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Kitabı oku: «Borgia», sayfa 25

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LII. CAPRERA

La fureur de César fut grande lorsque ses envoyés lui rap-portèrent la réponse du prince Manfredi.

– Tu vois à quoi tu m’exposes, dit-il aigrement à Lucrèce qui assistait à l’entretien.

Lucrèce ne répondit pas. Elle méditait, cherchant à deviner ce qui avait pu se passer.

– Ce sont des hommes de fer ! dit-elle enfin à César. J’aurais dû me douter… Mais tout n’est pas perdu !

– Que veux-tu dire ?

– Laisse-moi faire… Je retourne à Monteforte.

– Tu finiras par te faire prendre !

Lucrèce haussa les épaules.

– Donne-moi quatre hommes sûrs et solides, dit-elle sim-plement.

César fit venir un officier et lui désigna quatre de ses gardes personnels.

– Je vais jouer la suprême partie, dit alors Lucrèce. En cas de victoire, il y aura double profit : pour toi et pour moi.

– Parle clairement.

– C’est inutile. Tu verras… Un mot seulement. Quand comptes-tu donner l’assaut ?

– Dans trois ou quatre jours : dès que ma blessure me per-mettra de monter à cheval…

– Bien ; cela me suffit.

Et malgré tout ce que put dire César, Lucrèce refusa de s’expliquer davantage.

À Monteforte, depuis la scène qu’il avait eue avec le prince Manfredi, Ragastens se tenait renfermé chez lui. Il n’avait trouvé que ce moyen de tenir parole au prince.

Pendant ces terribles journées, l’existence de Ragastens fut une longue agonie. Un soir, Spadacape lui annonça que le bruit courait par la ville qu’on allait se battre le lendemain matin, que des mouvements avaient été remarqués dans l’armée de César et que l’assaut était prévu…

– Enfin ! soupira le jeune homme.

– Qu’avez-vous donc, monsieur le chevalier ? demanda Spa-dacape. Vous ne mangez plus. Vous ne dormez plus. Vous mai-grissez à vue d’œil… Je suis sûr qu’on vous a jeté le mauvais œil.

– Tu crois ?…

– Dame ! Comment expliquer un si grand changement ?…

– Tu as peut-être raison. En attendant, fourbis mes armes pour demain.

– Vous irez donc vous battre tout de même ?… Malgré le mauvais œil ?…

– En quoi veux-tu que cela m’empêche d’aller me battre ?…

– C’est que… si on vous a jeté le mauvais œil, vous périrez infailliblement à la première affaire !

– Raison de plus, alors !…

Spadacape ne comprit pas et demeura ébahi. Mais, sur un signe de son maître, il se retira en hochant la tête.

Pendant ce temps, Béatrix était dévorée d’inquiétude. Le lendemain de sa dernière entrevue avec Ragastens, elle s’était rendue, comme d’habitude, à son banc de prédilection.

Comme d’habitude, le prince Manfredi lui avait tenu com-pagnie pendant une heure. Et rien, dans les paroles ou l’attitude du vieillard, n’avait pu révéler ses préoccupations intimes.

Puis, Manfredi s’était retiré – ou avait feint de se retirer. De loin, il guetta Béatrix. Ragastens ne vint pas.

Primevère, rentrée chez elle, se posa mille fois cette question torturante : « Pourquoi n’est-il pas venu ?… »

Le lendemain soir et les jours suivants, les mêmes scènes se reproduisirent. L’inquiétude de la jeune princesse allait grandis-sant.

Un soir, comme elle était au jardin, seule, rongée d’inquiétude, le prince Manfredi et le comte Alma se présentèrent tout à coup devant elle.

– Nous partons ! dit le prince d’une voix émue.

Et le comte Alma ajouta :

– Nos gardes avancées nous apportent à l’instant la nouvelle que de grands mouvements se font dans le camp de César. Il est certain qu’il y aura demain matin une nouvelle attaque. Il faut que nous soyons cette nuit même au camp… Adieu, mon enfant… Nous avons le ferme espoir que César sera encore repoussé…

Le comte serra sa fille dans ses bras. Primevère était deve-nue très pâle. Comme le prince Manfredi s’avançait à son tour pour lui faire ses adieux, elle prit la résolution de savoir, de faire tomber l’effrayante incertitude…

– Je suppose, dit-elle d’une voix éteinte, que tous nos guer-riers sont déjà à leur poste ?

