Kitabı oku: «Histoire de ma Vie, Livre 3 (Vol. 10 - 13)», sayfa 17
C'était là certainement le but de Gustave Planche; mais il n'en prenait pas le moyen. Il blessait la personnalité, et le public, qui s'amuse de ces sortes de scandales, ne les approuve pas au fond. Du moment, d'ailleurs, qu'il aperçoit ou croit apercevoir la passion au fond du débat, il ne juge plus que la passion et oublie de juger l'œuvre qui en a soulevé les orages.
La connaissance générale, le goût et l'intelligence des arts ne gagnent donc rien à ces querelles, et l'instruction véritable que le beau savoir et le beau style de Gustave Planche eussent dû répandre en a été amoindrie.
Il n'est pas le seul à qui ce malheur soit arrivé. Par son caractère personnel, il l'a peut-être moins mérité qu'un autre; par la rudesse de son langage et la persistance de ses impitoyables conclusions, il s'y est exposé davantage.
Le reproche que je me permets de lui adresser est bien désintéressé, à coup sûr, car personne ne m'a plus constamment soutenue et encouragée.
En outre, j'ai une prédilection très grande pour les côtés élevés et tranchés de ce jugement véritablement éclairé de haut, à plusieurs égards, en peinture et en musique particulièrement. Je le trouve moins juste en littérature. Il n'a pas accepté des talens que le public a acceptés avec raison. Il s'est peut-être raidi dans sa conscience austère contre l'intelligence générale des engouemens, jusqu'y dépasser son but et à se sentir mal disposé, même pour les succès mérités.
Quoi qu'il en soit, il a montré un grand courage moral: si grand, qu'il y en a à le dire et à défendre l'homme, son talent et sa droiture contre les inimitiés que lui a attirées le ton acerbe de sa critique.
Lui-même, dès ses premiers pas dans la carrière, a posé sa doctrine avec la rigueur d'un esprit absolu. Mais, dur à lui-même encore plus qu'aux autres, il s'écrie: «C'est un abîme (la critique sévère) qui s'ouvre devant vous. Parfois il vous prend des éblouissemens et des vertiges. De questions en questions, on arrive à une question dernière et insoluble, le doute universel. Or, c'est tout simplement la plus douloureuse de toutes les pensées. Je n'en connais pas de plus décourageante, de plus voisine du désespoir... C'est une œuvre mesquine (toujours la critique) et qui ne mérite pas même le nom d'œuvre. C'est une oisiveté officielle, un perpétuel et volontaire loisir; c'est la raillerie douloureuse de l'impuissance, le râle de la stérilité; c'est un cri d'enfer et d'agonie13.»
Tout le reste du chapitre est aussi curieux et même de plus en plus curieux. C'est la confession, non pas ingénue et irréfléchie, mais volontaire et comme désespérée, d'un jeune homme ambitieux de produire quelque chose de grand, qui s'agite dans le collier de misère de la critique, acceptée contre son gré, dans un jour d'incertitude ou de découragement. «Honte et malheur à moi, dit-il, si je ne puis jamais accepter ou remplir un rôle plus glorieux et plus élevé!»
Ces plaintes étaient injustes, ce point de vue était faux. Le rôle de critique, bien compris, est un rôle tout aussi grand que celui de créateur, et de grands esprits philosophiques n'ont pas fait autre chose que la critique des idées et des préjugés de leur temps. Cela a bien suffi non-seulement à leur gloire, mais encore aux progrès de leur siècle, car toute œuvre de perfectionnement se compose de deux actes également importans de la volonté humaine, renverser et réédifier. On prétend que l'un est plus malaisé que l'autre; mais si l'on rebâtit difficilement et souvent fort mal, ne serait-ce pas que l'on commence toujours à fonder sur des ruines, et que si ces ruines servent encore de base à nos édifices mal assurés, c'est que le travail de la démolition, de la critique, n'a pas été assez complet et assez profond? D'où il résulte que l'un est aussi rare et aussi difficile que l'autre.
Gustave Planche, en avançant en âge et en réfléchissant mieux, comprit sans doute qu'il s'était trompé en méprisant sa vocation, car il la continua et fit bien, non pour son bonheur, ni pour le plus grand plaisir de ses adversaires, mais pour le progrès de l'éducation du goût public, auquel il a sérieusement contribué, en dépit des défauts de sa manière et des erreurs de son propre goût. S'il a manqué souvent aux convenances de forme, aux égards dus au génie lors même qu'on le croit égaré, aux encouragemens dus au talent consciencieux et patient qui n'est pas le génie, mais qui peut grandir sous une heureuse influence; si, en un mot, il a fait des victimes de son enthousiasme et de son abattement, de ses heures de puissance et de ses heures de spleen, il n'en a pas moins mêlé à ses plus amères réflexions contre les individus une foule d'excellentes choses générales dont la masse peut profiter, sauf à en faire une application moins rigide. Il a montré, sur un très grand nombre de sujets et d'objets, un goût sûr, éclairé, un sentiment délicat ou grandiose, exprimés d'une manière élégante, claire et toujours concise malgré l'ampleur. Sa forme n'a que le défaut d'être un peu trop sculpturale et uniforme. On la croirait recherchée et apprêtée, tant elle est parfois pompeuse; mais c'est une manière naturelle à cet écrivain qui produit avec une grande rapidité et une grande facilité.
Il me fut très utile, non-seulement parce qu'il me força, par ses moqueries franches, à étudier un peu ma langue, que j'écrivais avec beaucoup trop de négligence, mais encore parce que sa conversation, peu variée mais très substantielle et d'une clarté remarquable, m'instruisit d'une quantité de choses que j'avais à apprendre pour entrer dans mon petit progrès relatif.
Après quelques mois de relations très douces et très intéressantes pour moi, j'ai cessé de le voir pour des raisons personnelles qui ne doivent rien faire préjuger contre son caractère privé, dont je n'ai jamais eu qu'à me louer, en ce qui me concerne.
Mais, puisque je raconte ma propre histoire, il faut bien que je dise que son intimité avait pour moi de graves inconvéniens. Elle m'entourait d'inimitiés et d'amertumes violentes. Il n'est pas possible d'avoir pour ami un critique aussi austère (je me sers sans raillerie aucune du mot qu'il s'appliquait volontiers à lui-même), sans être réputé solidaire de ses aversions et de ses condamnations. Déjà Delatouche n'avait pas voulu se prêter à un raccommodement avec lui, et s'était brouillé avec moi à cause de lui. Tous ceux que Planche avait blessés, par des écrits ou des paroles, me faisaient un crime de le mettre chez moi en leur présence, et j'étais menacée d'un isolement complet par l'abandon d'amis plus anciens que lui, que je ne devais pas sacrifier, disaient-ils, à un nouveau venu.
J'hésitai beaucoup. Il était malheureux par nature, et il avait pour moi un attachement et un dévouement qui paraissaient en dehors de sa nature. J'eusse trouvé lâche de l'éloigner en vue des haines littéraires que ses éloges m'avaient attirées: on ne doit rien faire pour les ennemis; mais je sentais bien que son commerce me nuisait intérieurement. Son humeur mélancolique, ses théories de dégoût universel, son aversion pour le laisser-aller de l'esprit aux choses faciles et agréables dans les arts, enfin la tension de raisonnement et la persistance d'analyse qu'il fallait avoir quand on causait avec lui, me jetaient, à mon tour, dans une sorte de spleen auquel je n'étais que trop disposée à l'époque où je le connus. Je voyais en lui une intelligence éminente qui s'efforçait généreusement de me faire part de ses conquêtes, mais qui les avait amassées au prix de son bonheur, et j'étais encore dans l'âge où l'on a plus besoin de bonheur que de savoir.
