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Kitabı oku: «Le crime de l'omnibus», sayfa 14

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– Ce sera difficile. À Saint-Ouen, elle pleurait comme une Madeleine, et quand elle s’est agenouillée sur la tombe, j’ai cru qu’elle n’aurait pas la force de se relever.

– C’est ce qu’il nous faut. Elle doit être exaltée, comme toutes les Italiennes. Tu n’auras pas de peine à lui monter la tête.

– Pour l’amener à quoi?

– Pour l’amener d’abord à changer de métier. Le grand point, c’est de l’empêcher de retourner chez ce Paul Freneuse qui doit être disposé à la soutenir. Je m’en rapporte à toi pour inventer une histoire. Laquelle? Je n’en sais rien. Tu tâteras le terrain. Si, par exemple, tu t’apercevais qu’elle est amoureuse de lui…

– Elle l’est. Binos l’a dit à Sophie Cornu.

– Alors, ça ira tout seul. Tu lui raconteras qu’il se moque d’elle.

– Binos prétend qu’elle est jalouse, et tu ne devinerais jamais de qui… de Mlle Paulet.

– Pas possible!… Mais si, au fait, Freneuse gagne beaucoup d’argent, et cet imbécile de Paulet songe à lui donner sa fille en mariage. Freneuse va dans leur loge au théâtre…

– Et Mlle Paulet s’est fait conduire par son père chez Freneuse. Elle y a trouvé Pia, qui est partie furieuse. Binos assure qu’elle a juré de ne plus poser.

– Admirable! Notre affaire est dans le sac. Tu la trouveras toute disposée à t’écouter et tu gagneras facilement sa confiance. Tu lui demanderas la permission de reporter sur elle l’affection que tu avais pour sa sœur, tu lui offriras de la secourir, si elle en a besoin, et finalement tu lui proposeras de l’héberger chez toi, ou de la reconduire dans son pays, si elle a envie d’y retourner.

– Comment! tu veux m’envoyer en Italie?

– Non. J’aime beaucoup mieux que nous ayons l’héritière sous la main; mais il faut tout prévoir. L’important, c’est de rester en communication avec elle, où qu’elle soit, et de l’amener à rompre avec les gens qu’elle connaît. Je veux qu’elle ne voie plus jamais ni Freneuse ni Binos, et que l’exécuteur testamentaire de feu Francis Boyer ne sache jamais ce qu’elle est devenue.

– Très bien! Mais, en supposant que nous réussissions à faire tout cela, que nous en reviendra-t-il?

– Je vais t’expliquer mon plan, dit Blanchelaine. Il est à deux fins, et il pourra être modifié, suivant la tournure que prendront les choses.

«Le Paulet m’a, comme tu sais, signé l’engagement de me remettre cent mille francs le jour où il entrerait en possession de l’héritage de son frère. Il n’y peut entrer que si Pia Astrodi le lui abandonne.

– Et c’est ce qui n’arrivera jamais.

– Pourquoi? On peut toujours renoncer à bénéficier d’un testament… y renoncer par un acte authentique dont l’effet est de réintégrer dans leurs droits les héritiers naturels.

– Et tu crois qu’on amènerait Pia à se dépouiller au profit d’un homme qu’elle ne connaît pas?

– Si elle le connaissait, ce serait beaucoup plus difficile, puisqu’elle est jalouse de Mlle Paulet. Mais elle ignore absolument que son père naturel est le demi-frère de M. Paulet, et je m’arrangerai pour qu’elle l’ignore toujours.

«J’ajoute que, pour signer valablement un acte, il faut être majeur, et que probablement cette fille ne l’est pas.

– Elle m’a fait l’effet d’avoir à peine seize ans.

– Il faudrait donc attendre plusieurs années, et nous aurions ainsi le temps d’en venir à nos fins. On pourrait, par exemple, la pousser à se faire religieuse.

– Mauvais moyen. Elle donnerait tout son bien au couvent qui la recevrait.

– Non, puisqu’elle ne saurait pas qu’elle est riche.

– Alors, comment renoncerait-elle à une fortune dont elle ne connaîtrait pas l’existence?

– On lui dirait la vérité au dernier moment, après l’avoir convenablement préparée. Il faudrait surexciter ses sentiments généreux, lui persuader que M. Francis Boyer a commis une mauvaise action en déshéritant son frère, et que cette mauvaise action, elle doit la réparer.

– Je doute fort qu’elle l’entende de cette oreille-là.

– Cela dépendrait de bien des choses. On peut tout obtenir d’une fille exaltée quand on s’y prend adroitement. Si, comme Binos l’affirme, elle est au désespoir parce que Freneuse ne l’aime pas, elle écoutera les conseils de ceux qui la recueilleront, qui la traiteront avec douceur et qui chercheront à la consoler.

– C’est possible… avec le temps… mais en vérité ce ne serait pas la peine de prendre tant de soins et de travailler pendant des années pour arriver à toucher cent mille francs de commission… que M. Paulet te refusera peut-être.

– Je l’en défierais bien. J’ai sa promesse écrite et une lettre qui le compromet. Il n’oserait jamais plaider. Seulement, tu as raison de dire que cent mille francs, c’est peu, alors que ce Paulet héritera de six cent mille.

– Pourquoi n’hériterions-nous pas à sa place?

– Allons donc! T’y voilà enfin! Nous pouvons tout aussi aisément décider Pia à nous léguer son argent qu’à y renoncer. Et c’est là le but que je vise. Mais, pour l’atteindre, il faudra en venir aux grands moyens.

– Lesquels?

– D’abord, quitter Paris avec elle.

– Justement, il paraît qu’elle a envie de retourner dans son pays. Sophie Cornu a entendu qu’elle disait au peintre: «Je ne veux plus poser».

– Très bien. Nous l’accompagnerons en Italie.

– À quel titre?

– À titre d’amis, parbleu! Tu gagneras sa confiance en lui offrant de la défrayer en chemin. Je suppose qu’elle ne roule pas sur l’or. Tu lui conteras qu’ayant l’intention de passer deux ans à Rome pour des raisons de santé, tu as besoin d’une demoiselle de compagnie parlant l’italien, et que tu t’adresses à elle parce que la bonne hôtesse qui logeait sa sœur te l’a recommandée. Tu ajouteras, bien entendu, que tu pars avec ton mari, car je serai du voyage.

– Alors tu abandonnerais tes affaires?

– Je n’en ai pas qui puisse me rapporter autant que celle-là. Et d’ailleurs, il est bon que nous quittions Paris pour un temps. Je me défie des indiscrétions de Binos, et j’ai peur de Freneuse. S’il nous retrouvait, et surtout s’il constatait que nous vivons ensemble, il se souviendrait de l’omnibus de la place Pigalle, et il ne nous ménagerait pas; tandis que, dans deux ans, l’accident arrivé à Bianca Astrodi sera de l’histoire ancienne.

– Comment! nous resterions deux ans là-bas?

– Deux ou trois ans et davantage, s’il le faut; nous resterons jusqu’à ce que la petite ait l’âge de tester valablement, c’est-à-dire dix-huit ans.

– Et tu crois que l’idée lui viendrait de faire son testament?

– Je me charge de la lui souffler. Et à qui laisserait-elle ce qu’elle possède, si ce n’est à ses bienfaiteurs? Elle n’a pas un parent.

– Bon! mais… elle vivra plus longtemps que nous?

– Je ne crois pas, dit Blanchelaine en ricanant. Tu oublies que cet imbécile de Binos m’a rendu l’épingle que tu avais perdue.

IX. Elle ne payait pas de mine, la maison où le père Lorenzo logeait ses pensionnaires, rue des Fossés-Saint-Bernard…

Elle ne payait pas de mine, la maison où le père Lorenzo logeait ses pensionnaires, rue des Fossés-Saint-Bernard.

C’était une vieille et noire bâtisse à six étages, beaucoup plus haute que large et irrégulièrement percée de fenêtres étroites dont pas une n’était de la même dimension que sa voisine. Avec sa façade verdie par la pluie et étranglée entre deux constructions de meilleure apparence, elle ressemblait assez à une tranche de pâté moisi.

On entrait dans cette baraque par une allée sombre que fermait une barrière à hauteur d’appui et qui aboutissait à une cour humide et aussi mal éclairée que le fond d’un puits.

Au rez-de-chaussée, il y avait deux salles. L’une était un cabaret dont la porte s’ouvrait directement sur la rue, car Lorenzo vendait à boire aux passants; l’autre servait de réfectoire aux modèles des deux sexes qui gîtaient chez cet habile compère.

Le soir, à nuit close, et le matin, dès l’aube, on y voyait une jolie réunion de brigands calabrais et de paysannes des Abruzzes. Il y avait là des familles entières, depuis le grand-père à barbe blanche jusqu’aux fillettes de quatre ans assises sur les genoux de robustes matrones aux plantureuses épaules.

On y parlait des patois farouches, et il s’en exhalait des odeurs d’ail et de tabac qu’on sentait jusqu’au Jardin des Plantes.

Tout ce monde couchait dans des chambres disposées comme des dortoirs et vivait en assez bonne intelligence. Les coups de couteau y étaient rares, quoiqu’on s’y querellât souvent.

Le père Lorenzo avait discipliné ses locataires et leur inspirait sinon du respect, du moins une terreur salutaire. Encore vigoureux, malgré ses soixante-cinq ans, le bonhomme n’entendait pas raillerie sur les mœurs, ni sur le paiement des loyers. Il exerçait depuis quinze ans, et jamais il n’avait eu maille à partir avec la police française. Il passait cependant pour avoir longtemps tenu la campagne à la tête d’une bande qui détroussait les voyageurs et rançonnait les propriétaires aux environs de Terracine.

Mais la fortune change les hommes. Ayant amassé à ce métier une honnête aisance, et sa tête étant mise à prix dans les États romains, il s’était dégoûté un beau jour de coucher à la belle étoile et de se nourrir de châtaignes crues.

Et comme il était ambitieux, au lieu de se retirer tranquillement des affaires, il avait pris passage à Naples sur le paquebot de Marseille; puis il était venu à Paris pour y faire fructifier ses économies.

Dieu avait béni ses efforts. L’établissement qu’il dirigeait était en pleine prospérité. Il avait acheté l’immeuble avec les profits qu’il faisait en hébergeant et en nourrissant ses compatriotes. Et les pensionnaires ne lui manquaient jamais, car il avait des correspondants dans tous les villages du sud de l’Italie, et de temps à autre il y allait racoler lui-même.

Ce n’était point d’ailleurs un méchant homme. Il ouvrait des crédits raisonnables, et même il prêtait de petites sommes aux modèles sans ouvrage. Il se chargeait de leur procurer du travail, ayant ses entrées chez presque tous les peintres, et il allait quelquefois jusqu’à rapatrier à ses frais les sujets dont les ateliers de Paris ne voulaient plus.

C’était avec lui que Freneuse avait traité pour le logement et l’entretien de Pia.

Et comme les arrangements pris par l’artiste étaient fort avantageux pour Lorenzo, cet honnête bandit traitait la jeune fille avec infiniment d’égards et de considération.

Il avait même fini par s’attacher à elle, et il aurait risqué sa peau pour la défendre, si quelque garnement s’était avisé de la serrer de trop près ou seulement de l’insulter.

Et Pia s’accommodait fort bien de demeurer dans ce vilain caravansérail, où la plus pauvre ouvrière parisienne n’aurait pas voulu se loger.

Il est vrai qu’elle vivait complètement à part, quoiqu’elle ne dédaignât point de parler aux autres habitants de ce phalanstère, lorsqu’elle les rencontrait par les escaliers.

Elle occupait une chambre au dernier étage de la maison, sous les toits, une chambre mansardée qui avait abrité des joueurs d’orgue et des singes, au temps où l’on permettait encore aux pauvres gens de l’Italie méridionale d’envoyer leurs enfants mendier en France.

Et de ce misérable réduit, elle avait su faire un nid charmant.

Ce n’était pas par la richesse de l’ameublement que brillait la mansarde où Pia se plaisait tant.

Un lit de fer, quelques chaises de paille, une table de bois blanc, un miroir, un coffre où elle serrait son linge et ses vêtements, une grande cruche et une large écuelle pour la toilette; sur les murs blanchis à la chaux, deux esquisses, crayonnées par Freneuse. C’était tout.

Mais Pia avait tiré bon parti de la gouttière qui bordait son unique fenêtre, car elle y avait établi, au mépris de toutes les ordonnances de police, une volière et un jardin. Le jardin tenait tout entier dans une caisse, et la volière ne logeait qu’un pinson; mais les fleurs étaient fraîches, et le pinson chantait du matin au soir.

Et puis, de cette lucarne, on avait une vue merveilleuse. La maison du père Lorenzo faisait face au nord-est.

À droite, de l’autre coté de la rue, s’alignaient les magasins et les voies en échiquier de l’Entrepôt des vins; un peu plus loin, les vieux arbres du Jardin des Plantes commençaient à verdir.

À gauche, au-delà des ponts et au-dessus des toits accidentés, se dressait la colline du Père-Lachaise, couronnée de cyprès dont les sombres silhouettes se détachaient sur le ciel clair.

Tout un coin de Paris, vu d’en haut, comme le voient les oiseaux du ciel.

Le lendemain de son voyage à Saint-Ouen, Pia, qui s’était levée avant l’aube, après une nuit sans sommeil, rêvait accoudée sur la barre d’appui de sa fenêtre.

L’air était tiède, et la brume matinale se dissipait aux premiers rayons du soleil printanier qui dorait les toits.

Une belle journée commençait, une de ces fêtes que Dieu donne quelquefois aux déshérités de la grande ville, à ceux qui n’ont pas de quoi s’offrir d’autre spectacle que celui du réveil de la nature.

Les marchandes babillaient sur le pas de leur porte, et les enfants jouaient dans la rue.

Les locataires de Lorenzo se préparaient à prendre leur volée pour arriver avant midi aux ateliers du quartier Pigalle et du quartier du Luxembourg.

On entendait des dégringolades à travers les escaliers, et par les fenêtres des dortoirs, partaient comme des fusées de joyeux éclats de rire qui faisaient lever la tête aux passants.

Le vieux bandit devenu propriétaire fumait sa pipe sur le seuil de son cabaret et souriait d’aise dans sa barbe de fleuve en supputant tout bas les recettes qu’il allait encaisser le soir.

C’était la saison où tous ses hôtes gagnaient de l’argent, et les rentrées ne se faisaient pas attendre.

Lorenzo s’étonnait bien un peu de ne pas avoir vu descendre Pia, qui était toujours prête la première; mais il n’entrait jamais chez elle sans qu’elle l’y appelât.

Et Pia ne songeait guère à l’appeler, pas plus qu’elle ne songeait à aller acheter son frugal déjeuner.

Sa pensée s’envolait vers cette place où Paul l’avait quittée la veille, en lui faisant jurer de ne pas partir sans le revoir.

Et elle se demandait ce qu’il avait voulu dire en lui parlant de poser ailleurs que dans son atelier.

Poser encore pour lui, poser seule avec lui, c’était le seul espoir qui lui restât, et elle n’y croyait guère.

– Il a compris ce que je souffrais, et il a eu pitié de moi, pensait-elle tristement. Il est si bon! Il m’a promis de me donner de ses nouvelles bientôt, il me l’a promis pour me calmer, pour m’empêcher de partir. Il croit que je réfléchirai, que le courage me manquera pour le fuir, et que je reviendrai. Mais il ne viendra pas, lui. Pourquoi viendrait-il? Je ne suis qu’une pauvre fille qui vis de ses bienfaits. C’est à moi d’aller lui demander comme une grâce de me recevoir encore.

Et je n’irai pas. J’y trouverais cette femme, et j’aimerais mieux mourir que de reparaître devant elle. Non, je n’irai pas. J’attendrai deux jours; si je ne le vois pas, je lui écrirai pour lui dire adieu, j’irai prier une dernière fois sur la tombe de Bianca, et alors…

Pia en était là de ses réflexions, lorsqu’on frappa doucement à la porte de sa chambre.

Elle se retourna, pâle et frissonnante.

– Si c’était lui! murmurait-elle, clouée sur la place par l’émotion.

Il y eut un silence, puis on se remit à frapper un peu plus fort.

Elle aurait voulu répondre, mais la voix lui manqua. Puis l’idée lui vint tout à coup que ce ne pouvait pas être Freneuse qui frappait. Freneuse n’était pas patient, et la clef était en dehors. Freneuse serait entré.

À ce moment, la clef tourna dans la serrure, et la porte s’ouvrit lentement.

Pia avait deviné. Ce n’était pas Freneuse. Mais la surprise qu’elle éprouva en voyant la personne qui entrait n’en fut que plus vive.

Cette personne était une femme très élégamment vêtue de noir, qui avait assez bon air et une physionomie assez avenante. On aurait pu la prendre pour une dame de charité en tournée chez ses pauvres.

Pia, qui n’était point accoutumée à recevoir des visites de ce genre, crut à une erreur, et elle allait le dire, lorsque l’inconnue vint à elle, lui prit les deux mains et l’embrassa sur le front.

Et Pia, tout interloquée, n’osa pas se soustraire à ses caresses inattendues.

– Je vois, ma chère enfant, commença la dame en s’asseyant sur une des trois chaises de paille qui garnissaient la mansarde, je vois à votre étonnement que vous ne me remettez pas… et c’est bien naturel d’ailleurs; car vous m’avez à peine entrevue.

– Excusez-moi, madame… je ne m’en souviens pas, murmura la jeune fille.

– Hier, j’étais tout près de vous… il m’en coûte de vous rappeler des moments bien cruels… j’étais près de vous pendant que vous priiez pour celle qui n’est plus.

Pia tressaillit et regarda la femme avec plus d’attention.

– Au cimetière de Saint-Ouen… près de la tombe de votre sœur.

La mémoire revint à la jeune fille. Elle avait à peine remarqué, la veille, la personne qui causait avec Sophie Cornu, mais il lui parut que c’était bien la même.

– Je venais de prier aussi sur la fosse de notre chère Bianca…

– Vous, madame! dit Pia stupéfaite.

– Cela vous surprend, parce que vous ne savez pas que je l’aimais comme si j’eusse été sa mère.

– Vous la connaissiez!

– Depuis deux ans. Je l’avais rencontrée à Milan chez des amis de mon mari qui voyageait alors avec moi en Italie. Je m’étais attachée à elle, et elle avait fini par m’accorder toute sa confiance.

– Elle ne m’a jamais parlé de vous.

– Pas plus qu’elle ne vous a dit pourquoi elle était venue à Paris.

– Pardonnez-moi, madame. Elle me l’a dit.

La dame se mordit les lèvres, mais elle ne perdit point contenance.

– Ainsi, reprit-elle, vous saviez que Bianca cherchait son père… qui était aussi le vôtre!

– Je le savais.

– Mais vous ne savez pas que c’est grâce à moi qu’elle l’a retrouvé.

– Notre père! quoi! elle l’a revu… et je l’ignorais! Non, non, c’est impossible.

– Elle ne l’a pas revu; mais, après de longues recherches, j’ai appris qu’il habitait une petite ville du midi de la France… et Bianca, renseignée par moi, lui a écrit…

– Et elle me l’a caché!… c’est étrange.

– Elle m’a bien caché à moi qu’elle avait une sœur… à moi qui lui ai donné tant de preuves de mon amitié et de mon dévouement. C’est hier seulement que j’ai appris par hasard qui vous étiez.

«Elle poussait jusqu’à l’excès la discrétion ou plutôt la réserve. Ainsi, elle ne vous a jamais dit où elle demeurait.

– Non… quoique je le lui aie demandé bien souvent.

– C’était moi qui l’avais adressée à cette brave femme qui tient une maison garnie rue des Abbesses et qui a porté hier des fleurs au cimetière. À elle non plus, à cette excellente Mme Cornu, Bianca n’avait jamais parlé de vous; Bianca lui disait qu’elle allait prendre une leçon de chant lorsqu’elle allait chez vous.

«Moi, je ne savais pas qu’elle sortait le soir. Elle ne venait chez moi que le matin. Et elle ne m’entretenait que de votre père. Elle ne songeait qu’à le revoir.

– Mais… elle ne l’a pas revu? demanda la jeune fille avec émotion.

– Hélas! non… et c’est ce qui l’a tuée.

– Que voulez-vous dire?

– Vous a-t-on raconté comment votre sœur était morte? demanda la dame après un silence.

– On m’a raconté qu’elle était morte subitement, murmura Pia, qui avait les larmes aux yeux.

– Elle est morte de chagrin.

– Quoi!…

– Elle avait une maladie de cœur… et son cœur s’est brisé. Elle venait d’apprendre que votre père refusait de la recevoir, qu’il la reniait…

– Est-ce possible?

– Ce n’est que trop vrai. À la lettre suppliante qu’elle lui avait écrite pour lui rappeler qu’il avait deux filles, il a répondu par une lettre très dure. La pauvre enfant n’a pas eu la force de supporter ce coup.

– Ah! c’est affreux! sanglota la jeune fille en s’affaissant sur une chaise qui se trouva là fort à propos, car elle serait tombée, comme elle était tombée dans l’atelier de Paul Freneuse.

La dame se leva, essuya avec un mouchoir de batiste les larmes qui inondaient le visage de Pia, et lui dit doucement:

– Ne vous désespérez pas, mon enfant. Les hommes sont oublieux, et votre père a cédé sans doute à un premier mouvement de colère en apprenant que celle qu’il avait abandonnée s’était faite chanteuse pour vivre… mais son cœur peut changer… il changera, je l’espère… ce qu’il a refusé à sa fille aînée, il ne le refusera pas à vous… il viendra à votre secours…

– Non; car je ne lui demanderai rien, dit Pia en relevant la tête. Il n’entendra jamais parler de moi.

La dame, à ces mots, changea de visage.

– J’aime votre fierté, dit-elle après un silence, et je n’aurais pas le courage de vous désapprouver si vous persistiez dans votre résolution de ne pas implorer un appui que votre sœur n’a pu obtenir.

«Mais il est temps que je vous apprenne qui je suis et pourquoi je suis venue.

«Je me nomme Mme Blanchelaine. Mon mari a de la fortune. Nous habitons Paris, mais nous faisons chaque année un voyage pendant la belle saison… Nous sommes allés trois fois en Italie, et nous y retournerons certainement, car nous aimons par-dessus tout votre beau pays.

«C’est, je vous l’ai dit, dans une de nos excursions que nous avons connu votre sœur et que je me suis attachée à elle.

«La nouvelle de sa mort m’a consternée, et j’ai béni le hasard qui m’a appris que ma chère Bianca avait une sœur, car je me suis juré de reporter sur cette sœur toute l’affection que m’avait inspirée celle que nous pleurons.

«J’ai su où vous demeuriez. Mme Cornu me l’a dit. Elle l’a appris hier, au cimetière. Je l’ai priée de prendre des informations sur vous, et un artiste qui vous connaît, un M. Binos, lui a raconté que vous n’aviez d’autre ressource pour vivre que de poser dans les ateliers.

«Alors, j’ai pensé à vous offrir une condition meilleure.

– Je vous remercie, madame, mais je n’ai besoin de personne, murmura la jeune fille.

– Je le sais, mon enfant. Je sais que vous êtes sage, économe, que vous avez toujours mené une conduite exemplaire, et qu’à force de travail vous avez pu amasser quelque argent.

«Mais… pardonnez-moi de vous dire cela… je ne vois pas d’avenir pour vous dans la profession que vous exercez… vous ne serez pas toujours belle, et quand vous aurez atteint l’âge où vous ne pourrez plus servir de modèle aux artistes…

– Je n’attendrai pas ce moment-là; je suis résolue à ne plus jamais poser.

– Que comptez-vous donc faire?

– Je vais retourner à Subiaco, où je suis née, et où ma mère est morte.

– À Subiaco! Quelle singulière coïncidence! Nous y sommes allés, il y a deux ans, mon mari et moi. Nous n’avons fait qu’y passer, mais nous avons trouvé vos montagnes si charmantes, que nous sommes décidés à nous y établir ce printemps et à y rester jusqu’à la fin de l’été. Pourquoi n’y viendriez-vous pas avec nous?

– Moi, madame! vous ne songez pas que je ne suis qu’une pauvre fille, que là-bas je reprendrai le métier que je faisais avant de venir en France. Je garderai les chèvres.

– Les nôtres, alors, dit Mme Blanchelaine avec un bon sourire. Nous en achèterons un troupeau tout exprès. Car mon mari fait toutes mes volontés, et je tiens à ne pas me séparer de vous.

«Écoutez-moi, ma chère Pia. Vous êtes seule au monde, puisque votre père a repoussé Bianca et puisque vous ne voulez pas tenter de toucher son cœur…

– Jamais! dit vivement Pia. Il ne saura jamais que j’existe.

– Eh bien! moi qui ai tout ce qu’il faut pour être heureuse en ce monde, il me manque un bonheur… je n’ai pas d’enfants… c’est le grand chagrin de ma vie… et j’avais fait un rêve qui s’est tristement évanoui… j’avais rêvé d’adopter votre sœur, si son père refusait de la reconnaître… de la traiter et de l’aimer comme ma fille… mon mari partageait mes idées… nous l’aurions mariée un jour, et plus tard nous lui aurions laissé notre fortune. La mort nous a enlevé Bianca… mais vous nous restez, et il dépend de vous de me rendre l’espoir que j’ai perdu.

«Pia, ma chère Pia, voulez-vous que je sois votre mère?

– Ma mère! répéta Pia en baissant la tête, hélas! je l’ai perdue.

– Je la remplacerai, dit vivement la dame. Votre sœur que j’aimais tant ne m’aurait pas refusé le bonheur qu’il dépendait d’elle de me donner. Je n’avais pas osé lui proposer de l’adopter, parce que je pensais que son père consentirait à la recevoir; mais quand j’ai appris que cet homme n’avait pas de cœur, qu’il repoussait sa fille, ma résolution a été bien vite prise. Si la mort n’avait pas surpris Bianca, je serais allée lui dire: «Venez, notre maison vous est ouverte. Venez, nous ne nous quitterons plus». Et je suis certaine qu’elle serait venue.

– Ma sœur ne m’aurait pas abandonnée.

– Oh! non. Elle m’aurait parlé de vous… elle m’aurait amenée ici… je vous aurais suppliée de ne pas la quitter… vous n’auriez pas résisté à mes prières et aux siennes… vous auriez consenti à demeurer avec elle chez moi… et j’aurais eu deux filles au lieu d’une. Dieu l’a rappelée à lui; mais vous vivez, vous, Pia; vous êtes orpheline comme elle, seule au monde, sans amis, sans parents, puisque votre père a eu la barbarie de renier ses enfants. Vous ne fuirez pas la nouvelle famille qui vous tend les bras.

– Je vous remercie de votre bonté, madame, murmura la jeune fille, mais je vous l’ai dit, je veux retourner en Italie.

– Et moi je vous ai dit que nous y allions, mon mari et moi… que nous avions le projet de passer l’été précisément dans votre ville natale… Il est donc tout naturel que nous fassions le voyage ensemble.

«Quand voulez-vous partir, ma chère Pia?

– Je ne sais pas.

– Nous choisirons le jour qui vous conviendra, mon enfant.

– Vous êtes trop bonne, madame, mais je ne puis pas vous promettre de vous accompagner.

– Pourquoi? n’êtes-vous pas décidée à quitter la France?

– Oui.

– Alors, il vaut mieux que ce soit le plus tôt possible… surtout si, comme vous venez de me le déclarer, vous ne voulez plus poser dans les ateliers. Si vous restiez ici, vous épuiseriez promptement vos ressources, puisque vous ne travailleriez plus.

– Je n’y resterai pas. Il est possible que je parte demain. Mais je ne puis pas partir avant d’avoir vu quelqu’un qui doit venir me dire adieu.

– Quelqu’un s’intéresse à vous! Ah! vous me rendez bien heureuse. Je voudrais le connaître, cet ami qui vous est resté fidèle dans le malheur… je voudrais le connaître pour lui parler de mon projet de voyage en Italie et pour lui promettre de le remplacer auprès de vous.

– Alors, demanda Pia, après avoir hésité un instant, vous ne trouverez pas mauvais que je le consulte.

– Non seulement je ne le trouverai pas mauvais, mais je vous y engage vivement. Et si vous voulez me dire son nom et son adresse, j’irai le trouver, je lui expliquerai ce que je veux faire pour vous, et je le prierai de se joindre à moi pour vous décider à accepter ma proposition. S’il a pour vous un véritable attachement, il l’appuiera, car il verra bien qu’elle part du cœur.

– Eh bien, madame, c’est le peintre qui m’a conduite hier à Saint-Ouen.

– Quoi! ce M. Binos! s’écria la dame, qui savait fort bien à quoi s’en tenir. Mais ce n’est pas un artiste sérieux. Mme Cornu, qui logeait votre sœur, m’a dit qu’il passait son temps à courir les cafés au lieu de travailler.

«Et en vérité, ma chère Pia, si c’est à ce pauvre garçon que vous voulez demander conseil…

– Il ne s’agit pas de lui, madame. Je le connais, je sais ce qu’il vaut, et j’espère ne jamais le revoir.

«Je vous parle de M. Paul Freneuse.

– Le peintre qui demeure sur la place Pigalle?

– Oui, madame.

– C’est dans son atelier que vous avez appris la mort de votre sœur… et vous n’avez posé que pour lui depuis votre arrivée à Paris.

– Qui vous a dit cela? demanda Pia assez étonnée.

– Mme Cornu, qui le tenait de ce Binos.

– Eh bien, il a dû lui dire aussi que je devais tout à M. Freneuse, que je n’ai vécu que de ses bienfaits, que sans lui…

– M. Freneuse vous devait bien aussi quelque chose. Où aurait-il trouvé un modèle qui vous valût? Mais… est-ce que réellement il vous a promis qu’il viendrait avant votre départ?

– Il me l’a si bien promis qu’il m’a fait jurer de ne pas partir sans le voir.

– Et vous l’attendez?

– Sans doute. Pourquoi douterais-je de sa parole?

– Mon Dieu! je n’affirme pas qu’il y manquera, mais je serais bien surprise qu’il trouvât le temps de la tenir. Ne savez-vous pas qu’il va se marier très prochainement?

– M. Freneuse va se marier, dites-vous?… Non, ce n’est pas possible, murmura Pia, qui était devenue horriblement pâle.

– Je vous assure, mon enfant, qu’il se marie, dit Mme Blanchelaine.

«Les bans sont publiés, et la cérémonie se fera le lendemain de l’ouverture du Salon.

– Comment savez-vous cela?

– C’est M. Binos qui l’a dit à Mme Cornu, et elle me l’a répété.

«M. Freneuse épouse Mlle Marguerite Paulet, fille d’un riche propriétaire. C’est un très beau mariage pour lui, qui n’a que ce qu’il gagne, car sa fiancée lui apporte une dot considérable, et, de plus, elle est charmante.

«Mais qu’avez-vous donc, ma chère enfant?

– Rien, madame, répondit Pia en comprimant avec peine les sanglots qui l’étouffaient.

– Vous êtes attachée à M. Freneuse… je pensais que cette nouvelle vous ferait plaisir… mais je vois que je me suis trompée.

– Je n’y crois pas… s’il devait se marier, il ne m’aurait pas promis qu’il viendrait.

– Pourquoi? n’est-il pas tout naturel au contraire qu’il veuille terminer le tableau qu’il a commencé? Ce tableau, paraît-il, est appelé à obtenir un grand succès, et M. Freneuse tient beaucoup à ne pas manquer l’Exposition. Comment l’achèverait-il, si vous refusiez de poser?

– Ainsi, ce serait parce qu’il a besoin de moi que…

– Il ne faut pas que cela vous étonne, chère petite. Les grands artistes sont égoïstes.

«M. Binos a expliqué tout cela à cette bonne Sophie Cornu. Il a même ajouté bien d’autres détails. Vous le connaissez… vous devez savoir qu’il est très bavard… qu’il raconte à tout le monde ses affaires et même celles de ses amis.

– Qu’a-t-il donc dit?

– Des choses que j’aurais tort de répéter.

– Ne craignez rien, madame; je suis prête à tout entendre. Et, si vous avez de l’amitié pour moi, vous m’éclairerez sur les intentions de M. Freneuse.

– Mon Dieu! ma chère Pia, vous m’embarrassez beaucoup. Il m’en coûterait de vous enlever une illusion… et d’un autre côté, si vous deviez sacrifier l’avenir que je vous propose… le sacrifier à un homme qui ne pense qu’à vous exploiter…

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
320 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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