– Tous ! répondit Manfredi, Ricordo, Trivulce, Malatesta, Orsini… Tous !…

– Et monsieur de Ragastens ?…

À peine eut-elle prononcé ce nom que son visage s’empourpra puis, l’instant d’après, prit cette teinte plombée que donne la fièvre.

– Le chevalier de Ragastens ? interrogea le comte.

Mais Manfredi lui serra vivement la main, dans l’ombre. Et, d’une voix très calme en apparence, il répondit :

– Le chevalier est en mission depuis plusieurs jours…

– Mission dangereuse, peut-être ? demanda-t-elle, presque mourante.

– Oui ! fit le prince durement, mission dangereuse où, sans doute, il laissera la vie !… Adieu, princesse !…

Et il s’éloigna brusquement, suivi du comte Alma. Il bouil-lait. Il étouffait.

Primevère avait reculé en chancelant et alla tomber sur un banc, le visage dans les mains, toute secouée de sanglots. Puis ses sens se troublèrent, ses yeux se voilèrent et elle se renversa en ar-rière, évanouie.

Lorsqu’elle revint à elle, Primevère vit se pencher sur son vi-sage une figure qui lui était étrangère. Une femme était là, devant elle. Cette femme portait le costume des paysannes aisées des en-virons de Monteforte.

– Ah ! s’écria la femme, vous revenez à vous, enfin !…

– Qui êtes-vous ? demanda Primevère.

– Une contadine des environs, signora.

– Que voulez-vous ?

– Je cherche la signora Béatrix… L’auriez-vous rencon-trée ?… J’ai une mission très pressée à lui faire…

– C’est moi, dit Béatrix… parlez !

– C’est vous la signora Béatrix ?… Oh ! que je suis heu-reuse !… Il y a si longtemps que je désirais vous voir !… Dans le pays, on dit que cela porte bonheur aux fiancées comme moi de toucher votre robe !…

Primevère ne put s’empêcher de sourire.

– Vous disiez que vous avez une mission pour moi ?

– Oui, signora, pour vous ! Et on m’a bien recommandé de vous parler de façon que nul ne puisse entendre…

– Parlez… Nous sommes à l’abri. Qui vous envoie ?

– Un jeune homme beau, fier et brave… mais qui porte un nom bizarre, un nom étrange…

– Le chevalier de Ragastens ! s’écria Primevère.

– C’est cela même, fit la paysanne.

– Parlez ! Où est-il ? Pourquoi vous envoie-t-il ?… Il n’est pas blessé, au moins ?…

– Hélas !… C’est la vérité…

Primevère se raidit, fit appel à tout son courage.

– Dites-moi tout ! fit-elle avec un grand calme résolu.

– Eh bien, voilà, signora : vous ne connaissez pas notre ferme ?… Elle est à deux heures de Monteforte, à peu près… Donc, dans la soirée, comme le soleil se couchait, nous voyons entrer un cavalier dans la cour de la ferme… Je m’avance pour lui demander ce qu’il désire. Je le vois alors qui met pied à terre et qui fait quelques pas en trébuchant, en mettant la main sur sa poitrine et il vient tomber en travers de notre porte…

– Le malheur est sur moi ! murmura Primevère en serrant nerveusement ses mains l’une dans l’autre.

– Ma mère et moi, poursuivit la paysanne, nous soulevons ce pauvre jeune homme, nous le transportons sur un lit et nous voyons alors qu’il a une profonde blessure au côté droit de la poi-trine… Nous mettons la blessure à nu, nous la rafraîchissons, nous la bandons… et enfin, le jeune homme ouvre les yeux…

Primevère saisit la main de la contadine.

– Comment t’appelles-tu ? lui demanda-t-elle.

– Je m’appelle Bianca, dit la paysanne d’un air étonné.

– Bianca, tu es fiancée, n’est-ce pas ?… Ne t’inquiète pas de ta dot ! Je t’en ferai une telle qu’on te jalousera à dix lieues à la ronde…

– Ah ! signora !… On me l’avait bien dit que cela portait bonheur de vous approcher !

– Mais continue… dépêche-toi…

– Alors, voilà ce jeune homme qui fait signe qu’il veut par-ler… je m’approche tout près de lui. Il me demande d’une voix faible s’il y a un homme dans la ferme… Je lui réponds que non… Il paraît désespéré… Mais je lui dis qu’à l’occasion, je suis assez solidement bâtie pour remplacer un homme… Alors rassemblant toutes ses forces, il me dit : « Eh bien… si vous voulez que je ne meure pas désespéré, allez à Monteforte, entrez au palais, trou-vez la princesse Béatrix, parlez-lui surtout sans témoins, et dites-lui qu’au moment de mourir, le chevalier de Ragastens la bénira si elle daigne lui apporter une suprême consolation… » Ce sont ses paroles mêmes, signora. Je les ai répétées tout le long du chemin… Car, aussitôt que le jeune homme eut fini de parler, il retomba dans son évanouissement et, moi, attelant notre car-riole, je me suis mise en route sans perdre une seconde… Voilà ma mission, signora !…

Primevère se leva et, d’une voix fiévreuse :

– Partons, dit-elle. Conduis-moi !…

– Ah ! signora, s’écria-t-elle, comme cet infortuné va être heureux !… Mais permettez à une humble paysanne de vous con-seiller la prudence. La signora ne pourrait-elle pas s’arranger pour qu’on ne la voie pas sortir du palais ? Je me charge de la ramener ici avant le jour…

– Oui ! tu as raison !… Par la porte du fond du parc, nul ne me verra sortir. Viens… hâtons-nous…

Elle se mit en route à pas précipités. La contadine la suivait à deux pas.

Béatrix ne put donc remarquer qu’en arrivant à un détour d’allée, la paysanne fit un signe étrange. Une ombre cachée dans un fourré, recueillit ce signe.

Béatrix, en arrivant à la porte du fond du parc, ne songea même pas à s’étonner que cette porte fût entrouverte.

– Où est votre carriole ? demanda Béatrix.

– Je l’ai laissée hors des murs ; il y a trop de mouvement dans Monteforte.

– Allons ! dit Béatrix.

Un quart d’heure plus tard, elle arrivait à la grande porte. Elle était fermée.

– On ne passe plus ! dit le soldat de garde.

Béatrix hésita une seconde. Elle entra au poste et se montra à l’officier.

– Faites ouvrir, monsieur ! ordonna-t-elle.

L’officier se précipita en criant un ordre. La contadine était restée au-dehors, cachant une partie de son visage dans les plis d’une écharpe. Une minute plus tard, toutes deux étaient hors des murs.

– Venez, dit Bianca, la carriole est à deux cents pas d’ici…

Primevère s’élança. Elle ne tarda pas, en effet, à apercevoir une sorte de char à banc. Sans hésitation, elle sauta dans la car-riole. La paysanne prit place près d’elle. Et, d’une main vigou-reuse, fouetta sans relâche le cheval.

Cette course dans la nuit dura presque deux heures. Elle se fit silencieusement.

Enfin Bianca étendit son fouet dans l’ombre. Elle désignait une masse carrée qui s’estompait dans la nuit.

– Notre ferme ! prononça-t-elle.

– Il est là, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.

– Oui, répondit la contadine, il est là.

Une minute plus tard, la carriole entrait dans la cour de la ferme et s’arrêtait. Bianca sauta à terre et tendit la main à Béa-trix. Celle-ci sauta aussitôt et fut entraînée par sa conductrice. Son cœur battait à se rompre.

Tout à coup, elle se trouva dans une salle basse, à peu près semblable à une salle commune de ferme.

– Bianca, où est-il ? demanda-t-elle à voix basse.

La contadine éclata de rire.

– Je ne m’appelle pas Bianca ! dit la paysanne.

– Où est le chevalier ?… Parlez, malheureuse !…

– M. de Ragastens est à Monteforte…

Primevère poussa un cri de terreur et courut à la porte. À ce moment, elle entendit le grincement d’une clef dans la serrure de cette porte.

– Je m’appelle Lucrèce Borgia !

Primevère recula… Un instant, elle sentit un immense dé-sespoir l’envahir. Mais elle ne voulut pas donner à son ennemie le spectacle d’une faiblesse ; elle se raidit dans un suprême effort et, la tête droite, la lèvre dédaigneuse, elle prononça :

– Lucrèce Borgia est ici !… Qui va-t-on assassiner ?…

– Rassurez-vous, madame ! grinça Lucrèce.

– Je n’ai pas peur de la mort.

– Je ne veux pas vous tuer…

– Que me voulez-vous donc ?

– Je veux simplement vous arracher à Ragastens.

– La raison ?

Lucrèce aiguisa son sourire.

– Raison toute féminine, madame. Vous aimez le chevalier… Eh bien, moi aussi, je l’aime !…

Ces quelques paroles s’étaient échangées, rapides comme un cliquetis d’épées. Aux derniers mots de Lucrèce, il y eut une mi-nute de silence.

Primevère, atteinte au cœur, reprenait des forces pour ce duel effroyable.

– Prenez garde, Lucrèce Borgia ! dit-elle enfin. Le chevalier de Ragastens ne pardonne jamais une injure. Et votre amour sera pour lui la plus sanglante des insultes…

Lucrèce devint livide. Et elle qui avait d’abord résolu de tor-turer le cœur de Béatrix, se sentit marquée comme d’un fer rouge. Elle perdit sa présence d’esprit.

– Oui, je sais ! Ragastens dédaignera mes avances… Mais, peu m’importe, après tout ! Ce que j’ai voulu, je l’exécute. Je vous sépare. Je vous arrache l’un à l’autre. Jamais plus vous ne vous verrez.

Elle s’arrêta une seconde, haletante, sous le sourire écrasant de Primevère. Et elle marcha sur elle, comme si elle eût voulu la lacérer sur place de ses griffes.

– Jamais, entends-tu !… Toi, d’abord, tu mourras… Et quand tu seras morte, j’irai le trouver, lui ! Et je lui dirai qu’avant de te tuer, je t’ai prostituée !… Car, sache-le bien, il y a quelqu’un qui te veut, qui désire ton corps, qui te souillera de ses baisers… Et ce quelqu’un, tu le hais, tu le tiens en horreur, c’est mon frère, c’est César !

– Vous ne m’emporterez pas, s’écria Primevère, la tête per-due, car vous allez mourir, misérable !

En même temps, elle sortit de son sein un court poignard acéré qui ne la quittait jamais. Mais Lucrèce avait bondi en ar-rière… Et avant que Primevère eût pu s’élancer sur elle, un coup de sifflet strident avait déchiré l’air, la porte s’était ouverte vio-lemment et quatre hommes s’étaient rués sur la jeune princesse.

– Emmenez-la ! ordonna Lucrèce d’une voix rauque.

Primevère se sentit rudement saisie par les mains horribles, les mains violentes et brutales des quatre hommes et, une minute plus tard, elle se trouva dans une voiture aux portières fermées de volets pleins.

Lucrèce, abandonnant ses vêtements de paysanne, avait re-vêtu un costume de cavalier. Alors elle s’élança dans la cour, sau-ta sur un cheval que l’un de ses hommes tenait en bride et rejoi-gnit la voiture qui s’était déjà mise en route au galop.

Toute la nuit, ce fut une marche vertigineuse, sur les pentes abruptes des montagnes. Au point du jour, la voiture était bien loin des terres du comté, du camp des alliés et elle prit, en plaine, une route qui allait droit à la mer.

Cela dura trois jours. Pendant ces trois jours et autant de nuits, elle n’eut aucune communication avec sa prisonnière. Seu-lement, tous les matins et tous les soirs, un des hommes entrou-vrait l’une des portières, glissait à l’intérieur un panier de provi-sions, puis refermait à clef précipitamment.

Primevère, après les premières minutes d’épouvante, avait repris tout son sang-froid. Son premier geste fut pour constater que son petit poignard ne l’avait pas quittée. Rassurée sur ce point, elle calcula froidement les chances qu’elle pouvait avoir d’échapper à l’effroyable honte dont Lucrèce l’avait menacée. Et un sourire intrépide arqua ses lèvres fières.

Au bout du troisième jour, en pleine nuit, la voiture s’arrêta. Elle était arrivée sur le bord de la Méditerranée. À quelques en-cablures du rivage, à l’abri des vents, au milieu d’une petite anse, une goélette attendait à l’ancre.

Lucrèce alluma une lanterne, monta sur le siège de la voi-ture et fit un signal. Au bout d’un instant, une lumière répondit de la goélette par un signal semblable. Alors Lucrèce écrivit au crayon deux billets courts. Elle tendit le premier à l’un des cava-liers en lui disant :

– À Tivoli !…

Et le deuxième à un autre cavalier.

– Pour le prince César Borgia !…

Les deux hommes disparurent aussitôt dans la nuit, par des chemins différents.

Quelques minutes s’écoulèrent… Puis on entendit le bruit cadencé des rames et bientôt, surgissant de l’ombre, une cha-loupe vint échouer sa proue sur le sable. Trois ou quatre marins, parmi lesquels le capitaine de la goélette, sautèrent à terre et sa-luèrent Lucrèce. Celle-ci ouvrit la portière de la voiture en di-sant :

– Descendez. Toute résistance est inutile.

Béatrix descendit et jeta un rapide coup d’œil autour d’elle. Ce coup d’œil la convainquit que toute résistance ou tentative de fuite était, en effet, inutile.

Le capitaine tendait le poing pour que Primevère pût s’appuyer dessus. Mais, dédaignant l’aide qui lui était offerte, elle monta dans la chaloupe, s’assit, et s’enveloppant de son écharpe, parut dès lors indifférente à tout ce qui se passait autour d’elle. Lucrèce embarqua à son tour.

– Où me conduisez-vous ? demanda Béatrix d’un ton de souveraine.

– Dans mon château de Caprera ! répondit Lucrèce.

Primevère frissonna de terreur…

LIII. LA CHUTE DE LA MAISON ALMA

Le chevalier de Ragastens avait religieusement tenu la pre-mière partie du serment qu’il avait fait au vieux Manfredi : ne pas chercher à revoir la jeune princesse. Il lui restait à accomplir la deuxième moitié de son serment.

En effet, il avait juré de se faire tuer à la prochaine rencontre avec l’armée de César. Maître de sa vie, le prince Manfredi lui avait imposé le suicide. Le moment était venu.

Ragastens, à cette minute, sentit un amer regret de la vie qu’il allait quitter. Mourir, alors qu’il était aimé !…

– Mourir sans l’avoir revue ! Fût-ce de loin ! Fût-ce une se-conde !…

Il avait la tête perdue. Il brûlait de fièvre. Il appela Spada-cape et lui ordonna de tenir son cheval tout sellé. Son idée était d’aller au palais, de voir Primevère sans lui parler ; puis de reve-nir et de courir au camp.

Pendant dix minutes encore, il hésita, piétina sur place, alla dix fois ouvrir la porte, puis la referma. Tout à coup, il se décida, descendit l’escalier en courant et, l’instant d’après, se trouva dans la rue… À ce moment, une immense acclamation retentit… De nombreuses torches apparurent, un groupe de cavaliers se mon-tra… En tête, marchaient le comte Alma et le prince Manfredi !…

Pétrifié, Ragastens les vit venir sans faire un mouvement. Ils s’arrêtèrent près de lui. Le prince l’avait vu :

– Monsieur de Ragastens, dit-il, nous vous emmenons… Son Altesse le comte tient à vous voir dans le conseil qui va se tenir au camp.

Ragastens vacilla, comme assommé sur le coup. Mais aussi-tôt, son indomptable nature reprit le dessus.

– Mon cheval !… Mes armes !…

Spadacape, déjà, était près de lui, tenant la bride de Capi-tan. Ragastens dit quelques mots à l’oreille de Spadacape. Celui-ci répondit par un signe de tête. Puis le cavalier sauta en selle et le groupe s’éloigna au pas dans les rues de Monteforte. À ce mo-ment, il était environ minuit.

À l’instant où le groupe qui suivait le comte Alma et le prince Manfredi avait franchi la porte de Monteforte, un cavalier s’était tout à coup joint à ce groupe et, en même temps que lui, avait franchi la porte. Ce cavalier se tint alors tout en arrière de la troupe.

Peu à peu, il se laissa distancer et, sans que personne s’en fût aperçu, demeura seul en arrière. Cet homme, alors, mit pied à terre. Puis il se mit à grimper les rochers, lentement, à tâtons… Au bout de deux heures, il se trouvait sur le plateau qui surplom-bait le défilé d’Enfer. L’homme s’accota alors à un rocher, sur un épais tapis de mousse et d’herbes. Bientôt, il s’endormit profon-dément. Cet homme, c’était le moine Garconio.

Ragastens, au moment de monter à cheval pour suivre le prince Manfredi, avait dit quelques mots à l’oreille de Spadacape. Celui-ci n’avait pas suivi le chevalier.

Mais, presque aussitôt après son départ, il s’était mis en route lui-même, était sorti de Monteforte en se faisant recon-naître du poste comme l’écuyer de M. de Ragastens et avait pris, à cheval, le chemin que Ragastens et lui avaient suivi le jour où le chevalier s’était rendu au rocher de la Tête pour se battre avec Malatesta.

Arrivé au plateau, Spadacape se mit à galoper dans la direc-tion de l’auberge qui se trouvait au pied du rocher de la Tête. Il portait en croupe un paquet assez volumineux qui ressemblait à un paquet de cordes placées en rouleau. On n’a pas oublié, sans doute, que depuis leur arrivée à Monteforte, Ragastens et Spada-cape s’étaient livrés, plusieurs soirs de suite, à un singulier tra-vail. Spadacape sortait de la ville, conduisant une petite char-rette. Et Ragastens l’escortait. Où allaient-ils, tous les deux ? Que contenait la charrette ?

Spadacape gagna l’auberge du Rocher de la Tête. Elle était vide : toute la maisonnée s’était réfugiée dans Monteforte.

Il descendit dans les caves creusées sous le rocher. L’escalier s’enfonçait de deux étages dans les profondeurs du granit. Spa-dacape descendit jusqu’à l’étage inférieur. Là se trouvaient trois compartiments, le premier était fermé par une porte ordinaire ; le deuxième et le troisième se fermaient au moyen d’une grille de fer très solide. C’est dans la dernière cave que se trouvait le fa-meux trou qui, selon la légende de l’aubergiste, avait été creusé par la fourche de Satan en personne.

Spadacape, parvenu à la dernière cave, s’agenouilla près du trou que l’aubergiste avait montré à Ragastens comme preuve indiscutable de la véracité de son récit. Il avait descendu avec lui ce paquet bizarre qui ressemblait à un paquet de cordes. De cette corde, il coupa environ deux brasses et introduisit l’un des bouts dans le trou…

Son travail achevé, Spadacape remonta avec le restant du paquet de cordes. Alors, il revint dans la direction de Monteforte, en suivant la ligne des rochers qui surplombaient le défilé d’Enfer. À cent pas de l’auberge, il s’arrêta dix minutes devant l’un de ces rochers ; puis il en fit autant plus loin, puis plus loin encore.

Lorsque Spadacape revint vers l’auberge, il avait employé à son mystérieux travail le paquet de cordes qu’il avait apporté de Monteforte.

Le prince Manfredi et le comte Alma arrivèrent au camp sur les deux heures et demie du matin, après avoir trotté ou galopé pendant toute la traversée du défilé. Le conseil de guerre fut aus-sitôt réuni dans la tente du comte.

Des renseignements fournis par les vedettes avancées, il ré-sulta que l’armée de César était placée en avant de son camp et concentrée en une seule masse. Il était certain qu’une attaque se produirait au point du jour.

Dans la tente du comte Alma, chacun émit son avis. Ragas-tens avait retrouvé tout son sang-froid.

– Monsieur de Ragastens, votre opinion ? demanda le comte Alma.

– Opposer à la masse concentrée par César une masse pa-reille. Altesse, si vous m’en croyez, l’armée alliée se placera tout entière devant le défilé qu’il faut avant tout défendre.

– L’avis est sage, fit le prince Manfredi avec une ironie qui surprit tous les assistants, mais je suis d’une opinion contraire : nous devons profiter de ce que l’armée ennemie est concentrée pour l’envelopper et l’attaquer de toutes parts à la fois…

Le plan de Ragastens était le seul praticable, en raison du faible effectif que les alliés pouvaient opposer à César. Le plan de Manfredi était d’une évidente témérité. Ce fut pourtant ce dernier qui l’emporta. D’ailleurs, une fois son avis donné, Ragastens dé-daigna de le défendre.

Il était près de quatre heures lorsque le conseil prit fin ; à ce moment, le soleil se levait. Sur l’ordre de Manfredi, les trom-pettes sonnèrent, les troupes se mirent en marche vers le camp de César, se déployant au fur et à mesure qu’elles avançaient. Le comte Alma, le prince Manfredi et Ragastens se trouvaient au centre de l’immense éventail qui se développait lentement.

L’armée de César ne bougeait pas. Tout à coup, les alliés se précipitèrent, les trompettes et les fifres sonnèrent l’attaque. Elle fut violente et la bataille s’engagea sur toute la ligne à la fois.

César s’était laissé envelopper. Mais alors s’accomplirent les prédictions de Ragastens. Dédaignant de répondre aux troupes qui l’assaillaient sur ses flancs, César ébranla son armée qui, comme un coin énorme de fer et d’acier, s’enfonça dans le centre de la ligne alliée, avec une force irrésistible…

Pendant une heure, les alliés tinrent bon… le sang ruissela, les cadavres s’entassèrent. Ragastens, avec une poignée de cava-liers, exécuta charges sur charges. Il fonçait droit devant lui, se découvrant, passant au plus épais de la mêlée, cherchant la mort. La mort ne voulait pas de lui !…

Et ce fut au retour d’une de ces charges qui avaient paralysé l’élan de César qu’il vit tout à coup le comte Alma et le prince Manfredi entourés par un groupe de Suisses. Ragastens s’élança, suivi d’une vingtaine de cavaliers. À ce moment, le comte Alma tomba, la gorge ouverte par un coup de lance. Il tomba, tué raide, les bras en croix, les mains crispées, dans des flaques de sang.

Il y eut autour de son corps une lutte acharnée. Lorsque Ra-gastens vit que le prince Manfredi demeurait seul debout, enve-loppé de toutes parts, avec la cinquantaine de guerriers qu’il avait autour de lui, il eut un éblouissement de désespoir intime.

– Le moment de mourir est venu !… pensa-t-il.

Et en même temps, il chargea. En un instant, il fut sur le groupe qui entourait le prince. Le vieillard, tête nue, sanglant, ef-frayant à voir, lui sourit. Ragastens vit ce sourire et cria :

– Je tiens parole !…

Son attaque tint du prodige et de la folie. Il se rua, ayant jeté son épée, poussant son cheval, se précipitant sur les lances… Et, au bout de quelques minutes de voltes, de vire-voltes fou-droyantes, il se retrouva vivant, dans un large espace vide, devant des gens qui fuyaient, effarés.

À ce moment, un coup d’arquebuse retentit à dix pas devant lui. Ragastens entendit la balle siffler à son oreille. Puis, en ar-rière de lui, il y eut un cri sourd. Il se retourna… Et il vit le prince Manfredi qui roulait de son cheval et tombait non loin du cadavre du comte Alma.

Ragastens sauta à terre et courut au prince. Le vieillard avait reçu le plomb en pleine tête. Cependant, il n’était pas mort encore. Ses yeux convulsés roulaient dans leurs orbites, il faisait un effort surhumain pour se soulever. Ragastens se pencha sur lui.

– Monsieur, lui dit Ragastens, vous m’êtes témoin que j’ai tout fait pour tenir ma parole…

– Oui ! fit le prince de la tête.

– Je n’ai pas réussi… mais la bataille n’est pas finie… Mou-rez en paix, monsieur… Je vous rejoins…

– Non ! articula péniblement le vieillard. Vivez… pour elle !…

Ragastens s’agenouilla et des larmes coulèrent sur ses joues, traçant un double sillon parmi la poussière noire qui couvrait son visage. Manfredi voulut parler encore. Mais sa tête qu’il avait soulevée retomba lourdement. Le prince Manfredi était mort…

Alors, Ragastens se baissa, souleva cette tête blanche et rouge et déposa un baiser à la place même que la balle avait frappée. Quand il se releva, il était livide, avec une bouche toute rouge de sang.

Il jeta les yeux autour de lui et vit Capitan qui l’avait suivi. Alors, il ramassa la large épée du prince Manfredi, sauta en selle et examina la situation.

Les chefs survivants des alliés s’étaient massés autour de lui. La bataille était perdue et la défaite allait se changer en désastre. De toutes parts, les troupes alliées fuyaient, jetant leurs armes, se précipitant vers le défilé.

– Nous sommes perdus ! dit une voix près de Ragastens. Le chevalier se retourna et vit Giulio Orsini.

– César va marcher sur Monteforte, poursuivit celui-ci.

– Il faut le laisser marcher ! dit Ragastens. Et, s’adressant à voix basse à Orsini :

– Mon cher ami, tâchez de rallier autour de vous tout ce que vous pourrez et battez en retraite dans le défilé… Laissez-vous poursuivre par César jusqu’à Monteforte.

– Je ne comprends pas…

– Avez-vous confiance en moi ?

– Confiance illimitée…

– Faites donc ce que je vous dis… Moi… je vais préparer à monseigneur Borgia une petite surprise à ma façon…

Tandis que Giulio Orsini faisait sonner la retraite et s’enfonçait dans le défilé d’Enfer avec tout ce qui restait de troupes valides, Ragastens s’éloigna à fond de train du champ de bataille.

Une demi-heure plus tard, il commençait à grimper les pentes inaccessibles du plateau. Bientôt il fut obligé de mettre pied à terre. Mais Capitan le suivit, les naseaux en feu, hennis-sant… Au bout d’une heure de cette ascension, Ragastens se trou-va sur le plateau. À ce moment, il vit l’arrière-garde de César s’enfoncer dans les gorges qui menaient à Monteforte.

Ragastens laissa souffler une minute Capitan. Aussi loin que la vue pouvait s’étendre, le plateau était désert. Alors, il se mit en selle et partit comme un ouragan dans la direction du Rocher de la Tête…

Le moine Garconio avait passé une nuit paisible sur son lit de mousse, en plein air. La rosée du matin le réveilla. Il se leva, se secoua et éclata de rire.

– César, avec ses renforts, a vingt mille hommes, dit-il à haute voix. Quelle déroute pour les alliés !… Ragastens, c’est au-jourd’hui le grand jour de justice…

Le moine choisit un bon emplacement pour assister à la dé-route des alliés et voir si Ragastens serait parmi les survivants. Il alla jusqu’à l’auberge du rocher de la Tête. Mais il ne s’y arrêta pas. Il alla un peu plus loin et trouva enfin une place commode d’où il pouvait voir admirablement tout ce qui se passerait dans le défilé.

À ce moment, la bataille était commencée, là-bas, au loin, et des bouffées de rumeurs en arrivaient jusqu’à Garconio. Cepen-dant, les heures coulaient. Garconio avait apporté des provisions. Il se mit à manger tranquillement, sans cesser d’examiner le défi-lé.

Tout à coup, les rumeurs se rapprochèrent. Il se pencha. Des hommes, des soldats accouraient : ils appartenaient à l’armée des alliés ; c’étaient les premiers fuyards qui s’étaient jetés dans le défilé pour se réfugier à Monteforte. Puis, presque aussitôt, ce ne furent plus des hommes isolés : des troupes entières passèrent au pas de course…

– Qu’est-ce que j’avais dit ? hurla Garconio délirant de joie. Mais je ne vois pas de Ragastens ! Tout à l’heure, j’irai visiter le champ de bataille… et je le trouverai !…

Le défilé, maintenant, grouillait de monde. C’était comme une fourmilière humaine surprise par quelque catastrophe et fuyant, éperdue, sous les rayons du soleil impassible. Enfin, une troupe apparut, qui tenait bon encore, qui reculait lentement en bataillant.

La clameur qui montait de cette fournaise était formidable… Et ce fut alors la tête de colonne de l’armée de César qui se mon-tra. Les troupes de Borgia s’avançaient en bon ordre, en rangs serrés.

– Monteforte sera pris tout à l’heure ! s’écria le moine.

Puis, haletant d’émotion :

– Ragastens n’y est pas !… Il est tombé là-bas !… Je vais voir !…

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
510 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain