Kitabı oku: «Gabriel», sayfa 7
SCÈNE II
MARC, GABRIELLE
MARC, botté et le fouet en main
Me voici de retour, signora, un peu fatigué; mais je n'ai pas voulu prendre un instant de repos que je ne vous eusse rendu un compte exact de mon message.
GABRIELLE
Eh bien, mon vieux ami, comment as-tu laissé mon grand-père?
MARC
Un peu mieux que je ne l'avais trouvé; mais bien malade encore, et n'ayant pas, je pense, trois mois à vivre.
GABRIELLE
A-t-il été bien irrité que je n'allasse point moi-même m'informer de ses nouvelles?
MARC
Un peu. Je lui ai dit, ainsi que cela était convenu, que votre seigneurie s'était démis la cheville à la chasse, et qu'elle était retenue sur son lit avec grand regret…
GABRIELLE
Et il a demandé sans doute où j'étais?
MARC
Sans doute, et j'ai répondu que vous étiez toujours à Cosenza. Sur quoi il a répliqué: «Il est à Cosenza cette année comme il était l'année dernière à Palerme, et il était alors à Palerme comme il était l'année précédente à Gênes.» J'ai fait une figure très-étonnée, et, comme il me croit parfaitement bête (c'est son expression), il a été complètement dupe de ma bonne foi. «Comment, m'a-t-il dit, ne sais-tu pas où il va depuis trois ans? – Votre altesse sait bien, ai-je répondu, que je garde pendant ce temps le palais que monseigneur Gabriel occupe à Florence. Aux environs de la Saint-Hubert, sa seigneurie part pour la chasse avec quelques amis, tantôt les uns, tantôt les autres, et elle n'emmène que ses piqueurs et son page. Je voudrais bien l'accompagner, mais elle me dit comme cela: «Tu es trop vieux pour courir le cerf, mon pauvre Marc; tu n'es plus bon qu'à garder la maison.» Et la vérité est…» Alors monseigneur m'a interrompu… «Moi, j'ai ouï dire qu'il n'emmenait aucun de ses domestiques, et qu'il partait toujours seul. Et l'on a remarqué qu'Astolphe Bramante quittait toujours Florence vers le même temps.» Quand j'ai vu le prince si bien informé, j'ai failli me déconcerter; mais il me croit si simple, qu'il n'y a pas pris garde, et il a dit en se tournant vers M. l'abbé Chiavari, votre précepteur: «L'abbé, tout cela ne m'effraie guère. Il est bien évident qu'il y a de l'amour sous jeu; mais ils sont plus embarrassés pour sortir d'affaire que je ne le suis de les voir embarqués dans cette sotte intrigue.»
GABRIELLE
Et l'abbé, qu'a-t-il répondu?
MARC
Il a baissé les yeux en soupirant, et il a dit: La femme…
GABRIELLE
Eh bien?
MARC
…Sera toujours femme! Son altesse jouait avec votre petit chien, et semblait rire dans sa barbe blanche, ce qui m'a un peu effrayé; car, lorsque le prince rumine quelque chose de sinistre, il a coutume de sourire et de faire crier ce pauvre Mosca en lui tirant les oreilles.
GABRIELLE
Et que t'a-t-il chargé de me dire?
MARC
Il a parlé assez durement…
GABRIELLE
Redis-le-moi sans rien adoucir.
MARC
«Tu diras à ton seigneur Gabriel que, quelque plaisir qu'il prenne à la chasse, ou quelque entorse qu'il ait au pied, il ait à venir prendre mes ordres avant huit jours. Il a peu de temps à perdre, s'il veut me retrouver vivant, et s'il veut que je lui fasse conférer légalement son titre et son héritage, qui, après ma mort, pourraient fort bien lui être contestés avec succès.»
GABRIELLE
Que voulait-il dire? Pense-t-il qu'Astolphe veuille faire du scandale pour rentrer dans ses droits?
