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Kitabı oku: «Les confessions», sayfa 22

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Voilà, comment ma fontaine de Héron fut encore cassée: mais cette seconde fois j’avais trente ans, et je me trouvais sur le pavé de Paris, où l’on ne vit pas pour rien. Le parti que je pris dans cette extrémité n’étonnera que ceux qui n’auront pas bien lu ma première partie. Je venais de me donner des mouvements aussi grands qu’inutiles; j’avais besoin de reprendre haleine. Au lieu de me livrer au désespoir, je me livrai tranquillement à ma paresse et aux soins de la Providence, et, pour lui donner le temps de faire son œuvre, je me mis à manger, sans me presser, quelques louis qui me restaient encore, réglant la dépense de mes nonchalants plaisirs sans la retrancher, n’allant plus au café que deux jours l’un, et au spectacle que deux fois la semaine. À l’égard de la dépense des filles, je n’eus aucune réforme à y faire, n’ayant mis de ma vie un sol à cet usage, si ce n’est qu’une fois, dont j’aurai bientôt à parler.

La sécurité, la volupté, la confiance avec laquelle je me livrais à cette vie indolente et solitaire, que je n’avais pas de quoi faire durer trois mois, est une des singularités de ma vie et une des bizarreries de mon humeur. L’extrême besoin que j’avais qu’on pensât à moi était précisément ce qui m’ôtait le courage de me montrer, et la nécessité de faire des visites me les rendit insupportables, au point que je cessai même de voir les académiciens et autres gens de lettres avec lesquels j’étais déjà faufilé. Marivaux, l’abbé de Mably, Fontenelle furent presque les seuls chez qui je continuai d’aller quelquefois. Je montrai même au premier ma comédie de Narcisse. Elle lui plut, et il eut la complaisance de la retoucher. Diderot, plus jeune qu’eux, était à peu près de mon âge. Il aimait la musique; il en savait la théorie; nous en parlions ensemble; il me parlait aussi de ses projets d’ouvrages. Cela forma bientôt entre nous des liaisons plus intimes, qui ont duré quinze ans, et qui probablement dureraient encore si malheureusement, et bien par sa faute, je n’eusse été jeté dans son même métier.

On n’imaginerait pas à quoi j’employais ce court et précieux intervalle qui me restait encore avant d’être forcé de mendier mon pain: à étudier par cœur des passages de poètes, que j’avais appris cent fois et autant de fois oubliés. Tous les matins, vers les dix heures, j’allais me promener au Luxembourg, un Virgile ou un Rousseau dans ma poche, et là, jusqu’à l’heure du dîner, je remémorais tantôt une ode sacrée et tantôt une bucolique, sans me rebuter de ce qu’en repassant celle du jour je ne manquais point d’oublier celle de la veille. Je me rappelais qu’après la défaite de Nicias à Syracuse, les Athéniens captifs gagnaient leur vie à réciter les poèmes d’Homère. Le parti que je tirai de ce trait d’érudition, pour me prémunir contre la misère, fut d’exercer mon heureuse mémoire à retenir tous les poètes par cœur.

J’avais un autre expédient non moins solide dans les échecs, auxquels je consacrais régulièrement, chez Maugis, les après-midi des jours que je n’allais pas au spectacle. Je fis là connaissance avec M. de Légal, avec un M. Husson, avec Philidor, avec tous les grands joueurs d’échecs de ce temps-là, et n’en devins pas plus habile. Je ne doutais pas cependant que je ne devinsse à la fin plus fort qu’eux tous, et c’en était assez, selon moi, pour me servir de ressource. De quelque folie que je m’engouasse, j’y portais toujours la même manière de raisonner. Je me disais: «Quiconque prime en quelque chose est toujours sûr d’être recherché. Primons donc, n’importe en quoi; je serai recherché, les occasions se présenteront, et mon mérite fera le reste». Cet enfantillage n’était pas le sophisme de ma raison, c’était celui de mon indolence. Effrayé des grands et rapides efforts qu’il aurait fallu faire pour m’évertuer, je tâchais de flatter ma paresse, et je m’en voilais la honte par des arguments dignes d’elle.

