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Kitabı oku: «Les confessions», sayfa 21

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Je n’ai jamais été dissolu ni crapuleux, et ne me suis enivré de ma vie. Ainsi mes petits vols n’étaient pas fort indiscrets: cependant ils se découvrirent; les bouteilles me décelèrent. On ne m’en fit pas semblant, mais je n’eus plus la direction de la cave. En tout cela, M. de Mably se conduisit honnêtement et prudemment. C’était un très galant homme, qui, sous un air aussi dur que son emploi, avait une véritable douceur de caractère et une rare bonté de cœur. Il était judicieux, équitable, et, ce qu’on n’attendrait pas d’un officier de maréchaussée, même très humain. En sentant son indulgence, je lui en devins plus attaché, et cela me fit prolonger mon séjour dans sa maison plus que je n’aurais fait sans cela. Mais enfin, dégoûté d’un métier auquel je n’étais pas propre et d’une situation très gênante qui n’avait rien d’agréable pour moi, après un an d’essai, durant lequel je n’épargnai point mes soins, je me déterminai à quitter mes disciples, bien convaincu que je ne parviendrais jamais à les bien élever. M. de Mably lui-même voyait cela tout aussi bien que moi. Cependant je crois qu’il n’eût jamais pris sur lui de me renvoyer si je ne lui en eusse épargné la peine; et cet excès de condescendance en pareil cas n’est assurément pas ce que j’approuve.

Ce qui me rendait mon état plus insupportable était la comparaison continuelle que j’en faisais avec celui que j’avais quitté; c’était le souvenir de mes chères Charmettes, de mon jardin, de mes arbres, de ma fontaine, de mon verger, et surtout de celle pour qui j’étais né, qui donnait de l’âme à tout cela. En repensant à elle, à nos plaisirs, à notre innocente vie, il me prenait des serrements de cœur, des étouffements qui m’ôtaient le courage de rien faire. Cent fois j’ai été violemment tenté de partir à l’instant et à pied pour retourner auprès d’elle; pourvu que je la revisse encore une fois, j’aurais été content de mourir à l’instant même. Enfin je ne pus résister à ces souvenirs si tendres, qui me rappelaient auprès d’elle à quelque prix que ce fût. Je me disais que je n’avais pas été assez patient, assez complaisant, assez caressant, que je pouvais encore vivre heureux dans une amitié très douce, en y mettant du mien plus que je n’avais fait. Je forme les plus beaux projets du monde, je brûle de les exécuter. Je quitte tout, je renonce à tout, je pars, je vole, j’arrive dans tous les mêmes transports de ma première jeunesse, et je me retrouve à ses pieds. Ah! j’y serais mort de joie si j’avais retrouvé dans son accueil, dans ses caresses, dans son cœur enfin, le quart de ce que j’y retrouvais autrefois et que j’y reportais encore.

Affreuse illusion des choses humaines! Elle me reçut toujours avec son excellent cœur, qui ne pouvait mourir qu’avec elle; mais je venais rechercher le passé qui n’était plus et qui ne pouvait renaître. À peine eus-je resté demi-heure avec elle, que je sentis mon ancien bonheur mort pour toujours. Je me retrouvai dans la même situation désolante que j’avais été forcé de fuir, et cela sans que je pusse dire qu’il y eût de la faute de personne; car au fond Courtilles n’était pas mauvais, et parut me revoir avec plus de plaisir que de chagrin. Mais comment me souffrir surnuméraire près de celle pour qui j’avais été tout, et qui ne pouvait cesser d’être tout pour moi? Comment vivre étranger dans la maison dont j’étais l’enfant? L’aspect des objets témoins de mon bonheur passé me rendait la comparaison plus cruelle. J’aurais moins souffert dans une autre habitation. Mais me voir rappeler incessamment tant de doux souvenirs, c’était irriter le sentiment de mes pertes. Consumé de vains regrets, livré à la plus noire mélancolie, je repris le train de rester seul hors les heures des repas. Enfermé avec mes livres, j’y cherchais des distractions utiles, et sentant le péril imminent que j’avais tant craint autrefois, je me tourmentais derechef à chercher en moi-même les moyens d’y pourvoir quand Maman n’aurait plus de ressources. J’avais mis les choses dans sa maison sur le pied d’aller sans empirer; mais depuis moi tout était changé. Son économe était un dissipateur. Il voulait briller: bon cheval, bon équipage; il aimait à s’étaler noblement aux yeux des voisins; il faisait des entreprises continuelles en choses où il n’entendait rien. La pension se mangeait d’avance, les quartiers en étaient engagés, les loyers étaient arriérés, et les dettes allaient leur train. Je prévoyais que cette pension ne tarderait pas d’être saisie et peut-être supprimée. Enfin je n’envisageais que ruine et désastres, et le moment m’en semblait si proche, que j’en sentais d’avance toutes les horreurs.

Mon cher cabinet était ma seule distraction. À force d’y chercher des remèdes contre le trouble de mon âme, je m’avisai d’y en chercher contre les maux que je prévoyais, et, revenant à mes anciennes idées, me voilà bâtissant de nouveaux châteaux en Espagne pour tirer cette pauvre Maman des extrémités cruelles où je la voyais prête à tomber. Je ne me sentais pas assez savant et ne me croyais pas assez d’esprit pour briller dans la république des lettres et faire une fortune par cette voie. Une nouvelle idée qui se présenta m’inspira la confiance que la médiocrité de mes talents ne pouvait me donner. Je n’avais pas abandonné la musique en cessant de l’enseigner; au contraire, j’en avais assez étudié la théorie pour pouvoir me regarder au moins comme savant en cette partie. En réfléchissant à la peine que j’avais eue d’apprendre à déchiffrer la note, et à celle que j’avais encore à chanter à livre ouvert, je vins à penser que cette difficulté pouvait bien venir de la chose autant que de moi, sachant surtout qu’en général apprendre la musique n’était pour personne une chose aisée. En examinant la constitution des signes, je les trouvais souvent fort mal inventés. Il y avait longtemps que j’avais pensé à noter l’échelle par chiffres, pour éviter d’avoir toujours à tracer des lignes et portées lorsqu’il fallait noter le moindre petit air. J’avais été arrêté par les difficultés des octaves et par celles de la mesure et des valeurs. Cette ancienne idée me revint dans l’esprit, et je vis, en y repensant, que ces difficultés n’étaient pas insurmontables. J’y rêvai avec succès, et je parvins à noter quelque musique que ce fût par mes chiffres avec la plus grande exactitude, et je puis dire avec la plus grande simplicité. Dès ce moment je crus ma fortune faite, et dans l’ardeur de la partager avec celle à qui je devais tout, je ne songeai qu’à partir pour Paris, ne doutant pas qu’en présentant mon projet à l’Académie je ne fisse une révolution. J’avais rapporté de Lyon quelque argent; je vendis mes livres. En quinze jours ma résolution fut prise et exécutée. Enfin, plein des idées magnifiques qui me l’avaient inspirée, et toujours le même dans tous les temps, je partis de Savoie avec mon système de musique comme autrefois j’étais parti de Turin avec ma fontaine de Héron.

Telles ont été les erreurs et les fautes de ma jeunesse. J’en ai narré l’histoire avec une fidélité dont mon cœur est content. Si dans la suite, j’honorai mon âge mûr de quelques vertus, je les aurais dites avec la même franchise, et c’était mon dessein. Mais il faut m’arrêter ici. Le temps peut lever bien des voiles. Si ma mémoire parvient à la postérité, peut-être un jour elle apprendra ce que j’avais à dire. Alors on saura pourquoi je me tais.

FIN DU LIVRE SIXIÈME ET DE LA PREMIÈRE PARTIE

Deuxième partie

Ces cahiers pleins de fautes de toute espèce, et que je n’ai pas même le temps de relire, suffisent pour mettre tout ami de la vérité sur sa trace, et lui donner les moyens de s’en assurer par ses propres informations. Malheureusement, il me paraît difficile et même impossible qu’ils échappent à la vigilance de mes ennemis. S’ils tombent entre les mains d’un honnête homme (fût-il des amis de M. de Choiseul, s’ils parviennent à M. de Choiseul lui-même, je ne crois pas l’honneur de ma mémoire encore sans ressource. Mais, ô Ciel, protecteur de l’innocence, garantis ces derniers renseignements de la mienne des mains des dames de Boufflers, de Verdelin, de celles de leurs amis. Dérobe au moins à ces deux furies la mémoire d’un infortuné que tu leur as abandonné de son vivant).

J.-J. Rousseau.

Livre VII

Intus, et in cute


Après deux ans de silence et de patience, malgré mes résolutions, je reprends la plume. Lecteur, suspendez votre jugement sur les raisons qui m’y forcent. Vous n’en pouvez juger qu’après m’avoir lu.

On a vu s’écouler ma paisible jeunesse dans une vie égale, assez douce, sans de grandes traverses ni de grandes prospérités. Cette médiocrité fut en grande partie l’ouvrage de mon naturel ardent, mais faible, moins prompt encore à entreprendre que facile à décourager; sortant du repos par secousses, mais y rentrant par lassitude et par goût, et qui, me ramenant toujours, loin des grandes vertus et plus loin des grands vices, à la vie oiseuse et tranquille pour laquelle je me sentais né, ne m’a jamais permis d’aller à rien de grand, soit en bien, soit en mal.

Quel tableau différent j’aurais bientôt à développer! Le sort, qui durant trente ans favorisa mes penchants, les contraria durant les trente autres, et, de cette opposition continuelle entre ma situation et mes inclinations, on verra naître des fautes énormes, des malheurs inouïs, et toutes les vertus, excepté la force, qui peuvent honorer l’adversité.

Ma première partie a été toute écrite de mémoire et j’y ai dû faire beaucoup d’erreurs. Forcé d’écrire la seconde de mémoire aussi, j’y en ferai probablement beaucoup davantage. Les doux souvenirs de mes beaux ans passés avec autant de tranquillité que d’innocence, m’ont laissé mille impressions charmantes que j’aime sans cesse à me rappeler. On verra bientôt combien sont différents ceux du reste de ma vie. Les rappeler, c’est en renouveler l’amertume. Loin d’aigrir celle de ma situation par ces tristes retours, je les écarte autant qu’il m’est possible, et souvent j’y réussis au point de ne les pouvoir plus retrouver au besoin. Cette facilité d’oublier les maux est une consolation que le Ciel m’a ménagée dans ceux que le sort devait un jour accumuler sur moi. Ma mémoire, qui me retrace uniquement les objets agréables, est l’heureux contrepoids de mon imagination effarouchée, qui ne me fait prévoir que de cruels avenirs.

Tous les papiers que j’avais rassemblés pour suppléer à ma mémoire et me guider dans cette entreprise, passés en d’autres mains, ne rentreront plus dans les miennes. Je n’ai qu’un guide fidèle sur lequel je puisse compter, c’est la chaîne des sentiments qui ont marqué la succession de mon être, et par eux celle des événements qui en ont été la cause ou l’effet. J’oublie aisément mes malheurs; mais je ne puis oublier mes fautes, et j’oublie encore moins mes bons sentiments. Leur souvenir m’est trop cher pour s’effacer jamais de mon cœur. Je puis faire des omissions dans les faits, des transpositions, des erreurs de dates; mais je ne puis me tromper sur ce que j’ai senti, ni sur ce que mes sentiments m’ont fait faire; et voilà de quoi principalement il s’agit. L’objet propre de mes confessions est de faire connaître exactement mon intérieur dans toutes les situations de ma vie. C’est l’histoire de mon âme que j’ai promise, et pour l’écrire fidèlement je n’ai pas besoin d’autres mémoires: il me suffit, comme j’ai fait jusqu’ici, de rentrer au-dedans de moi.

Il y a cependant, et très heureusement, un intervalle de six à sept ans dont j’ai des renseignements sûrs dans un recueil transcrit de lettres dont les originaux sont dans les mains de M. du Peyrou. Ce recueil, qui finit en 1760, comprend tout le temps de mon séjour à l’Hermitage et de ma grande brouillerie avec mes soi-disant amis: époque mémorable dans ma vie et qui fut la source de tous mes autres malheurs. À l’égard des lettres originales plus récentes qui peuvent me rester, et qui sont en très petit nombre, au lieu de les transcrire à la suite du recueil, trop volumineux pour que je puisse espérer de les soustraire à la vigilance de mes argus, je les transcrirai dans cet écrit même, lorsqu’elles me paraîtront fournir quelque éclaircissement soit à mon avantage, soit à ma charge: car je n’ai pas peur que le lecteur oublie jamais que je fais mes confessions pour croire que je fais mon apologie; mais il ne doit pas s’attendre non plus que je taise la vérité lorsqu’elle parle en ma faveur.

Au reste, cette seconde partie n’a que cette même vérité de commune avec la première, ni d’avantage sur elle que par l’importance des choses. À cela près, elle ne peut que lui être inférieure en tout. J’écrivais la première avec plaisir, avec complaisance, à mon aise à Wooton, ou dans le château de Trye; tous les souvenirs que j’avais à me rappeler étaient autant de nouvelles jouissances. J’y revenais sans cesse avec un nouveau plaisir, et je pouvais tourner mes descriptions sans gêne jusqu’à ce que j’en fusse content. Aujourd’hui, ma mémoire et ma tête affaiblies me rendent presque incapable de tout travail; je ne m’occupe de celui-ci que par force et le cœur serré de détresse. Il ne m’offre que malheurs, trahisons, perfidies, que souvenirs attristants et déchirants. Je voudrais pour tout au monde pouvoir ensevelir dans la nuit des temps ce que j’ai à dire, et, forcé de parler malgré moi, je suis réduit encore à me cacher, à ruser, à tâcher de donner le change, à m’avilir aux choses pour lesquelles j’étais le moins né; les planchers sous lesquels je suis ont des yeux, les murs qui m’entourent ont des oreilles; environné d’espions et de surveillants malveillants et vigilants, inquiet et distrait, je jette à la hâte sur le papier quelques mots interrompus qu’à peine j’ai le temps de relire, encore moins de corriger. Je sais que, malgré les barrières immenses qu’on entasse sans cesse autour de moi, l’on craint toujours que la vérité ne s’échappe par quelque fissure. Comment m’y prendre pour la faire percer? Je le tente avec peu d’espoir de succès. Qu’on juge si c’est là de quoi faire des tableaux agréables et leur donner un coloris bien attrayant! J’avertis donc ceux qui voudront commencer cette lecture, que rien, en la poursuivant, ne peut les garantir de l’ennui, si ce n’est le désir d’achever de connaître un homme, et l’amour sincère de la justice et de la vérité.

Je me suis laissé, dans ma première partie, partant à regret pour Paris, déposant mon cœur aux Charmettes, y fondant mon dernier château en Espagne, projetant d’y rapporter un jour aux pieds de Maman, rendue à elle-même, les trésors que j’aurais acquis, et comptant sur mon système de musique comme sur une fortune assurée.

Je m’arrêtai quelque temps à Lyon pour y voir mes connaissances, pour m’y procurer quelques recommandations pour Paris, et pour vendre mes livres de géométrie que j’avais apportés avec moi. Tout le monde m’y fit accueil. M. et Mme de Malby marquèrent du plaisir à me revoir, et me donnèrent à dîner plusieurs fois. Je fis chez eux connaissance avec l’abbé de Mably, comme je l’avais déjà faite avec l’abbé de Condillac, qui tous deux étaient venus voir leur frère. L’abbé de Mably me donna des lettres pour Paris, entre autres une pour M. de Fontenelle et une pour le comte de Caylus. L’un et l’autre me furent des connaissances très agréables, surtout le premier, qui jusqu’à sa mort n’a point cessé de me marquer de l’amitié et de me donner dans nos tête-à-tête des conseils dont j’aurais dû mieux profiter.

Je revis M. Bordes, avec lequel j’avais depuis longtemps fait connaissance, et qui m’avait souvent obligé de grand cœur et avec le plus vrai plaisir. En cette occasion je le retrouvai toujours le même. Ce fut lui qui me fit vendre mes livres, et il me donna par lui-même ou me procura de bonnes recommandations pour Paris. Je revis M. l’Intendant, dont je devais la connaissance à M. Bordes, et à qui je dus celle de M. le duc de Richelieu, qui passa à Lyon dans ce temps-là. M. Pallu me présenta à lui. M. de Richelieu me reçut bien et me dit de l’aller voir à Paris; ce que je fis plusieurs fois, sans pourtant que cette haute connaissance, dont j’aurai souvent à parler dans la suite, m’ait été jamais utile à rien.

Je revis le musicien David, qui m’avait rendu service dans ma détresse à un de mes précédents voyages. Il m’avait prêté ou donné un bonnet et des bas, que je ne lui ai jamais rendus, et qu’il ne m’a jamais redemandés, quoique nous nous soyons revus souvent depuis ce temps-là. Je lui ai pourtant fait dans la suite un présent à peu près équivalent. Je dirais mieux que cela s’il s’agissait ici de ce que j’ai dû; mais il s’agit de ce que j’ai fait, et malheureusement ce n’est pas la même chose.

Je revis le noble et généreux Perrichon, et ce ne fut pas sans me ressentir de sa magnificence ordinaire; car il me fit le même cadeau qu’il avait fait auparavant au gentil Bernard, en me défrayant de ma place à la diligence. Je revis le chirurgien Parisot, le meilleur et le mieux faisant des hommes; je revis sa chère Godefroi, qu’il entretenait depuis dix ans, et dont la douceur de caractère et la bonté de cœur faisaient à peu près tout le mérite, mais qu’on ne pouvait aborder sans intérêt ni quitter sans attendrissement, car elle était au dernier terme d’une étisie dont elle mourut peu après. Rien ne montre mieux les vrais penchants d’un homme que l’espèce de ses attachements.

Quand on avait vu la douce Godefroi, on connaissait le bon Parisot.

J’avais obligation à tous ces honnêtes gens. Dans la suite je les négligeai tous, non certainement par ingratitude, mais par cette invincible paresse qui m’en a souvent donné l’air. Jamais le sentiment de leurs services n’est sorti de mon cœur; mais il m’en eût moins coûté de leur prouver ma reconnaissance que de la leur témoigner assidûment. L’exactitude à écrire a toujours été au-dessus de mes forces; sitôt que je commence à me relâcher, la honte et l’embarras de réparer ma faute me la font aggraver, et je n’écris plus du tout. J’ai donc gardé le silence, et j’ai paru les oublier. Parisot et Perrichon n’y ont pas même fait attention mais on verra vingt ans après, dans M. Bordes, jusqu’où l’amour-propre d’un bel esprit peut porter la vengeance lorsqu’il se croit négligé.

Avant de quitter Lyon, je ne dois pas oublier une aimable personne que j’y revis avec plus de plaisir que jamais, et qui laissa dans mon cœur des souvenirs bien tendres. C’est Mlle Serre, dont j’ai parlé dans ma première partie, et avec laquelle j’avais renouvelé connaissance tandis que j’étais chez M. de Mably. À ce voyage, ayant plus de loisir, je la vis davantage; mon cœur se prit, et très vivement. J’eus quelque lieu de penser que le sien ne m’était pas contraire, mais elle m’accorda une confiance qui m’ôta la tentation d’en abuser. Elle n’avait rien, ni moi non plus; nos situations étaient trop semblables pour que nous puissions nous unir, et, dans les vues qui m’occupaient, j’étais bien éloigné de songer au mariage. Elle m’apprit qu’un jeune négociant appelé M. Genève paraissait vouloir s’attacher à elle. Je le vis chez elle une fois ou deux; il me parut honnête homme, il passait pour l’être. Persuadé qu’elle serait heureuse avec lui, je désirai qu’il l’épousât, comme il a fait dans la suite, et, pour ne pas troubler leurs innocentes amours, je me hâtai de partir, faisant pour le bonheur de cette charmante personne des vœux qui n’ont été exaucés ici-bas que pour un temps, hélas! bien court, car j’appris dans la suite qu’elle était morte au bout de deux ou trois ans de mariage. Occupé de mes tendres regrets durant toute ma route, je sentis et j’ai souvent senti depuis lors, en y repensant, que si les sacrifices qu’on fait au devoir et à la vertu coûtent à faire, on en est bien payé par les doux souvenirs qu’ils laissent au fond du cœur.

Autant à mon précédent voyage j’avais vu Paris par son côté défavorable, autant à celui-ci je le vis par son côté brillant; non pas toutefois quant à mon logement; car, sur une adresse que m’avait donnée M. Bordes, j’allai loger à l’hôtel Saint-Quentin, rue des Cordiers, proche la Sorbonne, vilaine rue, vilain hôtel, vilaine chambre, mais où cependant avaient logé des hommes de mérite, tels que Gresset, Bordes, les abbés de Mably, de Condillac, et plusieurs autres dont malheureusement je n’y trouvai plus aucun. Mais j’y trouvai un M. de Bonnefond, hobereau boiteux, plaideur, faisant le puriste, auquel je dus la connaissance de M. Roguin, maintenant le doyen de mes amis, et par lui celle du philosophe Diderot, dont j’aurai beaucoup à parler dans la suite.

J’arrivai à Paris dans l’automne de 1741, avec quinze louis d’argent comptant, ma comédie de Narcisse, et mon projet de musique pour toute ressource, et ayant par conséquent peu de temps à perdre pour tâcher d’en tirer parti. Je me pressai de faire valoir mes recommandations. Un jeune homme qui arrive à Paris avec une figure passable, et qui s’annonce par des talents, est toujours sûr d’être accueilli. Je le fus; cela me procura des agréments sans me mener à grand-chose. De toutes les personnes à qui je fus recommandé, trois seules me furent utiles; M. Damesin, gentilhomme savoyard, alors écuyer, et, je crois, favori de Mme la princesse de Carignan; M. de Boze, secrétaire de l’Académie des inscriptions, et garde des médailles du cabinet du roi; et le P. Castel, jésuite, auteur du Clavecin oculaire. Toutes ces recommandations, excepté celle de M. Damesin, me venaient de l’abbé de Mably.

M. Damesin pourvut au plus pressé par deux connaissances qu’il me procura: l’une de M. de Gasc, président à mortier au parlement de Bordeaux, et qui jouait très bien du violon; l’autre, de M. l’abbé de Léon, qui logeait alors en Sorbonne, jeune seigneur très aimable, qui mourut à la fleur de son âge après avoir brillé quelques instants dans le monde sous le nom de chevalier de Rohan. L’un et l’autre eurent la fantaisie d’apprendre la composition. Je leur en donnai quelques mois de leçons qui soutinrent un peu ma bourse tarissante. L’abbé de Léon me prit en amitié, et voulait m’avoir pour son secrétaire; mais il n’était pas riche, et ne put m’offrir en tout que huit cents francs, que je refusai bien à regret, mais qui ne pouvaient me suffire pour mon logement, ma nourriture et mon entretien.

M. de Boze me reçut fort bien. Il aimait le savoir, il en avait; mais il était un peu pédant. Mme de Boze aurait été sa fille; elle était brillante et petite maîtresse. J’y dînais quelquefois. On ne saurait avoir l’air plus gauche et plus sot que je l’avais vis-à-vis d’elle. Son maintien dégagé m’intimidait et rendait le mien plus plaisant. Quand elle me présentait une assiette, j’avançais ma fourchette pour piquer modestement un petit morceau de ce qu’elle m’offrait, de sorte qu’elle rendait à son laquais l’assiette qu’elle m’avait destinée, en se tournant pour que je ne la visse pas rire. Elle ne se doutait guère que dans la tête de ce campagnard il ne laissait pas d’y avoir quelque esprit. M. de Boze me présenta à M. de Réaumur, son ami, qui venait dîner chez lui tous les vendredis, jours d’Académie des sciences. Il lui parla de mon projet, et du désir que j’avais de le soumettre à l’examen de l’Académie. M. de Réaumur se chargea de la proposition, qui fut agréée; le jour donné, je fus introduit et présenté par M. de Réaumur, et le même jour, 22 août 1742, j’eus l’honneur de lire à l’Académie le mémoire que j’avais préparé pour cela. Quoique cette illustre assemblée fût assurément très imposante, j’y fus bien moins intimidé que devant Mme de Boze, et je me tirai passablement de mes lectures et de mes réponses. Le mémoire réussit, et m’attira des compliments, qui me surprirent autant qu’ils me flattèrent, imaginant à peine que devant une Académie, quiconque n’en était pas pût avoir le sens commun. Les commissaires qu’on me donna furent de MM. de Mairan, Hellot et de Fouchy: tous trois gens de mérite assurément, mais dont pas un ne savait la musique, assez du moins pour être en état de juger de mon projet.

Durant mes conférences avec ces messieurs, je me convainquis, avec autant de certitude que de surprise, que si quelquefois les savants ont moins de préjugés que les autres hommes, ils tiennent, en revanche, encore plus fortement à ceux qu’ils ont. Quelque faibles, quelque fausses que fussent la plupart de leurs objections, et quoique j’y répondisse timidement, je l’avoue, et en mauvais termes, mais par des raisons péremptoires, je ne vins pas une seule fois à bout de me faire entendre et de les contenter. J’étais toujours ébahi de la facilité avec laquelle, à l’aide de quelques phrases sonores, ils me réfutaient sans m’avoir compris. Ils déterrèrent, je ne sais où, qu’un moine appelé le P. Souhaitti avait jadis imaginé de noter la gamme par chiffres; c’en fut assez pour prétendre que mon système n’était pas neuf, et passe pour cela; car bien que je n’eusse jamais ouï parler du P. Souhaitti, et bien que sa manière d’écrire les sept notes du plain-chant sans même songer aux octaves ne méritât en aucune sorte d’entrer en parallèle avec ma simple et commode invention pour noter aisément par chiffres toute musique imaginable, clefs, silences, octaves, mesures, temps, et valeurs des notes, choses auxquelles Souhaitti n’avait pas même songé, il était néanmoins très vrai de dire que, quant à l’élémentaire expression des sept notes, il en était le premier inventeur. Mais outre qu’ils donnèrent à cette invention primitive plus d’importance qu’elle n’en avait, ils ne s’en tinrent pas là, et sitôt qu’ils voulurent parler du fond du système, ils ne firent plus que déraisonner. Le plus grand avantage du mien était d’abroger les transpositions et les clefs, en sorte que le même morceau se trouvait noté et transposé à volonté, dans quelque ton qu’on voulût, au moyen du changement supposé d’une seule initiale à la tête de l’air. Ces Messieurs avaient ouï dire aux croque-sol de Paris que la méthode d’exécuter par transposition ne valait rien. Ils partirent de là pour tourner en invincible objection contre mon système son avantage le plus marqué, et ils décidèrent que ma note était bonne pour la vocale, et mauvaise pour l’instrumentale; au lieu de décider, comme ils l’auraient dû, qu’elle était bonne pour la vocale, et meilleure pour l’instrumentale. Sur leur rapport, l’Académie m’accorde un certificat plein de très beaux compliments à travers lesquels on démêlait, pour le fond, qu’elle ne jugeait mon système ni neuf ni utile. Je ne crus pas devoir orner d’une pareille pièce l’ouvrage intitulé Dissertation sur la musique moderne, par lequel j’en appelais au public.

J’eus lieu de remarquer en cette occasion combien, même avec un esprit borné, la connaissance unique, mais profonde, de la chose est préférable, pour en bien juger, à toutes les lumières que donne la culture des sciences, lorsqu’on n’y a pas joint l’étude particulière de celle dont il s’agit. La seule objection solide qu’il y eût à faire à mon système y fut faite par Rameau. À peine le lui eus-je expliqué, qu’il en vit le côté faible. «Vos signes, me dit-il, sont très bons en ce qu’ils déterminent simplement et clairement les valeurs, en ce qu’ils représentent nettement les intervalles et montrent toujours le simple dans le redoublé, toutes choses que ne fait pas la note ordinaire; mais ils sont mauvais en ce qu’ils exigent une opération de l’esprit qui ne peut toujours suivre la rapidité de l’exécution. La position de nos notes, continua-t-il, se peint à l’œil sans le concours de cette opération. Si deux notes, l’une très haute, l’autre très basse, sont jointes par une tirade de notes intermédiaires, je vois du premier coup d’œil le progrès de l’une à l’autre par degrés conjoints; mais pour m’assurer chez vous de cette tirade, il faut nécessairement que j’épelle tous vos chiffres l’un après l’autre: le coup d’œil ne peut suppléer à rien». L’objection me parut sans réplique, et j’en convins à l’instant: quoiqu’elle soit simple et frappante, il n’y a qu’une grande pratique de l’art qui puisse la suggérer, et il n’est pas étonnant qu’elle ne soit venue à aucun académicien; mais il l’est que tous ces grands savants, qui savent tant de choses, sachent si peu que chacun ne devrait juger que de son métier.

Mes fréquentes visites à mes commissaires et à d’autres académiciens me mirent à portée de faire connaissance avec tout ce qu’il y avait à Paris de plus distingué dans la littérature, et par là cette connaissance se trouva toute faite lorsque je me vis, dans la suite, inscrit tout d’un coup parmi eux. Quant à présent, concentré dans mon système de musique, je m’obstinais à vouloir par lui faire une révolution dans cet art, et parvenir de la sorte à une célébrité qui, dans les beaux-arts, se conjoint toujours à Paris avec la fortune. Je m’enfermai dans ma chambre et travaillai deux ou trois mois avec une ardeur inexprimable à refondre, dans un ouvrage destiné pour le public, le mémoire que j’avais lu à l’Académie. La difficulté fut de trouver un libraire qui voulût se charger de mon manuscrit, vu qu’il y avait quelque dépense à faire pour les nouveaux caractères, que les libraires ne jettent pas leurs écus à la tête des débutants, et qu’il me semblait cependant bien juste que mon ouvrage me rendît le pain que j’avais mangé en l’écrivant.

Bonnefond me procura Quillau le père, qui fit avec moi un traité à moitié profit, sans compter le privilège que je payai seul. Tant fut opéré par ledit Quillau, que j’en fus pour mon privilège, et n’ai tiré jamais un liard de cette édition, qui vraisemblablement eut un débit médiocre, quoique l’abbé Desfontaines m’eût promis de la faire aller, et que les autres journalistes en eussent dit assez de bien.

Le plus grand obstacle à l’essai de mon système était la crainte que, s’il n’était pas admis, on ne perdît le temps qu’on mettrait à l’apprendre. Je disais à cela que la pratique de ma note rendait les idées si claires, que pour apprendre la musique par les caractères ordinaires on gagnerait encore du temps à commencer par les miens. Pour en donner la preuve par l’expérience, j’enseignai gratuitement la musique à une jeune Américaine appelée Mlle Desroulins, dont M. Roguin m’avait procuré la connaissance; en trois mois elle fut en état de déchiffrer sur ma note quelque musique que ce fût, et même de chanter à livre ouvert que mieux moi-même toute celle qui n’était pas chargée de difficultés. Ce succès fut frappant mais ignoré. Un autre en aurait rempli les journaux; mais avec quelque talent pour trouver des choses utiles, je n’en eus jamais pour les faire valoir.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
940 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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