MARC
Il pense que le seigneur Astolphe a fortement la chose en tête; et si j'osais dire à votre seigneurie ce que j'en pense, moi aussi…
GABRIELLE
Tu n'en penses rien, Marc.
MARC
Monseigneur veut me fermer la bouche. Il n'en est pas moins de mon devoir de dire ce que je sais. Le seigneur Astolphe a fait venir l'été dernier à Florence la nourrice de votre seigneurie, et lui a offert de l'argent si elle voulait témoigner en justice de ce qu'elle sait et comment les choses se sont passées à la naissance de votre seigneurie…
GABRIELLE
On t'a trompé, Marc; cela n'est pas.
MARC
La nourrice me l'a dit elle-même ces jours-ci au château de Bramante, et m'a montré une belle bourse, bien ronde, que le seigneur Astolphe lui a donnée pour se taire du moins sur sa proposition; car elle lui a nié obstinément qu'elle eût nourri un enfant du sexe féminin.
GABRIELLE
La trahison de cette femme est au plus offrant; car elle a été raconter cela à mon grand-père, sans aucun doute?
MARC
Je le crains.
GABRIELLE
Qu'importe? Astolphe a fait sans doute cette démarche pour éprouver la fidélité de mes gens.
MARC
Quelle que soit l'intention du seigneur Astolphe, je crois qu'il serait temps que votre seigneurie obéit aux intentions de son grand-père; d'autant plus qu'au moment où je quittai le château l'abbé s'est approché de moi furtivement et m'a glissé ceci à l'oreille: «Dis à Gabriel, de la part d'un véritable ami, qu'il ne fasse pas d'imprudence; qu'il vienne trouver son grand-père, et lui obéisse ou feigne de lui obéir aveuglément; ou que, s'il ne se rend point à son ordre, il se cache si bien, qu'il soit à l'abri d'une embûche. Il doit savoir que le cas est grave, que l'honneur de la famille serait compromis par la moindre démarche hasardée, et que dans un cas semblable le prince est capable de tout.» Voilà, mot pour mot, ce que m'a dit votre précepteur; et il vous est sincèrement dévoué, monseigneur.
GABRIELLE
Je le crois. Je ne négligerai pas cet avertissement. Maintenant, va te reposer, mon bon Marc; tu en as bien besoin.
MARC
Il est vrai! Peut-être que, quand je me serai reposé, je retrouverai dans ma mémoire encore quelque chose, quelque parole qui ne me revient pas dans ce moment-ci. (Il se retire. Gabrielle le rappelle.)
GABRIELLE
Écoute, Marc: si mon mari t'interroge, aie bien soin de ne pas lui parler de la nourrice…
MARC
Oh! je n'ai garde, monseigneur!
GABRIELLE
Perds donc l'habitude de m'appeler ainsi! Quand nous sommes ici et que je porte ces vêtements de femme, tout ce qui rappelle mon autre sexe irrite Astolphe au dernier point.
MARC
Eh! mon Dieu, je ne le sais que trop! Mais comment faire? Aussitôt que je prends l'habitude d'appeler votre seigneurie madame, voilà que nous partons pour Florence et qu'elle reprend ses habits d'homme. Alors j'ai toujours le madame sur les lèvres, et je ne commence à ne reprendre l'habitude du monseigneur que lorsque votre seigneurie reprend sa robe et ses cornettes. (Il sort.)
SCÈNE III
GABRIELLE
Cette histoire de la nourrice est une calomnie. C'est une nouvelle ruse de mon grand-père pour m'indisposer contre Astolphe. Il aura payé cette femme pour faire à mon pauvre Marc un pareil conte, bien certain que Marc me le rapporterait. Oh! non, Astolphe, non, ce genre de torts, tu ne l'auras jamais envers moi! C'est toi qui m'as empêchée de démasquer la supercherie qui me condamne à te frustrer publiquement des biens que je te restitue en secret, et du titre auquel tu dédaignes de succéder. C'est toi qui m'as défendu, avec toute l'autorité que donne un généreux amour, de proclamer mon sexe et de renoncer aux droits usurpés que l'erreur des lois me confère. Si tu avais eu le moindre regret de ces choses, tu aurais eu la franchise de me le dire; car tu sais que, moi, je n'en aurais eu aucun à te les céder. Dans ce temps-là je ne pensais pas qu'il te serait jamais possible de me faire souffrir. J'avais une confiance aveugle, enthousiaste!.. A présent, j'avoue qu'il me serait pénible de renoncer à être homme quand je veux; car je n'ai pas été longtemps heureuse sous cet autre aspect de ma vie, qui est devenu notre tourment mutuel. Mais, s'il le fallait pour te satisfaire, hésiterais-je un moment? Oh! tu ne le crains pas, Astolphe, et tu n'agirais pas en secret pour me forcer à des actes que ton simple désir peut m'imposer librement! Toi, me tendre un piège! toi, traîner des complots contre moi! Oh! non, non, jamais!.. Le voici qui revient de la promenade; je ne lui en parlerai même pas, tant j'ai peu besoin d'être rassurée sur son désintéressement et sur sa franchise.
SCÈNE IV
ASTOLPHE, GABRIELLE
ASTOLPHE
Eh bien, ma bonne Gabrielle, ton vieux serviteur est revenu. Je viens de voir son cheval dans la cour. Quelles nouvelles t'a-t-il apportées de Bramante?
GABRIELLE
Selon lui, notre grand-père se meurt; mais, selon moi, il en a pour longtemps encore. Ce n'est point un homme à mourir si aisément. Mais désirons-nous donc sa mort? Quels que soient ses torts envers nous deux (et je crois bien que les plus graves ont été envers celui qu'il semblait favoriser au détriment de l'autre), nous ne hâterons point par des voeux impies l'instant suprême où il lui faudra rendre un compte sévère de la destinée de ses enfants. Puisse-t-il trouver là-haut un juge aussi indulgent que nous, n'est-ce pas, Astolphe? Tu ne m'écoutes pas?
ASTOLPHE
Il est vrai; tu deviens chaque jour plus philosophe, Gabrielle; tu argumentes du soir au matin comme un académicien de la Crusca. Ne saurais-tu être femme, du moins pendant trois mois de l'année?
GABRIELLE, souriant
C'est qu'il y a bien longtemps que ces trois mois-là sont passés, Astolphe. Le premier trimestre eut bien trois mois, mais le second en eut six, et l'an prochain je crains que, malgré nos conventions, le trimestre n'envahisse toute l'année. Donne-moi le temps de m'habituer à être aussi femme qu'il me faut l'être à présent pour te plaire. Jadis tu n'étais pas si difficile avec moi, et je n'ai pas songé assez tôt à me défaire de mon langage d'écolier. Tu aurais dû m'avertir, dès le premier jour où tu m'as aimée, qu'un temps viendrait où il serait nécessaire de me transformer pour conserver ton amour!
ASTOLPHE
Ce reproche est injuste, Gabrielle! Mais quand il serait vrai, ne me suis-je pas transformé, moi, pour mériter et conserver l'affection de ton coeur?
GABRIELLE
Il est vrai, mon cher ange, et je ne demande pas mieux que d'avoir tort. J'essaierai de me corriger. ASTOLPHE marche d'un air soucieux, puis s'arrête et regarde Gabrielle avec attendrissement. Pauvre Gabrielle! Tu me fais bien du mal avec ton éternelle résignation.
GABRIELLE, lui tendant la main
Pourquoi? Elle ne m'est pas aussi pénible que tu le penses.
ASTOLPHE presse longtemps la main de Gabrielle contre ses lèvres, puis se promène avec agitation
Je le sais! tu es forte, toi! Nul ne peut blesser en toi la susceptibilité de l'orgueil. Les orages qui bouleversent l'âme d'autrui ne peuvent ternir l'éclat du beau ciel où ta pensée s'épanouit libre et fière! On chargerait aisément de fers tes bras dont une éducation spartiate n'a pu détruire ni la beauté ni la faiblesse; mais ton âme est indépendante comme les oiseaux de l'air, comme les flots de l'Océan; et toutes les forces de l'univers réunies ne la pourraient faire plier, je le sais bien!
GABRIELLE
Au-dessus de toutes ces forces de la matière, il est une force divine qui m'a toujours enchaînée à toi, c'est l'amour. Mon orgueil ne s'élève pas au-dessus de cette puissance. Tu le sais bien aussi.
ASTOLPHE, l'arrêtant
Oh! cela est vrai, ma bien-aimée! Mais n'ai-je rien perdu de cet amour sublime qui ne se croyait le droit de me rien refuser?
GABRIELLE, avec tendresse
Pourquoi l'aurais-tu perdu?
ASTOLPHE
Tu ne t'en souviens pas, coeur généreux, ô vrai coeur d'homme! (Il la presse dans ses bras.)
GABRIELLE
Vois, mon ami, tu ne trouves pas de plus grand éloge à me faire que de m'attribuer les qualités de ton sexe; et pourtant tu voudrais souvent me rabaisser à la faiblesse du mien! Sois donc logique!
ASTOLPHE, l'embrassant
Sais-je ce que je veux? Au diable la logique! Je t'aime avec passion!
GABRIELLE
Cher Astolphe!
ASTOLPHE, se laissant tomber à ses genoux
Tu m'aimes donc toujours?
GABRIELLE
Tu le sais bien.
ASTOLPHE
Toujours comme autrefois?
GABRIELLE
Non plus comme autrefois, mais autant, mais plus peut-être.
ASTOLPHE
Pourquoi pas comme autrefois? Tu ne me refusais rien alors!
GABRIELLE
Et qu'est-ce que je te refuse à présent?
ASTOLPHE
Pourtant il est quelque chose que tu vas me refuser si je me hasarde à te le demander.
GABRIELLE
Ah! perfide! tu veux m'entraîner dans un piège?
ASTOLPHE
Eh bien, oui, je le voudrais.
GABRIELLE
Je t'en supplie, pas de détours avec moi, Astolphe. Quand je te cède, est-ce avec prudence, est-ce avec des restrictions et des garanties?
ASTOLPHE
Oh! je hais les détours, tu le sais. Mon âme était si naïve! Elle était aussi confiante, aussi découverte que la tienne. Mais, hélas! j'ai été si coupable! J'ai appris à douter d'autrui en apprenant à douter de moi-même.
GABRIELLE
Oublie ce que j'ai oublié, et parle.
ASTOLPHE
Le moment de retourner à Florence est venu. Consens à n'y point aller. Tu détournes les yeux! Tu gardes le silence? Tu me refuses?
GABRIELLE, avec tristesse
Non, je cède; mais à une condition: tu me diras le motif de la demande.
ASTOLPHE
C'est me vendre trop cher la grâce que tu m'accordes; ne me demande pas ce que je rougis d'avouer.
GABRIELLE
Dois-je essayer de deviner, Astolphe? est-ce toujours le même motif qu'autrefois? (Astolphe fait un signe de tête affirmatif.) La jalousie? (Même signe d'Astolphe.)
Eh quoi! encore! toujours! Mon Dieu, nous sommes bien malheureux, Astolphe!
ASTOLPHE
Ah! ne me dis pas cela! cache-moi les larmes qui roulent dans tes yeux, ne me déchire pas le coeur! Je sens que je suis un lâche, et pourtant je n'ai pas la force de renoncer à ce que tu m'accordes avec des yeux humides, avec un coeur brisé! – Pourquoi m'aimes-tu encore, Gabrielle? que ne me méprises-tu! Tant que tu m'aimeras, je serai exigeant, je serai insensé, car je serai tourmenté de la crainte de te perdre. Je sens que je finirai par là, car je sens le mal que je te fais. Mais je suis entraîné sur une pente fatale. J'aime mieux rouler au bas tout de suite, et, dès que tu me mépriseras, je ne souffrirai plus, je n'existerai plus.
GABRIELLE
O amour, tu n'es donc pas une religion? Tu n'as donc ni révélations, ni lois, ni prophètes? Tu n'as donc pas grandi dans le coeur des hommes avec la science el la liberté? Tu es donc toujours placé sous l'empire de l'aveugle destinée sans que nous ayons découvert en nous-mêmes une force, une volonté, une vertu pour lutter contre tes écueils, pour échapper à tes naufrages? Nous n'obtiendrons donc pas du ciel un divin secours pour te purifier en nous-mêmes, pour t'ennoblir, pour t'élever au-dessus des instincts farouches, pour te préserver de tes propres fureurs et te faire triompher de tes propres délires? Il faudra donc qu'éternellement tu succombes dévoré par les flammes que tu exhales, et que nous changions en poison, par notre orgueil et notre égoïsme, le baume le plus pur et le plus divin qui nous ait été accordé sur la terre?
ASTOLPHE
Ah! mon amie, ton âme exaltée est toujours en proie aux chimères. Tu rêves un amour idéal comme jadis j'ai rêvé une femme idéale. Mon rêve s'est réalisé, heureux et criminel que je suis! Mais le tien ne se réalisera pas, ma pauvre Gabrielle! Tu ne trouveras jamais un coeur digne du tien; jamais tu n'inspireras un amour qui te satisfasse, car jamais culte ne fut digne de ta divinité. Si les hommes ne connaissent point encore le véritable hommage qui plairait à Dieu, comment veux-tu qu'ils trouvent sur la terre ce grain de pur encens dont le parfum n'est point encore monté vers le ciel? Descends donc de l'empyrée où tu égares ton vol audacieux, et prends patience sous le joug de la vie. Élève tes désirs vers Dieu seul, ou consens à être aimée comme une mortelle. Jamais tu ne rencontreras un amant qui ne soit pas jaloux de toi, c'est-à-dire avare de toi, méfiant, tourmenté, injuste, despotique.
GABRIELLE
Crois-tu que je rêve l'amour dans une autre âme que la tienne?
ASTOLPHE
Tu le devrais, tu le pourrais; c'est ce qui justifie ma jalousie et la rend moins outrageante.
GABRIELLE
Hélas! en effet, l'amour ne raisonne pas; car je ne puis rêver un amour plus parfait qu'en le plaçant dans ton sein, et je sens que cet amour, dans le coeur d'un autre, ne me toucherait pas.
ASTOLPHE
Oh! dis-moi cela, dis-moi cela encore! répète-le-moi toujours! Va, méconnais la raison, outrage l'équité, repousse la voix du ciel même si elle s'élève contre moi dans ton âme; pourvu que tu m'aimes, je consens à porter dans une autre vie toutes les peines que tu auras encourues pour avoir eu la folie de m'aimer dans celle-ci.
GABRIELLE
Non, je ne veux pas t'aimer dans l'ivresse et le blasphème. Je veux t'aimer religieusement et t'associer dans mon âme à l'idée de Dieu, au désir de la perfection. Je veux te guérir, te fortifier contre lui-même et t'élever à la hauteur de mes pensées. Promets-moi d'essayer, et je commence par te céder comme on fait aux enfants malades. Nous n'irons point à Florence, je serai femme toute cette année, et, si tu veux entreprendre le grand oeuvre de ta conversion au véritable amour, ma tristesse se changera en un bonheur incomparable.
ASTOLPHE
Oui, je le veux, ma femme chérie, et je te remercie à genoux de le vouloir pour moi. Peux-tu douter qu'en ceci je ne sois pas ton esclave encore plus que ton disciple?
GABRIELLE
Tu me l'avais promis déjà bien des fois, et comme, au lieu de tenir ta parole, tu abandonnais toujours ton âme à de nouveaux orages; comme, au lieu d'être heureux et tranquille avec moi dans cette retraite ignorée de tous où tu venais me cacher à tous les regards, mes concessions ne servaient qu'à augmenter ta jalousie, et la solitude qu'à aggraver ta tristesse, de mon côté je n'étais point heureuse; car je voyais toutes mes peines perdues et tous mes sacrifices tourner à ta perte. Alors je regrettais ces temps de répit où, sous l'habit d'un homme, je puis du moins, grâce à l'or que me verse mon aïeul, t'entourer de nobles délassements et de poétiques distractions?..
ASTOLPHE
Oui, les premiers jours que nous passons à Florence ou à Pise ont toujours pour moi de grands charmes. Je ne suis pas fait pour la solitude et l'oisiveté de la campagne; je ne sais pas, comme toi, m'absorber dans les livres, m'abîmer dans la méditation. Tu le sais bien, en te ramenant ici chaque année, le tyran se condamne à plus de maux que sa victime, et mes torts augmentent en raison de ma souffrance intérieure. Mais, dans le tumulte du monde, quand tu redeviens le beau Gabriel, recherché, admiré, choyé de tous, c'est encore une autre souffrance qui s'empare de moi; souffrance moins lente, moins profonde peut-être, mais violente, mais insupportable. Je ne puis m'habituer à voir les autres hommes te serrer la main ou passer familièrement leur bras sous le tien. Je ne veux pas me persuader qu'alors tu es un homme toi-même, et qu'à l'abri de ta métamorphose tu pourrais dormir sans danger dans leur chambre, comme tu dormis autrefois sous le même toit que moi sans que mon sommeil en fût troublé. Je me souviens alors de l'étrange émotion qui s'empara peu à peu de moi à tes côtés, combien je regrettai que tu ne fusses pas femme, et comment, à force de désirer que tu le devinsses par miracle, j'arrivai à deviner que tu l'étais en réalité. Pourquoi les autres n'auraient-ils pas le même instinct, et comment n'éprouveraient-ils pas en le voyant ce désordre inexprimable que ton déguisement d'homme ne pouvait réprimer en moi? Oh! j'éprouve des tortures inouïes quand Menrique pousse son cheval près du tien, ou quand le brutal Antonio passe sa lourde main sur tes cheveux en disant d'un air qu'il croit plaisant: «J'ai pourtant brûlé d'amour tout un soir pour cette belle chevelure-là!» Alors je m'imagine qu'il a deviné notre secret, et qu'il se plaît insolemment à me tourmenter par ses plates allusions; je sens se rallumer en moi la fureur qui me transporta lorsqu'il voulut t'embrasser à ce souper chez Ludovic; et, si je n'étais retenu par la crainte de me trahir et de te perdre avec moi, je le souffletterais.
GABRIELLE
Comment peux-tu te laisser émouvoir ainsi, quand tu sais que ces familiarités me déplaisent plus qu'à toi-même, et que je les réprimerais d'une manière tout aussi masculine si elles dépassaient les bornes de la plus stricte chasteté?
ASTOLPHE
Je le sais et n'en souffre pas moins! et quelquefois je t'accuse d'imprudence; je m'imagine que, pour te venger de mes injustices, tu te fais un jeu de mes tourments; je t'outrage dans ma pensée… et c'est beaucoup quand j'ai la force de ne pas te le laisser voir.
GABRIELLE
Alors je vois que ta force est épuisée, que tu es près d'éclater, de te couvrir de honte et de ridicule, ou de dévoiler ce dangereux secret; et je me laisse ramener ici, où tu m'aimes pourtant moins, car, dans la tranquille possession d'un objet tant disputé, il semble que ton amour s'engourdisse et s'éteigne comme une flamme sans aliment.
ASTOLPHE
Je ne puis le nier, Dieu me punit alors d'avoir manqué de foi. Je sens bien que je ne t'aime pas moins: car, au moindre sujet d'inquiétude, mes fureurs se rallument; puis, dans le calme, je suis saisi même à tes côtés d'un affreux ennui. Tu me bénis, et il me semble que tu me hais. La nuit je te serre dans mes bras, et je rêve que c'est un autre qui te possède. Ah! ma bien-aimée, prends pitié de moi; je te confesse mon désespoir, ne me méprise pas; écarte de moi cette malédiction, fais que je t'aime comme tu veux être aimée!
GABRIELLE
Que ferons-nous donc? Le monde avec moi t'exaspère, la solitude auprès de moi te consume. Veux-tu te distraire pendant quelques jours? veux-tu aller à Florence sans moi?
ASTOLPHE
Il me semble parfois que cela me fera du bien; mais je sais qu'à peine j'y serai, les plus affreux songes viendront troubler mon sommeil. Le jour je réussirai à porter saintement ton image dans mon âme, la nuit je te verrai ici avec un rival.
GABRIELLE
Quoi! tu me soupçonnes à ce point? Enferme-moi dans quelque souterrain, charge Marc de me passer mes aliments par un guichet, emporte les clefs, fais murer la porte; peut-être seras-tu tranquille?
ASTOLPHE
Non! un homme passera, te regardera par le soupirail, et rien qu'à te voir il sera plus heureux que moi qui ne te verrai pas.
GABRIELLE
Tu vois bien que la jalousie est incurable par ces moyens vulgaires. Plus on lui cède, plus on l'alimente; la volonté seule peut en guérir. Entreprends cette guérison comme on entreprend l'étude de la philosophie. Tâche de moraliser ta passion.
ASTOLPHE
Mais où donc as-tu pris la force de moraliser la tienne et de la soumettre à ta volonté? Tu n'es pas jalouse de moi; tu ne m'aimes donc que par un effort de ta raison ou de ta vertu?
GABRIELLE
Juste ciel! où en serions-nous si je te rendais les maux que tu me causes! Pauvre Astolphe! j'ai préservé mon âme de cette tentation, je l'ai quelquefois ressentie, tu le sais! mais ton exemple m'avait fait faire de sérieuses réflexions, et je m'étais juré de ne pas t'imiter. Mais qu'as-tu? comme tu pâlis!
ASTOLPHE, regardant par la fenêtre
Tiens, Gabrielle! qui est-ce qui entre dans la cour? Vois!
GABRIELLE, avec indifférence
J'entends le galop d'un cheval. (Elle regarde dans la cour.) Antonio, il me semble! Oui, c'est lui. On dirait qu'il a entendu l'éloge que tu faisais de lui, et il arrive avec l'à-propos qui le caractérise.
ASTOLPHE, agité
Tu plaisantes avec beaucoup d'aisance… Mais que vient-il faire ici? Et comment a-t-il découvert notre retraite?
GABRIELLE
Le sais-je plus que toi?
ASTOLPHE, de plus en plus agité
Mon Dieu! que sais-je!..
GABRIELLE, d'un ton de reproche
Oh! Astolphe!..
ASTOLPHE, avec une fureur concentrée
Ne m'engagiez-vous pas tout à l'heure à aller seul à Florence? Peut-être Antonio est-il arrivé un jour trop tôt. On peut se tromper de jour et d'heure quand on a peu de mémoire et beaucoup d'impatience…
GABRIELLE
Encore! Oh! Astolphe! déjà tes promesses oubliées! déjà ma soumission récompensée par l'outrage!
ASTOLPHE, avec amertume
Se fâcher bien fort, c'est le seul parti à prendre quand on a fait une gaucherie. Je vous conseille de m'accabler d'injures, je serai peut-être encore assez sot pour vous demander pardon. Cela m'est arrivé tant de fois!
GABRIELLE, levant la main vers le ciel avec véhémence
Oh! mon Dieu! grand Dieu! faites que je ne me lasse pas de tout ceci!