Kitabı oku: «Les confessions», sayfa 23
C’est ce que je fis toujours avec une droiture, un zèle et un courage qui méritaient de sa part une autre récompense que celle que j’en reçus à la fin. Il était temps que je fusse une fois ce que le Ciel qui m’avait doué d’un heureux naturel, ce que l’éducation que j’avais reçue de la meilleure des femmes, ce que celle que je m’étais donnée à moi-même m’avait fait être; et je le fus. Livré à moi seul, sans amis, sans conseil, sans expérience, en pays étranger, servant une nation étrangère, au milieu d’une foule de fripons, qui, pour leur intérêt et pour écarter le scandale du bon exemple, m’excitaient à les imiter, loin d’en rien faire, je servis bien la France, à qui je ne devais rien, et mieux l’ambassadeur, comme il était juste, en tout ce qui dépendit de moi. Irréprochable dans un poste assez en vue, je méritai, j’obtins l’estime de la République, celle de tous les ambassadeurs avec qui nous étions en correspondance, et l’affection de tous les Français établis à Venise, sans en excepter le consul même, que je supplantais à regret dans des fonctions que je savais lui être dues, et qui me donnaient plus d’embarras que de plaisir.
M. de Montaigu, livré sans réserve au marquis Mari, qui n’entrait pas dans les détails de ses devoirs, les négligeait à tel point que, sans moi, les Français qui étaient à Venise ne se seraient pas aperçus qu’il y eût un ambassadeur de leur nation. Toujours éconduits sans qu’il voulût les entendre lorsqu’ils avaient besoin de sa protection, ils se rebutèrent, et l’on n’en voyait plus aucun ni à sa suite ni à sa table, où il ne les invita jamais. Je fis souvent de mon chef ce qu’il aurait dû faire: je rendis aux Français qui avaient recours à lui, ou à moi, tous les services qui étaient en mon pouvoir. En tout autre pays j’aurais fait davantage; mais, ne pouvant voir personne en place à cause de la mienne, j’étais forcé de recourir souvent au consul, et le consul, établi dans le pays où il avait sa famille, avait des ménagements à garder qui l’empêchaient de faire ce qu’il aurait voulu. Quelquefois cependant, le voyant mollir et n’oser parler, je m’aventurais à des démarches hasardeuses dont plusieurs m’ont réussi. Je m’en rappelle une dont le souvenir me fait encore rire. On ne se douterait guère que c’est à moi que les amateurs du spectacle à Paris ont dû Coralline et sa sœur Camille: rien cependant n’est plus vrai. Véronèse, leur père, s’était engagé avec ses enfants pour la troupe italienne; et après avoir reçu deux mille francs pour son voyage, au lieu de partir, il s’était tranquillement mis à Venise au théâtre de Saint-Luc, où Coralline, tout enfant qu’elle était encore, attirait beaucoup de monde. M. le duc de Gesvres, comme premier gentilhomme de la chambre, écrivit à l’ambassadeur pour réclamer le père et la fille. M. de Montaigu, me donnant la lettre, me dit pour toute instruction: Voyez cela. J’allai chez M. Le Blond le prier de parler au patricien à qui appartenait le théâtre de Saint-Luc, et qui était, je crois, un Zustiniani, afin qu’il renvoyât Véronèse, qui était engagé au service du roi. Le Blond, qui ne se souciait pas trop de la commission, la fit mal. Zustiniani battit la campagne, et Véronèse ne fut point renvoyé. J’étais piqué. L’on était en carnaval. Ayant pris la bahute et le masque, je me fis mener au palais Zustiniani. Tous ceux qui virent entrer ma gondole avec la livrée de l’ambassadeur furent frappés; Venise n’avait jamais vu pareille chose. J’entre, je me fais annoncer sous le nom d’una siora maschera. Sitôt que je fus introduit, j’ôte mon masque et je me nomme. Le sénateur pâlit et reste stupéfait. «Monsieur, lui dis-je en vénitien, c’est à regret que j’importune Votre Excellence de ma visite; mais vous avez à votre théâtre de Saint-Luc un homme nommé Véronèse qui est engagé au service du roi, et qu’on vous a fait demander inutilement: je viens le réclamer au nom de Sa Majesté». Ma courte harangue fit effet. À peine étais-je parti, que mon homme courut rendre compte de son aventure aux inquisiteurs d’État, qui lui lavèrent la tête. Véronèse fut congédié le jour même. Je lui fis dire que s’il ne partait dans la huitaine, je le ferais arrêter; et il partit.
