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SCÈNE VIII
ASTOLPHE, ANTONIO, FAUSTINA, MENRIQUE; GROUPES DE JEUNES GENS ET DE COURTISANES
ANTONIO
Ah! la bonne histoire! J'ai été dupe au delà de la permission; mais, ce qui me console, c'est que je ne suis pas le seul.
MENRIQUE
Ah! je crois bien, j'ai soupiré tout le temps du souper, et, en ôtant sa robe ce soir, il trouvera un billet doux de moi dans sa poche.
FAUSTINA
Le bel espiègle rira bien de vous tous.
ANTONIO
Et de vous toutes!
FAUSTINA
Excepté de moi. Je l'ai reconnu tout de suite.
ASTOLPHE, à Antonio
Tu ne m'en veux pas trop?
ANTONIO, lui serrant la main
Allons donc! je te dois mille louanges. Tu as joué ton rôle comme un comédien de profession. Othello ne fut jamais mieux rendu.
MENRIQUE
Mais où est donc passé ce beau garçon? A présent nous pourrons bien l'embrasser sans façon sur les deux joues.
ASTOLPHE
Il a été se déshabiller, et je ne crois pas qu'il revienne; mais demain je vous invite tous à déjeuner chez moi avec lui.
FAUSTINA
Nous en sommes?
ASTOLPHE
Non, au diable les femmes!
SCÈNE IX
La chambre de Gabriel dans la maison d'Astolphe. – Gabriel, vêtu en femme et enveloppé de son manteau et de son voile, entre et réveille Marc qui dort sur une chaise
MARC, GABRIEL
MARC
Ah, mille pardons!.. Madame demande le seigneur Astolphe. Il n'est pas rentré… C'est ici la chambre du seigneur Gabriel.
GABRIEL, jetant son voile et son manteau sur une chaise
Tu ne me reconnais donc pas, vieux Marc?
MARC, se frottant les yeux
Bon Dieu! que vois-je?.. En femme, monseigneur, en femme!
GABRIEL
Sois tranquille, mon vieux, ce n'est pas pour longtemps.
(Il arrache sa couronne et dérange avec empressement la symétrie de sa chevelure.)
MARC
En femme! J'en suis tout consterné! Que dirait son altesse?..
GABRIEL
Ah! pour le coup, son altesse trouverait que je ne me conduis pas en homme. Allons, va te coucher, Marc. Tu me retrouveras demain plus garçon que jamais, je t'en réponds! Bonsoir, mon brave. (Marc sort.)
Ôtons vite la robe de Déjanire, elle me brûle la poitrine, elle m'enivre, elle m'oppresse! Oh! quel trouble, quel égarement, mon Dieu!.. Mais comment m'y prendrai-je?.. Tous ces lacets, toutes ces épingles… (Il déchire son fichu de dentelle et l'arrache par lambeaux.) Astolphe, Astolphe, ton trouble va cesser avec ton illusion. Quand j'aurai quitté ce déguisement pour reprendre l'autre, tu seras désenchanté. Mais moi, retrouverai-je sous mon pourpoint le calme de mon sang et l'innocence de mes pensées?.. Sa dernière étreinte me dévorait! Ah! je ne puis défaire ce corsage! Hâtons-nous!..(Il prend son poignard sur la table et coupe les lacets.) Maintenant, où ce vieux Marc a-t-il caché mon pourpoint? Mon Dieu! j'entends monter l'escalier, je crois! (Il court fermer la porte au verrou.) Il a emporté mon manteau et le voile!.. Vieux dormeur! Il ne savait ce qu'il faisait… Et les clefs de mes coffres sont restées dans sa poche, je gage… Rien! pas un vêlement, et Astolphe qui va vouloir causer avec moi en rentrant… Si je ne lui ouvre pas, j'éveillerai ses soupçons! Maudite folie! Ah!..avant qu'il entre ici, je trouverai un manteau dans sa chambre… (Il prend un flambeau, ouvre une petite porte de côté et entre dans la chambre voisine. Un instant de silence, puis un cri.)
ASTOLPHE, dans la chambre voisine
Gabriel, tu es une femme! O mon Dieu!
(On entend tomber le flambeau. La lumière disparaît. Gabriel rentre éperdu. Astolphe le suit dans les ténèbres et s'arrête au seuil de la porte.)
ASTOLPHE
Ne crains rien, ne crains rien! Maintenant je ne franchirai plus cette porte sans ta permission. (Tombant à genoux.) O mon Dieu, je vous remercie!
TROISIÈME PARTIE
Dans un vieux petit castel pauvre et délabré, appartenant à Astolphe et situé au fond des bois; une pièce sombre avec des meubles antiques et fanés.
SCÈNE PREMIÈRE
SETTIMIA, BARBE, GABRIELLE, FRÈRE COME
(Settimia et Barbe travaillent près d'une fenêtre; Gabrielle brode au métier, près de l'autre fenêtre; frère Côme va de l'une à l'autre, en se traînant lourdement, et s'arrêtant toujours près de Gabrielle.)
FRÈRE COME, à Gabrielle, à demi-voix
Eh bien, signora, irez-vous encore à la chasse demain?
GABRIELLE, de même, d'un ton froid et brusque
Pourquoi pas, frère Côme, si mon mari le trouve bon?
FRÈRE COME
Oh! vous répondez toujours de manière à couper court à toute conversation!
GABRIELLE
C'est que je n'aime guère les paroles inutiles.
FRÈRE COME
Eh bien, vous ne me rebuterez pas si aisément, et je trouverai matière à une réflexion sur votre réponse.
(Gabrielle garde le silence, Côme reprend.)
C'est qu'à la place d'Astolphe je ne vous verrais pas volontiers galoper, sur un cheval ardent, parmi les marais et les broussailles.
(Gabrielle garde toujours le silence, Côme reprend en baissant la voix de plus en plus.)
Oui! si j'avais le bonheur de posséder une femme jeune et belle, je ne voudrais pas qu'elle s'exposât ainsi…
(Gabrielle se lève.)
SETTIMIA, d'une voix sèche et aigre
Vous êtes déjà lasse de notre compagnie?
GABRIELLE
J'ai aperçu Astolphe dans l'allée de marronniers; il m'a fait signe, et je vais le rejoindre.
FRÈRE COME, bas
Vous accompagnerai-je jusque là?
GABRIELLE, haut
Je veux aller seule.
(Elle sort. Frère Côme revient vers les autres en ricanant.)
FRÈRE COME
Vous l'avez entendue? Vous voyez comme elle me reçoit? Il faudra, Madame, que votre seigneurie me dispense de travailler à l'oeuvre de son salut: je suis découragé de ses rebuffades: c'est un petit esprit fort, rempli d'orgueil, je vous l'ai toujours dit.
SETTIMIA
Votre devoir, mon père, est de ne point vous décourager quand il s'agit de ramener une âme égarée; je n'ai pas besoin de vous le dire.
BARBE se lève, met ses lunettes sur son nez, et va examiner le métier de Gabrielle
J'en étais sûre! pas un point depuis hier! Vous croyez qu'elle travaille? elle ne fait que casser des fils, perdre des aiguilles et gaspiller de la soie. Voyez comme ses écheveaux sont embrouillés!
FRÈRE CÔME, regardant le métier
Elle n'est pourtant pas maladroite! Voilà une fleur tout à fait jolie et qui ferait bien sur un devant d'autel. Regardez cette fleur, ma soeur Barbe! vous n'en feriez pas autant peut-être.
BARBE, aigrement
J'en serais bien fâchée. A quoi cela sert-il, toutes ces belles fleurs-là?
FRÈRE CÔME
Elle dit que c'est pour faire une doublure de manteau à son mari.
SETTIMIA
Belle sottise! son mari a bien besoin d'une doublure brodée en soie quand il n'a pas seulement le moyen d'avoir le manteau! Elle ferait mieux de raccommoder le linge de la maison avec nous.
BARBE
Nous n'y suffisons pas. A quoi nous aide-t-elle? à rien!
SETTIMIA
Et à quoi est-elle bonne? à rien d'utile. Ah! c'est un grand malheur pour moi qu'une bru semblable! Mais mon fils ne m'a jamais causé que des chagrins.
FRÈRE CÔME
Elle paraît du moins aimer beaucoup son mari!.. (Un silence.) Croyez-vous qu'elle aime beaucoup son mari? (Silence). Dites, ma soeur Barbe?
BARBE
Ne me demandez rien là-dessus. Je ne m'occupe pas de leurs affaires.
SETTIMIA
Si elle aimait son mari, comme il convient à une femme pieuse et sage, elle s'occuperait un peu plus de ses intérêts, au lieu d'encourager toutes ses fantaisies et de l'aider à faire de la dépense.
FRÈRE CÔME
Ils font beaucoup de dépense?
SETTIMIA
Ils font toute celle qu'ils peuvent faire. A quoi leur servent ces deux chevaux lins qui mangent jour et nuit à l'écurie, et qui n'ont pas la force de labourer ou de traîner le chariot?
BARBE, ironiquement
A chasser! C'est un si beau plaisir que la chasse!
SETTIMIA
Oui, un plaisir de prince! Mais quand on est ruiné, on ne doit plus se permettre un pareil train.
FRÈRE CÔME
Elle monte à cheval comme saint Georges.
BARBE
Fi! frère Côme! ne comparez pas aux saints du paradis une personne qui ne se confesse pas, et qui lit toute sorte de livres.
SETTIMIA, laissant tomber son ouvrage
Comment! toute sorte de livres! Est-ce qu'elle aurait introduit de mauvais livres dans ma maison.
BARBE
Des livres grecs, des livres latins. Quand ces livres-là ne sont ni les Heures du diocèse, ni le saint Évangile, ni les Pères de l'Église, ce ne peuvent être que des livres païens ou hérétiques! Tenez, en voici un des moins gros que j'ai mis dans ma poche pour vous le montrer.
FRÈRE CÔME, ouvrant le livre
Thucydide! Oh! nous permettons cela dans les collèges… Avec des coupures, on peut lire les auteurs profanes sans danger.
SETTIMIA
C'est très-bien; mais quand on ne lit que ceux-là, on est bien près de ne pas croire en Dieu. Et n'a-t-elle pas osé soutenir hier à souper que Dante n'était pas un auteur impie?
BARBE
Elle a fait mieux, elle a osé dire qu'elle ne croyait pas à la damnation des hérétiques.
FRÈRE CÔME, d'un ton cafard et dogmatique
Elle a dit cela? Ah! c'est fort grave! très-grave!
BARBE
D'ailleurs, est-ce le fait d'une personne modeste de faire sauter un cheval par-dessus les barrières?
SETTIMIA
Dans ma jeunesse, on montait à cheval, mais avec pudeur, et sans passer la jambe sur l'arçon. On suivait la chasse avec un oiseau sur le poing; mais on allait d'un train prudent et mesuré, et on avait un valet qui courait à pied tenant le cheval par la bride. C'était noble, c'était décent; on ne rentrait pas échevelée, et on ne déchirait point ses dentelles à toutes les branches pour faire assaut de course avec les hommes.
FRÈRE CÔME
Ah! dans ce temps-là votre seigneurie avait une belle suite et de riches équipages!
SETTIMIA
Et je me faisais honneur de ma fortune sans permettre la moindre prodigalité. Mais le ciel m'a donné un fils dissipateur, inconsidéré, méprisant les bons conseils, cédant à tous les mauvais exemples, jetant l'or à pleines mains; et, pour comble de malheur, quand je le croyais corrigé, quand il semblait plus respectueux et plus tendre pour moi, voici qu'il m'amène une bru que je ne connais pas, que personne ne connaît, qui sort on ne sait d'où, qui n'a aucune fortune, et peut-être encore moins de famille.
FRÈRE CÔME
Elle se dit orpheline et fille d'un honnête gentilhomme?
BARBE
Qui le sait? On ne l'entend jamais parler de ses parents ni de la maison de son père.
FRÈRE CÔME
D'après ses habitudes, elle semblerait avoir été élevée dans l'opulence. C'est quelque fille de grande maison qui a épousé votre fils en secret contre le gré de ses parents. Peut-être elle sera riche un jour.
SETTIMIA
C'est ce qu'il voulut me faire croire lorsqu'il m'annonça ses projets, et je n'y ai pas apporté d'obstacle; car la fausseté n'était pas au nombre de ses défauts. Mais je vois bien maintenant que cette aventurière l'a entraîné dans la voie du mensonge, car rien ne vient à l'appui de ce qu'il avait annoncé; et, quoique je vive depuis longues années retirée du monde, il me paraît très-difficile que la société ait assez changé pour qu'une pareille aventure se passe sans faire aucun bruit.
FRÈRE CÔME
Il m'a semblé souvent qu'elle disait des choses contradictoires. Quand on lui fait des questions, elle se trouble, se coupe dans ses réponses, et finit par s'impatienter, en disant qu'elle n'est pas au tribunal de l'inquisition.
SETTIMIA
Tout cela finira mal! J'ai eu du malheur toute ma vie, frère Côme! Un époux imprudent, fantasque (Dieu veuille avoir pitié de son âme!) et qui m'a été bien funeste. Il avait bien peu de chose à faire pour rester dans les bonnes grâces de son père. En flattant un peu son orgueil et ne le contrecarrant pas à tout propos, il eût pu l'engager à payer ses dettes et à faire quelque chose pour Astolphe. Mais c'était un caractère bouillant et impétueux comme son fils. Il prit à tâche de se fermer la maison paternelle, el nous portons aujourd'hui la peine de sa folie.
FRÈRE CÔME, d'un air cafard et méchant
Le cas était grave… très-grave!..
SETTIMIA
De quel cas voulez-vous parler?
FRÈRE CÔME
Ah! votre seigneurie doit savoir à quoi s'en tenir. Pour moi, je ne sais que ce qu'on m'en a dit. Je n'avais pas alors l'honneur de confesser votre seigneurie.
(Il ricane grossièrement.)
SETTIMIA
Frère Côme, vous avez quelquefois une singulière manière de plaisanter; je me vois forcée de vous le dire.
FRÈRE CÔME
Moi, je ne vois pas en quoi la plaisanterie pourrait blesser votre seigneurie. Le prince Jules fut un grand pêcheur, et votre seigneurie était la plus belle femme de son temps… on voit bien encore que la renommée n'a rien exagéré à ce sujet; et, quant à la vertu de votre seigneurie, elle était ce qu'elle a toujours été. Cela dut allumer dans l'âme vindicative du prince un grand ressentiment, et la conduite de votre beau-père dut détruire dans l'esprit du comte Octave, votre époux, tout respect filial. Quand de tels événements se passent dans les familles, et nous savons, hélas! qu'ils ne s'y passent que trop souvent, il est difficile qu'elles n'en soient pas bouleversées.
SETTIMIA
Frère Côme, puisque vous avez ouï parler de cette horrible histoire, sachez que je n'aurais pas eu besoin de l'aide de mon mari pour repousser des tentatives aussi détestables. C'était à moi de me défendre et de m'éloigner. C'est ce que je fis. Mais c'était à lui de paraître tout ignorer, pour empocher le scandale et pour ne pas amener son père à le déshériter. Qu'en est-il résulté? Astolphe, élevé dans une noble aisance, n'a pu s'habituer à la pauvreté. Il a dévoré en peu d'années son faible patrimoine; et aujourd'hui il vit de privations et d'ennuis au fond de la province, avec une mère qui ne peut que pleurer sur sa folie, et une femme qui ne peut pas contribuer à le rendre sage. Tout cela est triste, fort triste!
FRÈRE CÔME
Eh bien, tout cela peut devenir très-beau et très-riant! Que le jeune Gabriel de Bramante meure avant Astolphe, Astolphe hérite du titre et de la fortune de son grand-père.
SETTIMIA
Ah! tant que le prince vivra, il trouvera un moyen de l'en empêcher. Fallût-il se remarier à son âge, il en ferait la folie; fallût-il supposer un enfant issu de ce mariage, il en aurait l'impudeur.
FRÈRE CÔME
Qui le croirait?
SETTIMIA
Nous sommes dans la misère; il est tout-puissant!
FRÈRE CÔME
Mais, savez-vous ce qu'on dit? Une chose dont j'ose à peine vous parler, tant je crains de vous donner une folle espérance.
SETTIMIA
Quoi donc? Dites, frère Côme!
FRÈRE CÔME
Eh bien, on dit que le jeune Gabriel est mort.
SETTIMIA
Sainte Vierge! serait-il bien possible! Et Astolphe qui n'en sait rien!.. Il ne s'occupe jamais de ce qui devrait l'intéresser le plus au monde.
FRÈRE CÔME
Oh! ne nous réjouissons pas encore! Le vieux prince nie formellement le fait. Il dit que son petit-fils voyage à l'étranger, et le prouve par des lettres qu'il en reçoit de temps en temps.
SETTIMIA
Mais ce sont peut-être des lettres supposées!
FRÈRE CÔME
Peut-être! Cependant il n'y a pas assez longtemps que le jeune homme a disparu pour qu'on soit fondé à le soutenir.
BARBE
Le jeune homme a disparu?
FRÈRE CÔME
Il avait été élevé à la campagne, caché à tous les yeux. On pouvait croire qu'étant né d'un père faible et mort prématurément de maladie, il serait rachitique et destiné à une fin semblable. Cependant, lorsqu'il parut à Florence l'an passé, on vit un joli garçon bien constitué, quoique délicat et svelte comme son père, mais frais comme une rose, allègre, hardi, assez mauvais sujet, courant un peu le guilledou, et même avec Astolphe, qui s'était lié avec lui d'amitié, et qui ne le conduisait pas trop maladroitement à encourir la disgrâce du grand-père. (Settimia fait un geste d'étonnement.) Oh! nous n'avons pas su tout cela. Astolphe a eu le bon esprit de n'en rien dire, ce qui ferait croire qu'il n'est pas si fou qu'on le croit.
SETTIMIA, avec fierté
Frère Côme, Astolphe n'aurait pas fait un pareil calcul! Astolphe est la franchise même.
FRÈRE CÔME
Cependant son mariage vous laisse bien des doutes sur sa véracité. Mais passons.
SETTIMIA
Oui, oui, racontez-moi ce que vous savez. Qui donc vous a dit tout cela?
FRÈRE CÔME
Un des frères de notre couvent, qui arrive de Toscane, et avec qui j'ai causé ce matin.
SETTIMIA
Voyez un peu! Et nous ne savons rien ici de ce qui se passe, nous autres! Eh bien?
FRÈRE CÔME
Le jeune prince, ayant donc fait grand train dans la ville, disparut une belle nuit. Les uns disent qu'il a enlevé une femme; d'autres, qu'il a été enlevé lui-même par ordre de son grand-père, et mis sous clef dans quelque château, en attendant qu'il se corrige de son penchant à la débauche; d'autres enfin pensent que, dans quelque tripot, il aura reçu une estocade qui l'aura envoyé ad patres, et que le vieux Jules cache sa mort pour ne pas vous réjouir trop tôt et pour retarder autant que possible le triomphe de la branche cadette. Voilà ce qu'on m'a dit; mais n'y ajoutez pas trop de foi, car tout cela peut être erroné.
SETTIMIA
Mais il peut y avoir du vrai dans tout cela, et il faut absolument le savoir. Ah! mon Dieu! et Astolphe qui ne se remue pas!.. Il faut qu'il parte à l'instant pour Florence.
SCÈNE II
ASTOLPHE, LES PRÉCÉDENTS
FRÈRE CÔME
Justement, vous arrivez bien à propos; nous parlions de vous.
ASTOLPHE, seulement
Je vous en suis grandement obligé. Ma mère, comment vous portez-vous aujourd'hui?
SETTIMIA
Ah! mon fils! je me sens ranimée, et, si je pouvais croire à ce qui a été rapporté au frère Côme, je serais guérie pour toujours.
ASTOLPHE
Le frère Côme peut être un grand médecin; mais je l'engagerai à se mêler fort peu de notre santé à tous, de nos affaires encore moins.
FRÈRE CÔME
Je ne comprends pas…
ASTOLPHE
Bien. Je me ferai comprendre; mais pas ici.
SETTIMIA, toute préoccupée et sans faire attention à ce que dit Astolphe
Astolphe, écoute donc! Il dit que l'héritier de la branche aînée a disparu, et qu'on le croit mort.
ASTOLPHE
Cela est faux; il est en Angleterre, où il achève son éducation. J'ai reçu une lettre de lui dernièrement.
SETTIMIA, avec abattement
En vérité?
BARBE
Hélas!
FRÈRE CÔME
Adieu tous nos rêves!
ASTOLPHE
Pieux sentiments! charitable oraison funèbre! Ma mère, si c'est là la piété chrétienne comme l'enseigne le frère Côme, vous me permettrez de faire schisme! Mon cousin est un charmant garçon, plein d'esprit et de coeur. Il m'a rendu des services; je l'estime, je l'aime; et, s'il venait à mourir, personne ne le regretterait plus profondément que moi.
FRÈRE CÔME, d'un air malin
Ceci est fort adroit et fort spirituel!
ASTOLPHE
Gardez vos éloges pour ceux qui en font cas.
SETTIMIA
Astolphe, est-il possible? Tu étais lié avec ce jeune homme, et tu ne nous en avais jamais parlé?
ASTOLPHE
Ma mère, ce n'est pas ma faute si je ne puis pas dire toujours ce que je pense. Vous avez autour de vous des gens qui me forcent à refouler mes pensées dans mon sein. Mais aujourd'hui je serai très-franc, et je commence. Il faut que ce capucin sorte d'ici pour n'y jamais reparaître.
SETTIMIA
Bonté du ciel! Qu'entends-je? Mon fils parler de la sorte à mon confesseur!
ASTOLPHE
Ce n'est pas à lui que je daigne parler, ma mère, c'est à vous… Je vous prie de le chasser à l'heure même.
SETTIMIA
Jésus, vous l'entendez. Ce fils impie donne des ordres à sa mère!
ASTOLPHE
Vous avez raison, je ne devais pas m'adresser à vous, Madame. Vous ne savez pas et ne pouvez pas savoir… ce que je ne veux pas dire. Mais cet homme me comprend. (À frère Côme.) Or donc, je vous parle, puisque j'y suis forcé. Sortez d'ici.
FRÈRE CÔME
Je vois que vous êtes dans un accès de démence furieuse. Mon devoir est de ne pas vous induire au péché en vous résistant.. Je me retire en toute humilité, et je laisse à Dieu le soin de vous éclairer, au temps et à l'occasion celui de me disculper de tout ce dont il vous plaira de m'accuser.
SETTIMIA
Je ne souffrirai pas que sous mes yeux, dans ma maison, mon confesseur soit outragé et expulsé de la sorte. C'est vous, Astolphe, qui sortirez de cet appartement et qui n'y rentrerez que pour me demander pardon de vos torts.
ASTOLPHE
Je vous demanderai pardon, ma mère, et à genoux si vous voulez; mais d'abord je vais jeter ce moine par la fenêtre.
(Frère Côme, qui avait repris son impudence, pâlit et recule jusqu'à la porte. Settimia tombe sur une chaise prête à défaillir.)
BARBE, lui frottant les mains
Ave Maria! quel scandale! Seigneur, ayez pitié de nous!..
FRÈRE CÔME
Jeune homme! que le ciel vous éclaire!
(Astolphe fait un geste de menace. Frère Côme s'enfuit.)
SCÈNE III
SETTIMIA, BARBE, ASTOLPHE
ASTOLPHE, s'approchant de sa mère
Pour l'amour de moi, ma mère, reprenez vos sens. J'aurais désiré que les choses se passassent moins brusquement, et surtout loin de votre présence. Je me l'étais promis; mais cela n'a pas dépendu de moi: le maintien cafard et impudent de cet homme m'a fait perdre le peu de patience que j'ai.
(Settimia pleure.)
BARBE
Et que vous a-t-il donc fait, cet homme, pour vous mettre ainsi en fureur?
ASTOLPHE
Dame Barbe, ceci ne vous regarde pas. Laissez-moi seul avec ma mère.
BARBE
Allez-vous donc me chasser de la maison, moi aussi?
ASTOLPHE lui prend le bras et l'emmène vers la porte
Allez dire vos prières, ma bonne femme, et n'augmentez pas, par votre humeur revêche, l'amertume qui règne ici.