Sadece Litres'te okuyun

Kitap dosya olarak indirilemez ancak uygulamamız üzerinden veya online olarak web sitemizden okunabilir.

Kitabı oku: «Borgia», sayfa 26

Yazı tipi:

L’armée de César continuait à avancer. Maintenant elle était tout entière sous les yeux du moine qui, penché en avant, accro-ché à un rocher, trépignait et hurlait.

À ce moment, une épouvantable détonation se fit entendre dans la direction de Monteforte.

Le moine, en se penchant de ce côté, vit s’élever dans les airs une épaisse colonne de fumée, mélangée de pierres, de rochers énormes… Puis cela se dissipa. Et il entendit des hurlements, il vit un recul épouvanté de l’armée de César… La pluie de rochers retombait sur l’armée, écrasant des pelotons entiers…

– Qu’est cela ? murmura le moine en blêmissant.

Une seconde détonation retentit… mais plus rapprochée de Garconio. La même colonne de fumée s’éleva, la même pluie de pierres s’éboula, les mêmes hurlements, les mêmes gémisse-ments éclatèrent… L’armée de César voulait reculer, ceux qui ve-naient par-derrière continuaient à avancer ; le désordre était in-descriptible.

Le moine poussa un affreux juron. Puis il s’élança sur le pla-teau, en courant vers l’auberge. Alors, à cinq cents pas de lui, il vit un homme se pencher, allumer une mèche. Une troisième dé-tonation ébranla la masse des rochers. En bas, la clameur fut ef-froyable… Cet homme massacrait à lui tout seul une armée en-tière…

Et Garconio, levant le poing au ciel, fit entendre un cri de malédiction. Il venait de reconnaître Ragastens…

Ragastens bondissait en se rapprochant de l’auberge. Une fois encore, il se baissa, un feu pétilla… une fois encore, l’explosion retentit !…

Semblable à un Titan, Ragastens émiettait une montagne pour écraser une armée !… Il bondit encore, et une cinquième explosion fit ébouler des pans énormes de rochers…

Le moine pétrifié, hagard, le regardait faire comme dans un cauchemar. Il le vit enfin se précipiter dans l’auberge. Alors, une sorte de délire l’affola. Lui aussi courut à l’auberge et, se jetant à l’intérieur par la porte où il avait vu entrer Ragastens, il se vit de-vant un escalier qui s’enfonçait dans le sol.

Et livide, les cheveux hérissés de terreur, fou de fureur, il se rua dans l’escalier. Il parcourut en courant deux ou trois caves où régnait un demi-jour et, tout à coup, il aperçut Ragastens qui mettait le feu à une longue mèche de poudre.

La mèche commença à pétiller. Alors Ragastens se leva, sor-tit de la dernière cave et, machinalement, tira la grille de fer après lui. Il marcha sur la deuxième grille sans se hâter.

Tout à coup, il entendit un éclat de rire strident. La grille sur laquelle il marchait venait de se fermer violemment ! Ragastens se trouvait prisonnier dans la deuxième cave, entre deux portes grillées de fer !…

Derrière lui, dans la dernière cave pétillait la mèche qui al-lait mettre le feu à un amas de poudre énorme… Et il ne pouvait plus l’éteindre !… Devant lui, dans la première cave, par-delà la grille qui venait de se fermer, il vit une forme noire. C’était le moine ! C’était Garconio qui riait ! Il avait collé sa figure aux bar-reaux.

– Eh bien, démon ! gronda-t-il. Te voilà donc pris à ton piège !…

Ragastens haussa les épaules et tourna le dos.

– Meurs ! hurla le moine. Meurs désespéré !

Et Garconio se précipita au-dehors. Ragastens avait inuti-lement essayé de rouvrir la grille qui le séparait de la mèche. Cette grille qu’il avait tirée à lui était fermée par un crampon en-foncé dans le roc et il eût fallu une clef, maintenant, pour l’ouvrir !

La mèche se consumait lentement.

Ragastens calcula qu’il avait encore un peu plus d’une mi-nute à vivre. Il se croisa les bras, s’assit dans un coin et, fermant les yeux, il évoqua de toutes les forces de son âme l’image qui était dans son cœur.

– Adieu, Primevère !… murmurait-il.

Tout à coup, il y eut dans l’escalier une dégringolade fu-rieuse. Un homme apparut, un lourd marteau à la main.

– Spadacape ! tonna Ragastens en bondissant.