Dans une autre occasion, je tirai de peine un capitaine de vaisseau marchand, par moi seul et presque sans le secours de personne. Il s’appelait le capitaine Olivet, de Marseille; j’ai oublié le nom du vaisseau. Son équipage avait pris querelle avec des Esclavons au service de la République: il y avait eu des voies de fait, et le vaisseau avait été mis aux arrêts avec une telle sévérité, que personne, excepté le seul capitaine, n’y pouvait aborder ni en sortir sans permission. Il eut recours à l’ambassadeur, qui l’envoya promener; il fut au consul, qui lui dit que ce n’était pas une affaire de commerce et qu’il ne pouvait s’en mêler; ne sachant plus que faire, il revint à moi. Je représentai à M. de Montaigu qu’il devait me permettre de donner sur cette affaire un mémoire au sénat; je ne me rappelle pas s’il y consentit et si je présentai le mémoire; mais je me rappelle bien que mes démarches n’aboutissant à rien, et l’embargo durant toujours, je pris un parti qui me réussit. J’insérai la relation de cette affaire dans une dépêche à M. de Maurepas, et j’eus même assez de peine à faire consentir M. de Montaigu à passer cet article. Je savais que nos dépêches, sans valoir trop la peine d’être ouvertes, l’étaient à Venise. J’en avais la preuve dans les articles que j’en trouvais mot pour mot dans la gazette: infidélité dont j’avais inutilement voulu porter l’ambassadeur à se plaindre. Mon objet, en parlant de cette vexation dans la dépêche, était de tirer parti de leur curiosité pour leur faire peur et les engager à délivrer le vaisseau; car s’il eût fallu attendre pour cela la réponse de la cour, le capitaine était ruiné avant qu’elle fût venue. Je fis plus, je me rendis au vaisseau pour interroger l’équipage. Je pris avec moi l’abbé Patizel, chancelier du consulat, qui ne vint qu’à contrecœur; tant tous ces pauvres gens craignaient de déplaire au sénat! Ne pouvant monter à bord à cause de la défense, je restai dans ma gondole, et j’y dressai mon verbal, interrogeant à haute voix et successivement tous les gens de l’équipage, et dirigeant mes questions de manière à tirer des réponses qui leur fussent avantageuses.
Je voulus engager Patizel à faire les interrogations et le verbal lui-même, ce qui en effet était plus de son métier que du mien. Il n’y voulut jamais consentir, ne dit pas un seul mot, et voulut à peine signer le verbal après moi. Cette démarche un peu hardie eut cependant un heureux succès, et le vaisseau fut délivré longtemps avant la réponse du ministre. Le capitaine voulut me faire un présent. Sans me fâcher, je lui dis, en lui frappant sur l’épaule: «Capitaine Olivet, crois-tu que celui qui ne reçoit pas des Français un droit de passeport qu’il trouve établi, soit homme à leur vendre la protection du roi?» Il voulut au moins me donner sur son bord un dîner, que j’acceptai, et où je menai le secrétaire d’ambassade d’Espagne, nommé Carrio, homme d’esprit et très aimable, qu’on a vu depuis secrétaire d’ambassade à Paris et chargé des affaires, avec lequel je m’étais intimement lié, à l’exemple de nos ambassadeurs.
Heureux si, lorsque je faisais avec le plus parfait désintéressement tout le bien que je pouvais faire, j’avais su mettre assez d’ordre et d’attention dans tous ces menus détails pour n’en pas être la dupe et servir les autres à mes dépens! Mais dans des places comme celle que j’occupais, où les moindres fautes ne sont point sans conséquence, j’épuisais toute mon attention pour n’en point faire contre mon service; je fus jusqu’à la fin du plus grand ordre et de la plus grande exactitude en tout ce qui regardait mon devoir essentiel. Hors quelques erreurs qu’une précipitation forcée me fit faire en chiffrant, et dont les commis de M. Amelot se plaignirent une fois, ni l’ambassadeur ni personne n’eut jamais à me reprocher une seule négligence dans aucune de mes fonctions, ce qui est à noter pour un homme aussi négligent et aussi étourdi que moi; mais je manquais parfois de mémoire et de soin dans les affaires particulières dont je me chargeais, et l’amour de la justice m’en a toujours fait supporter le préjudice de mon propre mouvement avant que personne songeât à se plaindre. Je n’en citerai qu’un seul trait, qui se rapporte à mon départ de Venise, et dont j’ai senti le contrecoup dans la suite à Paris.
Notre cuisinier, appelé Rousselot, avait apporté de France un ancien billet de deux cents francs, qu’un perruquier de ses amis avait d’un noble vénitien appelé Zanetto Nani, pour fournitures de perruques. Rousselot m’apporta ce billet, me priant de tâcher d’en tirer quelque chose par accommodement. Je savais, il savait aussi que l’usage constant des nobles vénitiens est de ne jamais payer, de retour dans leur patrie, les dettes qu’ils ont contractées en pays étranger; quand on les y veut contraindre, ils consument en tant de longueurs et de frais le malheureux créancier, qu’il se rebute, et finit par tout abandonner, ou s’accommoder presque pour rien. Je priai M. Le Blond de parler à Zanetto; celui-ci convint du billet, non du paiement. À force de batailler, il promit enfin trois sequins. Quand Le Blond lui porta le billet, les trois sequins ne se trouvèrent pas prêts; il fallut attendre. Durant cette attente survint ma querelle avec l’ambassadeur et ma sortie de chez lui. Je laissai les papiers de l’ambassade dans le plus grand ordre, mais le billet de Rousselot ne se trouva point. M. Le Blond m’assura me l’avoir rendu; je le connaissais trop honnête homme pour en douter; mais il me fut impossible de me rappeler ce qu’était devenu ce billet. Comme Zanetto avait avoué la dette, je priai M. Le Blond de tâcher d’en tirer les trois sequins sur un reçu, ou de l’engager à renouveler le billet par duplicata. Zanetto, sachant le billet perdu, ne voulut faire ni l’un ni l’autre. J’offris à Rousselot les trois sequins de ma bourse pour l’acquit du billet. Il les refusa, et me dit que je m’accommoderais à Paris avec le créancier, dont il me donna l’adresse. Le perruquier, sachant ce qui s’était passé, voulut son billet ou son argent en entier. Que n’aurais-je point donné dans mon indignation pour retrouver ce maudit billet! Je payai les deux cents francs, et cela dans ma plus grande détresse. Voilà comment la perte du billet valut au créancier le paiement de la somme entière, tandis que si, malheureusement pour lui, ce billet se fût retrouvé, il en aurait difficilement tiré les dix écus promis par Son Excellence Zanetto Nani.
Le talent que je crus me sentir pour mon emploi me le fit remplir avec goût, et hors la société de mon ami de Carrio, celle du vertueux Altuna, dont j’aurai bientôt à parler, hors les récréations bien innocentes de la place Saint-Marc, du spectacle, et de quelques visites que nous faisions presque toujours ensemble, je fis mes seuls plaisirs de mes devoirs. Quoique mon travail ne fût pas fort pénible, surtout avec l’aide de l’abbé de Binis, comme la correspondance était très étendue et qu’on était en temps de guerre, je ne laissais pas d’être occupé raisonnablement. Je travaillais tous les jours une bonne partie de la matinée, et les jours de courrier quelquefois jusqu’à minuit. Je consacrais le reste du temps à l’étude du métier que je commençais, et dans lequel je comptais bien, par le succès de mon début, être employé plus avantageusement dans la suite. En effet, il n’y avait qu’une voix sur mon compte, à commencer par celle de l’ambassadeur, qui se louait hautement de mon service, qui ne s’en est jamais plaint, et dont toute la fureur ne vint dans la suite que de ce que, m’étant plaint inutilement moi-même, je voulus enfin avoir mon congé. Les ambassadeurs et ministres du roi, avec qui nous étions en correspondance, lui faisaient, sur le mérite de son secrétaire, des compliments qui devaient le flatter, et qui, dans sa mauvaise tête, produisirent un effet tout contraire. Il en reçut un surtout dans une circonstance essentielle qu’il ne m’a jamais pardonné. Ceci vaut la peine d’être expliqué.
Il pouvait si peu se gêner, que le samedi même, jour de presque tous les courriers, il ne pouvait attendre pour sortir que le travail fût achevé; et me talonnant sans cesse pour expédier les dépêches du roi et des ministres, il les signait en hâte, et puis courait je ne sais où, laissant la plupart des autres lettres sans signature: ce qui me forçait, quand ce n’étaient que des nouvelles, de les tourner en bulletins; mais lorsqu’il s’agissait d’affaires qui regardaient le service du roi, il fallait bien que quelqu’un signât et je signais. J’en usai ainsi pour un avis important que nous venions de recevoir de M. Vincent, chargé des affaires du roi à Vienne. C’était dans le temps que le prince de Lobkowitz marchait à Naples, et que le comte de Gages fit cette mémorable retraite, la plus belle manœuvre de guerre de tout le siècle, et dont l’Europe a trop peu parlé. L’avis portait qu’un homme dont M. Vincent nous envoyait le signalement partait de Vienne, et devait passer à Venise, allant furtivement dans l’Abruzze, chargé d’y faire soulever le peuple à l’approche des Autrichiens. En l’absence de M. le comte de Montaigu, qui ne s’intéressait à rien, je fis passer à M. le marquis de l’Hôpital cet avis si à propos, que c’est peut-être à ce pauvre Jean-Jacques si bafoué que la maison de Bourbon doit la conservation du royaume de Naples.
Le marquis de l’Hôpital, en remerciant son collègue comme il était juste, lui parla de son secrétaire et du service qu’il venait de rendre à la cause commune. Le comte de Montaigu, qui avait à se reprocher sa négligence dans cette affaire, crut entrevoir dans ce compliment un reproche, et m’en parla avec humeur. J’avais été dans le cas d’en user avec le comte de Castellane, ambassadeur à Constantinople, comme avec le marquis de l’Hôpital, quoique en chose moins importante. Comme il n’y avait point d’autre poste pour Constantinople que les courriers que le sénat envoyait de temps en temps à son bayle, on donnait avis du départ de ces courriers à l’ambassadeur de France, pour qu’il pût écrire par cette voie à son collègue, s’il le jugeait à propos. Cet avis venait d’ordinaire un jour ou deux à l’avance: mais on faisait si peu de cas de M. de Montaigu, qu’on se contentait d’envoyer chez lui pour la forme, une heure ou deux avant le départ du courrier; ce qui me mit plusieurs fois dans le cas de faire la dépêche en son absence. M. de Castellane, en y répondant, faisait mention de moi en termes honnêtes; autant en faisait à Gênes M. de Jonville; autant de nouveaux griefs.
J’avoue que je ne fuyais pas l’occasion de me faire connaître, mais je ne la cherchais pas non plus hors de propos; et il me paraissait fort juste, en servant bien, d’aspirer au prix naturel des bons services, qui est l’estime de ceux qui sont en état d’en juger et de les récompenser. Je ne dirai pas si mon exactitude à remplir mes fonctions était de la part de l’ambassadeur un légitime sujet de plainte, mais je dirai bien que c’est le seul qu’il ait articulé jusqu’au jour de notre séparation.
Sa maison, qu’il n’avait jamais mise sur un trop bon pied, se remplissait de canaille; les Français y étaient maltraités, les Italiens y prenaient l’ascendant; et même, parmi eux, les bons serviteurs attachés depuis longtemps à l’ambassade furent tous malhonnêtement chassés, entre autres son premier gentilhomme, qui l’avait été du comte de Froulay, et qu’on appelait, je crois, le comte Peati, ou d’un nom très approchant. Le second gentilhomme, du choix de M. de Montaigu, était un bandit de Mantoue, appelé Dominique Vitali, à qui l’ambassadeur confia le soin de sa maison, et qui, à force de patelinage et de basse lésine, obtint sa confiance et devint son favori, au grand préjudice du peu d’honnêtes gens qui y étaient encore, et du secrétaire qui était à leur tête. L’œil intègre d’un honnête homme est toujours inquiétant pour les fripons. Il n’en aurait pas fallu davantage pour que celui-ci me prît en haine; mais cette haine avait une autre cause encore qui la rendit bien plus cruelle. Il faut dire cette cause, afin qu’on me condamne si j’avais tort.
L’ambassadeur avait, selon l’usage, une loge à chacun des cinq spectacles. Tous les jours à dîner il nommait le théâtre où il voulait aller ce jour-là; je choisissais après lui, et les gentilshommes disposaient des autres loges. Je prenais en sortant la clef de la loge que j’avais choisie. Un jour, Vitali n’étant pas là, je chargeai le valet de pied qui me servait de m’apporter la mienne dans une maison que je lui indiquai. Vitali, au lieu de m’envoyer ma clef, dit qu’il en avait disposé. J’étais d’autant plus outré, que le valet de pied m’avait rendu compte de ma commission devant tout le monde. Le soir, Vitali voulut me dire quelques mots d’excuse que je ne reçus point: «Demain, monsieur, lui dis-je, vous viendrez me les faire à telle heure dans la maison où j’ai reçu l’affront et devant les gens qui en ont été témoins; ou après-demain, quoi qu’il arrive, je vous déclare que vous ou moi sortirons d’ici». Ce ton décidé lui en imposa. Il vint au lieu et à l’heure me faire des excuses publiques avec une bassesse digne de lui; mais il prit à loisir ses mesures, et, tout en me faisant de grandes courbettes, il travailla tellement à l’italienne que, ne pouvant porter l’ambassadeur à me donner mon congé, il me mit dans la nécessité de le prendre.
Un pareil misérable n’était assurément pas fait pour me connaître; mais il connaissait de moi ce qui servait à ses vues. Il me connaissait bon et doux à l’excès pour supporter des torts involontaires, fier et peu endurant pour des offenses préméditées, aimant la décence et la dignité dans les choses convenables, et non moins exigeant pour l’honneur qui m’était dû qu’attentif à rendre celui que je devais aux autres. C’est par là qu’il entreprit et vint à bout de me rebuter. Il mit la maison sens dessus dessous; il en ôta ce que j’avais tâché d’y maintenir de règle, de subordination, de propreté, d’ordre. Une maison sans femme a besoin d’une discipline un peu sévère pour y faire régner la modestie inséparable de la dignité. Il fit bientôt de la nôtre un lieu de crapule et de licence, un repaire de fripons et de débauchés. Il donna pour second gentilhomme à Son Excellence, à la place de celui qu’il avait fait chasser, un autre maquereau comme lui et qui tenait bordel public à la Croix-de-Malte; et ces deux coquins bien d’accord étaient d’une indécence égale à leur insolence. Hors la seule chambre de l’ambassadeur, qui même n’était pas trop en règle, il n’y avait pas un seul coin dans la maison souffrable pour un honnête homme.
Comme Son Excellence ne soupait pas, nous avions le soir, les gentilshommes et moi, une table particulière, où mangeaient aussi l’abbé de Binis et les pages. Dans la plus vilaine gargote on est servi plus proprement, plus décemment, en linge moins sale, et l’on a mieux à manger. On nous donnait une seule petite chandelle bien noire, des assiettes d’étain, des fourchettes de fer. Passe encore pour ce qui se faisait en secret; mais on m’ôta ma gondole; seul de tous les secrétaires d’ambassadeurs, j’étais forcé d’en louer une, ou d’aller à pied, et je n’avais plus la livrée de Son Excellence que quand j’allais au sénat. D’ailleurs, rien de ce qui se passait au-dedans n’était ignoré dans la ville. Tous les officiers de l’ambassadeur jetaient les hauts cris. Dominique, la seule cause de tout, criait le plus haut, sachant bien que l’indécence avec laquelle nous étions traités m’était plus sensible qu’à tous les autres. Seul de la maison, je ne disais rien au-dehors, mais je me plaignais vivement à l’ambassadeur et du reste et de lui-même, qui, secrètement excité par son âme damnée, me faisait chaque jour quelque nouvel affront. Forcé de dépenser beaucoup pour me tenir au pair de mes confrères, et convenablement à mon poste, je ne pouvais arracher un sol de mes appointements, et quand je lui demandais de l’argent, il me parlait de son estime et de sa confiance, comme si elle eût dû remplir ma bourse et pourvoir à tout.
Ces deux bandits finirent par faire tourner tout à fait la tête de leur maître, qui ne l’avait déjà pas trop droite, et le ruinaient dans un brocantage continuel par des marchés de dupe qu’ils lui persuadaient être des marchés d’escroc. Ils lui firent louer sur la Brenta un palazzo le double de sa valeur, dont ils partagèrent le surplus avec le propriétaire. Les appartements en étaient incrustés en mosaïque et garnis de colonnes et de pilastres de très beaux marbres, à la mode du pays. M. de Montaigu fit superbement masquer tout cela d’une boiserie de sapin, par l’unique raison qu’à Paris les appartements sont ainsi boisés. Ce fut par une raison semblable que, seul de tous les ambassadeurs qui étaient à Venise, il ôta l’épée à ses pages et la canne à ses valets de pied. Voilà quel était l’homme qui, toujours par le même motif peut-être, me prit en grippe, uniquement sur ce que je le servais fidèlement.
J’endurai patiemment ses dédains, sa brutalité, ses mauvais traitements, tant qu’en y voyant de l’humeur je crus n’y pas voir de la haine: mais dès que je vis le dessein formé de me priver de l’honneur que je méritais par mon bon service, je résolus d’y renoncer. La première marque que je reçus de sa mauvaise volonté fut à l’occasion d’un dîner qu’il devait donner à M. le duc de Modène et à sa famille, qui étaient à Venise, et dans lequel il me signifia que je n’aurais pas place à sa table. Je lui répondis piqué, mais sans me fâcher, qu’ayant l’honneur d’y dîner journellement, si M. le duc de Modène exigeait que je m’en abstinsse quand il viendrait, il était de la dignité de Son Excellence et de mon devoir de n’y pas consentir. «Comment! dit-il avec emportement, mon secrétaire, qui même n’est pas gentilhomme, prétend dîner avec un souverain quand mes gentilshommes n’y dînent pas? – Oui, monsieur, lui répliquai-je, le poste dont m’a honoré Votre Excellence m’ennoblit si bien tant que je le remplis, que j’ai même le pas sur vos gentilshommes, ou soi-disant tels, et suis admis où ils ne peuvent l’être. Vous n’ignorez pas que, le jour que vous ferez votre entrée publique, je suis appelé par l’étiquette, et par un usage immémorial, à vous y suivre en habit de cérémonie et à l’honneur d’y dîner avec vous au palais de Saint-Marc; et je ne vois pas pourquoi un homme qui peut et doit manger en public avec le doge et le sénat de Venise, ne pourrait pas manger en particulier avec M. le duc de Modène». Quoique l’argument fût sans réplique, l’ambassadeur ne s’y rendit point: mais nous n’eûmes pas occasion de renouveler la dispute, M. le duc de Modène n’étant point venu dîner chez lui.
Dès lors il ne cessa de me donner des désagréments, de me faire des passe-droits, s’efforçant de m’ôter les petites prérogatives attachées à mon poste pour les transmettre à son cher Vitali; et je suis sûr que s’il eût osé l’envoyer au sénat à ma place, il l’aurait fait. Il employait ordinairement l’abbé de Binis pour écrire dans son cabinet ses lettres particulières: il se servit de lui pour écrire à M. de Maurepas une relation de l’affaire du capitaine Olivet, dans laquelle, loin de lui faire aucune mention de moi qui seul m’en étais mêlé, il m’ôtait même l’honneur du verbal, dont il lui envoyait un double, pour l’attribuer à Patizel, qui n’avait pas dit un seul mot. Il voulait me mortifier et complaire à son favori; mais non pas se défaire de moi. Il sentait qu’il ne lui serait plus aussi aisé de me trouver un successeur qu’à M. Follau, qui l’avait déjà fait connaître. Il lui fallait absolument un secrétaire qui sût l’italien à cause des réponses du sénat; qui fît toutes ses dépêches, toutes ses affaires, sans qu’il se mêlât de rien; qui joignît au mérite de le bien servir la bassesse d’être le complaisant de messieurs ses faquins de gentilshommes. Il voulait donc me garder et me mater, en me tenant loin de mon pays et du sien, sans argent pour y retourner: et il aurait réussi, peut-être, s’il s’y fût pris modérément: mais Vitali, qui avait d’autres vues, et qui voulait me forcer de prendre mon parti, en vint à bout. Dès que je vis que je perdais toutes mes peines, que l’ambassadeur me faisait des crimes de mes services au lieu de m’en savoir gré, que je n’avais plus à espérer chez lui que désagréments au-dedans, injustice au-dehors, et que dans le décri général où il s’était mis, ses mauvais offices pouvaient me nuire sans que les bons pussent me servir, je pris mon parti et lui demandai mon congé, lui laissant le temps de se pourvoir d’un secrétaire. Sans me dire ni oui, ni non, il alla toujours son train. Voyant que rien n’allait mieux et qu’il ne se mettait en devoir de chercher personne, j’écrivis à son frère, et, lui détaillant mes motifs, je le priai d’obtenir mon congé de Son Excellence, ajoutant que de manière ou d’autre il m’était impossible de rester. J’attendis longtemps et n’eus point de réponse. Je commençais d’être fort embarrassé, mais l’ambassadeur reçut enfin une lettre de son frère. Il fallait qu’elle fût vive car, quoiqu’il fût sujet à des emportements très féroces, je ne lui en vis jamais un pareil. Après des torrents d’injures abominables, ne sachant plus que dire, il m’accusa d’avoir vendu ses chiffres. Je me mis à rire et lui demandai d’un ton moqueur s’il y eût dans tout Venise un homme assez sot pour en donner un écu. Cette réponse le fit écumer de rage. Il fit mine d’appeler ses gens pour me faire, dit-il, jeter par la fenêtre. Jusque-là j’avais été fort tranquille; mais à cette menace la colère et l’indignation me transportèrent à mon tour. Je m’élançai vers la porte; et après avoir tiré un bouton qui la fermait en dedans: «Non pas, monsieur le comte, lui dis-je en revenant à lui d’un pas grave; vos gens ne se mêleront pas de cette affaire, trouvez bon qu’elle se passe entre nous». Mon action, mon air le calmèrent à l’instant même: la surprise et l’effroi se marquèrent dans son maintien. Quand je le vis revenu de sa furie, je lui fis mes adieux en peu de mots; puis, sans attendre sa réponse, j’allai rouvrir la porte, je sortis, et passai posément dans l’antichambre au milieu de ses gens, qui se levèrent à l’ordinaire, et qui, je crois, m’auraient plutôt prêté main-forte contre lui qu’à lui contre moi. Sans remonter chez moi, je descendis l’escalier tout de suite, et sortis sur-le-champ du palais pour n’y plus rentrer.
J’allai droit chez M. Le Blond lui conter l’aventure. Il en fut un peu surpris; il connaissait l’homme. Il me retint à dîner. Ce dîner, quoique impromptu, fut brillant. Tous les Français de considération qui étaient à Venise s’y trouvèrent. L’ambassadeur n’eut pas un chat. Le consul conta mon cas à la compagnie. À ce récit, il n’y eut qu’un cri, qui ne fut pas en faveur de Son Excellence. Elle n’avait point réglé mon compte, ne m’avait pas donné un sol, et, réduit pour toute ressource à quelques louis que j’avais sur moi, j’étais dans l’embarras pour mon retour. Toutes les bourses me furent ouvertes. Je pris une vingtaine de sequins dans celle de M. Le Blond, autant dans celle de M. de Saint-Cyr, avec lequel, après lui, j’avais le plus de liaison; je remerciai tous les autres, et, en attendant mon départ, j’allai loger chez le chancelier du consulat, pour bien prouver au public que la nation n’était pas complice des injustices de l’ambassadeur. Celui-ci, furieux de me voir fêté dans mon infortune, et lui délaissé, tout ambassadeur qu’il était, perdit tout à fait la tête, et se comporta comme un forcené. Il s’oublia jusqu’à présenter un mémoire au sénat pour me faire arrêter. Sur l’avis que m’en donna l’abbé de Binis je résolus de rester encore quinze jours, au lieu de partir le surlendemain, comme j’avais compté. On avait vu et approuvé ma conduite; j’étais universellement estimé. La seigneurie ne daigna pas même répondre à l’extravagant mémoire de l’ambassadeur, et me fit dire par le consul que je pouvais rester à Venise aussi longtemps qu’il me plairait, sans m’inquiéter des démarches d’un fou. Je continuai de voir mes amis: j’allai prendre congé de M. l’ambassadeur d’Espagne, qui me reçut très bien, et du comte de Finochietti, ministre de Naples, que je ne trouvai pas, mais à qui j’écrivis, et qui me répondit la lettre du monde la plus obligeante. Je partis enfin, ne laissant, malgré mes embarras, d’autres dettes que les emprunts dont je viens de parler et une cinquantaine d’écus chez un marchand nommé Morandi, que Carrio se chargea de payer, et que je ne lui ai jamais rendus, quoique nous nous soyons souvent revus depuis ce temps-là: mais quant aux deux emprunts dont j’ai parlé, je les remboursai très exactement sitôt que la chose me fut possible.
Ne quittons pas Venise sans dire un mot des célèbres amusements de cette ville, ou du moins de la très petite part que j’y pris durant mon séjour. On a vu dans le cours de ma jeunesse combien peu j’ai couru les plaisirs de cet âge, ou du moins ceux qu’on nomme ainsi. Je ne changeai pas de goût à Venise; mais mes occupations, qui d’ailleurs m’en auraient empêché, rendirent plus piquantes les récréations simples que je me permettais. La première et la plus douce était la société des gens de mérite, MM. Le Blond, de Saint-Cyr, Carrio, Altuna et un gentilhomme forlan, dont j’ai grand regret d’avoir oublié le nom, et dont je ne me rappelle point sans émotion l’aimable souvenir: c’était, de tous les hommes que j’ai connus dans ma vie, celui dont le cœur ressemblait le plus au mien. Nous étions liés aussi avec deux ou trois Anglais pleins d’esprit et de connaissances, passionnés de la musique ainsi que nous. Tous ces messieurs avaient leurs femmes, ou leurs amies, ou leurs maîtresses, ces dernières presque toutes filles à talents, chez lesquelles on faisait de la musique ou des bals. On y jouait aussi, mais très peu; les goûts vifs, les talents, les spectacles nous rendaient cet amusement insipide. Le jeu n’est que la ressource des gens ennuyés. J’avais apporté de Paris le préjugé qu’on a dans ce pays-là contre la musique italienne; mais j’avais aussi reçu de la nature cette sensibilité de tact contre laquelle les préjugés ne tiennent pas. J’eus bientôt pour cette musique la passion qu’elle inspire à ceux qui sont faits pour en juger. En écoutant des barcarolles, je trouvais que je n’avais pas ouï chanter jusqu’alors, et bientôt je m’engouai tellement de l’opéra, qu’ennuyé de babiller, manger et jouer dans les loges, quand je n’aurais voulu qu’écouter, je me dérobais souvent à la compagnie pour aller d’un autre côté. Là, tout seul, enfermé dans ma loge, je me livrais, malgré la longueur du spectacle, au plaisir d’en jouir à mon aise et jusqu’à la fin. Un jour, au théâtre de Saint-Chrysostome, je m’endormis, et bien plus profondément que je n’aurais fait dans mon lit. Les airs bruyants et brillants ne me réveillèrent point. Mais qui pourrait exprimer la sensation délicieuse que me firent la douce harmonie et les chants angéliques de celui qui me réveilla? Quel réveil, quel ravissement, quelle extase quand j’ouvris au même instant les oreilles et les yeux! Ma première idée fut de me croire en paradis. Ce morceau ravissant, que je me rappelle encore et que je n’oublierai de ma vie, commençait ainsi: