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Kitabı oku: «Les confessions», sayfa 45

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Effet singulier de la grande convenance des caractères! Dans un âge où le cœur a déjà perdu sa chaleur naturelle, celui de ce bon vieillard se réchauffa pour moi d’une façon qui surprit tout le monde. Il vint me voir à Motiers, sous prétexte de tirer des cailles, et y passa deux jours sans toucher un fusil. Il s’établit entre nous une telle amitié, car c’est le mot, que nous ne pouvions nous passer l’un de l’autre. Le château de Colombier, qu’il habitait l’été, était à six lieues de Motiers: j’allais tous les quinze jours au plus tard y passer vingt-quatre heures, puis je revenais de même en pèlerin, le cœur toujours plein de lui. L’émotion que j’éprouvais jadis dans mes courses de l’Hermitage à Eaubonne était bien différente assurément; mais elle n’était pas plus douce que celle avec laquelle j’approchais de Colombier. Que de larmes d’attendrissement j’ai souvent versées dans ma route, en pensant aux bontés paternelles, aux vertus aimables, à la douce philosophie de ce respectable vieillard! Je l’appelais mon père, il m’appelait son enfant. Ces doux noms rendent en partie l’idée de l’attachement qui nous unissait, mais ils ne rendent pas encore celle du besoin que nous avions l’un de l’autre, et du désir continuel de nous rapprocher. Il voulait absolument me loger au château de Colombier, et me pressa longtemps d’y prendre à demeure l’appartement que j’occupais. Je lui dis enfin que j’étais plus libre chez moi, et que j’aimais mieux passer ma vie à le venir voir. Il approuva cette franchise, et ne m’en parla plus. Ô bon Milord! ô mon digne père! que mon cœur s’émeut encore en pensant à vous! Ah! les barbares! quel coup ils m’ont porté en vous détachant de moi! Mais non, non, grand homme, vous êtes et serez toujours le même pour moi, qui suis le même toujours. Ils vous ont trompé, mais ils ne vous ont pas changé.

Milord Maréchal n’est pas sans défaut; c’est un sage, mais c’est un homme. Avec l’esprit le plus pénétrant, avec le tact le plus fin qu’il soit possible d’avoir, avec la plus profonde connaissance des hommes, il se laisse abuser quelquefois, et n’en revient pas. Il a l’humeur singulière, quelque chose de bizarre et d’étranger dans son tour d’esprit. Il paraît oublier les gens qu’il voit tous les jours, et se souvient d’eux au moment qu’ils y pensent le moins: ses attentions paraissent hors de propos; ses cadeaux sont de fantaisie, et non de convenance. Il donne ou envoie à l’instant ce qui lui passe par la tête, de grand prix ou de nulle valeur indifféremment. Un jeune Genevois, désirant entrer au service du roi de Prusse, se présente à lui: Milord lui donne, au lieu de lettre, un petit sachet plein de pois, qu’il le charge de remettre au Roi. En recevant cette singulière recommandation, le Roi place à l’instant celui qui la porte. Ces génies élevés ont entre eux un langage que les esprits vulgaires n’entendront jamais. Ces petites bizarreries, semblables aux caprices d’une jolie femme, ne me rendaient Milord Maréchal que plus intéressant. J’étais bien sûr, et j’ai bien éprouvé dans la suite, qu’elles n’influaient pas sur les sentiments, ni sur les soins que lui prescrit l’amitié dans les occasions sérieuses. Mais il est vrai que dans sa façon d’obliger, il met encore la même singularité que dans ses manières. Je n’en citerai qu’un seul trait sur une bagatelle. Comme la journée de Motiers à Colombier était trop forte pour moi, je la partageais d’ordinaire, en partant après dîner et couchant à Brot, à moitié chemin. L’hôte, appelé Sandoz, ayant à solliciter à Berlin une grâce qui lui importait extrêmement, me pria de demander à Son Excellence de la demander pour lui: volontiers. Je le mène avec moi, je le laisse dans l’antichambre, et je parle de son affaire à Milord, qui ne me répond rien. La matinée se passe; en traversant la salle pour aller dîner, je vois le pauvre Sandoz qui se morfondait d’attendre. Croyant que Milord l’avait oublié, je lui en reparle avant de nous mettre à table; mot, comme auparavant. Je trouvai cette manière de me faire sentir combien je l’importunais un peu dure, et je me tus en plaignant tout bas le pauvre Sandoz. En m’en retournant le lendemain, je fus bien surpris du remerciement qu’il me fit du bon accueil et du bon dîner qu’il avait eus chez Son Excellence, qui de plus avait reçu son papier. Trois semaines après Milord lui envoya le rescrit qu’il avait demandé, expédié par le ministre et signé du Roi, et cela, sans m’avoir jamais voulu dire ni répondre un seul mot, ni à lui non plus, sur cette affaire, dont je crus qu’il ne voulait pas se charger.

Je voudrais ne pas cesser de parler de George Keith: c’est de lui que me viennent mes derniers souvenirs heureux; tout le reste de ma vie n’a plus été qu’afflictions et serrements de cœur. La mémoire en est si triste, et m’en vient si confusément, qu’il ne m’est pas possible de mettre aucun ordre dans mes récits: je serai forcé désormais de les arranger au hasard et comme ils se présenteront.

Je ne tardai pas d’être tiré d’inquiétude sur mon asile par la réponse du Roi à Milord Maréchal, en qui, comme on peut croire, j’avais trouvé un bon avocat. Non seulement Sa Majesté approuva ce qu’il avait fait, mais elle le chargea, car il faut tout dire, de me donner douze louis. Le bon Milord, embarrassé d’une pareille commission, et ne sachant comment s’en acquitter honnêtement, tâcha d’en exténuer l’insulte, en transformant cet argent en nature de provisions, et me marquant qu’il avait ordre de me fournir du bois et du charbon pour commencer mon petit ménage; il ajouta même, et peut-être de son chef, que le Roi me ferait volontiers bâtir une petite maison à ma fantaisie, si j’en voulais choisir l’emplacement. Cette dernière offre me toucha fort, et me fit oublier la mesquinerie de l’autre. Sans accepter aucune des deux, je regardai Frédéric comme mon bienfaiteur et mon protecteur, et je m’attachai si sincèrement à lui que je pris dès lors autant d’intérêt à sa gloire que j’avais trouvé jusqu’alors d’injustice à ses succès. À la paix qu’il fit peu de temps après, je témoignai ma joie par une illumination de très bon goût: c’était un cordon de guirlandes, dont j’ornai la maison que j’habitais, et où j’eus, il est vrai, la fierté vindicative de dépenser presque autant d’argent qu’il m’en avait voulu donner. La paix conclue, je crus que, sa gloire militaire et politique étant au comble, il allait s’en donner une d’une autre espèce, en revivifiant ses États, en y faisant régner le commerce, l’agriculture, en y créant un nouveau sol, en le couvrant d’un nouveau peuple, en maintenant la paix chez tous ses voisins, en se faisant l’arbitre de l’Europe, après en avoir été la terreur. Il pouvait sans risque poser l’épée, bien sûr qu’on ne l’obligerait pas à la reprendre. Voyant qu’il ne désarmait pas je craignis qu’il ne profitât mal de ses avantages, et qu’il ne fût grand qu’à demi. J’osai lui écrire à ce sujet, et, prenant le ton familier, fait pour plaire aux hommes de sa trempe, porter jusqu’à lui cette sainte voix de la vérité, que si peu de rois sont faits pour entendre. Ce ne fut qu’en secret et de moi à lui que je pris cette liberté. Je n’en fis pas même participant Milord Maréchal, et je lui envoyai ma lettre au Roi toute cachetée. Milord envoya la lettre sans s’informer de son contenu. Le Roi n’y fit aucune réponse, et quelque temps après, Milord Maréchal étant allé à Berlin, il lui dit seulement que je l’avais bien grondé. Je compris par là que ma lettre avait été mal reçue, et que la franchise de mon zèle avait passé pour la rusticité d’un pédant. Dans le fond, cela pouvait très bien être; peut-être ne dis-je pas ce qu’il fallait dire, et ne pris-je pas le ton qu’il fallait prendre. Je ne puis répondre que du sentiment qui m’avait mis la plume à la main.

Peu de temps après mon établissement à Motiers-Travers, ayant toutes les assurances possibles qu’on m’y laisserait tranquille, je pris l’habit arménien. Ce n’était pas une idée nouvelle. Elle m’était venue diverses fois dans le cours de ma vie, et elle me revint souvent à Montmorency, où le fréquent usage des sondes, me condamnant à rester souvent dans ma chambre, me fit mieux sentir tous les avantages de l’habit long. La commodité d’un tailleur arménien, qui venait souvent voir un parent qu’il avait à Montmorency, me tenta d’en profiter pour prendre ce nouvel équipage, au risque du qu’en-dira-t-on, dont je me souciais très peu. Cependant, avant d’adopter cette nouvelle parure, je voulus avoir l’avis de Mme de Luxembourg, qui me conseilla fort de la prendre. Je me fis donc une petite garde-robe arménienne; mais l’orage excité contre moi m’en fit remettre l’usage à des temps plus tranquilles, et ce ne fut que quelques mois après que, forcé par de nouvelles attaques de recourir aux sondes, je crus pouvoir, sans aucun risque, prendre ce nouvel habillement à Motiers, surtout après avoir consulté le pasteur du lieu, qui me dit que je pouvais le porter au temple même sans scandale. Je pris donc la veste, le cafetan, le bonnet fourré, la ceinture, et après avoir assisté dans cet équipage au service divin, je ne vis point d’inconvénient à le porter chez Milord Maréchal. Son Excellence, me voyant ainsi vêtu, me dit pour tout compliment, Salamaleki; après quoi tout fut fini, et je ne portai plus d’autre habit. Ayant quitté tout à fait la littérature, je ne songeai plus qu’à mener une vie tranquille et douce, autant qu’il dépendrait de moi. Seul je n’ai jamais connu l’ennui, même dans le plus parfait désœuvrement: mon imagination, remplissant tous les vides, suffit seule pour m’occuper. Il n’y a que le bavardage inactif de chambre, assis les uns vis-à-vis des autres à ne mouvoir que la langue, que jamais je n’ai pu supporter. Quand on marche, qu’on se promène, encore passe; les pieds et les yeux font au moins quelque chose; mais rester là, les bras croisés, à parler du temps qu’il fait et des mouches qui volent, ou, qui pis est, à s’entre-faire des compliments, cela m’est un supplice insupportable. Je m’avisai, pour ne pas vivre en sauvage, d’apprendre à faire des lacets. Je portais mon coussin dans mes visites, ou j’allais comme les femmes travailler à ma porte et causer avec les passants. Cela me faisait supporter l’inanité du babillage, et passer mon temps sans ennui chez mes voisines, dont plusieurs étaient assez aimables, et ne manquaient pas d’esprit. Une, entre autres, appelée Isabelle d’Ivernois, fille du Procureur général de Neuchâtel, me parut assez estimable pour me lier avec elle d’une amitié particulière dont elle ne s’est pas mal trouvée par les conseils utiles que je lui ai donnés, et par les soins que je lui ai rendus dans des occasions essentielles; de sorte que maintenant, digne et vertueuse mère de famille, elle me doit peut-être sa raison, son mari, sa vie, et son bonheur. De mon côté, je lui dois des consolations très douces, et surtout durant un bien triste hiver, où, dans le fort de mes maux et de mes peines, elle venait passer avec Thérèse et moi de longues soirées qu’elle savait nous rendre bien courtes par l’agrément de son esprit, et par les mutuels épanchements de nos cœurs. Elle m’appelait son papa, je l’appelais ma fille, et ces noms que nous nous donnons encore ne cesseront point, je l’espère, de lui être aussi chers qu’à moi. Pour rendre mes lacets bons à quelque chose, j’en faisais présents à mes jeunes amies à leur mariage, à condition qu’elles nourriraient leurs enfants. Sa sœur aînée en eut un à ce titre, et l’a mérité; Isabelle en eut un de même, et ne l’a pas moins mérité par l’intention; mais elle n’a pas eu le bonheur de pouvoir faire sa volonté. En leur envoyant ces lacets, j’écrivis à l’une et à l’autre des lettres dont la première a couru le monde; mais tant d’éclat n’allait pas à la seconde: l’amitié ne marche pas avec si grand bruit.