Spadacape ne répondit pas ; il assenait sur la serrure de la grille des coups capables de démolir une des portes de bronze du château Saint-Ange. Au troisième coup la grille sauta. Ragastens se jeta dans l’escalier.

Alors Spadacape saisit à pleine main une forme noire qui gi-sait sur le sol. Cette forme, c’était le moine Garconio. Il avait les mains et les pieds liés.

– Grâce ! hurla le moine en se tordant.

Spadacape, sans lui répondre, le traîna dans la cave, près de la grille de fer, derrière laquelle brûlait la mèche. Alors, à son tour, il se précipita dans l’escalier. En quelques bonds, il rejoignit le chevalier et tous les deux s’éloignèrent rapidement.

Ils n’avaient pas fait cinquante pas qu’une détonation plus formidable encore que les autres, retentit lugubrement. La masse des rochers vacilla pendant quelques secondes. Puis il y eut un éboulement fantastique, des pierres gigantesques fusèrent en l’air, parmi lesquelles Ragastens vit un instant la loque noircie et poudreuse d’un corps humain, puis tout retomba dans le défilé avec un effroyable fracas.

Lorsque la fumée et la poussière soulevées se furent dissi-pées, l’auberge avait disparu. Le Rocher de la Tête s’était éboulé, effondré, émietté… Et on ne voyait plus à cette place qu’une im-mense excavation béante d’où des milliers de reptiles s’enfuyaient effarés.

Alors, tandis que les débris de l’armée de César se sauvaient, éperdus de terreur, Ragastens, du haut d’un roc, se pencha sur le défilé. Parmi les fuyards, au loin, il aperçut César qu’il reconnut à son cheval noir et à son panache. Il eut un rire éclatant, un rire nerveux, irrésistible. La tension de nerfs qu’avait exigée l’étonnante manœuvre se résolvait dans ce rire…

À ce moment, comme si, malgré les clameurs, il l’eût enten-du, César leva la tête. Il vit Ragastens. Son poing se tendit vers lui dans un geste de menace désespéré.

– Au revoir, monseigneur ! cria Ragastens de toute la force de ses poumons.

Mais déjà César, entraîné par le flot déchaîné des fuyards, disparaissait à un tournant du défilé d’Enfer. Ragastens se tourna vers Spadacape.

– Merci ! lui dit-il en lui tendant la main.

– Ah ! monsieur, l’affreuse bête que ce moine !

– Oui… sans toi, c’est moi qui sautais à sa place ! Mais tu l’avais donc vu ?

– Tout à fait par hasard. Comme vous m’aviez dit que vous vouliez seul mettre le feu aux mines que nous avions préparées, je m’étais mis à l’écart, à quelque distance de l’auberge, pour juger de l’effet… Tout à coup, à vingt pas de moi, je vois grouiller quelque chose de noir. Les explosions commençaient et faisaient merveille… Je regarde, je vois la bête… je veux dire le moine… Je le vois qui se précipite comme un fou… je le suis de l’œil… Sou-dain, il se rue vers l’auberge… Je me précipite derrière lui… et j’arrive à temps pour l’entendre éclater de rire… Je ramasse un marteau dans la cuisine de l’auberge, je dégringole l’escalier… vous savez le reste…

– Merci, mon brave compagnon… Je te dois deux fois la vie…

– Bon ! Je vous dois bien autre chose, moi ! Je suis encore votre obligé…

– À propos, où est Capitan ?…

– Je l’ai attaché là-bas.

– Bien. Tu vas le ramener à Monteforte.

– Et vous, monsieur !

– Moi, je reviens par le défilé.

En effet, Ragastens se dirigea rapidement vers les bords du plateau, en avant de la première mine qu’il avait fait sauter, et commença à descendre.

En bas, l’armée des alliés s’était arrêtée. D’abord, on n’avait rien compris à ces coups de tonnerre qui grondaient l’un après l’autre. Mais quand on vit tomber la pluie des énormes pierres, quand on vit des pans de rochers s’ébouler et écraser les poursui-vants, des cris d’enthousiasme s’élevèrent… Toute l’armée com-prit que Monteforte était sauvée, que les troupes de César étaient écrasées.

Ce fut un délire de joie. On acclamait l’inconnu qui venait de sauver l’armée et la ville. Les chefs survivants s’étaient massés et examinaient la déroute de l’ennemi. Et eux aussi se demandaient qui était ainsi intervenu au dernier moment, maniant la foudre et le tonnerre comme un dieu résolu à les sauver. Ce fut à ce mo-ment qu’on aperçut un homme qui commençait à descendre du haut du plateau.