J’attendais ainsi tranquillement la fin de mon argent, et je crois que je serais arrivé au dernier sou sans m’en émouvoir davantage, si le P. Castel, que j’allais voir quelquefois en allant au café, ne m’eût arraché de ma léthargie. Le P. Castel était fou, mais bon homme au demeurant: il était fâché de me voir consumer ainsi sans rien faire. «Puisque les musiciens, me dit-il, puisque les savants ne chantent pas à votre unisson, changez de corde et voyez les femmes. Vous réussirez peut-être mieux de ce côté-là. J’ai parlé de vous à Mme de Besenval, allez la voir de ma part. C’est une bonne femme qui verra avec plaisir un pays de son fils et de son mari. Vous verrez chez elle Mme de Broglie, sa fille, qui est une femme d’esprit. Mme Dupin en est une autre à qui j’ai aussi parlé de vous: portez-lui votre ouvrage; elle a envie de vous voir, et vous recevra bien. On ne fait rien dans Paris que par les femmes. Ce sont comme des courbes dont les sages sont les asymptotes; ils s’en approchent sans cesse, mais ils n’y touchent jamais».

Après avoir remis d’un jour à l’autre ces terribles corvées, je pris enfin courage, et j’allai voir Mme de Besenval. Elle me reçut avec bonté. Mme de Broglie étant entrée dans sa chambre, elle lui dit: «Ma fille, voilà M. Rousseau dont le P. Castel nous a parlé». Mme de Broglie me fit compliment sur mon ouvrage, et me menant à son clavecin, me fit voir qu’elle s’en était occupée. Voyant à sa pendule qu’il était près d’une heure, je voulus m’en aller. Mme de Besenval me dit: «Vous êtes loin de votre quartier, restez, vous dînerez ici». Je ne me fis pas prier. Un quart d’heure après je compris par quelque mot que le dîner auquel elle m’invitait était celui de son office. Mme de Besenval était une très bonne femme, mais bornée, et trop pleine de son illustre noblesse polonaise; elle avait peu d’idées des égards qu’on doit aux talents. Elle me jugeait même en cette occasion sur mon maintien plus que sur mon équipage, qui, quoique très simple, était fort propre, et n’annonçait point du tout un homme fait pour dîner à l’office. J’en avais oublié le chemin depuis trop longtemps pour vouloir le rapprendre. Sans laisser voir tout mon dépit, je dis à Mme de Besenval qu’une petite affaire, qui me revenait en mémoire, me rappelait dans mon quartier, et je voulus partir. Mme de Broglie s’approcha de sa mère, et lui dit à l’oreille quelques mots qui firent effet. Mme de Besenval se leva pour me retenir et me dit: «Je compte que c’est avec nous que vous nous ferez l’honneur de dîner». Je crus que faire le fier serait faire le sot, et je restai. D’ailleurs la bonté de Mme de Broglie m’avait touché et me la rendait intéressante. Je fus fort aise de dîner avec elle et j’espérai qu’en me connaissant davantage elle n’aurait pas regret à m’avoir procuré cet honneur. M. le président de Lamoignon, grand ami de la maison, y dîna aussi. Il avait, ainsi que Mme de Broglie, ce petit jargon de Paris, tout en petits mots, tout en petites allusions fines. Il n’y avait pas là de quoi briller pour le pauvre Jean-Jacques. J’eus le bon sens de ne vouloir pas faire le gentil malgré Minerve, et je me tus. Heureux si j’eusse été toujours aussi sage! Je ne serais pas dans l’abîme où je suis aujourd’hui.

J’étais désolé de ma lourdise, et de ne pouvoir justifier aux yeux de Mme Broglie ce qu’elle avait fait en ma faveur. Après le dîner, je m’avisai de ma ressource ordinaire. J’avais dans ma poche une épître en vers, écrite à Parisot pendant mon séjour à Lyon. Ce morceau ne manquait pas de chaleur; j’en mis dans la façon de le réciter, et je les fis pleurer tous trois. Soit vanité, soit vérité dans mes interprétations, je crus voir que les regards de Mme de Broglie disaient à sa mère: «Eh bien, maman avais-je tort de vous dire que cet homme était plus fait pour dîner avec vous qu’avec vos femmes?» Jusqu’à ce moment j’avais eu le cœur un peu gros; mais après m’être ainsi vengé, je fus content. Mme de Broglie, poussant un peu trop loin le jugement avantageux qu’elle avait porté de moi, crut que j’allais faire sensation dans Paris et devenir un homme à bonnes fortunes. Pour guider mon inexpérience, elle me donna les Confessions du Comte de ***. «Ce livre, me dit-elle, est un Mentor dont vous aurez besoin dans le monde: vous ferez bien de le consulter quelquefois». J’ai gardé plus de vingt ans cet exemplaire avec reconnaissance pour la main dont il me venait, mais riant souvent de l’opinion que paraissait avoir cette dame de mon mérite galant. Du moment que j’eus lu cet ouvrage, je désirai d’obtenir l’amitié de l’auteur. Mon penchant m’inspirait très bien: c’est le seul ami vrai que j’aie eu parmi les gens de lettres.

Dès lors j’osai compter que Mme la baronne de Besenval et Mme la marquise de Broglie, prenant intérêt à moi, ne me laisseraient pas longtemps sans ressource, et je ne me trompai pas. Parlons maintenant de mon entrée chez Mme Dupin, qui a eu de plus longues suites.

Mme Dupin était, comme on sait, fille de Samuel Bernard et de Mme Fontaine. Elles étaient trois sœurs qu’on pouvait appeler les trois Grâces. Mme de la Touche qui fit une escapade en Angleterre avec le duc de Kingston; Mme d’Arty, la maîtresse, et, bien plus, l’amie, l’unique et sincère amie de M. le prince de Conti, femme adorable autant par la douceur, par la bonté de son charmant caractère, que par l’agrément de son esprit et par l’inaltérable gaieté de son humeur; enfin, Mme Dupin, la plus belle des trois, et la seule à qui l’on n’ait point reproché d’écart dans sa conduite. Elle fut le prix de l’hospitalité de M. Dupin, à qui sa mère la donna avec une place de fermier général et une fortune immense, en reconnaissance du bon accueil qu’il lui avait fait dans sa province. Elle était encore quand je la vis pour la première fois, une des plus belles femmes de Paris. Elle me reçut à sa toilette. Elle avait les bras nus, les cheveux épars, son peignoir mal arrangé. Cet abord m’était très nouveau; ma pauvre tête n’y tint pas; je me trouble, je m’égare, et bref me voilà épris de Mme Dupin.

Mon trouble ne parut pas me nuire auprès d’elle, elle ne s’en aperçut point. Elle accueillit le livre et l’auteur, me parla de mon projet en personne instruite, chanta, s’accompagna du clavecin, me retint à dîner, me fit mettre à table à côté d’elle; il n’en fallait pas tant pour me rendre fou; je le devins. Elle me permit de la venir voir: j’usai, j’abusai de la permission. J’y allais presque tous les jours, j’y dînais deux ou trois fois la semaine. Je mourais d’envie de parler; je n’osais jamais. Plusieurs raisons renforçaient ma timidité naturelle. L’entrée d’une maison opulente était une porte ouverte à la fortune; je ne voulais pas, dans ma situation, risquer de me la fermer. Mme Dupin, tout aimable qu’elle était, était sérieuse et froide; je ne trouvais rien dans ses manières d’assez agaçant pour m’enhardir. Sa maison, aussi brillante alors qu’aucune autre dans Paris, rassemblait des sociétés auxquelles il ne manquait que d’être un peu moins nombreuses pour être l’élite dans tous les genres. Elle aimait à voir tous les gens qui jetaient de l’éclat, les grands, les gens de lettres, les belles femmes. On ne voyait chez elle que ducs, ambassadeurs, cordons bleus. Mme la princesse de Rohan, Mme la comtesse de Forcalquier, Mme de Mirepoix, Mme de Brignolé, milady Hervey pouvaient passer pour ses amies. M. de Fontenelle, l’abbé de Saint-Pierre, l’abbé Sallier, M. de Fourmont, M. de Bernis, M. de Buffon, M. de Voltaire étaient de son cercle et de ses dîners. Si son maintien réservé n’attirait pas beaucoup les jeunes gens, sa société, d’autant mieux composée, n’en était que plus imposante, et le pauvre Jean-Jacques n’avait pas de quoi se flatter de briller beaucoup au milieu de tout cela. Je n’osai donc parler; mais, ne pouvant plus me taire, j’osai écrire. Elle garda deux jours ma lettre sans m’en parler. Le troisième jour elle me la rendit, m’adressant verbalement quelques mots d’exhortation d’un ton froid qui me glaça. Je voulus parler, la parole expira sur mes lèvres; ma subite passion s’éteignit avec l’espérance, et, après une déclaration dans les formes, je continuai de vivre avec elle comme auparavant, sans plus lui parler de rien, même des yeux.

Je crus ma sottise oubliée; je me trompai. M. de Francueil, fils de M. Dupin et beau-fils de madame, était à peu près de son âge et du mien. Il avait de l’esprit, de la figure; il pouvait avoir des prétentions; on disait qu’il en avait auprès d’elle, uniquement peut-être parce qu’elle lui avait donné une femme bien laide, bien douce, et qu’elle vivait parfaitement bien avec tous les deux. M. de Francueil aimait et cultivait les talents. La musique, qu’il savait fort bien, fut entre nous un moyen de liaison. Je le vis beaucoup; je m’attachais à lui: tout d’un coup il me fit entendre que Mme Dupin trouvait mes visites trop fréquentes, et me priait de les discontinuer. Ce compliment aurait pu être à sa place quand elle me rendit ma lettre; mais huit ou dix jours après et sans aucune autre cause, il venait, ce me semble, hors de propos. Cela faisait une position d’autant plus bizarre, que je n’en étais pas moins bien vu qu’auparavant chez M. et Mme de Francueil. J’y allai cependant plus rarement, et j’aurais cessé d’y aller tout à fait, si, par un autre caprice imprévu, Mme Dupin ne m’avait fait prier de veiller pendant huit ou dix jours à son fils, qui, changeant de gouverneur, restait seul durant cet intervalle. Je passai ces huit jours dans un supplice que le plaisir d’obéir à Mme Dupin pouvait seul me rendre souffrable; car le pauvre Chenonceaux avait dès lors cette mauvaise tête qui a failli déshonorer sa famille, et qui l’a fait mourir à l’île de Bourbon. Pendant que je fus auprès de lui, je l’empêchai de faire du mal à lui-même ou à d’autres et voilà tout: encore ne fut-ce pas une médiocre peine; je ne m’en serais pas chargé huit autres jours de plus, quand Mme Dupin se serait donnée à moi pour récompense.

M. de Francueil me prenait en amitié, je travaillais avec lui: nous commençâmes ensemble un cours de chimie chez Rouelle. Pour me rapprocher de lui, je quittai mon hôtel Saint-Quentin et vins me loger au jeu de Paume de la rue Verdelet, qui donne dans la rue Plâtrière, où logeait M. Dupin. Là, par la suite d’un rhume négligé, je gagnai une fluxion de poitrine dont je faillis mourir. J’ai eu souvent dans ma jeunesse de ces maladies inflammatoires, pleurésies, et surtout des esquinancies auxquelles j’étais très sujet, dont je ne tiens pas ici le registre, et qui toutes m’ont fait voir la mort d’assez près pour me familiariser avec son image. Durant ma convalescence, j’eus le temps de réfléchir sur mon état, et de déplorer ma timidité, ma faiblesse, et mon indolence qui, malgré le feu dont je me sentais embrasé, me laissaient languir dans l’oisiveté d’esprit toujours à la porte de la misère. La veille du jour où j’étais tombé malade, j’étais allé à un opéra de Royer, qu’on donnait alors, et dont j’ai oublié le titre. Malgré ma prévention pour les talents des autres, qui m’a toujours fait défier des miens, je ne pouvais m’empêcher de trouver cette musique faible, sans chaleur, sans invention. J’osais quelquefois me dire: «Il me semble que je ferais mieux que cela». Mais la terrible idée que j’avais de la composition d’un opéra, et l’importance que j’entendais donner par les gens de l’art à cette entreprise m’en rebutaient à l’instant même, et me faisaient rougir d’oser y penser. D’ailleurs où trouver quelqu’un qui voulût me fournir des paroles et prendre la peine de les tourner à mon gré? Ces idées de musique et d’opéra me revinrent durant ma maladie, et dans le transport de ma fièvre, je composais des chants, des duos, des chœurs. Je suis certain d’avoir fait deux ou trois morceaux di prima intenzione dignes peut-être de l’admiration des maîtres s’ils avaient pu les entendre exécuter. Oh! si l’on pouvait tenir registre des rêves d’un fiévreux, quelles grandes et sublimes choses on verrait sortir quelquefois de son délire!

Ces sujets de musique et d’opéra m’occupèrent encore pendant ma convalescence, mais plus tranquillement. À force d’y penser, et même malgré moi, je voulus en avoir le cœur net, et tenter de faire à moi seul un opéra, paroles et musique. Ce n’était pas tout à fait mon coup d’essai. J’avais fait à Chambéry un opéra-tragédie, intitulé Iphix et Anaxarète, que j’avais eu le bon sens de jeter au feu. J’en avais fait à Lyon un autre intitulé La Découverte du Nouveau Monde, dont, après l’avoir lu à M. Bordes, à l’abbé de Mably, à l’abbé Trublet et à d’autres, j’avais fini par faire le même usage, quoique j’eusse déjà fait la musique du prologue et du premier acte, et que David m’eût dit, en voyant cette musique, qu’il y avait des morceaux dignes du Buononcini.

Cette fois, avant de mettre la main à l’œuvre, je me donnai le temps de méditer mon plan. Je projetai dans un ballet héroïque trois sujets différents en trois actes détachés, chacun dans un différent caractère de musique; et, prenant pour chaque sujet les amours d’un poète, j’intitulai cet opéra Les Muses galantes. Mon premier acte, en genre de musique forte, était le Tasse; le second, en genre de musique tendre, était Ovide; et le troisième, intitulé Anacréon, devait respirer la gaieté du dithyrambe. Je m’essayai d’abord sur le premier acte, et je m’y livrai avec une ardeur qui, pour la première fois, me fit goûter les délices de la verve dans la composition. Un soir, prêt d’entrer à l’Opéra, me sentant tourmenté, maîtrisé par mes idées, je remets mon argent dans ma poche, je cours m’enfermer chez moi, je me mets au lit, après avoir bien fermé tous mes rideaux pour empêcher le jour d’y pénétrer, et là, me livrant à tout l’œstre poétique et musical, je composai rapidement en sept ou huit heures la meilleure partie de mon acte. Je puis dire que mes amours pour la princesse de Ferrare (car j’étais le Tasse pour lors) et mes nobles et fiers sentiments vis-à-vis de son injuste frère, me donnèrent une nuit cent fois plus délicieuse que je ne l’aurais trouvée dans les bras de la princesse elle-même. Il ne resta le matin dans ma tête qu’une bien petite partie de ce que j’avais fait; mais ce peu, presque effacé par la lassitude et le sommeil, ne laissait pas de marquer encore l’énergie des morceaux dont il offrait les débris.

Pour cette fois, je ne poussai pas fort loin ce travail, en ayant été détourné par d’autres affaires. Tandis que je m’attachais à la maison Dupin, Mme de Beserval et Mme de Broglie, que je continuais de voir quelquefois, ne m’avaient pas oublié. M. le comte de Montaigu, capitaine aux gardes, venait d’être nommé ambassadeur à Venise. C’était un ambassadeur de la façon de Barjac, auquel il faisait assidûment sa cour. Son frère, le chevalier de Montaigu, gentilhomme de la manche de M. le Dauphin, était de la connaissance de ces deux dames et de celle de M. l’abbé Alary, de l’Académie française, que je voyais aussi quelquefois. Mme de Broglie, sachant que l’ambassadeur cherchait un secrétaire, me proposa. Nous entrâmes en pourparlers. Je demandais cinquante louis d’appointement, ce qui était bien peu dans une place où l’on est obligé de figurer. Il ne voulait me donner que cent pistoles, et que je fisse le voyage à mes frais. La proposition était ridicule. Nous ne pûmes nous accorder. M. de Francueil, qui faisait ses efforts pour me retenir, l’emporta. Je restai, et M. de Montaigu partit, emmenant un autre secrétaire appelé M. Follau, qu’on lui avait donné au bureau des Affaires étrangères. À peine furent-ils arrivés à Venise qu’ils se brouillèrent. Follau, voyant qu’il avait affaire à un fou, le planta là; et M. de Montaigu n’ayant qu’un jeune abbé appelé de Binis, qui écrivait sous le secrétaire et n’était pas en état d’en remplir la place, eut recours à moi. Le chevalier son frère, homme d’esprit, me tourna si bien, me faisant entendre qu’il y avait des droits attachés à la place de secrétaire, qu’il me fit accepter les mille francs. J’eus vingt louis pour mon voyage, et je partis.

À Lyon, j’aurais bien voulu prendre la route du Mont Cenis pour voir en passant ma pauvre Maman. Mais je descendis le Rhône et fus m’embarquer à Toulon, tant à cause de la guerre et par raison d’économie, que pour prendre un passeport de M. de Mirepoix, qui commandait alors en Provence, et à qui j’étais adressé. M. de Montaigu, ne pouvant se passer de moi, m’écrivait lettre sur lettre pour presser mon voyage. Un incident le retarda.

C’était le temps de la peste de Messine. La flotte anglaise y avait mouillé et visita la felouque sur laquelle j’étais. Cela nous assujettit en arrivant à Gênes, après une longue et pénible traversée, à une quarantaine de vingt et un jours. On donna le choix aux passagers de la faire à bord ou au lazaret, dans lequel on nous prévint que nous ne trouverions que les quatre murs, parce qu’on n’avait pas encore eu le temps de le meubler. Tous choisirent la felouque. L’insupportable chaleur, l’espace étroit, l’impossibilité d’y marcher, la vermine, me firent préférer le lazaret, à tout risque. Je fus conduit dans un grand bâtiment à deux étages absolument nu, où je ne trouvai ni fenêtre, ni lit, ni table, ni chaise, pas même un escabeau pour m’asseoir, ni une botte de paille pour me coucher. On m’apporta mon manteau, mon sac de nuit, mes deux malles; on ferma sur moi de grosses portes, à grosses serrures, et je restai là, maître de me promener à mon aise de chambre en chambre et d’étage en étage, trouvant partout la même solitude et la même nudité.

Tout cela ne me fit pas repentir d’avoir choisi le lazaret plutôt que la felouque, et, comme un nouveau Robinson, je me mis à m’arranger pour mes vingt et un jours comme j’aurais fait pour toute ma vie. J’eus d’abord l’amusement d’aller à la chasse aux poux que j’avais gagnés dans la felouque. Quand, à force de changer de linge et de hardes, je me fus enfin rendu net, je procédai à l’ameublement de la chambre que je m’étais choisie. Je me fis un bon matelas de mes vestes et de mes chemises, des draps de plusieurs serviettes que je cousis, une couverture de ma robe de chambre, un oreiller de mon manteau roulé. Je me fis un siège d’une malle posée à plat, et une table de l’autre posée de champ. Je tirai du papier, une écritoire, j’arrangeai en manière de bibliothèque une douzaine de livres que j’avais. Bref, je m’accommodai si bien, qu’à l’exception des rideaux et des fenêtres, j’étais presque aussi commodément à ce lazaret absolument nu qu’à mon jeu de paume de la rue Verdelet. Mes repas étaient servis avec beaucoup de pompe; deux grenadiers, la baïonnette au bout du fusil, les escortaient; l’escalier était ma salle à manger, le palier me servait de table, la marche inférieure me servait de siège, et, quand mon dîner était servi, l’on sonnait en se retirant une clochette pour m’avertir de me mettre à table. Entre mes repas, quand je ne lisais ni n’écrivais, ou que je ne travaillais pas à mon ameublement, j’allais me promener dans le cimetière des protestants, qui me servait de cour, où je montais dans une lanterne qui donnait sur le port et d’où je pouvais voir entrer et sortir les navires. Je passai de la sorte quatorze jours, et j’y aurais passé la vingtaine entière sans m’ennuyer un moment si M. de Jonville, envoyé de France, à qui je fis parvenir une lettre vinaigrée, parfumée et demi-brûlée, n’eût fait abréger mon temps de huit jours: je les allai passer chez lui, et je me trouvai mieux, je l’avoue, du gîte de sa maison que de celui du lazaret. Il me fit force caresses. Dupont, son secrétaire, était un bon garçon, qui me mena, tant à Gênes qu’à la campagne, dans plusieurs maisons où l’on s’amusait assez, et je liai avec lui connaissance et correspondance, que nous entretînmes fort longtemps. Je poursuivis agréablement ma route à travers la Lombardie. Je vis Milan, Vérone, Brescia, Padoue, et j’arrivai enfin à Venise, impatiemment attendu par M. l’ambassadeur.

Je trouvai des tas de dépêches, tant de la cour que des autres ambassadeurs, dont il n’avait pu lire ce qui était chiffré, quoiqu’il eût tous les chiffres nécessaires pour cela. N’ayant jamais travaillé dans aucun bureau ni vu de ma vie un chiffre de ministre, je craignis d’abord d’être embarrassé; mais je trouvai que rien n’était plus simple, et en moins de huit jours j’eus déchiffré le tout, qui assurément n’en valait pas la peine; car, outre que l’ambassade de Venise est toujours assez oisive, ce n’était pas à un pareil homme qu’on eût voulu confier la moindre négociation. Il s’était trouvé dans un grand embarras jusqu’à mon arrivée, ne sachant ni dicter, ni écrire lisiblement. Je lui étais très utile; il le sentait, et me traita bien. Un autre motif l’y portait encore. Depuis M. de Froulay, son prédécesseur, dont la tête s’était dérangée, le consul de France, appelé M. Le Blond, était resté chargé des affaires de l’ambassade, et, depuis l’arrivée de M. de Montaigu, il continuait de les faire jusqu’à ce qu’il l’eût mis au fait. M. de Montaigu, jaloux qu’un autre fît son métier, quoique lui-même en fût incapable, prit en guignon le consul, et, sitôt que je fus arrivé, il lui ôta les fonctions de secrétaire d’ambassade pour me les donner. Elles étaient inséparables du titre; il me dit de le prendre. Tant que je restai près de lui, jamais il n’envoya que moi sous ce titre au sénat et à son conférent; et dans le fond il était fort naturel qu’il aimât mieux avoir pour secrétaire d’ambassade un homme à lui, qu’un consul ou un commis des bureaux nommé par la cour.

Cela rendit ma situation assez agréable, et empêcha ses gentilshommes, qui étaient Italiens, ainsi que ses pages et la plupart de ses gens, de me disputer la primauté dans sa maison. Je me servis avec succès de l’autorité qui y était attachée pour maintenir son droit de liste, c’est-à-dire la franchise de son quartier contre les tentatives qu’on fit plusieurs fois pour l’enfreindre, et auxquelles ses officiers vénitiens n’avaient garde de résister. Mais aussi je ne souffris jamais qu’il s’y réfugiât des bandits, quoiqu’il m’en eût pu revenir des avantages dont Son Excellence n’aurait pas dédaigné sa part.

Elle osa même la réclamer sur les droits du secrétariat qu’on appelait la chancellerie. On était en guerre; il ne laissait pas d’y avoir bien des expéditions de passeports. Chacun de ces passeports payait un sequin au secrétaire qui l’expédiait et le contresignait. Tous mes prédécesseurs s’étaient fait payer indistinctement ce sequin, tant des Français que des étrangers. Je trouvai cet usage injuste; et, sans être Français, je l’abrogeai pour les Français; mais j’exigeai si rigoureusement mon droit de tout autre, que le marquis Scotti, frère du favori de la reine d’Espagne, m’ayant fait demander un passeport sans m’envoyer le sequin, je le lui fis demander, hardiesse que le vindicatif Italien n’oublia pas. Dès qu’on sut la réforme que j’avais faite dans la taxe des passeports, il ne se présenta plus, pour en avoir, que des foules de prétendus Français, qui, dans des baragouins abominables, se disaient l’un Provençal, l’autre Picard, l’autre Bourguignon. Comme j’ai l’oreille assez fine, je n’en fus guère la dupe, et je doute qu’un seul Italien m’ait soufflé mon sequin et qu’un seul Français l’ait payé. J’eus la bêtise de dire à M. de Montaigu, qui ne savait rien de rien, ce que j’avais fait. Ce mot de sequin lui fit ouvrir les oreilles, et, sans me dire son avis sur la suppression de ceux des Français, il prétendit que j’entrasse en compte avec lui sur les autres, me promettant des avantages équivalents. Plus indigné de cette bassesse qu’affecté par mon propre intérêt, je rejetai hautement sa proposition; il insista, je m’échauffai: «Non, monsieur, lui dis-je très vivement; que Votre Excellence garde ce qui est à elle et me laisse ce qui est à moi; je ne lui en céderai jamais un sol». Voyant qu’il ne gagnait rien par cette voie, il en prit une autre, et n’eut pas honte de me dire que, puisque j’avais les profits de sa chancellerie, il était juste que j’en fisse les frais. Je ne voulus pas chicaner sur cet article, et depuis lors j’ai fourni de mon argent encre, papier, cire, bougie, non pareille, jusqu’au sceau, que je fis refaire, sans qu’il m’en ait remboursé jamais un liard. Cela ne m’empêcha pas de faire une petite part du produit des passeports à l’abbé de Binis, bon garçon, et bien éloigné de prétendre à rien de semblable. S’il était complaisant envers moi, je n’étais pas moins honnête envers lui, et nous avons toujours bien vécu ensemble.

Sur l’essai de ma besogne, je la trouvai moins embarrassante que je n’avais craint pour un homme sans expérience, auprès d’un ambassadeur qui n’en avait pas davantage, et dont, pour surcroît, l’ignorance et l’entêtement contrariaient comme à plaisir tout ce que le bon sens et quelques lumières m’inspiraient de bien pour son service et celui du roi. Ce qu’il fit de plus raisonnable fut de se lier avec le marquis Mari, ambassadeur d’Espagne, homme adroit et fin, qui l’eût mené par le nez s’il l’eût voulu, mais qui, vu l’union d’intérêt des deux couronnes, le conseillait d’ordinaire assez bien, si l’autre n’eût gâté ses conseils en fourrant toujours du sien dans leur exécution. La seule chose qu’ils eussent à faire de concert était d’engager les Vénitiens à maintenir la neutralité. Ceux-ci ne manquaient pas de protester de leur fidélité à l’observer, tandis qu’ils fournissaient publiquement des munitions aux troupes autrichiennes, et même des recrues, sous prétexte de désertion. M. de Montaigu, qui, je crois, voulait plaire à la République, ne manquait pas aussi, malgré mes représentations, de me faire assurer dans toutes ses dépêches qu’elle n’enfreindrait jamais la neutralité. L’entêtement et la stupidité de ce pauvre homme me faisaient écrire et faire à tout moment des extravagances dont j’étais bien forcé d’être l’agent, puisqu’il le voulait, mais qui me rendaient quelquefois mon métier insupportable et même presque impraticable. Il voulait absolument, par exemple, que la plus grande partie de sa dépêche au roi et de celle au ministre fût en chiffres, quoique l’une et l’autre ne continssent absolument rien qui demandât cette précaution. Je lui représentai qu’entre le vendredi qu’arrivaient les dépêches de la cour et le samedi que partaient les nôtres, il n’y avait pas assez de temps pour l’employer à tant de chiffres et à la forte correspondance dont j’étais chargé pour le même courrier. Il trouva à cela un expédient admirable, ce fut de faire dès le jeudi la réponse aux dépêches qui devaient arriver le lendemain. Cette idée lui parut même si heureusement trouvée, quoi que je pusse lui dire sur l’impossibilité, sur l’absurdité de son exécution, qu’il en fallut passer par là; et tout le temps que j’ai demeuré chez lui, après avoir tenu note de quelques mots qu’il me disait dans la semaine à la volée et de quelques nouvelles triviales que j’allais écumant par-ci par-là, muni de ces uniques matériaux, je ne manquais jamais le jeudi matin de lui porter le brouillon des dépêches qui devaient partir le samedi, sauf quelques additions ou corrections que je faisais à la hâte sur celles qui devaient venir le vendredi, et auxquelles les nôtres servaient de réponses. Il avait un autre tic fort plaisant et qui donnait à sa correspondance un ridicule difficile à imaginer. C’était de renvoyer chaque nouvelle à sa source, au lieu de lui faire suivre son cours. Il marquait à M. Amelot les nouvelles de la cour, à M. de Maurepas celles de Paris, à M. d’Havrincourt celles de Suède, à M. de la Chetardie celles de Pétersbourg et quelquefois à chacun celles qui venaient de lui-même, et que j’habillais en termes un peu différents. Comme de tout ce que je lui portais à signer il ne parcourait que les dépêches de la cour et signait celles des autres ambassadeurs sans les lire, cela me rendait un peu plus le maître de tourner ces dernières à ma mode, et j’y fis au moins croiser les nouvelles. Mais il me fut impossible de donner un tour raisonnable aux dépêches essentielles: heureux encore quand il ne s’avisait pas d’y larder impromptu quelques lignes de son estoc, qui me forçaient de retourner transcrire en hâte toute la dépêche ornée de cette nouvelle impertinence, à laquelle fallait donner l’honneur du chiffre, sans quoi il ne l’aurait pas signée. Je fus tenté vingt fois, pour l’amour de sa gloire, de chiffrer autre chose que ce qu’il avait dit; mais sentant que rien ne pouvait autoriser une pareille infidélité, je le laissai délirer à ses risques, content de lui parler avec franchise, et de remplir aux miens mon devoir auprès de lui.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
940 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
Ses
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