailleurs, il était bien vrai que ma mère m'appelait, pour recueillir son dernier soupir. C'est pour ce double motif que je demandai à vous quitter. Le malheur voulut que Fust apprît ma sortie du couvent. Il vint aussitôt me trouver, il m'accabla de questions, de demandes, de promesses… Que vous dirai-je? J'avais la tête perdue et de mon amour inavoué, et de la mort imminente de ma mère. Fust tira de moi quelques paroles, quelques indications, qui lui étaient du reste, bien peu nécessaires, avec sa résolution d'agir par la violence autant que par la ruse… Il y a longtemps que j'ai expliqué tout cela à votre époux, et qu'il m'a pardonné… Mais, je vous en supplie, dame Annette, l'heure me presse, laissez-moi, sans perdre de temps, achever ce qu'il me reste à vous dire… Fust vient d'être frappé de la maladie terrible qui désole Paris. En le voyant près d'expirer, en songeant que sa place va être libre dans l'imprimerie de Mayence, j'ai fait un rêve…
ANNETTE
Un rêve?
SCHEFFER
Oui, je rêvais au bonheur qui m'attendait si Gutenberg, à la place de Fust, devenait mon associé dans l'imprimerie; s'il rentrait avec moi dans ces ateliers, qui sont les siens, et dont l'a chassé la déloyauté de son ennemi. Alors, et dans ce même rêve, dame Annette, je vivais sans cesse près de vous, je m'enivrais de vos regards, de votre esprit. Vous étiez la reine de ce monde de travailleurs et d'artistes; vous nous inspiriez tous de votre ardeur, de votre ambition, de vos audaces… Et tous, heureux et soumis, nous marchions ensemble à la gloire et au bonheur.
ANNETTE
Ce ne sont pas seulement des pensées coupables que tu exprimes là, Pierre Scheffer, ce sont des pensées impies. Oublies-tu qu'il y a là (Elle passe et montre la chambre de Fust.)45 un homme qui souffre et qui meurt? Ce sont les dépouilles d'un mourant qui te préoccupent en ce moment, et qui te dictent ces propositions déloyales… Mais tu te trompes, Scheffer, et ton espoir n'est pour moi qu'une offense. Jamais, jamais, entends-tu! je ne faillirai à mes devoirs!… Renonce donc à me poursuivre des élans d'un amour coupable. Gutenberg fut ton protecteur et ton maître, respecte sa femme.
SCHEFFER
Croyez-vous donc que l'on commande à son cœur? Suis-je le maître de vous oublier? Est-ce ma faute si votre seule présence, si votre voix seule me troublent et m'enivrent? Quelle est la puissance qui pourrait m'empêcher de tomber à vos pieds, et de vous répéter que mon cœur et ma vie sont à vous à jamais?
Il prend la main d'Annette, et se met à genoux.
SCÈNE VIII
SCHEFFER, ANNETTE, MARTHA, sortant de la chambre de Fust.46
MARTHA, qui a entendu les dernières paroles de Scheffer, à part
Qu'ai-je vu?… Annette!… Scheffer!… Ah!… (Scheffer se relève. Haut, à Annette.) C'est vous, dame Annette, vous êtes arrivée dans un triste moment.
ANNETTE
Oui, Fust est en danger de mort. Comment se trouve-t-il?
MARTHA
Plus d'espoir!… mais voici Gutenberg, que j'ai laissé près de lui.
SCÈNE IX
Les Mêmes, GUTENBERG, entrant par la droite.47
ANNETTE
Eh! bien?
GUTENBERG
Tout est fini!
MARTHA
À genoux, mes amis, et prions Dieu pour cette âme qui s'envole dans l'éternité! (Ils s'agenouillent.) Que la miséricorde céleste s'étende sur celui que la grâce a touché à ses derniers instants: que Dieu reçoive en son sein le pécheur repenti.
Ils se relèvent.
SCHEFFER, à Gutenberg.48
Puisque Dieu a jugé bon de rappeler à lui notre maître Fust, il n'y a plus de raisons de laisser subsister entre nous la discorde et la haine. Permets-moi donc, Gutenberg, de te dire: «Il y a, à Mayence, tout ce que peuvent désirer tes justes ambitions. Là, s'exerce, dans toute son ampleur, dans toute son activité, l'art auquel tu as voué ta vie. L'imprimerie de Fust et Scheffer est veuve de l'un de ses chefs: Gutenberg, veux-tu prendre la place de celui que Dieu vient de rappeler à lui? Veux-tu concourir avec moi aux travaux qui nous illustreront tous, en répandant dans le monde entier, les œuvres de la science de la littérature et des arts? Veux-tu rentrer en maître dans ces ateliers d'où t'a banni un concours fatal de circonstances, que je déplore, et auxquelles, tu le sais, je suis resté étranger?»
GUTENBERG
Tes paroles sympathiques, cette proposition inattendue, l'horizon nouveau que tu ouvres à ma pensée, tout cela m'éblouit, Scheffer. Laisse-moi reprendre un moment mes esprits, et réfléchir à ton offre amicale…
ANNETTE
Et qu'est-il besoin de réflexions et de délais? Peux-tu te méprendre à l'importance de l'offre généreuse que te fait l'amitié de Scheffer? Peux-tu hésiter? Peux-tu faire attendre un moment ton acceptation? Où trouveras-tu une occasion plus brillante et plus facile de te consacrer au perfectionnement de l'art qui te doit sa naissance? (À Scheffer.) Oui, Scheffer, oui, j'en réponds pour lui, Gutenberg accepte avec reconnaissance l'association que tu lui proposes.
GUTENBERG, à Scheffer, en lui prenant la main
Eh! bien oui, j'accepte! Viens, ami; demain nous partirons pour Mayence.
Ils sortent par la droite.
SCÈNE X
MARTHA, ANNETTE49
MARTHA
Et moi, je dis, madame, que Gutenberg ne doit pas partir!
ANNETTE
Il ne doit pas partir!… et pourquoi?
MARTHA
N'insistez pas; je ne pourrai vous répondre. Seulement, dans l'intérêt de tout ce qu'il a de plus sacré, de plus précieux au monde, que Gutenberg n'habite jamais sous le même toit que Scheffer.
ANNETTE
Mais, encore une fois, quel motif invoques-tu pour détourner mon époux d'une carrière où tout l'appelle, son intérêt, ses goûts, l'avenir de son art?
MARTHA
Je n'ai rien à répondre.
ANNETTE
Ainsi, tu viens te jeter au travers de nos projets, de nos plans d'avenir, de fortune et de gloire, et tu ne veux donner aucune raison de tes paroles!… Que veux-tu dire et que caches-tu sous tant de réticences et de mystère?
MARTHA
Je n'ai ni à me défendre, ni à accuser… Adieu, Annette.
Fausse sortie.
ANNETTE, prenant Martha par la main, et l'amenant au milieu du théâtre
Sœur de Sainte-Claire, tu as aimé avant de prendre le voile, et celui que tu aimais, c'était Gutenberg, celui qui est maintenant mon époux. Pourquoi, je te le demande en secret, mes yeux dans tes yeux, mon regard dans ton regard, pourquoi, ne veux-tu pas que Gutenberg retourne à Mayence?… Est-ce parce qu'il ne t'y trouverait plus? Sous le voile de la sœur Sainte-Claire sentirais-tu encore battre le cœur de l'imagière de Harlem, et voudrais-tu être, comme autrefois, ma rivale d'amour?…
MARTHA
Oui, j'ai aimé celui qui est aujourd'hui ton époux, et qui devait être le mien; et depuis longtemps mon amour s'est transformé en une affection profonde et douloureuse. Tu me demandes pourquoi je conseille qu'il ne retourne pas à Mayence?… Je vais te le dire. C'est parce que son honneur m'est plus cher que la vie, et que son honneur serait à la merci de l'homme qui te poursuit…
ANNETTE
De qui parles-tu?
MARTHA
De Pierre Scheffer, qui t'aime, qui t'aime d'un amour insensé. Tu ne l'ignores pas; car il te le disait tout à l'heure, et je l'ai vu à tes pieds!
ANNETTE, confuse et s'asseyant sur le canapé
Ah!
Elle se cache la figure dans ses mains.
MARTHA
Tu finirais par succomber à cet amour. C'est donc pour toi, Annette, autant que pour Gutenberg, que j'ai parlé… Maintenant j'ai tout dit, j'ai rempli mon devoir, j'ai agi selon ma conscience et mon cœur: le reste à la grâce de Dieu!
Elle sort par le fond, Annette tombe sur le canapé.