– C’est Ragastens ! cria Giulio Orsini…

Le nom de Ragastens courut de bouche en bouche. Et lors-que le chevalier arriva enfin au bas, il n’eut pas le temps de sau-ter à terre ; mille bras se tendirent vers lui ; il fut saisi, embrassé, à demi étouffé, et après avoir failli sauter, il faillit succomber aux étreintes de ses amis… Lorsque le délire de la joie se fut un peu calmé, on se mit en route pour Monteforte. Ragastens, qui avait sauté sur un cheval, marchait en tête, comme un chef d’armée qui rentre victorieux ; ainsi l’avaient voulu les officiers et les chefs survivants.

Ragastens, le cœur battant, marchait vers le palais du comte d’Alma.

– Il n’y a plus d’Alma ni de Manfredi pour épouser la prin-cesse ! se disait-il rêveur.

À ce moment, il vit qu’il était au bas de l’escalier monumen-tal du palais. Il leva les yeux, s’attendant à voir Primevère. Mais elle n’était pas là…

– Elle a sans doute appris la mort de son père et du prince Manfredi, songea-t-il.

Il mit pied à terre. Les chefs l’entourèrent.

– Venez, chevalier, lui dit alors Giulio Orsini… À vous re-vient l’honneur de faire le récit de la bataille à madame Béatrix, désormais seule souveraine du comté.

Ragastens monta le grand escalier, environné de guerriers et de seigneurs, tandis que la foule envahissait la grande place. Son cœur battait à rompre. L’instant décisif de sa vie allait sonner.

À ce moment, une femme âgée, principale dame d’honneur de la princesse, s’avança au-devant du groupe.

– Seigneurs, dit-elle, j’ai une affreuse nouvelle à vous an-noncer… La princesse Manfredi a disparu, seigneurs !…

– Disparue ?…

– On s’est aperçu de cet événement cette nuit, deux heures environ après le départ du comte et du prince. Des recherches ont été faites toute la nuit et tout le jour ; il a été impossible de re-trouver les traces de la jeune princesse, excepté qu’un officier qui était de garde affirme l’avoir vue sortir de Monteforte, mais sans pouvoir dire quel chemin elle a pris.

Un silence lugubre accueillit ces paroles. Ragastens demeu-ra un instant comme hébété !… Puis, tout à coup, il tomba comme une masse, les bras en croix…

LIV. LE FILS DU PAPE

Quelques jours s’étaient écoulés. César, après avoir envoyé à Tivoli un messager pour raconter à son père la catastrophe du défilé d’Enfer, avait précipitamment ramené les débris de son armée à plus de deux jours de marche de Monteforte.

Le nombre des morts s’élevait à près de mille. Mais il y avait trois fois plus de blessés. Ce n’eût été rien sans la panique irrésis-tible qui se mit dans ses troupes : des régiments entiers se dé-bandèrent et désertèrent.

Lorsque César Borgia s’arrêta dans sa retraite désordonnée, il constata avec désespoir qu’il n’avait plus autour de lui que trois mille hommes environ.

C’était l’irrémédiable défaite ! C’était la fin de son orgueil-leuse carrière de capitaine invincible avec qui, jusque-là, des mo-narques puissants comme Louis XII de France n’avaient pas dé-daigné de traiter. C’étaient tous ses rêves brisés ! Pour comble, au bout de huit jours d’incertitude et d’irrésolution, il apprit que le pape, épouvanté lui-même et prévoyant un soulèvement général, s’était enfui auprès de Lucrèce, en l’île de Caprera.

Deux jours auparavant, il avait vu arriver dans sa tente l’un des hommes qu’il avait donnés à Lucrèce. Cet homme lui avait remis un billet qui ne contenait que ces mots :

« Dès que tu auras pris Monteforte, viens me retrouver à Caprera. Je t’y ménage une agréable surprise. »

– Dès que j’aurai pris Monteforte, gronda César. Cette folle ne se doute pas de ce qui est arrivé. Elle se doute encore moins des malheurs qui nous attendent !…

En effet, les nouvelles qu’il recevait de Rome étaient des moins rassurantes. Le peuple s’agitait.

Un soir, l’officier qui veillait devant sa tente lui annonça l’arrivée du marquis de Rocasanta, l’officier général de la police de Rome.

