Sadece Litres'te okuyun

Kitap dosya olarak indirilemez ancak uygulamamız üzerinden veya online olarak web sitemizden okunabilir.

Kitabı oku: «Borgia», sayfa 27

Yazı tipi:

LVI. RENCONTRE DANS LA NUIT

Rosa Vanozzo, la Maga, avait quitté Raphaël Sanzio et Rosi-ta au moment où ceux-ci avaient pris la route de Florence. Rosa était revenue directement à Tivoli et elle avait repris son poste d’observation dans la grotte du gouffre de l’Anio.

Plusieurs jours se passèrent. Comment vécut pendant cette période la mère de César et de Lucrèce ? Quelles furent ses pen-sées et à quels préparatifs se livra-t-elle dans le mystère des nuits ?…

Il est probable qu’elle passa ce temps à se procurer des intel-ligences dans la villa. La Maga, en fuyant Rome, avait emporté avec elle assez de pierreries et de pièces d’or pour constituer une fortune. Elle se servit de ces richesses pour gagner un ou plu-sieurs domestiques et se ménagea le moyen de pénétrer dans la villa quand le moment lui semblerait venu d’agir.

Or, vers le temps, à peu près, où César Borgia se préparait à forcer le défilé d’Enfer, il arriva un soir que le pape sortit de la villa avec plusieurs personnes de sa suite, pour se promener dans les environs.

Au moment où le pape revenait vers la villa, il faisait nuit noire. L’abbé Angelo avait accompagné son maître, comme il en avait l’habitude. À un moment, il resta en arrière du groupe for-mé par les personnes qui escortaient le pape : l’abbé Angelo était collectionneur ; il s’était donc arrêté pour ramasser dans l’herbe quelques vers luisants qui étincelaient d’un éclat particulier. Lorsqu’il se releva, sa besogne achevée, il aperçut tout à coup une ombre derrière un rocher…

Il demeura immobile. Bientôt, ses yeux distinguèrent nette-ment l’ombre en question : c’était une femme.

Lorsque le vieux Borgia eut disparu, cette femme demeura quelques minutes encore immobile… Puis, très distinctement, l’abbé entendit la femme qui disait :

– Va, Rodrigue… va tranquille et calme, pendant que je souffre… l’heure approche où tu expieras tes crimes d’un seul coup.

Angelo ne bougea pas et retint son souffle jusqu’au moment où la femme s’éloigna. Alors, il la suivit. L’abbé la vit entrer dans la caverne de l’Anio. Plusieurs jours de suite, il l’épia…

Une nuit – peu de temps après cet événement sur lequel il garda le silence – l’abbé Angelo ne dormait pas.

Tout à coup il tressaillit. À l’autre bout du couloir, il venait d’apercevoir quelque chose de vague et de noir qui se traînait si-lencieusement le long du mur.

L’abbé Angelo demeura immobile, devant sa porte entrou-verte. Dans sa chambre, il n’y avait pas de lumière. La « chose » approchait. Bientôt elle fut devant lui.

Brusquement, Angelo allongea le bras : sa main rencontra et saisit avec violence une main, il l’attira à lui et rentra dans sa chambre dont il ferma la porte.

– Silence ! Ou je crie et vous dénonce !…

Alors, il alluma un flambeau. Et la Maga apparut dans la lumière. Elle regarda sans colère celui qui venait de se dresser entre elle et le pape.

– Asseyez-vous, dit-il à voix basse, nous avons à causer… Je sais que vous venez pour tuer le Saint-Père… D’un mot je pour-rais vous faire arrêter, ce serait votre mort. Ce mot, je ne le dis pas…

– Alors, dit Rosa Vanozzo avec un calme étrange, c’est que vous aussi vous voulez tuer Rodrigue Borgia !

– Non ! Je ne souhaite pas sa mort si sa mort doit m’être inutile. Mais il est certain que la mort du pape doit me servir un jour…

– Que me voulez-vous donc ?

– Que vous attendiez.

– Et si je ne veux ou si je ne puis attendre ?

– Alors, je crie, je réveille tout le monde, vous êtes prise et on vous exécute ; vous mourez avec l’horrible désespoir de n’avoir pu accomplir votre vengeance !

Rosa Vanozzo examina attentivement l’abbé.

– Vous êtes jeune, dit-elle ; vous êtes à l’âge où l’on aime, où l’on hait avec force, où le sentiment domine la raison… Quelle est donc la passion qui vous pousse ?…

– L’ambition ! répondit Angelo en saisissant le bras de la vieille femme.

– Oui, je comprends ! fit Rosa en hochant la tête. Vous avez vécu dans l’atmosphère empoisonnée des Borgia et le poison vous a pénétré jusqu’à l’âme.

– Êtes-vous résolue à attendre ?

– J’ai patienté des années, je puis patienter des jours. Mais quand le moment sera-t-il venu ?…

– Je vous préviendrai !

– Soit ! dit-elle enfin. J’attendrai. Vous savez où me trou-ver…

À la suite de cette rencontre, l’abbé eut avec elle plusieurs entretiens dans la caverne du gouffre. Le jour où le vieux Borgia partit précipitamment, il alla la trouver :

– Le pape n’est plus à Tivoli, dit-il.

– Je le sais, fit tranquillement Rosa Vanozzo.

– Le pape se réfugie à Caprera auprès de sa fille Lucrèce. L’armée de César vient d’essuyer une défaite… il y a des séditions à Rome et un peu partout.

– C’est le châtiment qui vient !… Le hasard m’a empêchée de le tuer l’autre nuit. Béni soit ce hasard, puisque Rodrigue peut assister à l’écroulement de sa puissance ! Mais maintenant, jeune homme, hâtez-vous…

LVII. LE PÈRE ET LA FILLE

Une heure après le départ de César, l’abbé Angelo se rendit à la caverne du gouffre de l’Anio. À son attitude plus nerveuse, la vieille Rosa devina la vérité :

– L’heure est venue ? dit-elle froidement.

– Oui… je pars…

– Vous voulez dire que nous partons ?

Angelo garda une minute le silence. Un pli barrait son front. Rosa l’examinait avec une attention soutenue.

– Eh bien ? fit-elle.

– Écoutez, dit enfin l’abbé. L’heure est venue, c’est vrai. Avant huit jours, le pape sera mort, je vous le jure… Que vien-drez-vous faire à Caprera ?… Votre vengeance sera accomplie… Remettez-moi cette eau terrible que vous savez préparer… Et je pars !…

La Maga haussa les épaules.

– Vous êtes un enfant, dit-elle. Et vous ne savez pas ce que c’est que la vengeance. Je ne veux pas que le pape meure : je veux le tuer. Je l’ai sauvé un jour qu’il était gravement malade. Je lui ai donné les moyens de frapper les ennemis qui voulaient sa mort. J’ai fait tout cela, enfant, pour me le conserver. Je veux être là… Vous pensez que j’aurai attendu toute une vie l’instant propice pour que, stupidement, je vous abandonne ma ven-geance ?…

Elle éclata d’un rire sinistre.

– C’est moi, entendez-vous, qui lui verserai le poison…

– Vous m’épouvantez ! balbutia enfin l’abbé. Je ferai ce que vous voudrez…

– Vous m’obéirez jusqu’au bout ?…

– J’obéirai…

– Venez donc… partons !…

Deux heures plus tard, une voiture fermée quittait Tivoli et prenait la direction d’Ostie, petit port de mer situé non loin de Rome, à l’embouchure du Tibre.

À Caprera , la nouvelle du désastre du défilé d’Enfer avait porté à Alexandre VI un coup d’autant plus terrible qu’il était inattendu.

Aussi lorsqu’il reçut l’envoyé de Lucrèce lui annonçant qu’elle se rendait à Caprera, sa décision fut prise. Dès le lende-main, il se mettait en route, presque secrètement. Quatre jours plus tard, il débarquait à Caprera.

Lucrèce le reçut avec toutes les démonstrations de la joie fi-liale la plus vive. Mais l’arrivée soudaine de son père lui causait une vague inquiétude en même temps qu’une sourde irritation. Il paraissait soupçonneux, et dès son arrivée, malgré la fatigue, il voulut visiter le château de Lucrèce.

Il était situé sur le bord de la mer, sur la côte qui regarde l’Italie. De ce côté-là, le château était inaccessible. La côte se hé-rissait de rochers à pic.

Du côté de la terre, un large fossé plein d’eau établissait une autre rivière non moins infranchissable. Le vieux Borgia parut vi-vement satisfait.

– Ma fille, répéta-t-il à diverses reprises, tu es un excellent architecte militaire. Ce château est imprenable.

Lucrèce, qui s’était toujours un peu méfiée des caprices de la fortune, avait depuis plusieurs années obtenu de son père la pro-priété de la petite île de Caprera, qu’un étroit canal sépare de la Sardaigne. Elle avait dans le port d’Ostie une goélette à elle, tou-jours prête à cingler. Une autre goélette plus petite était ancrée sur la côte occidentale de Caprera, en face de la Sardaigne. Lu-crèce avait ainsi paré à tout événement et assuré sa fuite en cas de revers.

La visite du château terminée, le pape fut installé dans un somptueux appartement où Lucrèce avait transporté tout le luxe raffiné dont elle s’entourait à Rome. Cet appartement se compo-sait d’une dizaine de pièces. Le vieux Borgia examina soigneuse-ment les portes et les serrures. Alors seulement il parut un peu tranquillisé.

Il renvoya les serviteurs qui s’empressaient autour de lui et demeura seul avec Lucrèce de plus en plus inquiète.

– Qu’es-tu venue faire ici, ma fille ?

– Mais mon père, vous savez que j’y viens de temps à autre…

– Ainsi, tu n’avais aucune raison particulière pour te réfu-gier à Caprera ?

– Aucune, mon père, répondit-elle très naturellement.

– Tu ignores donc ce qui se passe ?

– Il se passe donc quelque chose ?

– Il se passe, ma fille, que César est en pleine déroute, que Rome se soulève et qu’à cette heure le conclave se rassemble peut-être pour me déposer !

Lucrèce demeura stupéfaite et épouvantée.

– En sorte, dit-elle en tremblant légèrement, que ce qui vous amène à Caprera…

– C’est la peur, ma fille ! interrompit le vieillard.

– La peur !… Ah ! mon père, vous n’avez jamais employé ce mot-là…

– Un jour, dans mon oratoire, au Vatican, un homme a refu-sé les offres que je lui faisais… César s’est élancé pour le poignar-der : j’ai retenu César ! L’homme s’est évadé… il a été à Monte-forte… C’est lui qui vient de détruire l’armée de César…

– Ragastens ! s’écria Lucrèce avec une rage contenue.

– Un jour a suffi, continua le vieux Borgia. Ce peuple qui tremblait devant moi a relevé la tête lorsqu’il a appris la nouvelle de la catastrophe…

» Lucrèce ! Je n’ai plus confiance qu’en toi… Tu sais comme je t’ai toujours aimée et préférée à tes frères, à César lui-même ! Le vieux lion que tout abandonne et sur lequel les loups et les re-nards veulent s’acharner, tu le protégeras ?…

– Ah ! mon père, s’écria Lucrèce, pouvez-vous en douter ?… Ici, vous êtes en parfaire sécurité. Ne craignez plus rien… Quant à ce misérable Ragastens, j’ai votre vengeance toute prête… une vengeance telle que cet insensé en mourra dans le désespoir…

– Oh ! S’il était vrai !…

– N’en doutez pas, mon père !… Je vais de ce pas envoyer quelqu’un à César. Il faut qu’il vienne ici…

Le pape se redressa.

– César ? dit-il avec une rage mêlée d’épouvante, César !… Ah ! Connais toute la vérité !… Parmi tant de cardinaux qui guet-tent la tiare et conspirent ma mort, parmi tant de seigneurs qui souhaitent en secret ma chute, celui qui souhaite le plus ardem-ment ma mort, c’est César… César veut être pape à ma place… si César vient ici, ce sera pour me tuer…

– Mon père, vous vous trompez… je vous le jure…

– Lucrèce ! s’écria le vieillard avec une évidente terreur, jure-moi que tu ne feras pas venir César…

– Si cela doit vous rassurer, mon père, je vous le jure.

– Va maintenant, reprit-il. J’ai besoin de repos… Demain, tu me parleras de cette vengeance que tu médites contre cet homme…

Lucrèce se retira. Dès qu’elle fut arrivée dans son apparte-ment, son visage perdit cette expression de pitié et de tendresse filiale dont elle s’était masquée devant son père.

Une heure plus tard, un courrier partait pour l’Italie, chargé de remettre à César ce simple mot :

« Il est indispensable que tu viennes à Caprera, toute affaire cessante. Je t’attends ».

LIX. À L’AVENTURE

Pendant ce temps, le pauvre Ragastens se morfondait. Mais comme c’était un esprit actif, tout en se morfondant, il agissait. Le premier coup avait été rude, certes. Et la gloire qu’il venait d’acquérir ne balançait pas en lui le chagrin profond de la dispa-rition de Primevère.

Dès qu’il fut revenu à lui, Ragastens prit à part la vieille sui-vante qui avait annoncé le malheur et l’interrogea longuement. Mais elle ne put que confirmer son récit. L’officier qui était de garde au moment où Béatrix était sortie ne put lui-même appor-ter au mystère aucun éclaircissement.

Brisé par les fatigues de la journée, désespéré, Ragastens rentra chez lui et finit par s’endormir d’un lourd sommeil entre-coupé de cauchemars. Le lendemain matin, il vit entrer dans sa chambre Giulio Orsini.

– Mon cher ami, lui dit celui-ci, le conseil des chefs se ras-semble au palais. Il s’agit maintenant d’aviser aux moyens de profiter de la victoire. César est en pleine déroute. Son armée se débande. Nous allons marcher sur Rimini, puis sur Bologne, Piombino… C’est l’Italie délivrée… Nous avons pensé que vous deviez prendre le commandement des troupes alliées.

– Je ne viendrai pas au conseil, répondit Ragastens.

– Que dites-vous ? s’écria Orsini stupéfait.

– Je dis que je refuse le titre glorieux que vous et vos amis voulez m’offrir ; je dis que je vais dès ce matin quitter Monte-forte. Ma vie est prise : la jeune comtesse a disparu de Monte-forte ; je la retrouverai ou je succomberai à la tâche.

Orsini, tout attendri, tendit la main à Ragastens :

– Pardonnez-moi, mon ami… Oui, vous avez raison, et je n’aurai pas le triste courage d’ajouter un mot pour essayer de vous dissuader…

» En tout cas, n’oubliez pas ceci : nous laissons dans Monte-forte une garnison de trois mille hommes. Cette petite armée est à votre disposition, à votre premier signal. Quant à l’argent dont vous pourriez avoir besoin, mes coffres vous sont ouverts et mon intendant viendra tout à l’heure prendre vos ordres.

Les deux amis échangèrent une fraternelle poignée de mains dans une chaude étreinte. Puis Orsini se retira en secouant tris-tement la tête. En effet sa conviction, comme celle de tous les chefs, était que la princesse Béatrix avait péri victime de sa témé-rité bien connue.

Chez Ragastens seul, la foi demeurait inébranlable. Prime-vère disparue, oui !… Morte, non ! Tous ses soupçons avaient fini par se concentrer autour de ce nom : Lucrèce Borgia !

Ragastens soupçonnait Lucrèce Borgia, mais il lui eût été impossible de formuler nettement son soupçon. Seulement, il se disait avec force que Béatrix vivait, qu’elle l’attendait, et il était résolu à la chercher…

Il appela Spadacape et lui donna ses ordres en vue d’un long voyage. À ce moment parut l’intendant de Giulio Orsini qui venait se mettre à sa disposition. Ragastens fit remplir de ducats les sa-coches du cheval de Spadacape. Il eût cru faire injure à l’amitié d’Orsini en ne puisant pas, comme il avait dit, dans ses coffres.

Bientôt après, il se mit en route, suivi de Spadacape. Mais Giulio Orsini lui avait ménagé une surprise. Au moment où il franchit le portail du palais Orsini qu’il habitait, il vit dans la rue une double haie de soldats qui rendaient les honneurs.

Ce fut donc au milieu des acclamations des soldats et de la foule que Ragastens s’avança.

Près de la porte, il trouva les chefs qui l’attendaient, massés, et qui le saluèrent de leurs vivats. Ragastens violemment ému ne voulut pas s’arrêter. Il se contenta de crier :

– Au revoir !

Et lançant son cheval au galop, il s’éloigna rapidement.

– Où allons-nous, monsieur le chevalier ? lui demanda alors Spadacape.

– À l’aventure ! répondit Ragastens.

Le mot était à peu près exact. Ragastens n’avait qu’une seule et unique indication. Lorsque le chevalier avait demandé à l’officier par où était partie la jeune princesse, il avait répondu :

– Par là !…

Il avait désigné son chemin qui contournait les remparts de Monte-forte pendant un quart de lieue avant de s’enfoncer dans la campagne. Comme indice, c’était vague. Mais Ragastens dut s’en contenter. Il se lança donc dans le chemin qui lui avait été indiqué.

Au bout d’une heure de trot allongé, Ragastens se trouva en présence d’une ferme isolée. Il n’avait jusque-là rencontré ni au-berge, ni habitation de quelque nature qu’elle fût. Il mit donc pied à terre et entra dans la grande salle de la ferme.

Une vieille femme filait un rouet. Près d’elle, un gamin d’une douzaine d’années tressait de l’osier. Les hommes étaient sans doute aux champs.

– Paix et salut à vous, ma bonne vieille ! fit Ragastens selon la formule usitée.

– Paix et santé ! répondit la vieille. Andréa, va chercher une cruche de piquette fraîche pour l’étranger que Dieu nous envoie…

– Merci, bonne femme ! Je n’ai besoin de rien… de rien que de quelques renseignements.

– Parlez, monsieur, dit la paysanne, et si cela est en mon pouvoir, je vous satisferai.

– Avez-vous vu passer depuis cette nuit, près de minuit ou une heure du matin, une jeune dame probablement à cheval ?

– Je n’ai rien vu ! dit-elle en faisant un signe de croix.

Ragastens avait noté un tressaillement. Il avait encore mieux noté le signe de croix. Il n’ignorait pas que le signe de croix ac-compagne généralement le mensonge pour lequel il demande pardon à Dieu.

Ragastens fut donc persuadé que la vieille avait vu quelque chose. Il reprit d’un ton plus sévère :

– Ainsi, vous n’avez vu personne passer sur la route cette nuit, ou ce matin ? Et personne n’est entré dans votre ferme ?…

– Bien certainement, personne, monsieur ! fit la vieille.

Et là-dessus, nouveau signe de croix plus fervent que le premier.

– Grand’mère ! s’écria à ce moment le gamin, et la belle dame qui est venue, tu l’oublies donc ?…

– Tais-toi, Andréa !… Cet enfant ne sait pas ce qu’il dit, monsieur…

Ragastens, se tourna vers la vieille fermière :

– Pardonnez-moi, madame, dit-il. Malgré tout le respect que m’inspire votre grand âge, je serai forcé de me livrer à quelque violence, si vous ne me dites la vérité. Sachez qu’un grand crime a été commis. Vous êtes sur le territoire d’Alma et vous dépendez de la justice de Monteforte. Si vous ne me dites toute la vérité, il est probable que dès ce soir vous serez arrêtée ainsi que tous les habitants de cette ferme.

– Seigneur Jésus, ayez pitié de nous !… Comment faire ?… Car elle nous a menacés de mort…

– Et moi je vous jure qu’il ne vous arrivera rien de mal si vous dites la vérité. Songez que si le comte Alma est assez puis-sant pour vous protéger, sa colère aussi pourrait vous coûter cher…

– Eh bien oui, monsieur, il est venu une dame, voici quelques jours…

– Qui est cette dame ?

– Je l’ignore… C’est la vérité même… Elle nous a demandé de loger ici une voiture et quatre soldats, en nous payant bien…

– Continuez !… fit rudement Ragastens, voyant que la vieille hésitait.

– Elle nous a demandé de lui laisser pour une nuit, la grande salle de notre ferme, en nous faisant jurer que nous ne cherche-rions pas à savoir ce qui s’y passerait… Et pour cela elle nous a aussi donné de l’argent.

– Après ?… Elle est venue la nuit d’avant-hier ?

– Oui, fit la fermière terrorisée.

– Seule ?…

– Non… Avec une autre dame.

– Achevez ! dit-il en pâlissant… Que s’est-il passé ?…

– Nous avons entendu comme un bruit de discussion… puis les soldats sont entrés, ils ont saisi la jeune dame… Ils l’ont mise dans la voiture… et tous sont partis…

– Dans quelle direction ? haleta Ragastens.

– Vers le bas de la montagne…

Ragastens n’en entendit pas davantage ; il se précipita au dehors et sauta à cheval.

– Lucrèce ! gronda-t-il en se lançant au galop dans la direc-tion indiquée… Elle l’a enlevée !… Ah ! je lui ai pardonné par deux fois !… Mais malheur à elle, maintenant…

LIX. GIACOMO

Ragastens put assez facilement suivre la trace de Lucrèce jusqu’au bas de la montagne. Il n’y avait qu’une route possible pour une voiture et il la suivit. De loin en loin, une auberge, une ferme. Il y entrait, obtenait le renseignement cherché, puis repar-tait.

Mais, arrivé en plaine, toute indication disparut. Là, plu-sieurs routes se croisaient. Laquelle prendre ?… Accablé, Ragas-tens s’arrêta sous un bouquet de peupliers et s’assit à l’ombre.

Par un besoin de parler de son malheur, et aussi dans l’espoir d’un bon conseil, il mit Spadacape au courant de la si-nistre aventure. Spadacape écouta ce récit avec un intérêt qui se traduisit par de fréquentes exclamations.

– Mais cette femme est donc enragée ! s’écria-t-il lorsque le chevalier eut fini. Elle a donc le diable au corps !…

– Ce n’est que trop vrai ! Tu n’entrevois aucune piste ?…

– Aucune, monsieur le chevalier. Mais si nous devons ap-prendre du nouveau, ce ne peut être qu’à Rome.

– À Rome ! fit sourdement Ragastens.

– Ah ! Je sais que c’est dangereux. Pas pour moi… et puis, au fond, ça me ferait assez de plaisir de risquer ma tête pour vous… Mais vous, monsieur, vous qui êtes condamné… Il y a à Rome, un certain marquis de Rocasanta avec qui j’ai eu assez souvent maille à partir. Je puis vous assurer que c’est un policier de premier ordre.

– Allons à Rome ! s’écria Ragastens. Le conseil est bon.

– Un instant, monsieur. Votre tête est mise à prix… Laissez-moi vous conduire en certaine maison des environs, où vous serez en sûreté comme vous l’étiez à l’auberge de la Fourche. Pendant ce temps, j’entrerai dans la ville et je me charge d’y apprendre tout ce qui sera nécessaire.

Ragastens secoua la tête et, sans répondre, il se mit à trotter rapidement dans la direction de la Ville Éternelle. Spadacape le suivait tout contristé. Il voyait son maître dans un véritable état de désespoir.

Grâce à la solidité de leurs montures, ils arrivèrent aux portes de Rome dès le soir du quatrième jour. À mesure qu’il ap-prochait de la grande ville, Ragastens remarquait un mouvement extraordinaire. La campagne de Rome habituellement solitaire et morne était animée d’un va-et-vient de gens d’apparence belli-queuse. Il entra enfin dans Rome et ce ne fut pas sans un batte-ment de cœur.

Il passa en frémissant devant le Palais-Riant, silencieux et sombre. Et un spectacle extraordinaire le frappa alors : les vi-traux des fenêtres étaient cassés ; les statues qui ornaient le ves-tibule étaient renversées… le palais paraissait avoir été mis à sac. D’ailleurs, la ville entière présentait un étrange aspect.

Des groupes de bourgeois parcouraient les rues ; ils étaient armés de hallebardes ou d’épées, quelques-uns portaient des ar-quebuses.

Ragastens traversa, sans être inquiété, ces groupes qui de-venaient plus nombreux et plus bruyants à mesure qu’il avançait vers le centre de la ville.

– Que dis-tu de tout cela ? demanda-t-il à Spadacape.

– Je dis, monsieur le chevalier, que les braves Romains ont tout l’air d’en avoir assez de leur esclavage. La servitude a du bon, je ne dis pas non. Cela dispense un peuple de penser et d’agir. Mais on se lasse de tout, même du bonheur d’être écorché vif par les princes.

Par un détour, Ragastens arriva à son ancienne hôtellerie, l’auberge du Beau-Janus. Il entra dans la cour et mit pied à terre. Bartholomeo, le digne aubergiste, en voyant entrer un cavalier, s’était précipité vers lui. Mais il s’arrêta béant de surprise :

– Monsieur le chevalier de Ragastens ! murmura-t-il.

– Moi-même, cher monsieur Bartholomeo… En quoi ma présence vous surprend-elle ?…

– En rien, monsieur… c’est-à-dire, si fait !… Quand je pense que ces coquins de Borgia ont osé vous condamner !… Mais au fait… Quel honneur pour mon auberge !… Vive M. de Ragastens, l’ennemi de César Borgia !…

L’aubergiste eût continué à exprimer bruyamment son en-thousiasme si Ragastens ne l’eût saisi par l’oreille.

– Maître Bartholomeo, lui dit-il, écoutez bien ceci, dans votre intérêt : si vous continuez à crier mon nom, je vous coupe l’oreille que je tiens.

L’aubergiste se tut instantanément.

– De plus, acheva Ragastens, si j’apprends que vous ayez ré-vélé à qui que ce soit ma présence dans votre auberge, c’est les deux oreilles que je vous couperai.

– Je ne dirai rien, affirma Bartholomeo.

– En ce cas, nous resterons bons amis. Conduisez-moi donc à cette petite chambre qui donne sur le Tibre…

– Du tout ! Je veux donner à monsieur le chevalier la plus belle chambre de l’hôtellerie, la chambre des princes.

Mais Ragastens persista à vouloir reprendre modestement la chambre qu’il avait occupée en arrivant à Rome. Elle était pleine de ses souvenirs… En outre, Ragastens était un nageur de première force ; le Tibre avait déjà été une fois son chemin de li-berté ; il comptait reprendre ce même chemin en cas d’alerte trop pressante.

Dès le même soir, Ragastens, guidé par Spadacape, com-mença ses recherches. Mais tout fut inutile. Au bout du huitième jour, après avoir battu Rome et les environs, il n’avait pas trouvé le moindre indice qui pût le mettre sur la piste de Lucrèce Borgia.

Ces huit jours, il les vécut dans une fièvre et une angoisse grandissantes. Pendant ce temps, l’émeute des Romains suivait son cours normal ; le peuple assiégeait maintenant le château Saint-Ange. Le neuvième jour, Ragastens passait devant les ruines du Palais-Riant. En arrivant sur la place, il aperçut un pe-tit homme vêtu de noir qui, levant machinalement les yeux, aper-çut à son tour le chevalier.

– Monsieur de Ragastens ! s’écria-t-il.

Ragastens tressaillit et poussa vivement son cheval sur l’inconnu.

– Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

– Vous ne me reconnaissez pas ?… Je vais vous dire qui je suis, mais pas ici, monsieur le chevalier. Il faut que je vous parle ! Je ne suis venu à Rome que pour cela… J’arrive de Monteforte !

– De Monteforte ! s’écria Ragastens. Venez, vite !…

Il rentra à l’auberge du Beau-Janus dont l’inconnu franchit la porte en se cachant soigneusement le visage. Lorsqu’ils furent installés dans la petite chambre du bord du Tibre, le petit homme, après s’être assuré que nul ne les épiait, s’approcha de Ragastens :

– C’est moi qui vous apportai ici même un sac d’argent… Je suis Giacomo…

– L’intendant de Lucrèce Borgia !

– Oui, monsieur ! fit Giacomo. Et je suis bien heureux de vous avoir rencontré…

Mais Ragastens lui avait saisi le bras…

– Où est votre maîtresse ? lui demanda-t-il d’une voix trem-blante d’émotion. Parlez !… Ou, par tous les diables…

– Inutile de menacer, monsieur. Je suis un ami et je courais après vous pour vous apprendre ce que vous auriez cherché sans doute inutilement.

– Vous ? s’écria Ragastens. Vous, un serviteur de Lucrèce Borgia ?

– Je suis son serviteur, c’est vrai ! Ou plutôt je l’ai été… Mais, je hais cette femme. J’ai vécu près d’elle, la haïssant comme je haïssais son odieux frère…

– Parlez donc, dit-il.

– Monsieur, dit alors Giacomo, j’ai été à Monteforte pour vous trouver. Là, j’ai su que vous étiez parti et j’ai supposé que vous iriez à Rome…

– Mais, demanda Ragastens, d’où veniez-vous ? Pourquoi me cherchiez-vous ?

– Je venais du camp de César où j’avais suivi la signora Lu-crèce. Et je vous cherchais pour vous prévenir qu’elle méditait une terrible vengeance contre vous. J’ai surpris entre elle et son frère des entretiens qui m’ont fait dresser les cheveux sur la tête…

– La vengeance est accomplie ! fit sourdement Ragastens. Je vous remercie, mais vous me prévenez un peu tard… Mais vous pouvez du moins m’aider à réparer le mal qu’elle a fait…

– Je suis tout à votre service.

– Eh bien, fit en hésitant Ragastens, pouvez-vous me dire où se trouve en ce moment Lucrèce ?

– C’est facile, dit simplement Giacomo, la signora est à Ca-prera.

– Vous en êtes sûr ?

– Absolument, puisque je dois aller l’y rejoindre.

– Nous irons ensemble !

– Vous voulez aller à Caprera ?… s’écria Giacomo.

– Dès ce soir je me mets en route !

– Ah ! monsieur, vous ne savez donc pas ce que c’est que Caprera !… Vous ne savez donc pas que Lucrèce a entraîné là tous ceux dont elle voulait se défaire en secret et qu’elle n’osait faire poignarder à Rome !…

Ragastens frémit en songeant à Primevère.

– Mais vous ne savez donc pas, s’écria-t-il avec un sanglot qu’il ne put étouffer, que Lucrèce Borgia s’est emparée de la femme que j’aime !…

Ragastens ne put en dire davantage. Il se jeta sur son lit, en-fouit sa tête dans l’oreiller et se mit à sangloter comme un enfant. Spadacape entraîna Giacomo hors de la chambre.

– Laissons-le pleurer, dit-il alors, le pauvre chevalier en a bien besoin…

Puis Spadacape se mit à interroger l’intendant sur les moyens les plus rapides de se transporter à Caprera et prépara tout pour le départ, prévoyant que la crise du chevalier ne serait pas de longue durée et qu’il voudrait se mettre en route à l’instant même. En effet, une demi-heure ne s’était pas écoulée que Ra-gastens l’appelait et lui disait de préparer le départ.

– Tout est prêt, monsieur, répondit Spadacape.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
510 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain