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Kitabı oku: «Les confessions», sayfa 10

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M. Le Maître avait les goûts de son art; il aimait le vin. À table cependant il était sobre, mais en travaillant dans son cabinet il fallait qu’il bût. Sa servante le savait si bien que, sitôt qu’il préparait son papier pour composer, et qu’il prenait son violoncelle, son pot et son verre arrivaient l’instant d’après, et le pot se renouvelait de temps à autre. Sans jamais être absolument ivre, il était presque toujours pris de vin; et en vérité c’était dommage, car c’était un garçon essentiellement bon, et si gai que Maman ne l’appelait que petit chat. Malheureusement il aimait son talent, travaillait beaucoup, et buvait de même. Cela prit sur sa santé et enfin sur son humeur: il était quelquefois ombrageux et facile à offenser. Incapable de grossièreté, incapable de manquer à qui que ce fût, il n’a jamais dit une mauvaise parole, même à un de ses enfants de chœur; mais il ne fallait pas non plus lui manquer, et cela était juste. Le mal était qu’ayant peu d’esprit, il ne discernait pas les tons et les caractères, et prenait souvent la mouche sur rien.

L’ancien Chapitre de Genève, où jadis tant de princes et d’évêques se faisaient un honneur d’entrer, a perdu dans son exil son ancienne splendeur, mais il a conservé sa fierté. Pour pouvoir y être admis, il faut toujours être gentilhomme ou docteur de Sorbonne, et s’il est un orgueil pardonnable, après celui qui se tire du mérite personnel, c’est celui qui se tire de la naissance. D’ailleurs tous les prêtres qui ont des laïques à leurs gages les traitent d’ordinaire avec assez de hauteur. C’est ainsi que les chanoines traitaient souvent le pauvre Le Maître. Le chantre surtout, appelé M. l’abbé de Vidonne, qui du reste était un très galant homme, mais trop plein de sa noblesse, n’avait pas toujours pour lui les égards que méritaient ses talents; et l’autre n’endurait pas volontiers ces dédains. Cette année ils eurent, durant la semaine sainte, un démêlé plus vif qu’à l’ordinaire dans un dîner de règle que l’évêque donnait aux chanoines, et où Le Maître était toujours invité. Le chantre lui fit quelque passe-droit, et lui dit quelque parole dure que celui-ci ne put digérer; il prit sur-le-champ la résolution de s’enfuir la nuit suivante, et rien ne put l’en faire démordre, quoique Mme de Warens, à qui il alla faire ses adieux, n’épargnât rien pour l’apaiser. Il ne put renoncer au plaisir de se venger de ses tyrans, en les laissant dans l’embarras aux fêtes de Pâques, temps où l’on avait le plus grand besoin de lui. Mais ce qui l’embarrassait lui-même était sa musique qu’il voulait emporter, ce qui n’était pas facile: elle formait une caisse assez grosse et fort lourde, qui ne s’emportait pas sous le bras.

Maman fit ce que j’aurais fait, et ce que je ferais encore à sa place. Après bien des efforts inutiles pour le retenir, le voyant résolu de partir comme que ce fût, elle prit le parti de l’aider en tout ce qui dépendait d’elle. J’ose dire qu’elle le devait. Le Maître s’était consacré, pour ainsi dire, à son service. Soit en ce qui tenait à son art, soit en ce qui tenait à ses soins, il était entièrement à ses ordres, et le cœur avec lequel il les suivait donnait à sa complaisance un nouveau prix. Elle ne faisait donc que rendre à un ami, dans une occasion essentielle, ce qu’il faisait pour elle en détail depuis trois ou quatre ans; mais elle avait une âme qui, pour remplir de pareils devoirs, n’avait pas besoin de songer que c’en étaient pour elle. Elle me fit venir, m’ordonna de suivre M. Le Maître au moins jusqu’à Lyon, et de m’attacher à lui aussi longtemps qu’il aurait besoin de moi. Elle m’a depuis avoué que le désir de m’éloigner de Venture était entré pour beaucoup dans cet arrangement. Elle consulta Claude Anet, son fidèle domestique, pour le transport de la caisse. Il fut d’avis qu’au lieu de prendre à Annecy une bête de somme, qui nous ferait infailliblement découvrir, il fallait, quand il serait nuit, porter la caisse à bras jusqu’à une certaine distance, et louer ensuite un âne dans un village pour la transporter jusqu’à Seyssel, où, étant sur terres de France, nous n’aurions plus rien à risquer. Cet avis fut suivi; nous partîmes le même soir à sept heures; et Maman, sous prétexte de payer ma dépense, grossit la petite bourse du pauvre petit chat d’un surcroît qui ne lui fut pas inutile. Claude Anet, le jardinier et moi, portâmes la caisse comme nous pûmes jusqu’au premier village où un âne nous relaya, et la même nuit nous nous rendîmes à Seyssel.