Parmi les liaisons que je fis à mon voisinage, et dans le détail desquelles je n’entrerai pas, je dois noter celle du colonel Pury, qui avait une maison sur la montagne, où il venait passer les étés. Je n’étais pas empressé de sa connaissance, parce que je savais qu’il était très mal à la cour et auprès de Milord Maréchal, qu’il ne voyait point. Cependant, comme il me vint voir et me fit beaucoup d’honnêtetés, il fallut l’aller voir à mon tour; cela continua, et nous mangions quelquefois l’un chez l’autre. Je fis chez lui connaissance avec M. du Peyrou, et ensuite une amitié trop intime pour que je puisse me dispenser de parler de lui.

M. du Peyrou était Américain, fils d’un commandant de Surinam, dont le successeur, M. le Chambrier, de Neuchâtel, épousa la veuve. Devenue veuve une seconde fois, elle vint avec son fils s’établir dans le pays de son second mari. Du Peyrou, fils unique, fort riche, et tendrement aimé de sa mère, avait été élevé avec assez de soin, et son éducation lui avait profité. Il avait acquis beaucoup de demi-connaissances, quelque goût pour les arts, et il se piquait surtout d’avoir cultivé sa raison: son air hollandais, froid, philosophe, son teint basané, son humeur silencieuse et cachée, favorisaient beaucoup cette opinion. Il était sourd et goutteux, quoique jeune encore. Cela rendait tous ses mouvements fort posés, fort graves, et, quoiqu’il aimât à disputer, quelquefois même un peu longuement, généralement il parlait peu, parce qu’il n’entendait pas. Tout cet extérieur m’en imposa. Je me dis: «Voici un penseur, un homme sage, tel qu’on serait heureux d’avoir un ami». Pour achever de me prendre, il m’adressait souvent la parole, sans jamais me faire aucun compliment. Il me parlait peu de moi, peu de mes livres, très peu de lui; il n’était pas dépourvu d’idées, et tout ce qu’il disait était assez juste. Cette justesse et cette égalité m’attirèrent. Il n’avait dans l’esprit, ni l’élévation ni la finesse de Milord Maréchal mais il en avait la simplicité: c’était toujours le représenter en quelque chose. Je ne m’engouai pas, mais je m’attachai par l’estime, et peu à peu cette estime amena l’amitié. J’oubliai totalement avec lui l’objection que j’avais faite au baron d’Holbach, qu’il était trop riche, et je crois que j’eus tort. J’ai appris à douter qu’un homme jouissant d’une grande fortune, quel qu’il puisse être, puisse aimer sincèrement mes principes et leur auteur.

Pendant assez longtemps je vis peu Du Peyrou, parce que je n’allais point à Neuchâtel, et qu’il ne venait qu’une fois l’année à la montagne du colonel Pury. Pourquoi n’allais-je point à Neuchâtel? C’est un enfantillage qu’il ne faut pas taire.

Quoique protégé par le roi de Prusse et par Milord Maréchal, si j’évitai d’abord la persécution dans mon asile je n’évitai pas, du moins, les murmures du public, des magistrats municipaux, des ministres. Après le branle donné par la France, il n’était pas du bon air de ne pas me faire au moins quelque insulte: on aurait eu peur de paraître improuver mes persécuteurs en ne les imitant pas. La classe de Neuchâtel, c’est-à-dire la compagnie des ministres de cette ville, donna le branle, en tentant d’émouvoir contre moi le Conseil d’État. Cette tentative n’ayant pas réussi, les ministres s’adressèrent au magistrat municipal, qui fit aussitôt défendre mon livre, et me traitant en toute occasion peu honnêtement, faisait comprendre et disait même que, si j’avais voulu m’établir dans la ville, on ne m’y aurait pas souffert. Ils remplirent leur Mercure d’inepties et du plus plat cafardage, qui, tout en faisant rire les gens sensés, ne laissaient pas d’échauffer le peuple et de l’animer contre moi. Tout cela n’empêchait pas qu’à les entendre je ne dusse être très reconnaissant de l’extrême grâce qu’ils me faisaient de me laisser vivre à Motiers, où ils n’avaient aucune autorité; ils m’auraient volontiers mesuré l’air à la pinte, à condition que je l’eusse payé bien cher. Ils voulaient que je leur fusse obligé de la protection que le Roi m’accordait malgré eux, et qu’ils travaillaient sans relâche à m’ôter. Enfin, n’y pouvant réussir, après m’avoir fait tout le tort qu’ils purent et m’avoir décrié de tout leur pouvoir, ils se firent un mérite de leur impuissance, en me faisant valoir la bonté qu’ils avaient de me souffrir dans leur pays. J’aurais dû leur rire au nez pour toute réponse: je fus assez bête pour me piquer, et j’eus l’ineptie de ne vouloir point aller à Neuchâtel, résolution que je tins près de deux ans, comme si ce n’était pas trop honorer de pareilles espèces que de faire attention à leurs procédés, qui, bons ou mauvais, ne peuvent leur être imputés, puisqu’ils n’agissent jamais que par impulsion. D’ailleurs des esprits sans culture et sans lumières, qui ne connaissent d’autre objet de leur estime que le crédit, la puissance et l’argent, sont bien éloignés même de soupçonner qu’on doive quelque égard aux talents, et qu’il n’y ait du déshonneur à les outrager.

Un certain maire de village, qui, pour ses malversations, avait été cassé, disait an lieutenant du Val-de-Travers, mari de mon Isabelle: «On dit que ce Rousseau a tant d’esprit, amenez-le-moi, que je voie si cela est vrai». Assurément les mécontentements d’un homme qui prend un pareil ton doivent peu fâcher ceux qui les éprouvent.

Sur la façon dont on me traitait à Paris, à Genève, à Berne, à Neuchâtel même, je ne m’attendais pas à plus de ménagement de la part du pasteur du lieu. Je lui avais cependant été recommandé par Mme Boy de la Tour, et il m’avait fait beaucoup d’accueil; mais dans ce pays, où l’on flatte également tout le monde, les caresses ne signifient rien. Cependant, après ma réunion solennelle à l’Église réformée, vivant en pays réformé, je ne pouvais, sans manquer à mes engagements et à mon devoir de citoyen, négliger la profession publique du culte où j’étais rentré: j’assistais donc au service divin. D’un autre côté, je craignais, en me présentant à la table sacrée, de m’exposer à l’affront d’un refus, et il n’était nullement probable qu’après le vacarme fait à Genève par le Conseil, et à Neuchâtel par la classe, il voulût m’administrer tranquillement la Cène dans son église. Voyant donc approcher le temps de la communion, je pris le parti d’écrire à M. de Montmollin, c’était le nom du ministre, pour faire acte de bonne volonté, et lui déclarer que j’étais toujours uni de cœur à l’Église protestante; je lui dis en même temps, pour éviter des chicanes sur les articles de foi, que je ne voulais aucune explication particulière sur le dogme. M’étant ainsi mis en règle de ce côté, je restai tranquille, ne doutant pas que M. de Montmollin ne refusât de m’admettre sans la discussion préliminaire, dont je ne voulais point, et qu’ainsi tout ne fût fini sans qu’il y eût de ma faute. Point du tout. Au moment où je m’y attendais le moins, M. de Montmollin vint me déclarer non seulement qu’il m’admettait à la communion sous la clause que j’y avais mise, mais de plus que lui et ses anciens se faisaient un grand honneur de m’avoir dans son troupeau. Je n’eus de mes jours pareille surprise, ni plus consolante. Toujours vivre isolé sur la terre me paraissait un destin bien triste, surtout dans l’adversité. Au milieu de tant de proscriptions et de persécutions, je trouvais une douceur extrême à pouvoir me dire: «Au moins je suis parmi mes frères», et j’allai communier avec une émotion de cœur et des larmes d’attendrissement, qui étaient peut-être la préparation la plus agréable à Dieu qu’on y pût porter.

Quelque temps après, Milord m’envoya une lettre de Mme de Boufflers, venue, du moins je le présumai, par la voie de d’Alembert, qui connaissait Milord Maréchal. Dans cette lettre, la première que cette dame m’eût écrite depuis mon départ de Montmorency, elle me tançait vivement de celle que j’avais écrite à M. de Montmollin, et surtout d’avoir communié. Je compris d’autant moins à qui elle en avait avec sa mercuriale, que depuis mon voyage de Genève je m’étais toujours déclaré hautement protestant, et que j’avais été très publiquement à l’hôtel de Hollande, sans que personne au monde l’eût trouvé mauvais. Il me paraissait plaisant que Mme la comtesse de Boufflers voulût se mêler de diriger ma conscience en fait de religion. Toutefois, comme je ne doutais pas que son intention, quoique je n’y comprisse rien, ne fût la meilleure du monde, je ne m’offensai point de cette singulière sortie, et je lui répondis sans colère, en lui disant mes raisons.

Cependant les injures imprimées allaient leur train, et leurs bénins auteurs reprochaient aux puissances de me traiter trop doucement. Ce concours d’aboiements, dont les moteurs continuaient d’agir sous le voile, avait quelque chose de sinistre et d’effrayant. Pour moi, je laissai dire sans m’émouvoir. On m’assura qu’il y avait une censure de la Sorbonne; je n’en crus rien. De quoi pouvait se mêler la Sorbonne dans cette affaire? Voulait-elle assurer que je n’étais pas catholique? Tout le monde le savait. Voulait-elle prouver que je n’étais pas bon calviniste? Que lui importait? C’était prendre un soin bien singulier; c’était se faire les substituts de nos ministres. Avant que d’avoir vu cet écrit, je crus qu’on le faisait courir sous le nom de la Sorbonne, pour se moquer d’elle; je le crus bien plus encore après l’avoir lu. Enfin, quand je ne pus plus douter de son authenticité, tout ce que je me réduisis à croire fut qu’il fallait mettre la Sorbonne aux Petites-Maisons.

Un autre écrit m’affecta davantage, parce qu’il venait d’un homme pour qui j’eus toujours de l’estime et dont j’admirais la constance en plaignant son aveuglement. Je parle du mandement de l’archevêque de Paris contre moi. Je crus que je me devais d’y répondre. Je le pouvais sans m’avilir; c’était un cas à peu près semblable à celui du roi de Pologne. Je n’ai jamais aimé les disputes brutales, à la Voltaire. Je ne sais me battre qu’avec dignité, et je veux que celui qui m’attaque ne déshonore pas mes coups, pour que je daigne me défendre. Je ne doutais point que ce mandement ne fût de la façon des jésuites, et, quoiqu’ils fussent alors malheureux eux-mêmes, j’y reconnaissais toujours leur ancienne maxime d’écraser les malheureux. Je pouvais donc aussi suivre mon ancienne maxime d’honorer l’auteur titulaire, et de foudroyer l’ouvrage: et c’est ce que je crois avoir fait avec assez de succès.

Je trouvai le séjour de Motiers fort agréable, et, pour me déterminer à y finir mes jours, il ne me manquait qu’une subsistance assurée: mais on y vit assez chèrement, et j’avais vu renverser tous mes anciens projets par la dissolution de mon ménage, par l’établissement d’un nouveau, par la vente ou dissipation de tous mes meubles, et par les dépenses qu’il m’avait fallu faire depuis mon départ de Montmorency. Je voyais diminuer journellement le petit capital que j’avais devant moi. Deux ou trois ans suffisaient pour en consumer le reste, sans que je visse aucun moyen de le renouveler, à moins de recommencer à faire des livres; métier funeste auquel j’avais déjà renoncé.

Persuadé que tout changerait bientôt à mon égard, et que le public, revenu de sa frénésie, en ferait rougir les puissances, je ne cherchais qu’à prolonger mes ressources jusqu’à cet heureux changement, qui me laisserait plus en état de choisir parmi celles qui pourraient s’offrir. Pour cela, je repris mon Dictionnaire de Musique, que dix ans de travail avaient déjà fort avancé, et auquel il ne manquait que la dernière main, et d’être mis au net. Mes livres, qui m’avaient été envoyés depuis peu, me fournirent les moyens d’achever cet ouvrage: mes papiers, qui me furent envoyés en même temps, me mirent en état de commencer l’entreprise de mes Mémoires, dont je voulais uniquement m’occuper désormais. Je commençai par transcrire des lettres dans un recueil qui pût guider ma mémoire dans l’ordre des faits et des temps. J’avais déjà fait le triage de celles que je voulais conserver pour cet effet, et la suite depuis près de dix ans n’en était point interrompue. Cependant, en les arrangeant pour les transcrire, j’y trouvai une lacune qui me surprit. Cette lacune était de près de six mois, depuis octobre 1756 jusqu’au mois de mars suivant. Je me souvenais parfaitement d’avoir mis dans mon triage nombre de lettres de Diderot, de Deleyre, de Mme d’Épinay, de Mme de Chenonceaux, etc., qui remplissaient cette lacune, et qui ne se trouvèrent plus. Qu’étaient-elles devenues? Quelqu’un avait-il mis la main sur mes papiers, pendant quelques mois qu’ils étaient restés à l’hôtel de Luxembourg? Cela n’était pas concevable, et j’avais vu M. le Maréchal prendre la clef de la chambre où je les avais déposés. Comme plusieurs lettres de femmes et toutes celles de Diderot étaient sans date, et que j’avais été forcé de remplir ces dates de mémoires, et en tâtonnant, pour ranger ces lettres dans leur ordre, je crus d’abord avoir fait des erreurs de date, et je passai en revue toutes les lettres qui n’en avaient point, ou auxquelles je l’avais suppléée, pour voir si je n’y trouverais point celles qui devaient remplir ce vide. Cet essai ne réussit point; je vis que le vide était bien réel, et que les lettres avaient bien certainement été enlevées. Par qui et pourquoi? Voilà ce qui me passait. Ces lettres, antérieures à mes grandes querelles, et du temps de ma première ivresse de la Julie, ne pouvaient intéresser personne. C’était tout au plus quelques tracasseries de Diderot, quelques persiflages de Deleyre, des témoignages d’amitié de Mme de Chenonceaux, et même de Mme d’Épinay, avec laquelle j’étais alors le mieux du monde. À qui pouvaient importer ces lettres? Qu’en voulait-on faire? Ce n’est que sept ans après que j’ai soupçonné l’affreux objet de ce vol.

Ce déficit bien avéré me fit chercher parmi mes brouillons si j’en découvrirais quelque autre. J’en trouvai quelques-uns qui, vu mon défaut de mémoire, m’en firent supposer d’autres dans la multitude de mes papiers. Ceux que je remarquai furent le brouillon de la Morale sensitive, et celui de l’extrait des Aventures de milord Édouard. Ce dernier, je l’avoue, me donna des soupçons sur Mme de Luxembourg. C’était La Roche, son valet de chambre, qui m’avait expédié ces papiers, et je n’imaginai qu’elle au monde qui pût prendre intérêt à ce chiffon; mais quel intérêt pouvait-elle prendre à l’autre, et aux lettres enlevées, dont, même avec de mauvais desseins, on ne pouvait faire aucun usage qui pût me nuire, à moins de les falsifier? Pour M. le Maréchal, dont je connaissais la droiture invariable et la vérité de son amitié pour moi, je ne pus le soupçonner un moment. Je ne pus même arrêter ce soupçon sur Mme la Maréchale. Tout ce qui me vint de plus raisonnable à l’esprit, après m’être fatigué longtemps à chercher l’auteur de ce vol, fut de l’imputer à d’Alembert, qui, déjà faufilé chez Mme de Luxembourg, avait pu trouver le moyen de fureter ces papiers et d’en enlever ce qui lui avait plu, tant en manuscrits qu’en lettres, soit pour chercher à me susciter quelque tracasserie, soit pour s’approprier ce qui lui pouvait convenir. Je supposai qu’abusé par le titre de la Morale sensitive, il avait cru trouver le plan d’un vrai traité de matérialisme, dont il aurait tiré contre moi le parti qu’on peut bien s’imaginer. Sûr qu’il serait bientôt détrompé par l’examen du brouillon, et déterminé à quitter tout à fait la littérature, je m’inquiétais peu de ces larcins qui n’étaient pas les premiers de la même main que j’avais endurés sans m’en plaindre. Bientôt je ne songeais pas plus à cette infidélité que si l’on ne m’en eût fait aucune, et je me mis à rassembler les matériaux qu’on m’avait laissés, pour travailler à mes confessions.

J’avais longtemps cru qu’à Genève la compagnie des ministres, ou du moins les citoyens et bourgeois, réclameraient contre l’infraction de l’édit dans le décret porté contre moi. Tout resta tranquille, du moins à l’extérieur; car il y avait un mécontentement général, qui n’attendait qu’une occasion pour se manifester. Mes amis, ou soi-disant tels, m’écrivaient lettres sur lettres pour m’exhorter à venir me mettre à leur tête, m’assurant d’une réparation publique de la part du Conseil. La crainte du désordre et des troubles que ma présence pouvait causer m’empêcha d’acquiescer à leurs instances, et, fidèle au serment que j’avais fait autrefois, de ne jamais tremper dans aucune dissension civile dans mon pays, j’aimai mieux laisser subsister l’offense, et me bannir pour jamais de ma patrie, que d’y rentrer par des moyens violents et dangereux. Il est vrai que je m’étais attendu, de la part de la bourgeoisie, à des représentations légales et paisibles contre une infraction qui l’intéressait extrêmement. Il n’y en eut point. Ceux qui la conduisaient cherchaient moins le vrai redressement des griefs que l’occasion de se rendre nécessaires. On cabalait, mais on gardait le silence, et on laissait clabauder les caillettes et les cafards, ou soi-disant tels, que le Conseil mettait en avant pour me rendre odieux à la populace, et faire attribuer son incartade au zèle de la religion.

Après avoir attendu vainement plus d’un an que quelqu’un réclamât contre une procédure illégale, je pris enfin mon parti, et, me voyant abandonné de mes concitoyens, je me déterminai à renoncer à mon ingrate patrie, où je n’avais jamais vécu, dont je n’avais reçu ni bien ni service, et dont, pour prix de l’honneur que j’avais tâché de lui rendre, je me voyais si indignement traité d’un consentement unanime, puisque ceux qui devaient parler n’avaient rien dit. J’écrivis donc au premier syndic de cette année-là, qui, je crois, était M. Favre, une lettre par laquelle j’abdiquais solennellement mon droit de bourgeoisie, et dans laquelle, au reste, j’observai la décence et la modération que j’ai toujours mises aux actes de fierté que la cruauté de mes ennemis m’a souvent arrachés dans mes malheurs.

Cette démarche ouvrit enfin les yeux aux citoyens: sentant qu’ils avaient eu tort pour leur propre intérêt d’abandonner ma défense, ils la prirent quand il n’était plus temps. Ils avaient d’autres griefs qu’ils joignirent à celui-là, et ils en firent la matière de plusieurs représentations très bien raisonnées, qu’ils étendirent et renforcèrent à mesure que les durs et rebutants refus du Conseil, qui se sentait soutenu par le ministère de France, leur firent mieux sentir le projet formé de les asservir. Ces altercations produisirent diverses brochures qui ne décidaient rien, jusqu’à ce que parurent tout d’un coup les Lettres écrites de la Campagne, ouvrage écrit en faveur du Conseil, avec un art infini, et par lequel le parti représentant, réduit au silence, fut pour un temps écrasé. Cette pièce, monument durable des rares talents de son auteur, était du Procureur général Tronchin, homme d’esprit, homme éclairé, très versé dans les lois et le gouvernement de la République. Siluit terra.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
940 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain