Kitabı oku: «Les grotesques de la musique», sayfa 11
Madame Lebrun
Je me rappelle avoir vu M. Étienne à l'Opéra, un soir où l'on y jouait une terrible chose nommée le Rossignol, dont M. Lebrun (quelques-uns disent Mme Lebrun) a fait la musique, et dont lui, M. Étienne, confectionna le poëme. L'illustre académicien était au balcon des premières loges et attirait sur lui l'attention de toute la salle par la joie expansive qu'il paraissait éprouver à entendre chanter ses propres vers. Quand vint ce beau passage d'un air du bailli:
Je suis l'ami de tous les pères,
Le père de tous les enfants,
M. Étienne laissa échapper un tel éclat de rire que je me sentis rougir et que je sortis tout attristé. Ce fut la dernière fois qu'il m'arriva de voir presque jusqu'au bout ce célèbre ouvrage, dans lequel le rossignol chantait avec tant de verve qu'on eût juré entendre un concerto de flûte exécuté par Tulou. On devrait remettre en scène cette belle chose; je suis sûr que beaucoup de gens encore y prendraient plaisir.
Si Peau-d'Ane m'était conté,
J'y prendrais un plaisir extrême,
a dit le Bonhomme. Les habitués de l'Opéra qui connurent Mme Lebrun seraient certes charmés d'une telle attention. C'était une femme si énergique, dans sa conversation surtout. Son rossignol fut cousin germain du perroquet de Gresset. Les F et les B étaient ses deux consonnes favorites. Je ne me rappelle pas sans attendrissement le compliment qu'elle m'adressa dans l'église de Saint-Roch, le jour de l'exécution de ma première messe solennelle. Après un O Salutaris très-simple sous tous les rapports, Mme Lebrun vint me serrer la main et me dit avec un accent pénétré: «F… mon cher enfant, voilà un O Salutaris qui n'est point piqué des vers, et je défie tous ces petits b… des classes de contrepoint du Conservatoire d'écrire un morceau aussi bien ficelé et aussi crânement religieux.» C'était un suffrage, l'opinion de Mme Lebrun étant alors fort redoutée. Et comme elle descendait bien du ciel sous les traits de Diane, au dénoûment d'Iphigénie en Aulide et à celui d'Iphigénie en Tauride! car, dans les deux chefs-d'œuvre de Gluck, l'action se dénoue par l'intervention de Diane. Je l'entends encore dire avec une majestueuse lenteur et d'une voix un peu virile:
Scythes, aux mains des Grecs remettez mes images;
Vous avez trop longtemps, dans ces climats sauvages,
Déshonoré mon culte et mes autels.
Elle était si bien assise dans sa gloire, avec son carquois de carton sur l'épaule gauche! Elle lisait la musique à première vue sur une partition renversée, elle accompagnait sur le piano les airs les plus compliqués, elle eût au besoin conduit un orchestre, enfin elle passait pour avoir composé la musique du Rossignol. Elle n'avait qu'un défaut, celui de ressembler un peu trop, dans les dernières années de sa vie surtout, à l'une des trois sœurs du destin de Macbeth. Eh bien! Mme Lebrun est morte à peu près inconnue, ou tout au moins oubliée de la génération actuelle.
Ainsi passent toutes les gloires!
Le temps n'épargne rien
On ne saurait disconvenir que les postillons ne soient à cette heure dans une assez mauvaise situation. La vapeur les asphyxie, les immobilise, les met à pied; quand viendra le règne de la puissance électrique, et ce règne est proche, ce sera bien pis. L'électricité les foudroiera, les mettra en poudre. Enfin à l'avénement de l'aérostation dirigée, avénement auquel nous nous obstinons à croire, le nom de ces joyeux conducteurs de chevaux sera devenu un vieux mot de la langue française dont la signification échappera complétement à l'intelligence de la plupart des voyageurs. Et quand, en passant au-dessus de Lonjumeau, le ballon-poste de Paris contiendra quelque lettré savant, s'il s'avise de s'écrier, en considérant ce village avec sa longue-vue: «Voilà le pays du postillon qu'un ancien compositeur a rendu fameux!» les dames occupées à jouer au volant dans le grand salon du navire aérien interrompront leur partie pour demander au savant ce qu'il veut dire. Et le savant répondra: «Au dix-neuvième siècle, Mesdames, les nations dites civilisées rampaient à terre comme font les escargots. Les voyageurs qui en ces temps de prétentieuse barbarie parcouraient dix ou douze lieues à l'heure, dans de lourds wagons roulés sur des voies de fer par la vapeur, ressentaient de cette rapide locomotion une fierté risible. Mais parmi les gens obligés de s'éloigner de vingt ou trente lieues de leur chenil natal, un très-grand nombre encore s'enfermait alors en d'affreuses caisses de bois, où l'on ne pouvait être ni debout ni couché, où il n'était pas même possible d'étendre ses jambes. On y éprouvait toutes les tortures du froid, du vent, de la pluie, de la chaleur, du mauvais air, des mauvaises odeurs et de la poussière; les patients, secoués comme sont les grains de plomb dans une bouteille qu'on nettoie, avaient en outre à supporter un bruit assourdissant et incessant; ils y dormaient tant bien que mal les uns sur les autres, la nuit, en s'infectant les uns les autres, ni plus ni moins que les bestiaux que nous entassons dans nos petits navires de transports agricoles. Ces horribles et lourdes boîtes appelées diligences, par antiphrase apparemment, étaient traînées dans de boueux ravins nommés routes royales, impériales ou départementales, par des chevaux capables de parcourir en une heure jusqu'à deux lieues et demie. Et l'homme chevauchant sur l'un des quadrupèdes chargés du labeur de tirer la machine se nommait postillon, le lion de la poste. Or, en ce hameau de Lonjumeau, vécut naguère un postillon fameux. Ses aventures fournirent le sujet d'une de ces pièces de théâtre où l'on parlait et chantait successivement, et qu'on désignait alors sous le nom d'opéras comiques. La musique de cet ouvrage fut écrite par un compositeur à la verve facile, célèbre en France sous le nom de Dam ou d'Edam (quelques historiographes le nomment Adam), et qui fut, cela est certain, membre de l'Institut. De là l'illustration du hameau de Lonjumeau, qu'on apercevait à l'ouest tout à l'heure, et que vous ne voyez plus.» Lonjumeau! Lonjumeau! Fuit Troja!!…
Le rhythme d'orgueil
Une dame très-forte sur la théologie, et qui joue aussi très-bien du piano, a publié récemment une brochure curieuse sur le rhythme, où l'on trouve entre autres choses entièrement nouvelles le passage suivant:
«La musique de Beethoven fait aimer et se complaire dans le désespoir (l'auteur a peut-être voulu dire que cette musique fait aimer le désespoir et s'y complaire); on y pleure des larmes de sang, non pas sur les douleurs d'un Dieu mort pour nous, mais bien sur la perte éternelle du diable. Rhythme d'orgueil qui cherche la vérité, qui implore la vérité, mais qui ne veut pas accepter cette vérité dans les conditions où il lui a plu de se révéler à nous. C'est toujours le Juif disant au Rédempteur: Descends de la croix, et nous croirons en toi. Obéis à nos caprices, flatte nos mauvais instincts, et nous te proclamerons le Dieu de vérité, sinon… Crucifige! Et ces œuvres-là le mettent à mort dans nos cœurs, comme les Juifs l'ont mis à mort sur la croix.»
Quel malheur de n'être pas théologien et philosophe! Il me semble que si je l'étais, je comprendrais tout cela. Et cela doit être bien beau. L'un des points de la doctrine de l'auteur m'inspire pourtant quelques doutes. J'ai en effet souvent pleuré en entendant les œuvres de Beethoven; ces larmes, il est vrai, n'étaient point causées par les douleurs d'un Dieu mort pour nous, mais à coup sûr, j'en puis jurer la main sur ma conscience, elles ne coulaient pas non plus sur la perte éternelle du diable, pour qui je n'ai plus d'amitié depuis longtemps.
Mot de M. Auber
Un ténor dont la voix n'est ni pure ni sonore, chantait dans un salon la romance de Joseph; au moment où il prononçait ces paroles:
«Dans un humide et froid abîme,
Ils me plongent, dans leur fureur,»
M. Auber, se tournant vers son voisin, dit: «Décidément, Joseph est resté trop longtemps dans la citerne.»
La musique et la danse
La danse s'est toujours montrée, à l'égard de la musique, sœur tendre et dévouée. La musique, de son côté, témoigne, en mainte occasion, de son dévouement pour la danse. Il n'est sorte de bons procédés que ces deux charmantes sœurs ne se prodiguent l'une à l'autre. Il en est ainsi depuis un temps immémorial: on les voit partout liguées, étroitement unies, prêtes à combattre à outrance les autres arts, les sciences, la philosophie et même le terrible bon sens. Ce fait avait été reconnu déjà au siècle de Louis XIV; Molière l'a prouvé dans le premier acte de son Bourgeois gentilhomme:
« – La philosophie est quelque chose; mais la musique, monsieur, la musique…
– La musique et la danse… la musique et la danse, c'est là tout ce qu'il faut.
– Il n'y a rien qui soit si utile dans un État que la musique.
– Il n'y a rien qui soit si nécessaire aux hommes que la danse.
– Sans la musique un État ne peut subsister.
– Sans la danse un homme ne saurait rien faire.»
Pourtant, si l'une des deux Muses abuse un peu de temps en temps de la bonté et de l'affection de l'autre, je crois que c'est la danse. Voyez ce qui se passe dans la confection des ballets. La musique s'est donné la peine de composer un délicieux morceau, bien conçu, mélodieux et instrumenté avec art, gai, alerte, entraînant. Arrive la danse qui lui dit: «Chère sœur, ton air est charmant, mais il est trop court; allonge-le de seize mesures, ajoute-s-y n'importe quoi, j'ai besoin de ce supplément.» Ou bien: «Voilà un morceau ravissant, mais il est trop long, il faut me le raccourcir d'un quart.» La musique a beau répondre: «Ces mesures que tu veux me faire ajouter formeront un non-sens, une répétition oiseuse, ridicule.» Ou bien: «La coupure que tu me demandes va détruire toute l'ordonnance du morceau…
– N'importe, répond sa bondissante sœur; ce que je demande est indispensable.» Et la musique obéit. Ailleurs la danse trouve l'instrumentation trop délicate; il lui faut des trombones, des cymbales, de bons coups de grosse caisse, et la musique, en gémissant, se résigne à toutes sortes de brutalités. Ici le mouvement est trop vif pour que le danseur puisse se livrer aux grands écarts, aux nobles élévations de son pas; la musique, soumise, brise le rhythme, en attendant le moment de reprendre son allure naturelle; et il lui faut de la patience, car le grand danseur s'élève si haut, que fort souvent, on le sait, il lui arrive à lui-même de s'ennuyer en l'air. Là le mouvement devra être plus ou moins accéléré, selon que la danseuse veut faire œuvre des dix doigts de ses pieds ou des deux gros orteils seulement. Alors la musique sera forcée de passer et de revenir, et de repasser et de revenir encore, en quelques mesures, de l'allégro au presto, ou de l'allégretto au prestissimo, sans égard pour le dessin mélodique disloqué et même pour la possibilité de l'exécution. Mais voici qui est bien plus grave. Quand un ballet nouveau a triomphé, on taille, on rogne, on déchire, on extermine un opéra quelconque, fût-ce un chef-d'œuvre consacré par l'admiration générale, pour en faire le complément de la soirée que le ballet ne suffit pas à remplir, pour en faire un lever de rideau. Mais si d'aventure il naissait quelque bel opéra en trois actes, dont la durée, par conséquent, serait, insuffisante à occuper la scène de sept heures du soir à minuit, ferait-on un lever de rideau avec quelque fragment de ballet? Dieu du ciel, quelle honte! la danse ne la subirait pas.
Abîmons tout plutôt: c'est l'esprit de la danse!
Les danseurs poëtes
Un danseur disait en parlant d'un de ses propres entrechats: C'est une poignée de diamants jetée au soleil! En voyant Mme Ferraris dans le Cheval de bronze, un autre s'écria: C'est une rose emportée par le vent dans un tourbillon de turquoises, de rubis et de poudre d'or.
Autre mot de M. Auber
Dernièrement un habitué de l'orchestre de l'Opéra, ne reconnaissant pas la jeune danseuse qui entrait en scène, demanda à un de ses voisins comment elle s'appelait: «C'est Mlle Zina, répondit celui-ci, dont le maillot, vous le savez, s'est décousu le soir de son premier début. – Accident remarquable, ajouta doucement M. Auber qui se trouvait là, car ce fut une des rares occasions où le décousu a du succès.»
Concerts
Je serais un ingrat si je ne parlais pas ici des douces heures que m'ont fait passer, cet hiver, à Paris les donneurs de concerts.
Presque chaque jour pendant quatre mois, j'ai été l'un des acteurs de la comédie suivante:
Le théâtre représente un cabinet de travail modestement meublé et un malade toussant au coin de sa cheminée. Entrent deux pianistes, trois pianistes, quatre pianistes et un violoniste.
LE PIANISTE Nº 1, au malade
Monsieur, j'ai appris que vous étiez fort souffrant…
LE PIANISTE Nº 2
J'ai su, moi aussi, que votre santé…
LES PIANISTES Nos 7 ET 9
On nous a dit que vous étiez gravement indisposé…
LE PIANISTE Nº 1
Et je viens… vous prier d'assister à mon concert qui a lieu dans le salon d'Erard.
LE PIANISTE Nº 2
Et je me suis fait un devoir de venir vous demander… de vouloir bien venir entendre mes nouvelles études et mon concert chez Pleyel.
LE PIANISTE Nº 8
Quant à moi, un seul motif m'amène, mon cher ami, le soin de votre santé. Vous travaillez trop; il faut sortir, prendre l'air, vous distraire; je viens dans l'intention formelle de vous enlever; j'ai une voiture à votre porte, il faut que vous assistiez à mon concert chez Herz. Allons! allons!
LE MALADE
Quand aura lieu le vôtre?
LE Nº 1
Ce soir à huit heures.
LE MALADE
Et le vôtre?
LE Nº 2
Ce soir à huit heures.
LE MALADE
Et le vôtre?
LE Nº 8
Ce soir à huit heures.
LE VIOLONISTE, éclatant de rire
Il y en a six ou sept à la fois, ce soir. Et comme j'ai bien prévu que, selon votre usage, ne pouvant aller partout, vous n'iriez nulle part, et par discrétion en outre, pour ne pas vous déranger, souffrant comme vous l'êtes, j'ai apporté ma boîte; mon violon est là. Si vous le permettez, je vais vous jouer mes nouveaux caprices pour la quatrième corde.
LE MALADE, à part
La peste de ta corde, empoisonneur au diable,
En eusses-tu le cou serré
…
Le fait est, et cela est triste à dire, que les concerts à Paris sont devenus de pitoyables non-sens. Il y en a une telle quantité, ils vous poursuivent, vous obsèdent, vous assomment, vous scient avec une si cruelle obstination, que le propriétaire d'un vaste salon littéraire a eu dernièrement l'idée de placer devant sa porte une affiche ainsi conçue: Ici on ne donne pas de concerts. Et son salon, depuis lors, regorge de lecteurs et d'amis de la paix qui viennent y chercher un abri.
Depuis que Mme Erard s'est résignée à ouvrir gratuitement ses salons aux féroces virtuoses errant en liberté dans Paris, le produit de la vente des pianos de sa fabrique a baissé d'une façon déplorable, personne n'osant plus aller chez elle, le jour ni la nuit, examiner ses instruments, dans la crainte de tomber en plein concert sous la griffe d'un de ces lions.
Notez qu'il n'y a plus assez de salons, de manèges, de halles, de corridors pour satisfaire tous les concertants. Les salles de Herz, de Pleyel, d'Erard, de Gouffier, de Sainte-Cécile, du Conservatoire, de l'hôtel du Louvre, de l'hôtel d'Osmond, de Valentino, du Prado, du Théâtre-Italien n'y suffisent pas. Et comme en désespoir de cause plusieurs virtuoses commençaient à travailler en plein air, dans certaines rues neuves où le bruit des rares voitures qui y passent garantit mal l'inviolabilité des oreilles des habitants, les propriétaires ont dû faire inscrire en lettres énormes sur leurs maisons: Il est défendu de faire de la musique contre ce mur.
Les donneurs de concerts novices en sont encore, les innocents! à répandre dans Paris des invitations gratuites qu'ils glissent la nuit sous les portes cochères; ils s'étonnent ensuite de voir leur salle déserte! Il est bon d'avertir ici ces dignes virtuoses, étrangers pour la plupart, arrivant de Russie, d'Allemagne, d'Italie, d'Espagne, des Indes, du Japon, de la Nouvelle-Calédonie, du Congo, de Monaco, de San-Francisco, de Macao, de Cusco, qu'un auditoire de concert se paye maintenant, comme on a de tout temps payé le chœur, l'orchestre et les claqueurs. Un auditoire de six cents oreilles coûte au moins trois mille francs.
L'un des bénéficiaires donneurs de concerts a bien voulu dernièrement recourir au procédé américain, qui consiste à offrir avec un billet une tasse de chocolat et une tranche de pâté; mais les auditeurs parisiens, n'étant pas en général gros mangeurs, ont trouvé la compensation insuffisante, et tout d'abord ont fait demander par un de leurs chefs au virtuose amphitryon, s'il ne serait pas possible de consommer le chocolat et le pâté sans entendre le concert. Le bénéficiaire indigné, ayant répondu comme le philosophe ancien: «Mange, mais écoute!» l'affaire n'a pas pu s'arranger.
La bravoure de Nelson
Il y a un pays, voisin du nôtre, où la musique est réellement aimée et respectée, et où l'on ne saurait en conséquence entendre un concert ni une représentation lyrique de longue durée. Dans ce pays-là, une soirée musicale commencée à six heures et demie doit être terminée à neuf heures, à neuf heures et demie tout au plus, car à onze heures tout le monde dort.
Chez nous, à onze heures, tout le monde dort bien aussi, mais la musique n'est pas finie. Pour obtenir des succès productifs, il faut même à toute force que nos compositeurs écrivent de ces bons gros mâtins d'opéras qui aboient de sept heures à minuit et quelquefois encore par delà. On aime à y dormir, on aime à y pâtir, on aime à y bâtir des châteaux en Espagne, bercé par le bruit incessant de la cascade de cavatines, jusqu'à ce qu'un accident fasse que l'on rentre en soi-même, que la claque oublie d'applaudir, par exemple; alors on s'éveille en sursaut.
Cette tendance à faire descendre la musique à de vils emplois, tels que ceux d'inviter le public au sommeil dans un théâtre, d'accompagner les conversations dans un salon, de faciliter la digestion pendant les festins, ou d'amuser les enfants de tous les âges, est l'indice le plus sûr de la barbarie d'un peuple. A cet égard nous sommes en France assez peu civilisés, et notre goût pour l'art en général ressemble fort à celui d'un de nos rois à qui l'on demandait s'il aimait la musique, et qui répondit avec bonhomie: «Eh! je ne la crains pas!» Je ne suis pas si brave que ce roi, et j'avoue en toute humilité que la musique bien souvent me fait une peur affreuse. Mais si, comme Nelson, je tremble au moment du combat, pourtant, quoi qu'on en dise, on me voit toujours aussi à mon poste à l'heure du danger, et l'on me trouvera mort un beau soir au sixième acte de quelque opéra de Trafalgar.
Préjugés grotesques
Le préjugé, chez nous, dit beaucoup plus qu'ailleurs d'énormes sottises, et voudrait du haut de son insolence régenter toutes les parties de l'art musical. Sans relever ce qu'il dit de l'harmonie, de la mélodie, du rhythme, à en croire l'une de ses assertions outrecuidantes, il n'y aurait qu'une seule forme à donner aux textes destinés au chant; il serait impossible de chanter de la prose; les vers alexandrins seraient les pires de tous pour le compositeur. Enfin certaines gens soutiennent que tous les vers destinés au chant doivent être, sans exception, ce qu'on appelle des vers rhythmiques, c'est-à-dire scandés d'une façon uniforme du commencement à la fin d'un morceau, ayant chacun un nombre égal de syllabes longues et brèves placées aux mêmes endroits.
Quant à faire de la musique sur de la prose, rien n'est plus facile; il s'agit seulement de savoir sur quelle prose. Les illustres chefs-d'œuvre de l'art religieux, messes et oratorios, ont été écrits par Haendel, Haydn, Bach, Mozart, sur de la prose anglaise, allemande et latine. «Oui, dit-on, cela se peut en latin, en allemand et en anglais, mais c'est impraticable en français.» On appelle toujours chez nous impraticable ce qui est impratiqué. Or ce n'est pas même impratiqué; il y a de la musique écrite sur de la prose française, et il y en aura tant qu'on voudra. Dans les opéras les plus célèbres on entend chaque jour des passages où les vers de l'auteur du livret ont été disloqués par le compositeur, brisés, hachés, dénaturés par la répétition de certains mots et par l'addition même de certains autres, de telle sorte que ces vers sont devenus en réalité de la prose, et cette prose se trouve convenir et s'adapter à la pensée du musicien que les vers contrariaient.
Cela se chante pourtant sans peine, et le morceau de musique n'en est pas moins beau comme musique pure; et la mélodie se moque de vos prétentions à la guider, à la soutenir par des formes littéraires arrêtées à l'avance par un autre que le compositeur.
Un librettiste critiquait violemment devant moi les vers d'un opéra nouveau:
«Quels rhythmes!» disait-il, «quel désordre! C'est comme de la prose. Ici un grand vers, là un petit vers, aucune concordance dans la distribution des accents, les longues et les brèves jetées au hasard! quel tohu-bohu! Faites donc de la musique là-dessus!»
Je le laissai dire. Quelques jours plus tard, en me promenant avec lui, je chantais, mais sans paroles, une mélodie qui paraissait le charmer:
«Connaissez-vous cela? lui dis-je.
– Non, c'est délicieux; cela doit être de quelque opéra italien, car les Italiens au moins savent faire des paroles qui n'empêchent pas de chanter.
– C'est la musique des vers que vous trouviez si antimélodiques l'autre jour.»
Combien de fois ne me suis-je pas amusé à faire tomber dans le même piège des partisans de l'emploi exclusif des vers rhythmiques en leur chantant au contraire une mélodie à laquelle j'avais adapté des paroles italiennes; puis, quand mes auditeurs s'étaient bien évertués à prouver l'heureuse influence de la coupe des vers italiens sur l'inspiration du compositeur, je soufflais sur leur enthousiasme, en leur apprenant que la forme des vers ne pouvait en aucune façon avoir, en ce cas, déterminé celle de la mélodie, puisque le chant qu'on venait d'entendre appartenait à une symphonie de Beethoven et qu'il avait par conséquent été écrit sans paroles.
Ceci ne veut point dire que les vers rhythmiques ne puissent être excellents pour la musique. Bien plus, j'avouerai qu'ils sont fort souvent indispensables. Si le compositeur a adopté pour son morceau un rhythme obstiné dont la persistance même est la cause de l'effet, tel que celui du chœur des démons dans l'Orphée de Gluck:
Quel est l'audacieux
Qui dans ces sombres lieux,
il est bien évident que cette forme doit se retrouver dans les vers, sans quoi les paroles n'iraient pas sur la musique.
Si plusieurs strophes différentes sont destinées à être chantées successivement sur la même mélodie, il serait fort à désirer également qu'elles fussent toutes coupées et rhythmées de la même façon; on empêcherait ainsi les fautes grossières de prosodie produites nécessairement par la musique sur les couplets qui ne sont point rhythmés comme le premier, ou l'on éviterait au compositeur soigneux l'obligation de corriger ces fautes en modifiant sa mélodie pour les diverses strophes, lorsqu'il a tout intérêt à ne pas la modifier.
Mais dire que dans un air, dans un duo, dans une scène où la passion peut et doit s'exprimer de mille façons diverses et imprévues, il faut absolument que les vers soient uniformément coupés et rhythmés, prétendre qu'il n'y a pas de musique possible sans cela, c'est prouver clairement tout au moins qu'on n'a pas d'idée de la constitution de cet art; et l'application de ce système par les poëtes italiens, en mainte occasion où la musique la repousse, n'a sans doute pas peu contribué à donner à l'ensemble des productions musicales de l'Italie l'uniformité de physionomie qu'on a le droit de lui reprocher.
Quant à la prévention contre les vers alexandrins, prévention que beaucoup de compositeurs partagent, elle est d'autant plus étrange, que ni poëtes ni musiciens ne manifestent d'aversion pour les vers de six pieds. Or, qu'est-ce qu'un vers alexandrin coupé en deux par l'hémistiche, sinon deux vers de six pieds qui ne riment pas? Et que fait la rime, je vous prie, au développement d'une période mélodique?.. Bien plus, il arrive souvent que ces poëtes, compteurs si rigoureux de syllabes, croyant faire deux vers de six pieds, font un abominable vers de treize pieds, faute de tenir compte de la non-élision de la fin du premier vers avec le commencement du second. Telle fut la maladresse commise par l'auteur des paroles du Pré aux Clercs, quand Hérold lui demanda des vers rhythmiques (il en fallait là) de six pieds pour un de ses plus jolis morceaux:
C'en est fait, le ciel même
A reçu leurs serments,
Sa puissance suprême
VIENT d'unir deux amants.
L'ensemble des deux premiers vers, grâce à l'élision qui les unit, fait bien douze syllabes pour le musicien, mais l'ensemble des deux autres en forme évidemment treize, l'élision ne pouvant avoir lieu entre suprême et vient, et il résulte de cette syllabe surnuméraire l'obligation d'ajouter dans la musique une note qui dérange l'ordonnance de la phrase et produit un petit soubresaut des plus disgracieux. Voilà de la barbarie!
Dans un livre très-bien fait sous plusieurs rapports, intitulé Essai de rhythmique française, M. Ducondut a prouvé fort catégoriquement, que malgré le préjugé qui existe contre ses aptitudes à cet égard, la langue française pouvait se prêter sans peine à toutes les formes de vers et à toutes les divisions rhythmiques, et que si on n'avait pas fait jusqu'à présent usage des formes qu'il croit indispensables à la musique, il fallait s'en prendre aux poëtes et non pas accuser l'insuffisance de la langue. Les exemples qu'il donne de vers rhythmiques de toutes sortes démontrent avec évidence sa théorie. Mais cette théorie, admettant comme une nécessité absolue de la poésie lyrique l'emploi des règles qu'elle donne, est en soi radicalement fausse, je le répète. La musique est en général insaisissable dans ses caprices, alors même qu'elle semble le moins en avoir; et hors les cas exceptionnels dont j'ai parlé tout à l'heure, il est parfaitement insensé de prétendre n'employer pour le chant que des vers rhythmiques, et de croire que la cadence monotone de vers ainsi faits facilitera la composition de la mélodie en lui imposant à l'avance une forme invariable; car si la mélodie n'avait pas fort heureusement mille moyens de s'y dérober, ce serait en réalité précisément le contraire.
«La musique, dit M. Ducondut, procède par phrases, qui se composent de mesures égales entre elles et dont chacune se divise elle-même en temps forts et en temps faibles; elle a ses notes frappées et levées, avec ses points de repos ou cadences; et le retour régulier de toutes ces choses, dans les membres correspondants de la période mélodique, constitue, avec la carrure des phrases, le rhythme musical. La poésie qui prétend s'allier à la musique est tenue de se conformer à cette marche… etc., sans quoi il y a désaccord entre les deux arts associés.» Sans doute, mais cette marche de la musique est fort loin d'avoir la régularité absolue que vous lui attribuez et qui existe dans vos vers. Une mesure est égale à une autre mesure; égale en durée, je le veux bien, mais cette durée est inégalement partagée. Dans celle-ci, je n'emploierai que deux notes qui porteront deux syllabes; dans la suivante j'en écrirai quatre ou six ou sept qui pourront porter quatre ou six ou sept syllabes si je le veux, ou une seule syllabe, s'il me plaît que la série de notes soit vocalisée. Que devient alors votre rhythme poétique établi à si grand'peine? La musique le détruit, le broie, l'anéantit. La poésie est esclave du rhythme qu'elle s'est imposé, la musique, non-seulement est indépendante, mais c'est elle qui crée le rhythme et qui, tout en le conservant dans ses éléments constitutifs, peut le modifier de mille manières dans ses détails. Et le mouvement, dont les auteurs de théories poétiques ne parlent jamais et qui seul peut donner au rhythme son caractère, qui est-ce qui le détermine? C'est le musicien. Car le mouvement est l'âme de la musique, et les poëtes n'ont jamais songé seulement à trouver le moyen de fixer le degré de rapidité ou de lenteur convenable à la récitation de leurs vers.
L'écriture du langage d'aucun peuple n'a les signes indicateurs de la division du temps. La musique (moderne) seule les possède; la musique peut écrire le silence et en déterminer la durée, ce que les langues parlées ne sauraient faire. La musique enfin, et pour couper court à ces singulières prétentions renouvelées des Grecs qu'élèvent des grammairiens et des poëtes qui ne la connaissent pas, existe par elle-même; elle n'a aucun besoin de la poésie; et toutes les langues humaines périraient qu'elle n'en resterait pas moins le plus poétique et le plus grand des arts, comme elle en est le plus libre. Qu'est une symphonie de Beethoven, sinon la musique souveraine dans toute sa majesté?..
…
… Tel est encore le préjugé toujours ranimé à propos de tous les musiciens de style, de la suprématie accordée par eux, dit-on, à la partie instrumentale au détriment de la vocale. Vienne un compositeur qui sait écrire, qui possède son art à fond, qui, par conséquent, sait employer l'orchestre avec discernement, avec finesse, le faire parler avec esprit, se mouvoir avec grâce, jouer comme un gracieux enfant, ou chanter d'une voix puissante, ou tonner, ou rugir; qui ne va pas, à l'exemple des compositeurs vulgaires, se ruer à coups de pied, à coups de poing sur les instruments, celui-là, dira-t-on, est un homme d'un grand talent, mais il a mis la statue dans l'orchestre. Et cette niaise critique des opéras de Mozart, faite il y a quatre-vingts ans par le faux bonhomme Grétry, reste et restera longtemps encore infligée comme un blâme par la foule des connaisseurs ou par les connaisseurs de la foule, aux musiciens qui ont le plus de droits à l'éloge contraire. Si quelqu'un avait osé répondre la vérité à Grétry censurant ainsi Mozart, il lui eût dit: «Mozart, à votre avis, a mis le piédestal sur la scène et la statue dans l'orchestre? Cette comparaison saugrenue pourrait en mainte circonstance n'être pas un blâme, on vous le prouvera; dans votre bouche elle en est un. Or ce blâme est injuste, la critique porte à faux; l'orchestre de Mozart est charmant, sinon très-riche de coloris, il est discret, délicatement ouvragé, énergique quand il le faut, parfait; aussi parfait que le vôtre est délabré, impotent et ridicule.