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Kitabı oku: «Les confessions», sayfa 11

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La nuit, ne pouvant dormir, je fis comme je pus mon couplet. Pour les premiers vers que j’eusse faits, ils étaient passables, meilleurs même, ou du moins faits avec plus de goût qu’ils n’auraient été la veille, le sujet roulant sur une situation fort tendre, à laquelle mon cœur était déjà tout disposé. Je montrai le matin mon couplet à Venture, qui, le trouvant joli, le mit dans sa poche sans me dire s’il avait fait le sien. Nous allâmes dîner chez M. Simon, qui nous reçut bien. La conversation fut agréable: elle ne pouvait manquer de l’être entre deux hommes d’esprit, à qui la lecture avait profité. Pour moi, je faisais mon rôle, j’écoutais, et je me taisais. Ils ne parlèrent de couplets ni l’un ni l’autre; je n’en parlai point non plus, et jamais, que je sache, il n’a été question du mien.

M. Simon parut content de mon maintien: c’est à peu près tout ce qu’il vit de moi dans cette entrevue. il m’avait déjà vu plusieurs fois chez Mme de Warens sans faire une grande attention à moi. Ainsi c’est de ce dîner que je puis dater sa connaissance, qui ne me servit de rien pour l’objet qui me l’avait fait faire, mais dont je tirai dans la suite d’autres avantages qui me font rappeler sa mémoire avec plaisir.

J’aurais tort de ne pas parler de sa figure, que, sur sa qualité de magistrat, et sur le bel esprit dont il se piquait, on n’imaginerait pas si je n’en disais rien.

M. le juge-mage Simon n’avait assurément pas deux pieds de haut. Ses jambes, droites, menues et même assez longues, l’auraient agrandi si elles eussent été verticales; mais elles posaient de biais comme celles d’un compas très ouvert. Son corps était non seulement court, mais mince et, en tout sens, d’une petitesse inconcevable. Il devait paraître une sauterelle quand il était nu. Sa tête, de grandeur naturelle, avec un visage bien formé, l’air noble, d’assez beaux yeux, semblait une tête postiche qu’on aurait plantée sur un moignon. Il eût pu s’exempter de faire de la dépense en parure, car sa grande perruque seule l’habillait parfaitement de pied en cap.

Il avait deux voix toutes différentes, qui s’entremêlaient sans cesse dans sa conversation avec un contraste d’abord très plaisant, mais bientôt très désagréable. L’une était grave et sonore; c’était, si j’ose ainsi parler, la voix de sa tête. L’autre, claire, aiguë et perçante, était la voix de son corps. Quand il s’écoutait beaucoup, qu’il parlait très posément, qu’il ménageait son haleine, il pouvait parler toujours de sa grosse voix; mais pour peu qu’il s’animât et qu’un accent plus vif vînt se présenter, cet accent devenait comme le sifflement d’une clef, et il avait toute la peine du monde à reprendre sa basse.

Avec la figure que je viens de peindre, et qui n’est point chargée, M. Simon était galant, grand conteur de fleurettes, et poussait jusqu’à la coquetterie le soin de son ajustement. Comme il cherchait à prendre ses avantages, il donnait volontiers ses audiences du matin dans son lit; car quand on voyait sur l’oreiller une belle tête, personne n’allait s’imaginer que c’était là tout. Cela donnait lieu quelquefois à des scènes dont je suis sûr que tout Annecy se souvient encore. Un matin qu’il attendait dans ce lit, ou plutôt sur ce lit, les plaideurs, en belle coiffe de nuit bien fine et bien blanche, ornée de deux grosses bouffettes de ruban couleur de rose, un paysan arrive, heurte à la porte. La servante était sortie. M. le juge-mage, entendant redoubler, crie: «Entrez»; et cela, comme dit un peu trop fort, partit de sa voix aiguë. L’homme entre; il cherche d’où vient cette voix de femme, et voyant dans ce lit une cornette, une fontange, il veut ressortir, en faisant à Madame de grandes excuses. M. Simon se fâche, et n’en crie que plus clair. Le paysan confirmé dans son idée, et se croyant insulté, lui chante pouille, lui dit qu’apparemment elle n’est qu’une coureuse, et que M. le juge-mage ne donne guère bon exemple chez lui. Le juge-mage, furieux, et n’ayant pour toute arme que son pot de chambre, allait le jeter à la tête de ce pauvre homme, quand sa gouvernante arriva.

Ce petit nain, si disgracié dans son corps par la nature, en avait été dédommagé du côté de l’esprit: il l’avait naturellement agréable, et il avait pris soin de l’orner. Quoiqu’il fût, à ce qu’on disait, assez bon jurisconsulte, il n’aimait pas son métier. Il s’était jeté dans la belle littérature, et il y avait réussi. Il en avait pris surtout cette brillante superficie, cette fleur qui jette de l’agrément dans le commerce, même avec les femmes. Il savait par cœur tous les petits traits des ana et autres semblables: il avait l’art de les faire valoir, en contant avec intérêt, avec mystère, et comme une anecdote de la veille, ce qui s’était passé il y avait soixante ans. Il savait la musique et chantait agréablement de sa voix d’homme: enfin il avait beaucoup de jolis talents pour un magistrat. À force de cajoler les dames d’Annecy, il s’était mis à la mode parmi elles; elles l’avaient à leur suite comme un petit sapajou. Il prétendait même à des bonnes fortunes, et cela les amusait beaucoup. Une Mme d’Épagny disait que pour lui la dernière faveur était de baiser une femme au genou.

Comme il connaissait les bons livres, et qu’il en parlait volontiers, sa conversation était non seulement amusante, mais instructive. Dans la suite, lorsque j’eus pris du goût pour l’étude, je cultivai sa connaissance, et je m’en trouvai très bien. J’allais quelquefois le voir de Chambéry, où j’étais alors. Il louait, animait mon émulation, et me donnait pour mes lectures de bons avis, dont j’ai souvent fait mon profit. Malheureusement dans ce corps si fluet logeait une âme très sensible. Quelques années après il eut je ne sais quelle mauvaise affaire qui le chagrina, et il en mourut. Ce fut dommage; c’était assurément un bon petit homme dont on commençait par rire, et qu’on finissait par aimer. Quoique sa vie ait été peu liée à la mienne, comme j’ai reçu de lui des leçons utiles, j’ai cru pouvoir, par reconnaissance, lui consacrer un petit souvenir.

Sitôt que je fus libre, je courus dans la rue de Mlle Galley, me flattant de voir entrer ou sortir quelqu’un, ou du moins ouvrir quelque fenêtre. Rien; pas un chat ne parut, et tout le temps que je fus là, la maison demeura aussi close que si elle n’eût point été habitée. La rue était petite et déserte, un homme s’y remarquait: de temps en temps quelqu’un passait, entrait ou sortait au voisinage. J’étais fort embarrassé de ma figure: il me semblait qu’on devinait pourquoi j’étais là, et cette idée me mettait au supplice, car j’ai toujours préféré à mes plaisirs l’honneur et le repos de celles qui m’étaient chères.

Enfin, las de faire l’amant espagnol, et n’ayant point de guitare, je pris le parti d’aller écrire à Mlle de Graffenried. J’aurais préféré d’écrire à son amie; mais je n’osais, et il convenait de commencer par celle à qui je devais la connaissance de l’autre et avec qui j’étais plus familier. Ma lettre faite, j’allai la porter à Mlle Giraud, comme j’en étais convenu avec ces demoiselles en nous séparant. Ce furent elles qui me donnèrent cet expédient. Mlle Giraud était contrepointière, et travaillant quelquefois chez Mme Galley, elle avait l’entrée de sa maison. La messagère ne me parut pourtant pas trop bien choisie; mais j’avais peur, si je faisais des difficultés sur celle-là, qu’on ne m’en proposât point d’autre. De plus, je n’osai dire qu’elle voulait travailler pour son compte. Je me sentais humilié qu’elle osât se croire pour moi du même sexe que ces demoiselles. Enfin j’aimais mieux cet entrepôt-là que point, et je m’y tins à tout risque.

Au premier mot la Giraud me devina: cela n’était pas difficile. Quand une lettre à porter à de jeunes filles n’aurait pas parlé d’elle-même, mon air sot et embarrassé m’aurait seul décelé. On peut croire que cette commission ne lui donna pas grand plaisir à faire: elle s’en chargea toutefois et l’exécuta fidèlement. Le lendemain matin je courus chez elle, et j’y trouvai ma réponse. Comme je me pressai de sortir pour l’aller lire et baiser à mon aise! Cela n’a pas besoin d’être dit; mais ce qui en a besoin davantage, c’est le parti que prit Mlle Giraud, et où j’ai trouvé plus de délicatesse et de modération que je n’en aurais attendu d’elle. Ayant assez de bon sens pour voir qu’avec ses trente-sept ans, ses yeux de lièvre, son nez barbouillé, sa voix aigre et sa peau noire, elle n’avait pas beau jeu contre deux jeunes personnes pleines de grâces et dans tout l’éclat de la beauté, elle ne voulut ni les trahir ni les servir, et aima mieux me perdre que de me ménager pour elles.

Il y avait déjà quelque temps que la Merceret, n’ayant aucune nouvelle de sa maîtresse, songeait à s’en retourner à Fribourg; elle l’y détermina tout à fait. Elle fit plus, elle lui fit entendre qu’il serait bien que quelqu’un la conduisît chez son père, et me proposa. La petite Merceret, à qui je ne déplaisais pas non plus, trouva cette idée fort bonne à exécuter. Elles m’en parlèrent dès le même jour comme d’une affaire arrangée; et comme je ne trouvais rien qui me déplût dans cette manière de disposer de moi, j’y consentis, regardant ce voyage comme une affaire de huit jours tout au plus. La Giraud, qui ne pensait pas de même, arrangea tout. Il fallut bien avouer l’état de mes finances. On y pourvut: la Merceret se chargea de me défrayer; et, pour regagner d’un côté ce qu’elle dépensait de l’autre, à ma prière on décida qu’elle enverrait devant son petit bagage, et que nous irions à pied, à petites journées. Ainsi fut fait.

Je suis fâché de faire tant de filles amoureuses de moi. Mais comme il n’y a pas de quoi être bien vain du parti que j’ai tiré de toutes ces amours-là, je crois pouvoir dire la vérité sans scrupule. La Merceret, plus jeune et moins déniaisée que la Giraud, ne m’a jamais fait des agaceries aussi vives; mais elle imitait mes tons, mes accents, redisait mes mots, avait pour moi les attentions que j’aurais dû avoir pour elle, et prenait toujours grand soin, comme elle était fort peureuse, que nous couchassions dans la même chambre: identité qui se borne rarement là dans un voyage entre un garçon de vingt ans et une fille de vingt-cinq.

Elle s’y borna pourtant cette fois. Ma simplicité fut telle que, quoique la Merceret ne fût pas désagréable, il ne me vint pas même à l’esprit durant tout le voyage, je ne dis pas la moindre tentation galante, mais même la moindre idée qui s’y rapportât; et, quand cette idée me serait venue, j’étais trop sot pour en savoir profiter. Je n’imaginais pas comment une fille et un garçon parvenaient à coucher ensemble; je croyais qu’il fallait des siècles pour préparer ce terrible arrangement. Si la pauvre Merceret, en me défrayant, comptait sur quelque équivalent, elle en fut la dupe, et nous arrivâmes à Fribourg exactement comme nous étions partis d’Annecy.

En passant à Genève je n’allai voir personne, mais je fus prêt à me trouver mal sur les ponts. Jamais je n’ai vu les murs de cette heureuse ville, jamais je n’y suis entré, sans sentir une certaine défaillance de cœur qui venait d’un excès d’attendrissement. En même temps que la noble image de la liberté m’élevait l’âme, celles de réalité, de l’union, de la douceur des mœurs, me touchaient jusqu’aux larmes et m’inspiraient un vif regret d’avoir perdu tous ces biens. Dans quelle erreur j’étais, mais qu’elle était naturelle! Je croyais voir tout cela dans ma patrie, parce que je le portais dans mon cœur.

Il fallait passer à Nyon. Passer sans voir mon bon père! Si j’avais eu ce courage, j’en serais mort de regret. Je laissai la Merceret à l’auberge, et je l’allai voir à tout risque. Eh! que j’avais tort de le craindre! Son âme à mon abord s’ouvrit aux sentiments paternels dont elle était pleine. Que de pleurs nous versâmes en nous embrassant! Il crut d’abord que je revenais à lui. Je lui fis mon histoire, et je lui dis ma résolution. Il la combattit faiblement. Il me fit voir les dangers auxquels je m’exposais, me dit que les plus courtes folies étaient les meilleures. Du reste, il n’eut pas même la tentation de me retenir de force; et en cela je trouve qu’il eut raison; mais il est certain qu’il ne fit pas pour me ramener tout ce qu’il aurait pu faire, soit qu’après le pas que j’avais fait, il jugeât lui-même que je n’en devais pas revenir, soit qu’il fût embarrassé peut-être à savoir ce qu’à mon âge il pourrait faire de moi. J’ai su depuis qu’il eut de ma compagne de voyage une opinion bien injuste et bien éloignée de la vérité, mais du reste assez naturelle. Ma belle-mère, bonne femme, un peu mielleuse, fit semblant de vouloir me retenir à souper. Je ne restai point; mais je leur dis que je comptais m’arrêter avec eux plus longtemps au retour, et je leur laissai en dépôt mon petit paquet, que j’avais fait venir par le bateau, et dont j’étais embarrassé. Le lendemain je partis de bon matin, bien content d’avoir vu mon père et d’avoir osé faire mon devoir.

Nous arrivâmes heureusement à Fribourg. Sur la fin du voyage les empressements de Mlle Merceret diminuèrent un peu. Après notre arrivée, elle ne me marqua plus que de la froideur, et son père, qui ne nageait pas dans l’opulence, ne me fit pas non plus un bien grand accueil: j’allai loger au cabaret. Je les fus voir le lendemain, ils m’offrirent à dîner, je l’acceptai. Nous nous séparâmes sans pleurs: je retournai le soir à ma gargote, et je repartis le surlendemain de mon arrivée, sans trop savoir où j’avais dessein d’aller.

Voilà encore une circonstance de ma vie où la Providence m’offrait précisément ce qu’il me fallait pour couler des jours heureux. La Merceret était une très bonne fille, point brillante, point belle, mais point laide non plus; peu vive, fort raisonnable, à quelques petites humeurs près, qui se passaient à pleurer, et qui n’avaient jamais de suite orageuse. Elle avait un vrai goût pour moi; j’aurais pu l’épouser sans peine, et suivre le métier de son père. Mon goût pour la musique me l’aurait fait aimer. Je me serais établi à Fribourg, petite ville peu jolie, mais peuplée de très bonnes gens. J’aurais perdu sans doute de grands plaisirs, mais j’aurais vécu en paix jusqu’à ma dernière heure; et je dois savoir mieux que personne qu’il n’y avait pas à balancer sur ce marché.

Je revins non pas à Nyon, mais à Lausanne. Je voulais me rassasier de la vue de ce beau lac qu’on voit là dans sa plus grande étendue. La plupart de mes secrets motifs déterminants n’ont pas été plus solides. Des vues éloignées ont rarement assez de force pour me faire agir. L’incertitude de l’avenir m’a toujours fait regarder les projets de longue exécution comme des leurres de dupe. Je me livre à l’espoir comme un autre, pourvu qu’il ne me coûte rien à nourrir; mais, s’il faut prendre longtemps de la peine, je n’en suis plus. Le moindre petit plaisir qui s’offre à ma portée me tente plus que les joies du Paradis. J’excepte pourtant le plaisir que la peine doit suivre; celui-là ne me tente pas, parce que je n’aime que des jouissances pures, et que jamais on n’en a de telles quand on sait qu’on s’apprête un repentir.

J’avais grand besoin d’arriver où que ce fût, et le plus proche était le mieux; car, m’étant égaré dans ma route, je me trouvai le soir à Moudon, où je dépensai le peu qui me restait, hors dix kreutzers, qui partirent le lendemain à la dînée, et, arrivé le soir à un petit village auprès de Lausanne, j’y entrai dans un cabaret sans un sol pour payer ma couchée, et sans savoir que devenir. J’avais grand-faim; je fis bonne contenance, et je demandai à souper, comme si j’eusse eu de quoi bien payer. J’allai me coucher sans songer à rien, je dormis tranquillement; et, après avoir déjeuné le matin, et compté avec l’hôte, je voulus, pour sept batz, à quoi montait ma dépense, lui laisser ma veste en gage. Ce brave homme la refusa; il me dit que, grâce au Ciel, il n’avait jamais dépouillé personne, qu’il ne voulait pas commencer pour sept batz, que je gardasse ma veste, et que je le payerais quand je pourrais. Je fus touché de sa bonté, mais moins que je ne devais l’être, et que je ne l’ai été depuis en y repensant. Je ne tardai guère à lui renvoyer son argent avec des remerciements par un homme sûr: mais, quinze ans après, repassant par Lausanne, à mon retour d’Italie, j’eus un vrai regret d’avoir oublié le nom du cabaret et de l’hôte. Je l’aurais été voir; je me serais fait un vrai plaisir de lui rappeler sa bonne œuvre, et de lui prouver qu’elle n’avait pas été mal placée. Des services plus importants sans doute, mais rendus avec plus d’ostentation, ne m’ont pas paru si dignes de reconnaissance que l’humanité simple et sans éclat de cet honnête homme.

En approchant de Lausanne, je rêvais à la détresse où je me trouvais, aux moyens de m’en tirer sans aller montrer ma misère à ma belle-mère, et je me comparais dans ce pèlerinage pédestre à mon ami Venture arrivant à Annecy. Je m’échauffai si bien de cette idée, que, sans songer que je n’avais ni sa gentillesse, ni ses talents, je me mis en tête de faire à Lausanne le petit Venture, d’enseigner la musique, que je ne savais pas, et de me dire de Paris, où je n’avais jamais été. En conséquence de ce beau projet, comme il n’y avait point là de maîtrise où je pusse vicarier, et que d’ailleurs je n’avais garde d’aller me fourrer parmi les gens de l’art, je commençai par m’informer d’une petite auberge où l’on pût être assez bien et à bon marché. On m’enseigna un nommé Perrotet, qui tenait des pensionnaires. Ce Perrotet se trouva être le meilleur homme du monde, et me reçut fort bien. Je lui contai mes petits mensonges comme je les avais arrangés. Il me promit de parler de moi, et de tâcher de me procurer des écoliers; il me dit qu’il ne me demanderait de l’argent que quand j’en aurais gagné. Sa pension était de cinq écus blancs, ce qui était peu pour la chose, mais beaucoup pour moi. Il me conseilla de ne me mettre d’abord qu’à la demi-pension, qui consistait pour le dîner en une bonne soupe, et rien de plus, mais bien à souper le soir. J’y consentis. Ce pauvre Perrotet me fit toutes ces avances du meilleur cœur du monde, et n’épargnait rien pour m’être utile. Pourquoi faut-il qu’ayant trouvé tant de bonnes gens dans ma jeunesse, j’en trouve si peu dans un âge avancé? Leur race est-elle épuisée? Non; mais l’ordre où j’ai besoin de les chercher aujourd’hui n’est plus le même où je les trouvais alors. Parmi le peuple, où les grandes passions ne parlent que par intervalles, les sentiments de la nature se font plus souvent entendre. Dans les états plus élevés ils sont étouffés absolument, et sous le masque du sentiment il n’y a jamais que l’intérêt ou la vanité qui parle.

J’écrivis de Lausanne à mon père, qui m’envoya mon paquet et me marqua d’excellentes choses, dont j’aurais dû mieux profiter. J’ai déjà noté des moments de délire inconcevable où je n’étais plus moi-même. En voici encore un des plus marqués. Pour comprendre à quel point la tête me tournait alors, à quel point je m’étais pour ainsi dire venturisé, il ne faut que voir combien tout à la fois j’accumulai d’extravagances. Me voilà maître à chanter sans savoir déchiffrer un air; car quand les six mois que j’avais passés avec Le Maître m’auraient profité, jamais ils n’auraient pu suffire; mais outre cela j’apprenais d’un maître: c’en était assez pour apprendre mal. Parisien de Genève, et catholique en pays protestant, je crus devoir changer mon nom ainsi que ma religion et ma patrie. Je m’approchais toujours de mon grand modèle autant qu’il m’était possible. Il s’était appelé Venture de Villeneuve, moi je fis l’anagramme du nom de Rousseau dans celui de Vaussore, et je m’appelai Vaussore de Villeneuve. Venture savait la composition, quoiqu’il n’en eût rien dit; moi, sans la savoir je m’en vantai à tout le monde, et, sans pouvoir noter le moindre vaudeville, je me donnai pour compositeur. Ce n’est pas tout: ayant été présenté à M. de Treytorens, professeur en droit, qui aimait la musique et faisait des concerts chez lui, je voulus lui donner un échantillon de mon talent, et je me mis à composer une pièce pour son concert, aussi effrontément que si j’avais su comment m’y prendre. J’eus la constance de travailler pendant quinze jours à ce bel ouvrage, de le mettre au net, d’en tirer les parties, et de les distribuer avec autant d’assurance que si c’eût été un chef-d’œuvre d’harmonie. Enfin, ce qu’on aura peine à croire, et qui est très vrai, pour couronner dignement cette sublime production, je mis à la fin un joli menuet, qui courait les rues, et que tout le monde se rappelle peut-être encore, sur ces paroles jadis si connues:

Quel caprice!

Quelle injustice!

Quoi! ta Clarisse

Trahirait tes feux, etc.

Venture m’avait appris cet air avec la basse sur d’autres paroles infâmes, à l’aide desquelles je l’avais retenu. Je mis donc à la fin de ma composition ce menuet et sa basse, en supprimant les paroles, et je le donnai pour être de moi, tout aussi résolument que si j’avais parlé à des habitants de la lune.

On s’assemble pour exécuter ma pièce. J’explique à chacun le genre du mouvement, le goût de l’exécution, les renvois des parties; j’étais fort affairé. On s’accorde pendant cinq ou six minutes, qui furent pour moi cinq ou six siècles. Enfin, tout étant prêt, je frappe avec un beau rouleau de papier sur mon pupitre magistral les cinq ou six coups du Prenez garde à vous. On fait silence. Je me mets gravement à battre la mesure; on commence… Non, depuis qu’il existe des opéras français, de la vie on n’ouït un semblable charivari. Quoi qu’on eût pu penser de mon prétendu talent, l’effet fut pire que tout ce qu’on semblait attendre. Les musiciens étouffaient de rire; les auditeurs ouvraient de grands yeux, et auraient bien voulu fermer les oreilles; mais il n’y avait pas moyen. Mes bourreaux de symphonistes, qui voulaient s’égayer, raclaient à percer le tympan d’un quinze-vingt. J’eus la constance d’aller toujours mon train, suant, il est vrai, à grosses gouttes, mais retenu par la honte, n’osant m’enfuir et tout planter là. Pour ma consolation, j’entendais autour de moi les assistants se dire à leur oreille, ou plutôt à la mienne, l’un: Il n’y a rien là de supportable; un autre: Quelle musique enragée! un autre: Quel diable de sabbat! Pauvre Jean-Jacques, dans ce cruel moment tu n’espérais guère qu’un jour devant le roi de France et toute sa cour tes sons exciteraient des murmures de surprise et d’applaudissement, et que, dans toutes les loges autour de toi, les plus aimables femmes se diraient à demi-voix: Quels sons charmants! Quelle musique enchanteresse! Tous ces chants-là vont au cœur!

Mais ce qui mit tout le monde de bonne humeur fut le menuet. À peine en eut-on joué quelques mesures, que j’entendis partir de toutes parts les éclats de rire. Chacun me félicitait sur mon joli goût de chant; on m’assurait que ce menuet ferait parler de moi, et que je méritais d’être chanté partout. Je n’ai pas besoin de dépeindre mon angoisse ni d’avouer que je la méritais bien.

Le lendemain, l’un de mes symphonistes, appelé Lutold, vint me voir, et fut assez bon homme pour ne pas me féliciter sur mon succès. Le profond sentiment de ma sottise, la honte, le regret, le désespoir de l’état où j’étais réduit, l’impossibilité de tenir mon cœur fermé dans ses grandes peines, me firent ouvrir à lui; je lâchai la bonde à mes larmes; et, au lieu de me contenter de lui avouer mon ignorance, je lui dis tout, en lui demandant le secret, qu’il me promit, et qu’il me garda comme on peut le croire. Dès le même soir tout Lausanne sut qui j’étais; et, ce qui est remarquable, personne ne m’en fit semblant, pas même le bon Perrotet, qui pour tout cela ne se rebuta pas de me loger et de me nourrir.

Je vivais, mais bien tristement. Les suites d’un pareil début ne firent pas pour moi de Lausanne un séjour fort agréable. Les écoliers ne se présentaient pas en foule; pas une seule écolière, et personne de la ville. J’eus en tout deux ou trois gros Teutsches, aussi stupides que j’étais ignorant, qui m’ennuyaient à mourir, et qui, dans mes mains, ne devinrent pas de grands croque-notes. Je fus appelé dans une seule maison, où un petit serpent de fille se donna le plaisir de me montrer beaucoup de musique, dont je ne pus pas lire une note, et qu’elle eut la malice de chanter ensuite devant M. le maître, pour lui montrer comment cela s’exécutait. J’étais si peu en état de lire un air de première vue, que, dans le brillant concert dont j’ai parlé, il ne me fut pas possible de suivre un moment l’exécution pour savoir si l’on jouait bien ce que j’avais sous les yeux et que j’avais composé moi-même.

Au milieu de tant d’humiliations j’avais des consolations très douces dans les nouvelles que je recevais de temps en temps des deux charmantes amies. J’ai toujours trouvé dans le sexe une grande vertu consolatrice, et rien n’adoucit plus mes afflictions dans mes disgrâces que de sentir qu’une personne aimable y prend intérêt. Cette correspondance cessa pourtant bientôt après, et ne fut jamais renouée; mais ce fut ma faute. En changeant de lieu je négligeai de leur donner mon adresse, et, forcé par la nécessité de songer continuellement à moi-même, je les oubliai bientôt entièrement.

Il y a longtemps que je n’ai parlé de ma pauvre Maman: mais si l’on croit que je l’oubliais aussi, l’on se trompe fort. Je ne cessais de penser à elle, et de désirer de la retrouver, non seulement pour le besoin de ma subsistance, mais bien plus pour le besoin de mon cœur. Mon attachement pour elle, quelque vif, quelque tendre qu’il fût, ne m’empêchait pas d’en aimer d’autres; mais ce n’était pas de la même façon. Toutes devaient également ma tendresse à leurs charmes; mais elle tenait uniquement à ceux des autres, et ne leur eût pas survécu; au lieu que Maman pouvait devenir vieille et laide sans que je l’aimasse moins tendrement. Mon cœur avait pleinement transmis à sa personne l’hommage qu’il fit d’abord à sa beauté; et, quelque changement qu’elle éprouvât, pourvu que ce fût toujours elle, mes sentiments ne pouvaient changer. Je sais bien que je lui devais de la reconnaissance; mais en vérité je n’y songeais pas. Quoi qu’elle eût fait ou n’eût pas fait pour moi, c’eût été toujours la même chose. Je ne l’aimais ni par devoir, ni par intérêt, ni par convenance: je l’aimais parce que j’étais né pour l’aimer. Quand je devenais amoureux de quelque autre, cela faisait distraction, je l’avoue, et je pensais moins souvent à elle; mais j’y pensais avec le même plaisir, et jamais, amoureux ou non, je ne me suis occupé d’elle sans sentir qu’il ne pouvait y avoir pour moi de vrai bonheur dans la vie tant que j’en serais séparé.

N’ayant point de ses nouvelles depuis si longtemps, je ne crus jamais que je l’eusse tout à fait perdue, ni qu’elle eût pu m’oublier. Je me disais: Elle saura tôt ou tard que je suis errant, et me donnera quelque signe de vie; je la retrouverai, j’en suis certain. En attendant, c’était une douceur pour moi d’habiter son pays, de passer dans les rues où elle avait passé, devant les maisons où elle avait demeuré, et le tout par conjecture, car une de mes ineptes bizarreries était de n’oser m’informer d’elle ni prononcer son nom sans la plus absolue nécessité. Il me semblait qu’en la nommant je disais tout ce qu’elle m’inspirait, que ma bouche révélait le secret de mon cœur, que je la compromettais en quelque sorte. Je crois même qu’il se mêlait à cela quelque frayeur qu’on ne me dît du mal d’elle. On avait parlé beaucoup de sa démarche, et un peu de sa conduite. De peur qu’on n’en dît pas ce que je voulais entendre, j’aimais mieux qu’on n’en parlât point du tout.

Comme mes écoliers ne m’occupaient pas beaucoup, et que sa ville natale n’était qu’à quatre lieues de Lausanne, j’y fis une promenade de deux ou trois jours durant lesquels la plus douce émotion ne me quitta point. L’aspect du lac de Genève et de ses admirables côtes eut toujours à mes yeux un attrait particulier que je ne saurais expliquer, et qui ne tient pas seulement à la beauté du spectacle, mais à je ne sais quoi de plus intéressant qui m’affecte et m’attendrit. Toutes les fois que j’approche du pays de Vaud, j’éprouve une impression composée du souvenir de Mme de Warens qui y est née, de mon père qui y vivait, de Mlle de Vulson qui y eut les prémices de mon cœur, de plusieurs voyages de plaisir que j’y fis dans mon enfance, et, ce me semble, de quelque autre cause encore, plus secrète et plus forte que tout cela. Quand l’ardent désir de cette vie heureuse et douce qui me fuit et pour laquelle j’étais né vient enflammer mon imagination, c’est toujours au pays de Vaud, près du lac, dans des campagnes charmantes, qu’elle se fixe. Il me faut absolument un verger au bord de ce lac et non pas d’un autre; il me faut un ami sûr, une femme aimable, une vache et un petit bateau. Je ne jouirai d’un bonheur parfait sur la terre que quand j’aurai tout cela. Je ris de la simplicité avec laquelle je suis allé plusieurs fois dans ce pays-là uniquement pour y chercher ce bonheur imaginaire. J’étais toujours surpris d’y trouver les habitants, surtout les femmes, d’un tout autre caractère que celui que j’y cherchais. Combien cela me semblait disparate! Le pays et le peuple dont il est couvert ne m’ont jamais paru faits l’un pour l’autre.

Dans ce voyage de Vevey, je me livrais, en suivant ce beau rivage, à la plus douce mélancolie. Mon cœur s’élançait avec ardeur à mille félicités innocentes: je m’attendrissais, je soupirais, et pleurais comme un enfant. Combien de fois, m’arrêtant pour pleurer à mon aise, assis sur une grosse pierre, je me suis amusé à voir tomber mes larmes dans l’eau!

J’allai à Vevey loger à La Clef, et pendant deux jours que j’y restai sans voir personne, je pris pour cette ville un amour qui m’a suivi dans tous mes voyages, et qui m’y a fait établir enfin les héros de mon roman. Je dirais volontiers à ceux qui ont du goût et qui sont sensibles: Allez à Vevey, visitez le pays, examinez les sites, promenez-vous sur le lac, et dites si la nature n’a pas fait ce beau pays pour une Julie, pour une Claire, et pour un Saint-Preux; mais ne les y cherchez pas. Je reviens à mon histoire.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
940 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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