C’était le type du courtisan. Il avait le flair des catastrophes et des fortunes en préparation, il avait mis tout son talent à savoir fuir les unes et se rapprocher des autres. César connaissait son homme et il savait que son arrivée ne présageait rien de bon. Il donna l’ordre de l’introduire sur-le-champ dans sa tente.

– Tout d’abord, dit Rocasanta dès qu’il fut en présence de Borgia, laissez-moi vous féliciter, monseigneur, de ce que vous êtes debout et en bonne santé… Nous avons appris votre blessure et étions fort inquiets, à Rome…

– Cette blessure-là n’est rien, grommela César. J’ai la peau dure, par tous les diables, et le fer qui doit m’envoyer ad patres n’est pas forgé encore. Mais je suppose que vous n’avez pas fait le voyage uniquement pour vous enquérir de ma santé !

– En effet, monseigneur, dit Rocasanta sans relever l’ironie de ces derniers mots, je vous apporte de graves nouvelles. Jugez-en, monseigneur : le peuple de Rome est en pleine rébellion. La campagne se lève. Des bandes se forment un peu partout.

César assena un formidable coup de poing sur une table lé-gère qui supportait des boissons. Verres et table roulèrent pêle-mêle. Le marquis ne broncha pas.

– Ces misérables, reprit-il, n’ont pas osé marcher sur le Va-tican ou sur le château Saint-Ange. Ils n’ont pas de chefs et sont tout épouvantés de leur audace. Mais je ne puis vous dissimuler que dans huit ou dix jours au plus tard, la rébellion sera maî-tresse du château de Saint-Ange.

– Mais qui a pu pousser ces imbéciles ?…

– Qui, monseigneur ?… Personne : je vous l’ai dit ; ils n’ont pas de chef, et c’est ce qui fait que rien n’est perdu. J’ai employé le seul moyen de gouvernement dont nous disposons toutes les fois que le manant se permet de se fâcher, les arrestations en masse, quelques exécutions sommaires, au hasard… Hélas ! Cette fois, rien n’y fait !

César regarda le marquis de travers. Il sentait dans son atti-tude une ironie inavouée.

– Pour comble, reprit Rocasanta, Sa Sainteté a jugé le mo-ment favorable pour faire un petit voyage à Caprera… Le ciel me garde de juger les actes du Saint-Père !

– Mais enfin, mon père a eu peur, n’est-ce pas ? Vous pou-vez le dire, marquis.

Rocassanta fit un geste découragé. César se mit à tourner dans sa tente comme un fauve. Le policier l’examinait du coin de l’œil, essayant de deviner ses intentions.

– Que me conseillez-vous ? demanda tout à coup Borgia.

« Nous y voilà ! » pensa le marquis.

– Dites votre pensée, Rocasanta. Vous connaissez admira-blement la situation. Nul n’est mieux qualifié que vous en ce moment pour me donner un bon conseil…

– Monseigneur, fit sérieusement Rocasanta, vous m’autorisez à parler librement ?

– Je vous l’ordonne !

– Eh bien, voici mon avis tout net : il n’y a plus qu’une auto-rité qui puisse s’imposer à nos rebelles, c’est l’autorité religieuse. Seul, la majesté pontificale peut encore courber les têtes. Il fau-drait, monseigneur, il faudrait un pape rentrant à Rome en grande cérémonie, entouré de milliers de prêtres, de cardinaux et d’évêques… Mais pour oser une pareille cérémonie, ce n’est pas un vieillard qu’il faut !… C’est un pape jeune, fort, audacieux et qui sous sa simarre tienne le poignard tout prêt à frapper le pre-mier insensé qui oserait murmurer !…

En parlant ainsi, Rocasanta fixait César. Celui-ci était deve-nu pâle.

– Oui, l’idée est grande et audacieuse…

– Et si ce pape jeune dont je parle se trouvait être, en même temps, un glorieux capitaine dont la renommée est à peine at-teinte par un incompréhensible revers, la rébellion s’évanouirait d’elle-même et le pouvoir pontifical serait consolidé pour long-temps peut-être, tout au moins pour le temps nécessaire à l’écrasement définitif de la révolte…

César plongea ses yeux dans les yeux du marquis.

– Vous voulez que je prenne la tiare ?…

– Oui, monseigneur, dit nettement Rocasanta. C’est le seul moyen de sauver la situation.

– Mais, fit César d’une voix sombre, pour que je sois élu pape, il faut que mon père soit déposé !… Jamais le conclave…

– Ou qu’il meure ! interrompit Rocasanta fermement. Dieu m’est témoin que je donnerais ma vie pour prolonger les jours glorieux du Saint-Père… Mais enfin… il est vieux… la mer est bien mauvaise sur les côtes de Sardaigne, du côté de Caprera…

César ne l’écoutait plus. Il n’entendait plus le démon tenta-teur qui venait de jeter dans sa tête la semence du parricide. Il s’était plongé en une sombre méditation.

La méditation de César dura longtemps. Rocasanta, main-tenant, gardait le silence et attendait. Enfin, César releva la tête et murmura.

Le marquis comprit : Alexandre VI était condamné à mort !

– Monseigneur, dit-il, d’une voix indifférente, si vous avez une commission… délicate à faire à Caprera, je puis vous indi-quer un homme…

– Qui est-ce ?…

– Un jeune homme que mes fonctions m’ont permis de ju-ger, d’étudier et d’apprécier : le lecteur de Sa Sainteté.

– L’abbé Angelo ? s’exclama dédaigneusement César.

– Lui-même, monseigneur ! N’en dites pas de mal ; il a une qualité précieuse ! Il est ambitieux ! Prenez un esprit médiocre et agitez devant cet esprit l’espoir d’un titre auquel il aspire en se-cret. Faites-lui entrevoir la possibilité de s’orner bientôt de ce titre. Nourrissez, en un mot, sa vanité. Cet homme est votre créa-ture. Ah ! monseigneur, si vous avez quelque besogne à accom-plir, ne choisissez ni un dévoué, ni un haineux, prenez un ambi-tieux, prenez l’abbé Angelo…

– Je crois que vous avez raison, marquis, dit César rêveur. Mais l’abbé veut donc être évêque ?

– En attendant mieux !

– Je n’y vois aucun inconvénient, pour ma part.

– En ce cas, hâtez-vous, monseigneur. Je vous l’ai dit : le temps presse. Rome s’agite. Il faut frapper un grand coup et vous imposer à l’admiration comme à l’épouvante des foules.

– Où est l’abbé ? demanda brusquement César.

– Il est resté à Tivoli. Voulez-vous que je le voie ?

– Non : je vais moi-même aller à Tivoli. Retournez directe-ment à Rome… Combien de temps pouvez-vous tenir ?

– Quelques jours… Mais si je sais que l’événement dont nous parlons va se produire, cela me donnera des forces. Quelques bruits habilement répandus dans une ville désemparée peuvent changer la face des choses.

– Allez donc, mon cher marquis. Et songez que votre fortune est attachée à la mienne.

– Serais-je ici, monseigneur, si je n’en étais convaincu ?

LV. L’ABBÉ ANGELO

César Borgia, ayant confié le commandement de ses troupes à un vieux reître, partit pour Tivoli avec une faible escorte. Ayant fait diligence, il y arriva le lendemain dans la soirée.

À peine arrivé dans l’appartement qu’avait occupé son père, César fit venir l’abbé Angelo.

L’abbé Angelo était âgé de vingt-quatre ou vingt-cinq ans. Mais il en paraissait une vingtaine. C’était, en apparence du moins, le type achevé de l’abbé de cour : galant, empressé, pom-madé, fardé, toujours à la dernière mode. Il avait un visage rose et frais, un air de candeur fait pour inspirer confiance.

– Voyons, l’abbé, dit César en se jetant sur un fauteuil, que pensez-vous de la situation ?

L’abbé Angelo tressaillit. Jamais César ne lui avait parlé de choses sérieuses. Maintes fois, il avait assisté à des conseils de famille, sans qu’on prît garde à lui.

– Monseigneur, répondit-il en s’efforçant de rougir, une si grave question… à moi…

– Les hommes intelligents sont rares… et plus rares encore les serviteurs dévoués. Vous êtes de ceux-là : parlez donc en toute franchise et sans mâcher les mots.

L’abbé s’était remis. César avait quelque chose de grave à lui demander. Il quitta séance tenante cet air enjoué dont il se faisait un masque.

– Monseigneur, dit-il, voici mon avis tout net : à moins d’un événement considérable et imprévu, je pense que la situation est désespérée. Ce qu’il y a de grave, ce n’est pas que vos troupes, monseigneur, aient subi un échec immérité. Les échecs se répa-rent… Non. Ce qui est effrayant, c’est que Sa Sainteté se soit trou-vée dans un tel état d’esprit qu’elle ait cru devoir mettre la mer entre elle et Rome…

– Savez-vous que vous êtes fort intelligent, l’abbé ?… Tout ce que vous venez de dire est très juste… La mitre irait bien à votre tête intelligente…

Angelo avait un peu pâli.

– Si Dieu et le Saint-Père m’appelaient au soin de gouverner un diocèse, dit-il sourdement, je crois, en effet, que le pape n’aurait pas à s’en repentir.

– Malheureusement, mon père ne songe pas à vous !…

– C’est la vérité même, monseigneur !

– Vous disiez qu’un événement considérable pourrait seul modifier la face de la situation. De quelle nature, selon vous, de-vrait être cet événement ?…

L’abbé ne répondit pas. César se leva et se rapprocha de l’abbé :

– Que pensez-vous de mon père ? demanda-t-il à brûle-pourpoint.

L’abbé eut un frisson. Il leva les yeux sur son interlocuteur et, d’une voix sourde, il répondit :

– Le pape est bien vieux… voilà ce que j’en pense !…

– Expliquez-vous… Parlez sans crainte…

– Ce que je viens de dire, monseigneur, enferme toute ma pensée… Le pape est trop vieux… Il est fatigué… Son règne a été glorieux, trois fois saint… mais ce règne a épuisé ses forces…

– Que feriez-vous pour qui vous nommerait évêque ?…

– Tout !

– Mais pour vous nommer, il faut être pape, n’est-ce pas ?… Si je l’étais, moi, vous auriez la mitre, Angelo !

L’abbé comprit que, maintenant, ce qu’il pourrait dire était inutile. Seulement, ses mains tremblaient légèrement.

– Angelo, reprit César à voix basse, veux-tu être évêque… et plus tard cardinal ?…

L’abbé s’inclina profondément, s’agenouilla presque, et d’une voix presque indistincte, prononça :

– J’attends vos ordres, Saint-Père !…

– C’est bien, l’abbé. On ne m’avait pas trompé.

Cependant, César s’était assis à une table et s’était mis à écrire. Quand il eut fini, il tendit à l’abbé le parchemin sur lequel il venait d’apposer sa signature.

– Lisez, dit-il. Entre nous, maintenant, il n’y a plus rien de secret. La lecture de cette lettre vous indiquera ce que j’attends de vous.

L’abbé se mit à lire attentivement, en pesant chaque mot :

« Ma chère sœur,

L’abbé Angelo, qui vous remettra ce mot et en qui j’ai pleine confiance, vous dira pourquoi je ne puis vous rejoindre à Capre-ra. J’espère pourtant y venir dans quelques jours. Je pense que notre père jouit d’une bonne santé ; mais je n’ose trop m’arrêter à cet espoir. La dernière fois que je l’ai vu, il m’a semblé bien mal et je redoute une issue fatale. Si ce douloureux événement surve-nait à bref délai, l’abbé Angelo viendrait m’en prévenir. Adieu, ma bien chère sœur. L’abbé Angelo vous aidera à donner à notre père les soins que nécessite son état ; mais je crains que les médi-caments dont il est porteur soient impuissants à enrayer le mal. Je vais marcher sur Rome où j’attendrai des nouvelles avec une impatience que vous devez concevoir.

Votre frère,

CÉSAR, DUC DE VALENTINOIS ».

Lorsque l’abbé eut fini de lire cette lettre, César Borgia le re-garda fixement.

– Voyons, fit-il avec un calme effrayant chez cet homme qui venait de signer la condamnation à mort de son père, êtes-vous de mon avis en ce qui concerne la santé de mon père ?…

– J’ai approché de très près le Saint-Père, dit froidement Angelo, et je suis entièrement de votre avis, hélas !…

– Combien de jours lui donnez-vous à vivre ?…

L’abbé Angelo calcula mentalement pendant une minute.

– Huit jours au plus.

L’effroyable question du fils du pape et la sinistre réponse de l’abbé avaient été formulées à voix basse.

Tout était réglé, entendu. César alla ouvrir une fenêtre et respira bruyamment. Puis, se tournant vers l’abbé :

– Je vais retourner immédiatement au camp. De là, je me mettrai en marche sur Rome… Et vous, l’abbé, quand partez-vous ?

– Demain matin.

– Pourquoi pas tout de suite ?

– Parce que, monseigneur, j’ai besoin de voir la personne qui va me remettre les remèdes indispensables et cette personne, je ne puis la voir que cette nuit.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
510 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain