Kitabı oku: «Honoré de Balzac», sayfa 2
Voilà donc maître Honoré juché près du ciel, assis devant sa table, et s'essayant au chef‐d'œuvre qui devait donner raison à l'indulgence de son père et démentir les horoscopes défavorables des amis. – Chose singulière, Balzac débuta par une tragédie, par un Cromwell! Vers ce temps‐là, à peu près, Victor Hugo mettait la dernière main à son Cromwell, dont la préface fut le manifeste de la jeune école dramatique.
II
En relisant avec attention La Comédie Humaine lorsqu'on a connu familièrement Balzac, on y retrouve épars une foule de détails curieux sur son caractère et sur sa vie, surtout dans ses premiers ouvrages, où il n'est pas encore tout à fait dégagé de sa personnalité, et, à défaut de sujets, s'observe et se dissèque lui‐même. Nous avons dit qu'il commença le rude noviciat de la vie littéraire dans une mansarde de la rue Lesdiguières, près de l'Arsenal. – La nouvelle de Facino Cane, datée de Paris, mars 1836, et dédiée à Louise, contient quelques indications précieuses sur l'existence que menait dans ce nid aérien le jeune aspirant à la gloire.
« Je demeurais alors dans une rue que vous ne connaissez sans doute pas, la rue de Lesdiguières: elle commence rue Saint‐Antoine, en face d'une fontaine, près de la place de la Bastille, et débouche dans la rue de la Cerisaie. L'amour de la science m'avait jeté dans une mansarde où je travaillais pendant la nuit, et je passais le jour dans une bibliothèque voisine, celle de Monsieur; je vivais frugalement, j'avais accepté toutes les conditions de la vie monastique, si nécessaire aux travailleurs. Quand il faisait beau, à peine me promenais‐je sur le boulevard Bourbon. – Une seule passion m'entraînait en dehors de mes habitudes studieuses; mais n'était‐ce pas encore de l'étude? J'allais observer les mœurs du faubourg, ses habitants et leurs caractères. Aussi mal vêtu que les ouvriers, indifférent au décorum, je ne les mettais point en garde contre moi: je pouvais me mêler à leurs groupes, les voir concluant leurs marchés, et se disputant à l'heure où ils quittent le travail. Chez moi l'observation était déjà devenue intuitive, elle pénétrait l'âme sans négliger le corps; ou plutôt elle saisissait si bien les détails extérieurs qu'elle allait sur‐le‐champ au‐delà; elle me donnait la faculté de vivre de la vie de l'individu sur laquelle elle s'exerçait en me permettant de me substituer à lui, comme le derviche des Mille et une Nuits prenait le corps et l'âme des personnes sur lesquelles il prononçait certaines paroles.
» Lorsque, entre onze heures et minuit, je rencontrais un ouvrier et sa femme revenant de l'Ambigu‐Comique, je m'amusais à les suivre depuis le boulevard du Pont‐aux‐Choux jusqu'au boulevard Beaumarchais. Ces braves gens parlaient d'abord de la pièce qu'ils avaient vue; de fil en aiguille ils arrivaient à leurs affaires; la mère tirait son enfant par la main sans écouter ni ses plaintes ni ses demandes. Les deux époux comptaient l'argent qui leur serait payé le lendemain. Ils le dépensaient de vingt manières différentes. C'étaient alors des détails de ménage, des doléances sur le prix excessif des pommes de terre ou sur la longueur de l'hiver et le renchérissement des mottes, des représentations énergiques sur ce qui était dû au boulanger, enfin des discussions qui s'envenimaient et où chacun déployait son caractère en mots pittoresques. En entendant ces gens, je pouvais épouser leur vie, je me sentais leurs guenilles sur le dos, je marchais les pieds dans leurs souliers percés; leurs désirs, leurs besoins, tout passait dans mon âme et mon âme passait dans la leur; c'était le rêve d'un homme éveillé. Je m'échauffais avec eux contre les chefs d'atelier qui les tyrannisaient ou contre les mauvaises pratiques qui les faisaient revenir plusieurs fois sans les payer. Quitter ses habitudes, devenir un autre que soi par l'ivresse des facultés morales et jouer ce jeu à volonté, telle était ma distraction. A quoi dois‐je ce don? Est‐ce une seconde vue? Est‐ce une de ces qualités dont l'abus mènerait à la folie? Je n'ai jamais recherché les causes de cette puissance; je la possède et je m'en sers, voilà tout. »
Nous avons transcrit ces lignes, doublement intéressantes, parce qu'elles éclairent un côté peu connu de la vie de Balzac, et qu'elles montrent chez lui la conscience de cette puissante faculté d'intuition qu'il possédait déjà à un si haut degré et sans laquelle la réalisation de son œuvre eût été impossible. Balzac, comme Vichnou, le dieu indien, possédait le don d'avatar, c'est‐à‐dire celui de s'incarner dans des corps différents et d'y vivre le temps qu'il voulait; seulement, le nombre des avatars de Vichnou est fixé à dix: ceux de Balzac ne se comptent pas, et de plus il pouvait les provoquer à volonté. – Quoique cela semble singulier à dire en plein XIXe siècle, Balzac fut un voyant. Son mérite d'observateur, sa perspicacité de physiologiste, son génie d'écrivain ne suffisent pas pour expliquer l'infinie variété des deux ou trois mille types qui jouent un rôle plus ou moins important dans La Comédie Humaine. Il ne les copiait pas, il les vivait idéalement, revêtait leurs habits, contractait leurs habitudes, s'entourait de leur milieu, était eux‐mêmes tout le temps nécessaire. De là viennent ces personnages soutenus, logiques, ne se démentant et ne s'oubliant jamais, doués d'une existence intime et profonde, qui, pour nous servir d'une de ses expressions, font concurrence à l'état civil. Un véritable sang rouge circule dans leurs veines au lieu de l'encre qu'infusent à leurs créations les auteurs ordinaires.
Cette faculté, Balzac ne la possédait d'ailleurs que pour le présent. Il pouvait transporter sa pensée dans un marquis, dans un financier, dans un bourgeois, dans un homme du peuple, dans une femme du monde, dans une courtisane, mais les ombres du passé n'obéissaient pas à son appel: il ne sut jamais, comme Gœthe, évoquer du fond de l'antiquité la belle Hélène et lui faire habiter le manoir gothique de Faust. Sauf deux ou trois exceptions, toute son œuvre est moderne; il s'était assimilé les vivants, il ne ressuscitait pas les morts. – L'histoire même le séduisait peu, comme on peut le voir par ce passage de l'avant‐propos qui précède La Comédie Humaine: « En lisant les sèches et rebutantes nomenclatures de faits appelées histoires, qui ne s'est aperçu que les écrivains ont oublié dans tous les temps, en Egypte, en Perse, en Grèce, à Rome, de nous donner l'histoire des mœurs? Le morceau de Pétrone sur la vie privée des Romains irrite plutôt qu'il ne satisfait notre curiosité. »
Cette lacune laissée par les historiens des sociétés disparues, Balzac se proposa de la combler pour la nôtre, et Dieu sait s'il remplit fidèlement le programme qu'il s'était tracé.
« La société allait être l'historien, je ne devais être que le secrétaire; en dressant l'inventaire des vices et des vertus, en rassemblant les principaux faits des passions, en peignant les caractères, en choisissant les événements principaux de la société, en composant des types par la réunion des traits de plusieurs caractères homogènes, peut‐être pouvais‐je arriver à écrire l'histoire oubliée par tant d'historiens, celle des mœurs. Avec beaucoup de patience et de courage, je réaliserais, sur la France au XIXe siècle, ce livre que nous regrettons tous, que Rome, Athènes, Tyr, Memphis, la Perse, l'Inde, ne nous ont malheureusement pas laissé sur leur civilisation, et qu'à l'instar de l'abbé Barthélémy, le courageux et patient Monteil avait essayé sur le moyen‐âge, mais sous une forme peu attrayante. »
Mais retournons à la mansarde de la rue Lesdiguières. Balzac n'avait pas conçu le plan de l'œuvre qui devait l'immortaliser; il se cherchait encore avec inquiétude, anhélation et labeur, essayant tout et ne réussissant à rien; pourtant il possédait déjà cette opiniâtreté de travail à laquelle Minerve, quelque revêche qu'elle soit, doit un jour ou l'autre céder; il ébauchait des opéras comiques, faisait des plans de comédies, de drames et de romans dont madame de Surville nous a conservé les titres: Stella, Coqsigrue, Les Deux Philosophes, sans compter le terrible Cromwell, dont les vers, qui lui coûtaient tant de peine, ne valaient pas beaucoup mieux que celui par lequel commençait son poème épique des Incas.
Figurez‐vous le jeune Honoré les jambes entortillées d'un carrick rapiécé, le haut du corps protégé par un vieux châle maternel, coiffé d'une sorte de calotte dantesque dont madame de Balzac connaissait seule la coupe, sa cafetière à gauche, son encrier à droite, labourant à plein poitrail et le front penché, comme un bœuf à la charrue, le champ pierreux et non défriché pour lui de la pensée, où il traça plus tard des sillons si fertiles. La lampe brille comme une étoile au front de la maison noire, la neige descend en silence sur les tuiles disjointes, le vent souffle à travers la porte et la fenêtre « comme Tulou dans sa flûte, mais moins agréablement. »
Si quelque passant attardé eût levé les yeux vers cette petite lueur obstinément tremblotante, il ne se serait certes pas douté que c'était l'aurore d'une des plus grandes gloires de notre siècle.
Veut‐on voir un croquis de l'endroit, transposé, il est vrai, mais très‐exact, dessiné par l'auteur dans La Peau de Chagrin, cette œuvre qui contient tant de lui‐même ?
« … Une chambre qui avait vue sur les cours des maisons voisines, par les fenêtres desquelles passaient de longues perches chargées de linge; rien n'était plus horrible que cette mansarde aux murs jaunes et sales, qui sentait la misère et appelait son savant. La toiture s'y abaissait régulièrement, et les tuiles disjointes laissaient voir le ciel; il y avait place pour un lit, une table, quelques chaises, et sous l'angle aigu du toit je pouvais loger mon piano … Je vécus dans ce sépulcre aérien pendant près de trois ans, travaillant nuit et jour, sans relâche, avec tant de plaisir que l'étude me semblait être le plus beau thème, la plus heureuse solution de la vie humaine. Le calme et le silence nécessaires au savant ont je ne sais quoi de doux et d'enivrant comme l'amour … L'étude prête une sorte de magie à tout ce qui nous environne. Le bureau chétif sur lequel j'écrivais et la basane brune qui le couvrait, mon piano, mon lit, mon fauteuil, les bizarreries du papier de tenture, mes meubles, toutes ces choses s'animèrent et devinrent pour moi d'humbles amis, les silencieux complices de mon avenir. Combien de fois ne leur ai‐je pas communiqué mon âme en les regardant? Souvent, en laissant voyager mes yeux sur une moulure déjetée, je rencontrais des développements nouveaux, une preuve frappante de mon système ou des mots que je croyais heureux pour rendre des pensées presque intraduisibles. »
Dans ce même passage, il fait allusion à ses travaux: « J'avais entrepris deux grandes œuvres; une comédie devait en peu de jours me donner une renommée, une fortune et l'entrée de ce monde où je voulais reparaître en exerçant les droits régaliens de l'homme de génie. Vous avez tous vu dans ce chef‐d'œuvre la première erreur d'un jeune homme qui sort du collège, une niaiserie d'enfant! Vos plaisanteries ont détruit de fécondes illusions qui depuis ne se sont pas réveillées … »
On reconnaît là le malencontreux Cromwell, qui, lu devant la famille et les amis assemblés, fit un fiasco complet.
Honoré appela de la sentence devant un arbitre qu'il accepta comme compétent, un bon vieillard, ancien professeur à l'Ecole polytechnique. Le jugement fut que l'auteur devait faire « quoi que ce soit, excepté de la littérature. »
Quelle perte pour les lettres, quelle lacune dans l'esprit humain si le jeune homme se fût incliné devant l'expérience du vieillard et eût écouté son conseil, qui, certes, était des plus sages, car il n'y avait pas la moindre étincelle de génie ni même de talent dans cette tragédie de rhétorique! Heureusement Balzac, sous le pseudonyme de Louis Lambert, n'avait pas fait rien au collège de Vendôme la Traité de la Volonté.
Il se soumit à la sentence, mais seulement pour la tragédie; il comprit qu'il devait renoncer à marcher sur les traces de Corneille et de Racine, qu'il admirait alors sous bénéfice d'inventaire, car jamais génies ne furent plus contraires au sien. Le roman lui offrait un moule plus commode, et il écrivit vers cette époque un grand nombre de volumes qu'il ne signa pas et désavoua toujours. Le Balzac que nous connaissons et que nous admirons était encore dans les limbes et luttait vainement pour s'en dégager. Ceux qui ne le jugeaient capable que d'être expéditionnaire avaient en apparence raison; peut‐être même cette ressource lui aurait‐elle manqué, car sa belle écriture devait déjà s'être altérée dans les brouillons chiffonnés, raturés, surchargés, presque hiéroglyphiques de l'écrivain luttant avec l'idée et ne se souciant plus de la beauté du caractère.
Ainsi, rien n'était résulté de cette claustration rigoureuse, de cette vie d'ermite dans la Thébaïde dont Raphaël trace le budget: « Trois sous de pain, deux sous de lait, trois sous de charcuterie m'empêchaient de mourir de faim et tenaient mon esprit dans un état de lucidité singulière. Mon logement me coûtait trois sous par jour; je brûlais pour trois sous d'huile par nuit, je faisais moi‐même ma chambre, je portais des chemises de flanelle pour ne dépenser que deux sous de blanchissage par jour. Je me chauffais avec du charbon de terre, dont le prix divisé par les jours de l'année n'a jamais donné plus de deux sous pour chacun. J'avais des habits, du linge, des chaussures pour trois années: je ne voulais m'habiller que pour aller à certains cours publics et aux bibliothèques; ces dépenses réunies ne faisaient que dix‐huit sous: il restait deux sous pour les choses imprévues. Je ne me souviens pas d'avoir, pendant cette longue période de travail, passé le Pont des Arts, ni jamais acheté d'eau. »
Sans doute, Raphaël exagère un peu l'économie, mais la correspondance de Balzac avec sa sœur montre que le roman ne diffère pas beaucoup de la réalité. La vieille femme désignée dans ses lettres sous le titre d'Iris la Messagère, et qui avait soixante‐dix ans, ne pouvait être une ménagère bien active; aussi Balzac écrit‐il: « Les nouvelles de mon ménage sont désastreuses, les travaux nuisent à la propreté. Ce coquin de Moi‐même se néglige de plus en plus, il ne descend que tous les trois ou quatre jours pour les achats, va chez les marchands les plus voisins et les plus mal approvisionnés du quartier: les autres sont trop loin, et le garçon économise au moins ses pas; de sorte que ton frère (destiné à tant de célébrité) est déjà nourri absolument comme un grand homme, c'est‐à‐dire qu'il meurt de faim.
» Autre sinistre: le café fait d'affreux gribouillis par terre. Il faut beaucoup d'eau pour réparer le dégât; or, l'eau ne montant pas à ma céleste mansarde (elle y descend seulement les jours d'orage), il faudra aviser, après l'achat du piano, à l'établissement d'une machine hydraulique, si le café continue à s'enfuir pendant que le maître et le serviteur bayent aux corneilles. »
Ailleurs, continuant la plaisanterie, il gourmande le paresseux Moi‐même, seul laquais qu'il eût à son service, qui ne remplit pas la fontaine, laisse librement les moutons se promener sous le lit, la poussière aveuglante se tamiser sur les vitres, et les araignées pendre leurs hamacs dans les angles.
Dans une autre lettre, il écrit: « J'ai mangé deux melons … il faudra les payer à force de noix et de pain sec! »
Une des rares récréations qu'il se permettait, c'était d'aller au Jardin des Plantes ou au Père‐Lachaise. Du haut de la colline funèbre, il dominait Paris comme Rastignac à l'enterrement du père Goriot. Son regard planait sur cet océan d'ardoises et de tuiles qui recouvrent tant de luxe, de misère, d'intrigues et de passions. Comme un jeune aigle, il couvait sa proie du regard; mais il n'avait encore ni les ailes, ni le bec, ni les serres, quoique son œil déjà pût se fixer sur le soleil. – Il disait, en contemplant les tombes: « Il n'y a de belles épitaphes que celles‐ci: La Fontaine, Masséna, Molière: un seul nom qui dit tout et qui fait rêver! »
Cette phrase contient comme une vague aperception prophétique que l'avenir réalisa, hélas! , trop tôt. Au penchant de la colline, sur une pierre sépulcrale, au‐dessous d'un buste en bronze coulé d'après le marbre de David, ce mot BALZAC dit tout et fait rêver le promeneur solitaire.
Le régime diététique préconisé par Raphaël pouvait être favorable à la lucidité du cerveau; mais certes, il ne valait rien pour un jeune homme habitué au confort de la vie de famille. Quinze mois passés sous ces plombs intellectuels, plus tristes, à coup sûr, que ceux de Venise, avaient fait du frais Tourangeau aux joues satinées et brillantes un squelette parisien, hâve et jaune, presque méconnaissable. Balzac rentra dans la maison paternelle, où le veau gras fut tué pour le retour de cet enfant peu prodigue.
Nous glisserons légèrement sur le temps de sa vie où il essaya de s'assurer l'indépendance par des spéculations de librairie auxquelles ne manquèrent que des capitaux pour être heureuses. Ces tentatives l'endettèrent, engagèrent son avenir, et malgré les secours dévoués, mais trop tardifs peut‐être de la famille, lui imposèrent ce rocher de Sisyphe qu'il remonta tant de fois jusqu'au bord du plateau, et qui retombait toujours plus écrasant sur ses épaules d'Atlas, chargées en outre de tout un monde.
Cette dette qu'il se faisait un devoir sacré d'acquitter, car elle représentait la fortune d'êtres chers, fut la Nécessité au fouet armé de pointes, à la main pleine de clous de bronze qui le harcela nuit et jour, sans trêve ni pitié, lui faisant regarder comme un vol une heure de repos ou de distraction. Elle domina douloureusement toute sa vie, et la rendit souvent inexplicable pour qui n'en possédait pas le secret.
Ces indispensables détails biographiques indiqués, arrivons à nos impressions directes et personnelles sur Balzac.
Balzac, cet immense cerveau, ce physiologiste si pénétrant, cet observateur si profond, cet esprit si intuitif, ne possédait pas le don littéraire: chez lui s'ouvrait un abîme entre la pensée et la forme. Cet abîme, surtout dans les premiers temps, il désespéra de le franchir. Il y jetait sans le combler volume sur volume, veille sur veille, essai sur essai; toute une bibliothèque de livres inavoués y passa. Une volonté moins robuste se fût découragée mille fois; mais par bonheur Balzac avait une confiance inébranlable dans son génie, méconnu de tout le monde. Il voulait être un grand homme, et il le fut par d'incessantes projections de ce fluide plus puissant que l'électricité, et dont il fait de si subtiles analyses dans Louis Lambert.
Contrairement aux écrivains de l'école romantique, qui tous se distinguèrent par une hardiesse et une facilité d'exécution étonnantes, et produisirent leurs fruits presque en même temps que leurs fleurs, dans une éclosion pour ainsi dire involontaire, Balzac, l'égal de tous comme génie, ne trouvait pas son moyen d'expression, ou ne le trouvait qu'après des peines infinies. Hugo disait dans une de ses préfaces, avec sa fierté castillane: « Je ne sais pas l'art de souder une beauté à la place d'un défaut, et je me corrige dans un autre ouvrage. » Mais Balzac zébrait de ratures une dixième épreuve, et lorsqu'il nous voyait renvoyer à La Chronique de Paris l'épreuve de l'article fait d'un jet, sur le coin d'une table, avec les seules corrections typographiques, il ne pouvait croire, quelque content qu'il en fût d'ailleurs, que nous y eussions mis tout notre talent. « En le remaniant encore deux ou trois fois, il eût été mieux, » nous disait‐il.
Se donnant pour exemple, il nous prêchait une étrange hygiène littéraire. Il fallait nous cloîtrer deux ou trois ans, boire de l'eau, manger des lupins détrempés comme Protogène, nous coucher à six heures du soir, nous lever à minuit, et travailler jusqu'au matin, employer la journée à revoir, étendre, émonder, perfectionner, polir le travail nocturne, corriger les épreuves, prendre les notes, faire les études nécessaires, et vivre surtout dans la chasteté la plus absolue. Il insistait beaucoup sur cette dernière recommandation, bien rigoureuse pour un jeune homme de vingt‐quatre ou vingt‐cinq ans. Selon lui la chasteté réelle développait au plus haut degré les puissances de l'esprit, et donnait à ceux qui la pratiquaient des facultés inconnues. Nous objections timidement que les plus grands génies ne s'étaient interdit ni l'amour, ni la passion, ni même le plaisir, et nous citions des noms illustres. Balzac hochait la tête et répondait: « Ils auraient fait bien autre chose, sans les femmes! »
Toute la concession qu'il put nous accorder, et encore la regrettait‐il, fut de voir la personne aimée une demi‐heure chaque année. Il permettait les lettres: « cela formait le style. »
Moyennant ce régime, il promettait de faire de nous, avec les dispositions naturelles qu'il se plaisait à nous reconnaître, un écrivain de premier ordre. On voit bien à nos œuvres que nous n'avons pas suivi ce plan d'études si sage.
Il ne faut pas croire que Balzac plaisantât en nous traçant cette règle que des trappistes ou des chartreux eussent trouvée dure. Il était parfaitement convaincu, et parlait avec une éloquence telle qu'à plusieurs reprises nous essayâmes consciencieusement de cette méthode d'avoir du génie; nous nous levâmes plusieurs fois à minuit, et après avoir pris le café inspirateur, fait selon la formule, nous nous assîmes devant notre table sur laquelle le sommeil ne tardait pas à pencher notre tête. La Morte Amoureuse, insérée dans La Chronique de Paris, fut notre seule œuvre nocturne.
Vers cette époque, Balzac avait fait pour une revue Facino Cane, l'histoire d'un noble vénitien qui, prisonnier dans les Puits du palais ducal, était tombé, en faisant un souterrain pour s'évader, dans le trésor secret de la République, dont il avait emporté une bonne part avec l'aide d'un geôlier gagné. Facino Cane, devenu aveugle et joueur de clarinette sous le nom vulgaire du père Canet, avait conservé, malgré sa cécité, la double vue de l'or; il le devinait à travers les murs et les voûtes, et il offrait à l'auteur, dans une noce du faubourg Saint‐Antoine, de le guider, s'il voulait lui payer les frais du voyage, vers cet immense amas de richesses dont la chute de la République vénitienne avait fait perdre le gisement. Balzac, comme nous l'avons dit, vivait ses personnages, et en ce moment il était Facino Cane lui‐même, moins la cécité toutefois, car jamais yeux plus étincelants ne scintillèrent dans une face humaine. Il ne rêvait donc que tonnes d'or, monceaux de diamants et d'escarboucles, et, au moyen du magnétisme, avec les pratiques duquel il était depuis longtemps familiarisé, il faisait rechercher à des somnambules la place des trésors enfouis et perdus. Il prétendait avoir appris ainsi, de la manière la plus précise, l'endroit où, près du morne de la Pointe‐à‐Pitre, Toussaint Louverture avait fait enterrer son butin par des nègres aussitôt fusillés. – Le Scarabée d'Or, d'Edgar Poe, n'égale pas, en finesse d'induction, en netteté de plan, en divination de détails, le récit enfiévrant qu'il nous fit de l'expédition à tenter pour se rendre maître de ce trésor, bien autrement riche que celui enfoui par Tom Kidd au pied du tulipier à la tête de mort.
Nous prions le lecteur de ne pas trop se moquer de nous, si nous lui avouons en toute humilité que nous partageâmes bientôt la conviction de Balzac. – Quelle cervelle eût pu résister à sa vertigineuse parole? Jules Sandeau fut aussi bientôt séduit, et comme il fallait deux amis sûrs, deux compagnons dévoués et robustes pour faire les fouilles nocturnes sur l'indication du voyant, Balzac voulut bien nous admettre pour un quart chacun à cette prodigieuse fortune. Une moitié lui revenait de droit, comme ayant découvert la chose et dirigé l'entreprise.
Nous devions acheter des pics, des pioches et des pelles, les embarquer secrètement à bord du vaisseau, nous rendre au point marqué par des chemins différents pour ne pas exciter de soupçons, et, le coup fait, transborder nos richesses sur un brick frété d'avance; bref, c'était tout un roman, qui eût été admirable si Balzac l'eût écrit au lieu de le parler.
Il n'est pas besoin de dire que nous ne déterrâmes pas le trésor de Toussaint Louverture. L'argent nous manquait pour payer notre passage; à peine avions‐nous à nous trois de quoi acheter les pioches.
Ce rêve d'une fortune subite due à quelque moyen étrange et merveilleux hantait souvent le cerveau de Balzac; quelques années auparavant (en 1833), il avait fait un voyage en Sardaigne pour examiner les scories des mines d'argent abandonnées par les Romains, et qui, traitées par des procédés imparfaits, devaient selon lui contenir encore beaucoup de métal. L'idée était juste, et, imprudemment confiée, fit la fortune d'un autre.