Le quereller sur la cause fatale de sa tristesse, cause tout à fait mystérieuse qui doit tenir à son organisation et que je n'ai jamais pénétrée, parce qu'il ne la pénétrait sans doute pas lui-même, eût été injuste et cruel; je ne voulus donc pas entamer de ces discussions profondes qui achèvent de tuer le moral quand elles ne le sauvent pas. Je n'étais pas d'ailleurs dans une position apostolique. Je me sentais abattue et brisée moi-même, car c'était le temps où j'écrivais Lélia, évitant soigneusement de dire à Planche le fond de mon propre problème, tant je craignais de le lui voir résoudre par une désespérance sans appel, et ne m'entretenant avec lui que de la forme et de la poésie de mon sujet.
Cela n'était pas toujours de son goût, et si l'ouvrage est défectueux, ce n'est pas la faute de son influence, mais bien, au contraire, celle de mon entêtement.
Je sentais bien, moi, tout en me débattant contre le doute religieux, que je ne pourrais sortir de cette maladie mortelle que par quelque révélation imprévue du sentiment ou de l'imagination. Aussi je sentais bien que la psychologie de Planche n'était pas applicable à ma situation intellectuelle.
J'avais même, dans ces temps-là, des éclairs de dévotion que je cachais avec le plus grand soin à tous, et à lui particulièrement: à tous, non! Je les disais à Mme Dorval, qui seule pouvait me comprendre. Je me souviens d'être entrée plusieurs fois alors, vers le soir, dans les églises sombres et silencieuses, pour me perdre dans la contemplation de l'idée du Christ, et pour prier encore avec des larmes mystiques comme dans mes jeunes années de croyance et d'exaltation.
Mais je ne pouvais plus méditer sans retomber dans mes angoisses sur la justice et la bonté divines, en regard du mal et de la douleur qui régnent sur la terre. Je ne me calmais un peu qu'en rêvant à ce que j'avais pu comprendre et retenir de la Théodicée de Leibnitz. C'était ma dernière ancre de salut que Leibnitz! Je m'étais toujours dit que le jour où je le comprendrais bien, je serais à l'abri de toute défaillance de l'esprit.
Je me souviens aussi qu'un jour Planche me demanda si je connaissais Leibnitz, et que je lui répondis non bien vite, non pas tant par modestie que par crainte de le lui entendre discuter et démolir.
Je n'aurais pourtant pas repoussé Planche d'autour de moi, dans un but d'intérêt personnel, même d'un ordre si élevé et si précieux que celui de ma sérénité intellectuelle, sans des circonstances particulières qu'il comprit avec une grande loyauté de désintéressement et sans aucun dépit d'amitié. Pourtant on l'accusa auprès de moi de quelques mauvaises paroles sur mon compte. Je m'en expliquai vivement avec lui. Il les nia sur l'honneur, et par la suite, de nombreux témoignages m'affirmèrent la sincérité de sa conduite à mon égard. Je n'ai plus fait que le rencontrer. La dernière fois, ce fut chez Mme Dorval, et je crois bien qu'il y a quelque chose comme déjà dix ans de cela.
Je n'ai pourtant pas épuisé le fiel que mon estime pour lui avait amassé contre moi, car, en 1852, à propos d'une préface, où j'eus l'impertinence de dire qu'un critique sérieux, M. Planche, avait seul bien jugé Sédaine, dans ces derniers temps, des journalistes me firent dire que M. Planche, le seul critique sérieux de l'époque, avait seul bien jugé ma pièce. C'était une interprétation un peu tiraillée on le voit; mais la prévention n'y regarde pas de si près. Cela donna lieu à une petite campagne de feuilletons contre moi. Voici l'occasion d'en faire une bien plus brillante, car je dis encore que Planche est un des critiques les plus sérieux de ce temps-ci, le plus sérieux, hélas, si l'on applique ce mot à l'absence totale de bonheur et d'enjouement! car il est facile de voir, à ses écrits qu'il n'a pas encore trouvé en ce monde le plus petit mot pour rire.
S'il y a de sa faute dans ce continuel déplaisir, n'oublions pas que nous disons souvent d'un malade qui s'aigrit et se décourage: C'est sa faute! — Et qu'en disant cela, nous sommes assez cruels sans y prendre garde. Quand la maladie nous empoigne, nous sommes plus indulgens pour nous-mêmes et nous trouvons légitime de crier et de nous plaindre. Eh bien! il y a des intelligences fatalement souffrantes d'un certain rêve qu'elles nous paraissent s'obstiner à caresser au détriment de tout le reste. Que ce rêve s'applique aux arts ou aux sciences, au passé ou au présent, il n'en est pas moins une idée fixe produite par une faculté idéaliste prononcée, et, dans l'impossibilité où cette faculté se trouve de transiger avec elle-même, il n'y a pas de prise pour les conseils et les reproches du dehors.
Un autre caractère mélancolique, un autre esprit éminent était Charles Didier. Il fut un de mes meilleurs amis, et nous nous sommes refroidis, séparés, perdus de vue. Je ne sais pas comment il parle de moi aujourd'hui; je sais seulement que je peux parler de lui à ma guise.
Je ne dirai pas comme Montesquieu; «Ne nous croyez pas quand nous parlons l'un de l'autre; nous sommes brouillés.» — Je me sens plus forte que cela, à cette heure où je résume ma vie avec le même calme et le même esprit de justice que si j'étais avec la pleine possession de ma lucidité, in articulo mortis.
Je regarde donc dans le passé, et j'y vois entre Didier et moi quelques mois de dissentiment et quelques mois de ressentiment. Puis, pour ma part, de longues années de cet oubli qui est ma seule vengeance des chagrins que l'on m'a causés, avec ou sans préméditation. Mais, en deçà de ces malentendus et de ce parti pris, je vois cinq ou six années d'une amitié pure et parfaite. Je relis des lettres d'une admirable sagesse, les conseils d'un vrai dévoûment, les consolations d'une intelligence des plus élevées. Et maintenant que le temps de l'oubli est passé pour moi, maintenant que je sors de ce repos volontaire, nécessaire peut-être, de ma mémoire, ces années bénies sont là, devant moi, comme la seule chose utile et bonne que j'aie à constater et à conserver dans mon cœur.
Charles Didier était un homme de génie, non pas sans talent, mais d'un talent très inférieur à son génie. Il se révélait par éclairs, mais je ne sache pas qu'aucun de ses ouvrages ait donné issue complète au large fond d'intelligence qu'il portait en lui-même. Il m'a semblé que son talent n'avait pas progressé après Rome souterraine, qui est un fort beau livre. Il se sentait impuissant à l'expension littéraire complète, et il en souffrait mortellement. Sa vie était traversée d'orages intérieurs contre la réalité desquels son imagination n'était peut-être pas assez vive pour réagir. La gaîté où nous voulions quelquefois l'entraîner, et où il se laissait prendre, lui faisait plus de mal que de bien. Il la payait, le lendemain, par une inquiétude ou un accablement plus profonds, et ce monde d'idéale candeur que la bonhomie de l'esprit des autres faisait et fait encore apparaître devant moi fuyait devant lui comme une déception folle.
Je l'appelais mon ours, et même mon ours blanc, parce que, avec une figure encore jeune et belle, il avait cette particularité d'une belle chevelure blanchie longtemps avant l'âge. C'était l'image de son âme, dont le fond était encore plein de vie et de force, mais dont je ne sais quelle crise mystérieuse avait déjà paralysé l'effusion.
Sa manière, brusquement grondeuse, ne fâchait aucun de nous. On plaignait cette sorte de misanthropie sous laquelle persistaient des qualités solides et des dévouemens aimables; on la respectait quand même elle devenait chagrine et trop facilement accusatrice. Il se laissait ramener, et c'était un homme d'une assez haute valeur pour qu'on pût être fier de l'avoir influencé quelque peu!
En politique, en religion, en philosophie et en art, il avait des vues toujours droites et quelquefois si belles que, dans ses rares épanchemens, on sentait la supériorité de son être voilé à son être révélé.
Dans la pratique de la vie, il était de bon conseil, bien que son premier mouvement fût empreint d'une trop grande méfiance des hommes, des choses et de Dieu même. Cette méfiance avait le fâcheux effet de me mettre en garde contre ses avis, qui souvent eussent été meilleurs à suivre pourtant que ceux que je recevais de mon propre instinct.
C'était un esprit préoccupé, autant que le mien alors, de la recherche des idées sociales et religieuses. J'ignore absolument quelle conclusion il a trouvée. J'ignore même, là où je suis, s'il a publié récemment quelque ouvrage. J'ai ouï parler, il y a quelques années, d'une brochure légitimiste qu'on lui reprochait beaucoup. Je n'ai pu me la procurer alors, et aujourd'hui je ne l'ai pas encore lue. Je ne saurais croire, si cette brochure est dans le sens qu'on m'a dit, que l'expression n'ait pas trahi la pensée véritable de l'auteur, ainsi qu'il arrive souvent, même aux écrivains habiles. Mais si le point de vue de Charles Didier a changé entièrement, je saurais encore moins croire qu'il n'y ait pas chez lui une conviction désintéressée.
Je fermerai ici cette galerie de personnes amies dans le présent ou dans le passé, pour entreprendre plus tard une nouvelle série d'appréciations, à mesure que de nouvelles figures intéressantes m'apparaîtront dans l'ordre de mes souvenirs. Ce ne sera pas un ordre complétement exact probablement, car il faudra qu'il se prête aux pauses qu'il me sera possible de faire dans la narration de ma propre existence; mais il ne sera pas interverti à dessein, ni d'une manière qui entraîne ma mémoire à de notables infidélités.
Je ne m'engage pas, je le redis une fois de plus, à parler de toutes les personnes que j'ai connues, même d'une manière particulière. J'ai dit qu'à l'égard de quelques-unes ma réserve ne devait rien faire préjuger contre l'estime qu'elles pouvaient mériter, et je vais dire ici un des principaux motifs de cette réserve.
Des personnes dont j'étais disposée à parler avec toute la convenance que le goût exige, avec tout le respect dû à de hautes facultés, ou tous les égards auxquels a droit tout contemporain, quel qu'il soit; des personnes enfin qui eussent dû me connaître assez pour être sans inquiétude m'ont témoigné, ou fait exprimer par des tiers, de vives appréhensions sur la part que je comptais leur faire dans ces mémoires.
A ces personnes-là, je n'avais qu'une réponse à faire, qui était de leur promettre de ne leur assigner aucune part, bonne ou mauvaise, petite ou grande, dans mes souvenirs. Du moment qu'elles doutaient de mon discernement et de mon savoir-vivre dans un ouvrage tel que celui-ci, je ne devais pas songer à leur donner confiance en mon caractère d'écrivain, mais bien à les rassurer d'une manière spontanée et absolue par la promesse de mon silence.
Aucune de celles que je viens de dépeindre n'a fait à mon cœur la petite injure de se préoccuper du jugement de mon esprit. Et cependant je n'ai pas caché que quelques méprises, quelques fâcheries, ont passé entre deux ou trois d'entre elles et moi; mais je n'ai même pas voulu examiner et juger ces mésintelligences passagères, où j'ai porté, moi, et je m'en accuse, plus de franchise que de douceur. J'ai été d'autant mieux disposée à repousser toute espèce de soupçon sur le passé qu'elles ne m'en témoignaient aucun, à moi, sur l'avenir.
Je crois décidément que les personnes qui se sont tourmentées de cette opinion ont eu grand tort, et qu'elles eussent mieux fait de se confier à mon jugement rétrospectif.
CHAPITRE TRENTE-CINQUIEME
Je reprends mon récit. — J'arrive à dire des choses fort délicates, et je les dis exprès sans délicatesse, les trouvant ainsi plus chastement dites. — Opinion de mon ami Dutheil sur le mariage. — Mon opinion sur l'amour. — Marion de Lorme. — Deux femmes de Balzac. — L'orgueil de la femme. — L'orgueil humain en général. — Les Lettres d'un voyageur: mon plan au début. — Comme quoi le voyageur était moi. — Maladies physiques et morales agissant les unes sur les autres.
J'ai dit précédemment qu'après mon retour d'Italie, 1834, j'avais éprouvé un grand bonheur à retrouver mes enfans, mes amis, ma maison; mais ce bonheur fut court. Mes enfans ni ma maison ne m'appartenaient, moralement parlant. Nous n'étions pas d'accord, mon mari et moi, sur la gouverne de ces humbles trésors. Maurice ne recevait pas, au collége, l'éducation conforme à ses instincts, à ses facultés, à sa santé. Le foyer domestique subissait des influences tout à fait anormales et dangereuses. C'était, ma faute, je l'ai dit, mais ma faute fatalement, et sans que je pusse trouver dans ma volonté, ennemie des luttes journalières et des querelles de ménage, la force de dominer la situation.
Un de mes amis, Dutheil, qui eût voulu rendre possible la durée de cette situation, me disait que je pouvais m'en rendre maîtresse.
Je lui fis comprendre qu'il se trompait, car son cerveau arrivait aisément à la compréhension de ce qu'il traitait, dans la pratique, de raffinemens et de subtilités romanesques.
«L'amour n'est pas un calcul de pure volonté, lui disais-je. Nous ne sommes pas seulement corps, ou seulement esprit; nous sommes corps et esprit tout ensemble. Là où l'un de ces agens de la vie ne participe pas, il n'y a pas d'amour vrai.
«Si le corps a des fonctions dont l'âme n'a point à se mêler, comme de manger et de digérer14, l'union de deux êtres dans l'amour peut-il s'assimiler à ces fonctions-là? La seule pensée en est révoltante. Dieu, qui a mis le plaisir et la volupté dans les embrassemens de toutes les créatures, même dans ceux des plantes, n'a-t-il pas donné le discernement à ces créatures en proportion de leur degré de perfectionnement dans l'échelle des êtres? L'homme, étant le plus élevé, le plus complet de tous, n'a-t-il pas le sentiment ou le rêve de cette union nécessaire du sens physique et du sens intellectuel et moral dans la possession ou dans l'aspiration de ses jouissances?»
Je disais là, j'espère, un lieu commun des mieux conditionnés. Et pourtant cette vérité incontestable est si peu observée dans la pratique, que les créatures humaines s'approchent et que les enfans des hommes naissent par milliers sans que l'amour, le véritable amour, ait présidé une fois sur mille à ces actes sacrés de la reproduction.
Le genre humain se perpétue quand même, et s'il n'y était jamais convié que par l'amour vrai, il faudrait peut-être, pour arrêter la dépopulation, revenir aux étranges idées du maréchal de Saxe sur le mariage. Mais il n'en est pas moins vrai que le vœu de la Providence, je dirai même la loi divine, est transgressée chaque fois qu'un homme et une femme unissent leurs lèvres sans unir leurs cœurs et leurs intelligences. Si l'espèce humaine est encore si loin du but où la beauté de ses facultés peut aspirer, en voilà une des causes les plus générales et les plus funestes.
On dit en riant qu'il n'est pas si difficile de procréer: il ne faut que se mettre deux. — Eh bien! non, il faut être trois: un homme, une femme, et Dieu en eux. Si la pensée de Dieu est étrangère à leur extase, ils feront bien un enfant, mais ils ne feront pas un homme. L'homme complet ne sortira jamais que de l'amour complet. Deux corps peuvent s'associer pour produire un corps, mais la pensée peut seule donner la vie à la pensée. Aussi que sommes-nous? Des hommes qui aspirent à être hommes, et rien de plus jusqu'à présent, des êtres passifs, incapables et indignes de la liberté et de l'égalité, parce que, pour la plupart, nous sommes nés d'un acte passif et aveugle de la volonté.
Et encore fais-je ici trop d'honneur à cet acte en l'appelant acte de volonté. Là où le cœur et l'esprit ne se manifestent pas, il n'y a pas de volonté véritable. L'amour est là un acte de servage que subissent deux êtres esclaves de la matière. «Heureusement, me répondait Dutheil, le genre humain n'a pas besoin de ces sublimes aspirations pour trouver ses fonctions génératrices agréables et faciles;» — moi, je disais malheureusement.
Et quoi qu'il en soit, ajoutais-je, quand une créature humaine, qu'elle soit homme ou femme, s'est élevée à la compréhension de l'amour complet, il ne lui est plus possible, et disons mieux, il ne lui est plus permis de revenir sur ses pas et de faire acte de pure animalité. Quelle que soit l'intention, quel que soit le but, sa conscience doit dire non, quand même son appétit dirait oui. Et si l'un et l'autre se trouvent parfaitement d'accord en toute occasion pour dire ensemble oui ou non, comment douter de la force religieuse de cette protestation intérieure?
Si vous faites intervenir les considérations de pure utilité, ces intérêts de la famille où l'égoïsme se pare quelquefois du nom de morale, vous tournerez autour du vrai sans l'entamer. Vous aurez beau dire que vous sacrifiez, non à une tentation de la chair, mais à un principe de vertu, vous ne ferez pas fléchir la loi de Dieu à ce principe purement humain. L'homme commet à toute heure, sur la terre, un sacrilége qu'il ne comprend pas, et dont la divine sagesse peut l'absoudre en vue de son ignorance; mais elle n'absoudra pas de même celui qui a compris l'idéal et qui le foule aux pieds. Il n'y a pas au pouvoir de l'homme de raison personnelle ou sociale assez forte pour l'autoriser à transgresser une loi divine, quand cette loi a été clairement révélée à sa raison, à son sentiment, à ses sens même.
Quand Marion Delorme se livre à Laffemas, qu'elle abhorre, pour sauver la vie de son amant, la sublimité de son dévouement n'est qu'une sublimité relative. Le poète a fort bien compris qu'une courtisane seule, c'est-à-dire une femme habituée, dans le passé, à faire bon marché d'elle-même, pouvait accepter par amour la dernière des souillures. Mais quand Balzac, dans la Cousine Bette, nous montre une femme pure et respectable s'offrir en tremblant à un ignoble séducteur pour sauver sa famille de la ruine, il trace avec un art infini une situation possible; mais ce n'en est pas moins une situation odieuse, où l'héroïne perd toutes nos sympathies. Pourquoi Marion Delorme les garde-t-elle, en dépit de son abaissement? C'est parce qu'elle ne comprend pas ce qu'elle fait; c'est parce qu'elle n'a pas, comme l'épouse légitime et la mère de famille, la conscience du crime qu'elle commet.
Balzac, qui cherchait et osait tout, a été plus loin: il nous a montré, dans un autre roman, une femme provoquant et séduisant son mari qu'elle n'aime pas, pour le préserver des piéges d'une autre femme. Il s'est efforcé de relever la honte de cette action en donnant à cette héroïne une fille dont elle veut conserver la fortune. Ainsi, c'est l'amour maternel surtout qui la pousse à tromper son mari par quelque chose de pire peut-être qu'une infidélité, par un mensonge de la bouche, du cœur et des sens.
Je n'ai pas caché à Balzac que cette histoire, dont il disait le fond réel, me révoltait au point de me rendre insensible au talent qu'il avait déployé en la racontant. Je la trouvais immorale sans me gêner, moi à qui l'on reprochait d'avoir fait des livres immoraux.
Et, à mesure que j'ai interrogé mon cœur, ma conscience et ma religion, je suis devenue encore plus rigide dans ma manière de voir. Non seulement je regarde comme un péché mortel (il me plaît de me servir de ce mot, qui exprime bien ma pensée, parce qu'il dit que certaines fautes tuent notre âme); je regarde comme un péché mortel non seulement le mensonge des sens dans l'amour, mais encore l'illusion que les sens chercheraient à se faire dans les amours incomplets. Je dis, je crois qu'il faut aimer avec tout son être, ou vivre, quoi qu'il arrive, dans une complète chasteté. Les hommes n'en feront rien, je le sais; mais les femmes, qui sont aidées par la pudeur et par l'opinion, peuvent fort bien, quelle que soit leur situation dans la vie, accepter cette doctrine quand elles sentent qu'elles valent la peine de l'observer.
Pour celles qui n'ont pas le moindre orgueil, je ne saurais rien trouver à leur dire.
Ce mot d'orgueil, dont je me suis servie beaucoup à cette époque, en écrivant, me revient maintenant avec sa véritable signification. J'oublie si parfaitement ce que j'écris, et j'ai tant de répugnance à me relire, qu'il m'a fallu recevoir, ces jours-ci, une lettre où quelqu'un se donnait la peine de me transcrire une foule d'aphorismes de ma façon, tirés des Lettres d'un voyageur, en m'adressant, à ce sujet, une foule de questions, pour me décider à prendre connaissance de mon livre, que j'avais fort oublié, selon ma coutume.
Je viens donc de relire les Lettres d'un voyageur de septembre 1834 et de janvier 1835, et j'y retrouve le plan d'un ouvrage que je m'étais promis de continuer toute ma vie. Je regrette beaucoup de ne l'avoir pas fait. Voici quel était ce plan, suivi au début de la série, mais dont je me suis écartée en continuant, et que je semble avoir tout à fait perdu de vue à la fin. Cet abandon apparent vient surtout de ce que j'ai réuni sous le même titre de Lettres d'un voyageur diverses lettres ou séries de lettres qui ne rentraient pas dans l'intention et dans la manière des premières.
Cette intention et cette manière consistaient, dans ma pensée première, à rendre compte des dispositions successives de mon esprit d'une façon naïve et arrangée en même temps. Je m'explique pour ceux qui ne se souviennent pas de ces lettres, ou qui ne les connaissent pas, car pour qui les connaît l'explication est inutile.
Je sentais beaucoup de choses à dire et je voulais les dire à moi et aux autres. Mon individualité était en train de se faire; je la croyais finie, bien qu'elle eût à peine commencé à se dessiner à mes propres yeux; et, malgré cette lassitude qu'elle m'inspirait déjà, j'en étais si vivement préoccupée, que j'avais besoin de l'examiner et de la tourmenter, pour ainsi dire comme un métal en fusion jeté par moi dans un moule.
Mais comme je sentais dès lors qu'une individualité isolée n'a pas le droit de se déclarer sans avoir à son service quelque bonne conclusion utile pour les autres, et que je n'avais pas du tout cette conclusion, je voulais généraliser mon propre personnage en le modifiant. Moi qui n'avais encore que trente ans et qui n'avais guère vécu que d'une vie intérieure; moi qui n'avais fait que jeter un regard effrayé sur les abîmes des passions et les problèmes de la vie; moi enfin qui n'en étais encore qu'au vertige des premières découvertes, je ne me sentais réellement pas le droit de parler de moi tout à fait réellement. Cela eût donné trop peu de portée à mes réflexions sur les choses générales, trop d'affirmation à mes plaintes particulières. Il m'était bien permis de philosopher à ma manière sur les peines de la vie et d'en parler comme si j'en avais épuisé la coupe, mais non pas de me poser, moi, femme, jeune encore, et même encore très enfant à beaucoup d'égards, comme un penseur éprouvé ou comme une victime particulière de la destinée. Décrire mon moi réel eût été d'ailleurs une occupation trop froide pour mon esprit exalté. Je créai donc, au hasard de la plume, et, me laissant aller à toute fantaisie, un moi fantastique très vieux, très expérimenté, et partant très désespéré.
Salon de 1831, par M. Gustave Planche. Paris, 1831.
[Закрыть]
Et encore les vrais gourmands jouissent par l'imagination plus que par le sens, disent-ils.
[Закрыть]