Je crois avoir déjà remarqué qu’il y a des temps où je suis si peu semblable à moi-même qu’on me prendrait pour un autre homme de caractère tout opposé. On en va voir un exemple. M. Reydelet, curé de Seyssel, était chanoine de Saint-Pierre, par conséquent de la connaissance de M. Le Maître, et l’un des hommes dont il devait le plus se cacher. Mon avis fut au contraire d’aller nous présenter à lui, et lui demander gîte sous quelque prétexte, comme si nous étions là du consentement du chapitre. Le Maître goûta cette idée qui rendait sa vengeance moqueuse et plaisante. Nous allâmes donc effrontément chez M. Reydelet, qui nous reçut très bien. Le Maître lui dit qu’il allait à Belley, à la prière de l’évêque diriger sa musique aux fêtes de Pâques; qu’il comptait repasser dans peu de jours, et moi, à l’appui de ce mensonge, j’en enfilai cent autres si naturels, que M. Peydelet, me trouvant joli garçon, me prit en amitié et me fit mille caresses. Nous fûmes bien régalés, bien couchés. M. Reydelet ne savait quelle chère nous faire; et nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde, avec promesse de nous arrêter plus longtemps au retour. À peine pûmes-nous attendre que nous fussions seuls pour commencer nos éclats de rire, et j’avoue qu’ils me reprennent encore en y pensant, car on ne saurait imaginer une espièglerie mieux soutenue ni plus heureuse. Elle nous eût égayés durant toute la route, si M. Le Maître, qui ne cessait de boire et de battre la campagne, n’eût été attaqué deux ou trois fois d’une atteinte à laquelle il devenait très sujet et qui ressemblait fort à l’épilepsie. Cela me jeta dans des embarras qui m’effrayèrent, et dont je pensai bientôt à me tirer comme je pourrais.

Nous allâmes à Belley passer les fêtes de Pâques comme nous l’avions dit à M. Reydelet; et, quoique nous n’y fussions point attendus, nous fûmes reçus du maître de musique et accueillis de tout le monde avec grand plaisir. M. Le Maître avait de la considération dans son art, et la méritait. Le maître de musique de Belley se fit honneur de ses meilleurs ouvrages et tâcha d’obtenir l’approbation d’un si bon juge: car outre que Le Maître était connaisseur, il était équitable, point jaloux et point flagorneur. Il était si supérieur à tous ces maîtres de musique de province, et ils le sentaient si bien eux-mêmes, qu’ils le regardaient moins comme leur confrère que comme leur chef.

Après avoir passé très agréablement quatre ou cinq jours à Belley, nous en repartîmes et continuâmes notre route sans autre incident que ceux dont je viens de parler. Arrivés à Lyon, nous fûmes loger à Notre-Dame-de-Pitié, et en attendant la caisse, qu’à la faveur d’un autre mensonge nous avions embarquée sur le Rhône par les soins de notre bon patron M. Reydelet, M. Le Maître alla voir ses connaissances, entre autres le P. Caton, cordelier, dont il sera parlé dans la suite, et l’abbé Dortan, comte de Lyon. L’un et l’autre le reçurent bien; mais ils le trahirent comme on verra tout à l’heure; son bonheur s’était épuisé chez M. Reydelet.

Deux jours après notre arrivée à Lyon, comme nous passions dans une petite rue, non loin de notre auberge, Le Maître fut surpris d’une de ses atteintes, et celle-là fut si violente que j’en fus saisi d’effroi. Je fis des cris, appelai au secours, nommai son auberge et suppliai qu’on l’y fît porter; puis, tandis qu’on s’assemblait et s’empressait autour d’un homme tombé sans sentiment et écumant au milieu de la rue, il fut délaissé du seul ami sur lequel il eût dû compter. Je pris l’instant où personne ne songeait à moi; je tournai le coin de la rue, et je disparus. Grâce au Ciel, j’ai fini ce troisième aveu pénible. S’il m’en restait beaucoup de pareils, à faire, j’abandonnerais le travail que j’ai commencé.

De tout ce que j’ai dit jusqu’à présent, il en est resté quelques traces dans les lieux où j’ai vécu; mais ce que j’ai à dire dans le livre suivant est presque entièrement ignoré. Ce sont les plus grandes extravagances de ma vie, et il est heureux qu’elles n’aient pas plus mal fini. Mais ma tête, montée au ton d’un instrument étranger, était hors de son diapason: elle y revint d’elle-même; et alors je cessai mes folies, ou du moins j’en fis de plus accordantes à mon naturel. Cette époque de ma jeunesse est celle dont j’ai l’idée la plus confuse. Rien presque ne s’y est passé d’assez intéressant à mon cœur pour m’en retracer vivement le souvenir, et il est difficile que dans tant d’allées et venues, dans tant de déplacements successifs, je ne fasse pas quelques transpositions de temps ou de lieu. J’écris absolument de mémoire, sans monuments, sans matériaux qui puissent me la rappeler. Il y a des événements de ma vie qui me sont aussi présents que s’ils venaient d’arriver; mais il y a des lacunes et des vides que je ne peux remplir qu’à l’aide de récits aussi confus que le souvenir qui m’en est resté. J’ai donc pu faire des erreurs quelquefois, et j’en pourrai faire encore sur des bagatelles, jusqu’au temps où j’ai de moi des renseignements plus sûrs; mais en ce qui importe vraiment au sujet, je suis assuré d’être exact et fidèle, comme je tâcherai toujours de l’être en tout: voilà sur quoi l’on peut compter.

Sitôt que j’eus quitté M. Le Maître, ma résolution fut prise et je repartis pour Annecy. La cause et le mystère de notre départ m’avaient donné un grand intérêt pour la sûreté de notre retraite; et cet intérêt, m’occupant tout entier, avait fait diversion durant quelques jours à celui qui me rappelait en arrière; mais dès que la sécurité me laissa plus tranquille, le sentiment dominant reprit sa place. Rien ne me flattait, rien ne me tentait, je n’avais de désir pour rien que pour retourner auprès de Maman. La tendresse et la vérité de mon attachement pour elle avaient déraciné de mon cœur tous les projets imaginaires, toutes les folies de l’ambition. Je ne voyais plus d’autre bonheur que celui de vivre auprès d’elle, et je ne faisais pas un pas sans sentir que je m’éloignais de ce bonheur. J’y revins donc aussitôt que cela me fut possible. Mon retour fut si prompt et mon esprit si distrait, que, quoique je me rappelle avec tant de plaisir tous mes autres voyages, je n’ai pas le moindre souvenir de celui-là; je ne m’en rappelle rien du tout, sinon mon départ de Lyon et mon arrivée à Annecy. Qu’on juge surtout si cette dernière époque a dû sortir de ma mémoire! En arrivant je ne trouvai plus de Mme de Warens: elle était partie pour Paris.

Je n’ai jamais bien su le secret de ce voyage. Elle me l’aurait dit, j’en suis très sûr, si je l’en avais pressée: mais jamais homme ne fut moins curieux que moi du secret de ses amis: mon cœur, uniquement occupé du présent, en remplit toute sa capacité, tout son espace, et, hors les plaisirs passés qui font désormais mes uniques jouissances, il n’y reste pas un coin vide pour ce qui n’est plus. Tout ce que j’ai cru d’entrevoir dans le peu qu’elle m’en a dit est que, dans la révolution causée à Turin par l’abdication du roi de Sardaigne, elle craignit d’être oubliée, et voulut, à la faveur des intrigues de M. d’Aubonne, chercher le même avantage à la cour de France, où elle m’a souvent dit qu’elle l’eût préféré, parce que la multitude des grandes affaires fait qu’on n’y est pas si désagréablement surveillé. Si cela est, il est bien étonnant qu’à son retour on ne lui ait pas fait plus mauvais visage, et qu’elle ait toujours joui de sa pension sans aucune interruption. Bien des gens ont cru qu’elle avait été chargée de quelque commission secrète, soit de la part de l’évêque, qui avait alors des affaires à la cour de France, où il fut lui-même obligé d’aller, soit de la part de quelqu’un plus puissant encore, qui sut lui ménager un heureux retour. Ce qu’il y a de sûr, si cela est, est que l’ambassadrice n’était pas mal choisie, et que, jeune et belle encore, elle avait tous les talents nécessaires pour se bien tirer d’une négociation.

Livre IV

J’arrive, et je ne la trouve plus. Qu’on juge de ma surprise et de ma douleur! C’est alors que le regret d’avoir lâchement abandonné M. Le Maître commença de se faire sentir; il fut plus vif encore quand j’appris le malheur qui lui était arrivé. Sa caisse de musique qui contenait toute sa fortune, cette précieuse caisse, sauvée avec tant de fatigue, avait été saisie en arrivant à Lyon, par les soins du comte Dortan, à qui le Chapitre avait fait écrire pour le prévenir de cet enlèvement furtif. Le Maître avait en vain réclamé son bien, son gagne-pain, le travail de toute sa vie. La propriété de cette caisse était tout au moins sujette à litige; il n’y en eut point. L’affaire fut décidée à l’instant même par la loi du plus fort, et le pauvre Le Maître perdit ainsi le fruit de ses talents, l’ouvrage de sa jeunesse, et la ressource de ses vieux jours.

Il ne manqua rien au coup que je reçus pour le rendre accablant. Mais j’étais dans un âge où les grands chagrins ont peu de prise, et je me forgeai bientôt des consolations. Je comptais avoir dans peu des nouvelles de Mme de Warens, quoique je ne susse pas son adresse et qu’elle ignorât que j’étais de retour; et quant à ma désertion, tout bien compté, je ne la trouvais pas si coupable. J’avais été utile à M. le Maître dans sa retraite, c’était le seul service qui dépendît de moi. Si j’avais resté avec lui en France, je ne l’aurais pas guéri de son mal, je n’aurais pas sauvé sa caisse, je n’aurais fait que doubler sa dépense, sans lui pouvoir être bon à rien. Voilà comment alors je voyais la chose; je la vois autrement aujourd’hui. Ce n’est pas quand une vilaine action vient d’être faite qu’elle nous tourmente, c’est quand longtemps après on se la rappelle; car le souvenir ne s’en éteint point.

Le seul parti que j’avais à prendre pour avoir des nouvelles de Maman était d’en attendre; car où l’aller chercher à Paris, et avec quoi faire le voyage? Il n’y avait point de lieu plus sûr qu’Annecy pour savoir tôt ou tard où elle était. J’y restai donc. Mais je me conduisis assez mal. Je n’allai pas voir l’évêque, qui m’avait protégé et qui me pouvait protéger encore. Je n’avais plus ma patronne auprès de lui, et je craignais les réprimandes sur notre évasion. J’allai moins encore au séminaire: M. Gros n’y était plus. Je ne vis personne de ma connaissance; j’aurais pourtant bien voulu aller voir Mme l’Intendante, mais je n’osai jamais. Je fis plus mal que tout cela: je retrouvai M. Venture, auquel, malgré mon enthousiasme, je n’avais pas même pensé depuis mon départ. Je le retrouvai brillant et fêté dans tout Annecy; les dames se l’arrachaient. Ce succès acheva de me tourner la tête. Je ne vis plus rien que M. Venture, et il me fit presque oublier Mme de Warens. Pour profiter de ses leçons plus à mon aise, je lui proposai de partager avec moi son gîte; il y consentit. Il était logé chez un cordonnier, plaisant et bouffon personnage, qui, dans son patois, n’appelait pas sa femme autrement que salopière, nom qu’elle méritait assez. Il avait avec elle des prises que Venture avait soin de faire durer en paraissant vouloir faire le contraire. Il leur disait, d’un ton froid, et dans son accent provençal, des mots qui faisaient le plus grand effet; c’étaient des scènes à pâmer de rire. Les matinées se passaient ainsi sans qu’on y songeât: à deux ou trois heures, nous mangions un morceau; Venture s’en allait dans ses sociétés, où il soupait et moi j’allais me promener seul, méditant sur son grand mérite, admirant, convoitant ses rares talents, et maudissant ma maussade étoile qui ne m’appelait point à cette heureuse vie. Eh! que je m’y connaissais mal! La mienne eût été cent fois plus charmante si j’avais été moins bête et si j’en avais su mieux jouir.

Mme de Warens n’avait emmené qu’Anet avec elle; elle avait laissé Merceret, sa femme de chambre, dont j’ai parlé. Je la trouvai occupant encore l’appartement de sa maîtresse. Mlle Merceret était une fille un peu plus âgée que moi, non pas jolie, mais assez agréable; une bonne Fribourgeoise sans malice, et à qui je n’ai connu d’autre défaut que d’être quelquefois un peu mutine avec sa maîtresse. Je l’allais voir assez souvent. C’était une ancienne connaissance, et sa vue m’en rappelait une plus chère qui me la faisait aimer. Elle avait plusieurs amies, entre autres une Mlle Giraud, Genevoise, qui pour mes péchés s’avisa de prendre du goût pour moi. Elle pressait toujours Merceret de m’amener chez elle; je m’y laissais mener, parce que j’aimais assez Merceret, et qu’il y avait là d’autres jeunes personnes que je voyais volontiers. Pour Mlle Giraud, qui me faisait toutes sortes d’agaceries, on ne peut rien ajouter à l’aversion que j’avais pour elle. Quand elle approchait de mon visage son museau sec et noir, barbouillé de tabac d’Espagne, j’avais peine à m’abstenir d’y cracher. Mais je prenais patience à cela près, je me plaisais fort au milieu de toutes ces filles, et, soit pour faire leur cour à Mlle Giraud, soit pour moi-même, toutes me fêtaient à l’envi. Je ne voyais à tout cela que de l’amitié. J’ai pensé depuis qu’il n’eût tenu qu’à moi d’y voir davantage: mais je ne m’en avisais pas, je n’y pensais pas.

D’ailleurs des couturières, des filles de chambre, de petites marchandes ne me tentaient guère. Il me fallait des demoiselles. Chacun a ses fantaisies; ç’a toujours été la mienne, et je ne pense pas comme Horace sur ce point-là. Ce n’est pourtant pas du tout la vanité de l’état et du rang qui m’attire; c’est un teint mieux conservé, de plus belles mains, une parure plus gracieuse, un air de délicatesse et de propreté sur toute la personne, plus de goût dans la manière de se mettre et de s’exprimer, une robe plus fine et mieux faite, une chaussure plus mignonne, des rubans, de la dentelle, des cheveux mieux ajustés. Je préférerais toujours la moins jolie ayant plus de tout cela. Je trouve moi-même cette préférence très ridicule, mais mon cœur la donne malgré moi.

Hé bien! cet avantage se présentait encore, et il ne tint encore qu’à moi d’en profiter. Que j’aime à tomber de temps en temps sur les moments agréables de ma jeunesse! Ils m’étaient si doux; ils ont été si courts, si rares, et je les ai goûtés à si bon marché! Ah! leur seul souvenir rend encore à mon cœur une volupté pure dont j’ai besoin pour ranimer mon courage et soutenir les ennuis du reste de mes ans.

L’aurore un matin me parut si belle, que m’étant habillé précipitamment, je me hâtai de gagner la campagne pour voir lever le soleil. Je goûtai ce plaisir dans tout son charme; c’était la semaine après la Saint-Jean. La terre, dans sa plus grande parure, était couverte d’herbe et de fleurs; les rossignols, presque à la fin de leur ramage, semblaient se plaire à le renforcer; tous les oiseaux, faisant en concert leurs adieux au printemps, chantaient la naissance d’un beau jour d’été, d’un de ces beaux jours qu’on ne voit plus à mon âge, et qu’on n’a jamais vus dans le triste sol où j’habite aujourd’hui.

Je m’étais insensiblement éloigné de la ville, la chaleur augmentait, et je me promenais sous des ombrages dans un vallon le long d’un ruisseau. J’entends derrière moi des pas de chevaux et des voix de filles qui semblaient embarrassées, mais qui n’en riaient pas de moins bon cœur. Je me retourne, on m’appelle par mon nom, j’approche, je trouve deux jeunes personnes de ma connaissance, Mlle de Graffenried et Mlle Galley qui, n’étant pas d’excellentes cavalières, ne savaient comment forcer leurs chevaux à passer le ruisseau. Mlle de Graffenried était une jeune Bernoise fort aimable qui, par quelque folie de son âge ayant été jetée hors de son pays, avait imité Mme de Warens, chez qui je l’avais vue quelquefois; mais, n’ayant pas eu une pension comme elle, elle avait été trop heureuse de s’attacher à Mlle Galley, qui, l’ayant prise en amitié, avait engagé sa mère à la lui donner pour compagne, jusqu’à ce qu’on la pût placer de quelque façon. Mlle Galley, d’un an plus jeune qu’elle, était encore plus jolie; elle avait je ne sais quoi de plus délicat, de plus fin; elle était en même temps très mignonne et très formée, ce qui est pour une fille le plus beau moment. Toutes deux s’aimaient tendrement et leur bon caractère à l’une et à l’autre ne pouvait qu’entretenir longtemps cette union, si quelque amant ne venait pas la déranger. Elles me dirent qu’elles allaient à Toune, vieux château appartenant à Mme Galley; elles implorèrent mon secours pour faire passer leurs chevaux, n’en pouvant venir à bout elles seules. Je voulus fouetter les chevaux; mais elles craignaient pour moi les ruades et pour elles les haut-le-corps. J’eus recours à un autre expédient. Je pris par la bride le cheval de Mlle Galley, puis, le tirant après moi, je traversai le ruisseau ayant de l’eau jusqu’à mi-jambes, et l’autre cheval suivit sans difficulté. Cela fait, je voulus saluer ces demoiselles, et m’en aller comme un benêt: elles se dirent quelques mots tout bas, et Mlle de Graffenried s’adressant à moi: «Non pas, non pas, me dit-elle, on ne nous échappe pas comme cela. Vous vous êtes mouillé pour notre service; nous devons en conscience avoir soin de vous sécher: il faut, s’il vous plaît, venir avec nous; nous vous arrêtons prisonnier». Le cœur me battait, je regardais Mlle Galley. «Oui, oui, ajouta-t-elle en riant de ma mine effarée, prisonnier de guerre; montez en croupe derrière elle; nous voulons rendre compte de vous. – Mais, mademoiselle, je n’ai point l’honneur d’être connu de Mme votre mère; que dira-t-elle en me voyant arriver? – Sa mère, reprit Mlle de Graffenried, n’est pas à Toune, nous sommes seules; nous revenons ce soir, et vous reviendrez avec nous».

L’effet de l’électricité n’est pas plus prompt que celui que ces mots firent sur moi. En m’élançant sur le cheval de Mlle de Graffenried je tremblais de joie, et quand il fallut l’embrasser pour me tenir, le cœur me battait si fort qu’elle s’en aperçut; elle me dit que le sien lui battait aussi par la frayeur de tomber; c’était presque, dans ma posture, une invitation de vérifier la chose; je n’osai jamais, et durant tout le trajet mes deux bras lui servirent de ceinture, très serrée à la vérité, mais sans se déplacer un moment. Telle femme qui lira ceci me souffletterait volontiers, et n’aurait pas tort.

La gaieté du voyage et le babil de ces filles aiguisèrent tellement le mien que, jusqu’au soir, et tant que nous fûmes ensemble, nous ne déparlâmes pas un moment. Elles m’avaient mis si bien à mon aise, que ma langue parlait autant que mes yeux, quoiqu’elle ne dît pas les mêmes choses. Quelques instants seulement, quand je me trouvais tête à tête avec l’une ou l’autre, l’entretien s’embarrassait un peu; mais l’absente revenait bien vite, et ne nous laissait pas le temps d’éclaircir cet embarras.

Arrivés à Toune, et moi bien séché, nous déjeunâmes. Ensuite il fallut procéder à l’importante affaire de préparer le dîner. Les deux demoiselles, tout en cuisinant, baisaient de temps en temps les enfants de la grangère, et le pauvre marmiton regardait faire en rongeant son frein. On avait envoyé des provisions de la ville, et il y avait de quoi faire un très bon dîner, surtout en friandises; mais malheureusement on avait oublié du vin. Cet oubli n’était pas étonnant pour des filles qui n’en buvaient guère: mais j’en fus fâché, car j’avais un peu compté sur ce secours pour m’enhardir. Elles en furent fâchées aussi, par la même raison peut-être, mais je n’en crois rien. Leur gaieté vive et charmante était l’innocence même; et d’ailleurs qu’eussent-elles fait de moi entre elles deux? Elles envoyèrent chercher du vin partout aux environs; on n’en trouva point, tant les paysans de ce canton sont sobres et pauvres. Comme elles m’en marquaient leur chagrin, je leur dis de n’en pas être si fort en peine, et qu’elles n’avaient pas besoin de vin pour m’enivrer. Ce fut la seule galanterie que j’osai leur dire de la journée; mais je crois que les friponnes voyaient de reste que cette galanterie était une vérité.

Nous dînâmes dans la cuisine de la grangère, les deux amies assises sur des bancs aux deux côtés de la longue table, et leur hôte entre elles deux sur une escabelle à trois pieds. Quel dîner! Quel souvenir plein de charmes! Comment, pouvant à si peu de frais goûter des plaisirs si purs et si vrais, vouloir en rechercher d’autres? Jamais souper des petites maisons de Paris n’approcha de ce repas, je ne dis pas seulement pour la gaieté, pour la douce joie, mais je dis pour la sensualité.

Après le dîner nous fîmes une économie. Au lieu de prendre le café qui nous restait du déjeuner, nous le gardâmes pour le goûter avec de la crème et des gâteaux qu’elles avaient apportés; et pour tenir notre appétit en haleine, nous allâmes dans le verger achever notre dessert avec des cerises. Je montai sur l’arbre, et je leur en jetais des bouquets dont elles me rendaient les noyaux à travers les branches. Une fois, Mlle Galley, avançant son tablier et reculant la tête, se présentait si bien, et je visai si juste, que je lui fis tomber un bouquet dans le sein; et de rire. Je me disais en moi-même: «Que mes lèvres ne sont-elles des cerises! Comme je les leur jetterais ainsi de bon cœur». La journée se passa de cette sorte à folâtrer avec la plus grande liberté, et toujours avec la plus grande décence. Pas un seul mot équivoque, pas une seule plaisanterie hasardée; et cette décence, nous ne nous l’imposions point du tout, elle venait toute seule, nous prenions le ton que nous donnaient nos cœurs. Enfin ma modestie, d’autres diront ma sottise, fut telle que la plus grande privauté qui m’échappa fut de baiser une seule fois la main de Mlle Galley. Il est vrai que la circonstance donnait du prix à cette légère faveur. Nous étions seuls, je respirais avec embarras, elle avait les yeux baissés. Ma bouche, au lieu de trouver des paroles, s’avisa de se coller sur sa main, qu’elle retira doucement après qu’elle fut baisée, en me regardant d’un air qui n’était point irrité. Je ne sais ce que j’aurais pu lui dire: son amie entra, et me parut laide en ce moment.

Enfin elles se souvinrent qu’il ne fallait pas attendre la nuit pour rentrer en ville. Il ne nous restait que le temps qu’il fallait pour arriver de jour, et nous nous hâtâmes de partir en nous distribuant comme nous étions venus. Si j’avais osé, j’aurais transposé cet ordre; car le regard de Mlle Galley m’avait vivement ému le cœur; mais je n’osai rien dire, et ce n’était pas à elle de le proposer. En marchant nous disions que la journée avait tort de finir, mais loin de nous plaindre qu’elle eût été courte, nous trouvâmes que nous avions eu le secret de la faire longue, par tous les amusements dont nous avions su la remplir.

Je les quittai à peu près au même endroit où elles m’avaient pris. Avec quel regret nous nous séparâmes! Avec quel plaisir nous projetâmes de nous revoir! Douze heures passées ensemble nous valaient des siècles de familiarité. Le doux souvenir de cette journée ne coûtait rien à ces aimables filles; la tendre union qui régnait entre nous trois valait des plaisirs plus vifs, et n’eût pu subsister avec eux: nous nous aimions sans mystère et sans honte, et nous voulions nous aimer toujours ainsi. L’innocence des mœurs a sa volupté, qui vaut bien l’autre, parce qu’elle n’a point d’intervalle et qu’elle agit continuellement. Pour moi, je sais que la mémoire d’un si beau jour me touche plus, me charme plus, me revient plus au cœur que celle d’aucuns plaisirs que j’aie goûtés en ma vie. Je ne savais pas trop bien ce que je voulais à ces deux charmantes personnes, mais elles m’intéressaient beaucoup toutes deux. Je ne dis pas que, si j’eusse été le maître de mes arrangements, mon cœur se serait partagé; j’y sentais un peu de préférence. J’aurais fait mon bonheur d’avoir pour maîtresse Mlle de Graffenried; mais à choix, je crois que je l’aurais mieux aimée pour confidente. Quoi qu’il en soit, il me semblait en les quittant que je ne pourrais plus vivre sans l’une et sans l’autre. Qui m’eût dit que je ne les reverrais de ma vie, et que là finiraient nos éphémères amours?

Ceux qui liront ceci ne manqueront pas de rire de mes aventures galantes, en remarquant qu’après beaucoup de préliminaires, les plus avancées finissent par baiser la main. Ô mes lecteurs! ne vous y trompez pas. J’ai peut-être eu plus de plaisir dans mes amours, en finissant par cette main baisée, que vous n’en aurez jamais dans les vôtres en commençant tout au moins par là.

Venture, qui s’était couché fort tard la veille, rentra peu de temps après moi. Pour cette fois, je ne le vis pas avec le même plaisir qu’à l’ordinaire, et je me gardai de lui dire comment j’avais passé ma journée. Ces demoiselles m’avaient parlé de lui avec peu d’estime, et m’avaient paru mécontentes de me savoir en si mauvaises mains: cela lui fit tort dans mon esprit; d’ailleurs tout ce qui me distrayait d’elles ne pouvait que m’être désagréable. Cependant, il me rappela bientôt à lui et à moi, en me parlant de ma situation. Elle était trop critique pour pouvoir durer. Quoique je dépensasse très peu de chose, mon petit pécule achevait de s’épuiser; j’étais sans ressource. Point de nouvelle de Maman; je ne savais que devenir, et je sentais un cruel serrement de cœur de voir l’ami de Mlle Galley réduit à l’aumône.

Venture me dit qu’il avait parlé de moi à M. le juge-mage; qu’il voulait m’y mener dîner le lendemain; que c’était un homme en état de me rendre service par ses amis; d’ailleurs une bonne connaissance à faire, un homme d’esprit et de lettres, d’un commerce fort agréable, qui avait des talents et qui les aimait: puis, mêlant à son ordinaire aux choses les plus sérieuses la plus mince frivolité, il me fit voir un joli couplet, venu de Paris, sur un air d’un opéra de Mouret qu’on jouait alors. Ce couplet avait plu si fort à M. Simon (c’était le nom du juge-mage), qu’il voulait en faire un autre en réponse sur le même air: il avait dit à Venture d’en faire aussi un; et la folie prit à celui-ci de m’en faire faire un troisième, afin, disait-il, qu’on vît les couplets arriver le lendemain comme les brancards du Roman comique.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
940 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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