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Kitabı oku: «Les derniers jours de Pékin», sayfa 13

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Quant aux grands puits béants que l’on avait comblés avec des cadavres de torturés, le temps a commencé d’y faire son oeuvre: les martyrs se sont desséchés; le vent a jeté sur eux de la terre et de la poussière; ils ne forment plus qu’un même et compact amas grisâtre, duquel cependant s’élèvent encore des mains, des pieds, des crânes.

Mais, dans l’un de ces puits, sur cette sorte de croûte humaine qui monte à un mètre environ du sol, gît le cadavre d’un pauvre bébé chinois, vêtu d’une petite chemise déchirée et emmailloté d’un morceau de laine rouge; – un cadavre tout frais et peut-être à peine raidi. C’est une petite fille sans doute, car pour les filles seulement, les Chinois ont de ces dédains atroces; nos bonnes Soeurs, le long des chemins, en ramassent ainsi tous les jours, – qu’on a jetées sur des tas de fumier et qui respirent encore. Celle-ci, probablement, a été lancée avant d’être morte, – soit qu’elle fût malade, mal venue, ou de trop dans la famille. Elle gît sur le ventre, les bras en croix, terminés par des menottes de poupée. Le nez, d’où le sang a jailli, est collé sur les débris affreux; un duvet de jeune moineau couvre sa nuque où se promènent les mouches.

* * * * *

Pauvre petite créature, dans son lambeau de laine rouge, avec ses menottes étendues! Pauvre petit visage caché que personne ne retournera jamais, pour le regarder encore, avant la décomposition dernière!…

VII. VERS LES TOMBEAUX DES EMPEREURS

I

Vendredi 26 avril.

C’est enfin aujourd’hui mon départ pour ce bois sacré qui renferme les sépultures impériales.

A sept heures du matin, je quitte le palais du Nord, emmenant mes serviteurs de l’automne dernier, Osman et Renaud, plus quatre chasseurs d’Afrique et un interprète chinois. Nous partons à cheval, sur nos bêtes choisies pour le voyage et qui prendront le chemin de fer avec nous.

D’abord deux ou trois kilomètres à travers Pékin, dans la belle lumière matinale, par les grandes voies magnifiquement désolées, celles des cortèges et des empereurs, par les triples portes rouges, entre les lions de marbre et les obélisques de marbre, jaunis comme de vieux ivoires.

Maintenant, la gare, – et c’est en pleine ville, au pied de la muraille de la deuxième enceinte, puisque les barbares d’Occident ont osé commettre ce sacrilège, de crever les remparts pour faire passer leurs machines subversives.

Embarquement de mes hommes et de mes chevaux. Puis le train file à travers les dévastations de la «Ville chinoise», et longe pendant trois ou quatre kilomètres la colossale muraille grise de la «Ville tartare», qui ne finit plus de se dérouler toujours pareille, avec ses mêmes bastions, ses mêmes créneaux, sans une porte, sans rien qui repose de sa monotonie et de son énormité.

Une brèche dans l’enceinte extérieure nous jette enfin au milieu de la triste campagne.

Et c’est, pendant trois heures et demie, un voyage à travers la poussière des plaines, rencontrant des gares détruites, des décombres, des ruines. D’après les grands projets des nations alliées, cette ligne, qui va actuellement jusqu’à Pao-Ting-Fou, devra être prolongée de quelques centaines de lieues, de façon à réunir Pékin et Hankéou, les deux villes monstres; elle deviendrait ainsi une des grandes artères de la Chine nouvelle, semant à flots sur son passage les bienfaits de la civilisation d’Occident…

* * * * *

A midi, nous mettons pied à terre devant Tchou-Tchéou, une grande ville murée, dont on aperçoit, comme dans un nuage de cendre, les hauts remparts crénelés et les deux tours à douze étages. On se reconnaît à peine à vingt pas, comme par les temps très brumeux du Nord, tant il y a de poussière en suspens partout, sous un soleil terni et jaunâtre, dont la réverbération est cependant accablante.

Le commandant et les officiers du poste français qui occupe Tchou-Tchéou depuis l’automne ont eu la bonté de venir au-devant de moi et m’emmènent déjeuner à leur table, dans la quasi fraîcheur des grandes pagodes un peu obscures où ils sont installés avec leurs hommes. En effet, me disent-ils, la route des tombeaux4, qui semblait dernièrement si sûre, l’est moins depuis quelques jours; il y a par là, en maraude, une bande de deux cents Boxers qui est venue hier attaquer un des grands villages par où je passerai, et on s’est battu toute la matinée, – jusqu’à l’apparition du détachement français envoyé au secours des villageois, qui a fait envoler les Boxers comme une compagnie de moineaux.

– Deux cents Boxers, reprend le commandant du poste en calculant dans sa tête, voyons, deux cents Boxers: il vous faut au moins dix hommes. Vous avez déjà six cavaliers; je vais, si vous le voulez, vous en ajouter quatre.

Je crois devoir faire alors quelques cérémonies, lui répondre que c’est trop, qu’il me comble. Et, sous le nez des bouddhas qui nous regardent déjeuner, voici que nous nous mettons à rire l’un et l’autre, frappés tout à coup par l’air d’extravagante fanfaronnade de ce que nous disons. En vérité, c’est de la force de:

Paraissez, Navarrois, Maures et Castillans…

Et cependant, dix hommes contre deux cents Boxers, c’est bien tout ce qu’il faut; ils ne sont tenaces et terribles que derrière des murs, ces gens-là; mais, en rase campagne!… Il est fort probable, du reste, que je n’en verrai pas la queue d’un; j’accepte cependant le renfort, quatre braves soldats qui seront ravis de venir là-bas à ma suite; j’accepte d’autant plus que mon passage va prendre ainsi aux yeux des Chinois les proportions d’une reconnaissance militaire, et que cela fera bon effet dans ce moment, paraît-il.

* * * * *

A deux heures, nous remontons à cheval, pour aller coucher à vingt-cinq kilomètres plus loin, dans une vieille ville murée qui s’appelle Laï-Chou-Chien. (Les villes chinoises ont le privilège de ces noms-là; on sait qu’il en est une appelée Cha-Ma-Miaou, et une autre, une très grande, ancienne capitale, Chien-Chien.)

Et nous nous enfonçons, tout de suite disparus, dans le nuage poudreux que le vent chasse sur la plaine, l’immense et l’étouffante plaine. Il n’y a pas d’illusion à se faire, c’est le «vent jaune» qui s’est levé: un vent qui souffle, en général, par périodes de trois jours, ajoutant à la poussière de la Chine toute celle du désert mongol.

Point de routes, mais des ornières profondes, des sentiers en contre-bas de plusieurs pieds, qui n’ont pu se creuser ainsi que par la suite des siècles. Une campagne affreuse, qui depuis le commencement des temps subit des chaleurs torrides et des froids presque hyperboréens. Dans ce sol desséché, émietté, comment donc peuvent croître les blés nouveaux, qui font çà et là des carrés d’un vert bien frais, au milieu des grisailles infinies? Il y a aussi de loin en loin quelques maigres bouquets d’ormeaux et de saules, un peu différents des nôtres, mais reconnaissables cependant, garnis à peine de leurs premières petites feuilles. Monotonie et tristesse; pauvres paysages de l’extrême Nord, dirait-on, mais éclairés par un soleil d’Afrique, un soleil qui se serait trompé de latitude.

A un détour du chemin creux, une troupe de laboureurs qui nous voient tout à coup surgir s’effarent et jettent leurs bêches pour se sauver. Mais l’un d’eux les arrête en criant: «Fanko pink! (Français soldats!) Ce sont des Français, n’ayez pas peur!» Alors ils se courbent à nouveau sur la terre brûlante, continuent paisiblement leur travail, en nous regardant passer du coin de l’oeil. – Et leur confiance en dit déjà très long sur l’espèce un peu exceptionnelle de «barbares» que nos braves soldats ont su être, au cours de l’invasion européenne.

Ces quelques bouquets de saules, clairsemés dans les plaines, abritent presque tous, sous leur ombre très légère, des villages de cultivateurs: maisonnettes en terre et en briques grises; vieilles petites pagodes cornues, qui s’effritent au soleil. Avertis par des veilleurs, les hommes et les enfants, quand nous passons, sortent tous pour nous regarder en silence, avec des curiosités naïves: torses nus, très jaunes, très maigres et très musclés; pantalons en toujours pareille cotonnade bleu foncé. Par politesse, chacun déroule et laisse pendre sur son dos sa longue natte; la garder relevée en couronne serait une inconvenance à mon égard. Point de femmes, elles restent cachées. Avec la terreur en moins, ces gens doivent éprouver les mêmes impressions que jadis les paysans de la Gaule, lorsque passait avec son escorte quelque chef de l’armée d’Attila. En nous, tout les étonne, costumes, armes et visages. Même mon cheval, qui est un étalon arabe, doit leur sembler une grande bête élégante et rare, à côté de leurs tout petits chevaux à grosse tête ébouriffée. – Et les saules frêles, qui tamisent la lumière au-dessus de ces maisons, de ces minuscules pagodes, de ces existences primitives, sèment sur nous le duvet blanc de leur floraison, comme de petites plumes, de petites touffes d’ouate, qui tombent en pluie et se mêlent à l’incessante poussière.

Dans la plaine, qui recommence ensuite, unie et semblable, je me tiens à deux ou trois cents mètres en avant de ma petite troupe armée, pour éviter le surcroît de poussière que soulève le trot de ses chevaux; un nuage gris, derrière moi, quand je me retourne, m’indique qu’elle me suit toujours. Et le vent jaune continue de souffler; nous voici saupoudrés à tel point que nos cheveux, nos moustaches, nos uniformes sont devenus couleur de cendre.

Vers cinq heures apparaît en avant de nous cette vieille ville murée où nous devons passer la nuit. De loin, elle est presque imposante, au milieu de la plaine, avec ses hauts remparts crénelés, de couleur si sombre. De près, sans doute, elle ne sera que ruines, décrépitude, comme la Chine tout entière.

Un cavalier, traînant avec lui son inévitable petit nuage, accourt à ma rencontre: c’est l’officier commandant les cinquante hommes d’infanterie de marine qui, depuis le mois d’octobre, occupent Laï-Chou-Chien. Il m’apprend que le général a eu la très aimable pensée de me faire annoncer comme l’un des grands mandarins de lettres d’Occident: alors le mandarin de la ville va sortir au-devant de moi avec un cortège, et il a convoqué les villages voisins pour une fête qu’il me prépare.

En effet, le voici ce cortège, qui débouche là-bas des vieilles portes croulantes, avec des emblèmes rouges, des musiques, et s’avance dans les champs désolés.

Maintenant il s’arrête pour m’attendre, rangé sur deux files de chaque côté du chemin. Et, suivant le cérémonial millénaire, un personnage s’en détache, un serviteur du mandarin, chargé de me présenter, à cinquante pas en avant, un large papier rouge qui est la carte de visite de son maître. Il attend lui-même, le mandarin craintif, descendu par déférence de sa chaise à porteurs, et debout avec les gens de sa maison. Ainsi qu’on me l’a recommandé, je lui tends la main sans mettre pied à terre; après quoi, dans les tourbillons de la poussière grise, nous nous acheminons ensemble vers les grands murs, suivis de mes cavaliers, et précédés du cortège d’honneur, avec ses musiques et ses emblèmes.

En tête, deux grands parasols rouges entourés de soies retombantes comme des dais de procession; ensuite, un fantastique papillon noir, large comme un hibou éployé, qu’un enfant tient au bout d’une hampe; ensuite encore, sur deux rangs, les bannières, puis les cartouches, en bois laqué rouge, inscrits de lettres d’or. Et, dès que nous sommes en marche, les gongs commencent de sonner lugubrement, à coups espacés comme pour un glas, tandis que les hérauts, par de longs cris, annoncent mon arrivée aux habitants de la ville.

* * * * *

Voici devant nous la porte, qui semble une entrée de caverne; de chaque côté, cinq ou six petites cages de bois sont accrochées, chacune emprisonnant une espèce de bête noire qui ne bouge pas au milieu d’un essaim de mouches, dont on voit la queue passer à travers les barreaux, pendre au dehors comme une chose morte. Qu’est-ce que ça peut être, pour se tenir ainsi roulé en boule et avoir la queue si longue? Des singes?… Ah! horreur! ce sont des têtes coupées! Chacune de ces gentilles cages contient une tête humaine, qui commence à noircir au soleil, et dont on a déroulé à dessein les grands cheveux nattés.

Nous nous engouffrons dans la porte profonde, accueillis par le rictus des inévitables vieux monstres de granit, qui, à droite et à gauche, dressent leurs grosses têtes aux yeux louches. Pour me voir passer, des gens immobiles sont plaqués contre les parois de ce tunnel, à tout touche, grimpés les uns sur les autres: des nudités jaunes, des haillons de coton bleu, de vilaines figures. La poussière emplit et obscurcit ce passage voûté, où nous nous pressons, hommes et chevaux, dans l’enveloppement d’un même nuage.

Et nous voici entrés dans de la vieille Chine provinciale, tout à fait arriérée et ignorée…

II

Ruines et décombres, au dedans de ces murs, ainsi que je m’y attendais, non par la faute des Boxers ni des alliés, car la guerre n’a point passé par là, mais par suite du délabrement, de la tombée en poussière de toute cette Chine, notre aînée de plus de trente siècles.

Et le gong, en avant de moi, continue de sonner lugubrement à coups espacés, et les hérauts continuent de m’annoncer au peuple par de longs cris, dans les petites rues poudreuses, sous le soleil encore brûlant du soir. On aperçoit des terrains vagues, des champs ensemencés. Et çà et là des monstres en granit, frustes, informes, à demi enfouis, la grimace usée par les ans, indiquent où furent jadis des entrées de palais.

Devant une porte que surmonte un pavillon tricolore, mon cortège s’arrête et je mets pied à terre. Là, depuis sept ou huit mois, sont casernés nos cinquante soldats d’infanterie de marine, qui viennent de passer à Laï-Chou-Chien tout un long hiver, séparés du reste du monde par des neiges, par des steppes glacés, et menant une sorte d’existence de Robinsons, au milieu d’ambiances pour eux si déroutantes.

C’est une surprise et une joie d’arriver parmi eux, de retrouver ces braves figures de chez nous, après tous ces bonshommes jaunes qui se pressaient sur la route, dardant leurs petits yeux énigmatiques, et ce quartier français est comme un coin de vie, de gaieté et de jeunesse au milieu de la vieille Chine momifiée.

On voit que l’hiver a été salubre pour nos soldats, car ils ont la santé aux joues. Et ils se sont organisés d’ailleurs avec une ingéniosité comique et un peu merveilleuse, créant des lavoirs, des salles de douches, une salle d’école pour apprendre le français aux petits Chinois, et même un théâtre. Vivant en intime camaraderie avec les gens de la ville, qui bientôt ne voudront plus les laisser partir, ils cultivent des jardins potagers, élèvent des poules, des moutons, des petits corbeaux à la becquée, – voire des bébés orphelins.

Il est convenu que je dois aller dormir chez le mandarin, après avoir soupé au poste français. Et à neuf heures, des lanternes de parade, très chinoisement peinturlurées, grandes comme des tonneaux, viennent me chercher pour me conduire au «yamen».

* * * * *

C’est toujours d’une profondeur sans fin les «yamen» chinois. Dans la nuit fraîche, entre des monstres de pierre, entre des serviteurs rangés en haie, je franchis aux lanternes une enfilade de deux cents mètres de cours, et combien de portiques en ruine, de péristyles aux marches branlantes, avant d’atteindre le logis poussiéreux et vermoulu que le mandarin me destine: un bâtiment séparé, au milieu d’une sorte de préau, parmi de vieux arbres aux troncs difformes. J’ai là, sous des solives enfumées, une grande salle blanchie à la chaux, contenant au milieu, sur une estrade, des sièges comme des trônes; ailleurs de lourds fauteuils d’ébène, et, pour orner les murs, quelques rouleaux de soie éployés, sur lesquels des poésies sont inscrites en caractères mandchoux. Dans l’aile de gauche, une chambrette pour mes deux serviteurs; dans l’aile de droite, une pour moi, avec des carreaux en papier de riz, un très dur couchage sur une estrade et sous des couvertures de soie rouge, enfin un brûle-parfum où se consument des baguettes d’encens. Tout cela est campagnard, naïf et suranné aussi, vieillot même en Chine.

Mon hôte timide, en costume de cérémonie, m’attendait devant la porte et me fait prendre place avec lui sur les trônes du milieu, pour m’offrir le thé obligatoire, dans des porcelaines de cent ans. Puis, avec discrétion, il se hâte de lever la séance et de me souhaiter bonne nuit. En se retirant, il m’invite à ne pas m’inquiéter si j’entends beaucoup de va-et-vient dans mon plafond: il est hanté par les rats. Je ne devrai pas m’inquiéter non plus, si j’entends, derrière mes carreaux de papier, des personnes se promener dans le préau en jouant du claquebois: ce seront les veilleurs de nuit, m’informant ainsi qu’ils ne dorment point et font bonne garde.

– Il y a beaucoup de brigands dans le pays, ajouta-t-il; cependant la cité, si haut murée, ferme ses portes au coucher du soleil; mais des laboureurs, pour aller aux champs avant le jour, ont pratiqué un trou dans les remparts, et les brigands, qui, hélas! en ont eu connaissance, ne se font point faute d’entrer par là.

Et quand il est parti, le mandarin aux longues révérences, quand je suis seul dans l’obscurité de ce logis, au coeur de la ville isolée dont les portes sont garnies de têtes humaines dans des cages, je me sens infiniment loin, séparé du monde qui est le mien par des espaces immenses, et aussi par des temps, par des âges; il me paraît que je vais m’endormir au milieu d’une humanité en retard d’au moins mille ans sur la nôtre.

Samedi 27 avril.

Des chants de coqs, des chants de petits oiseaux sur mon toit m’éveillent dans la vieille chambre étrange, et, à travers le tamisage des carreaux de papier, je devine que le chaud soleil rayonne au dehors.

Osman et Renaud, levés avant moi, viennent alors m’avertir que l’on fait en hâte de grands préparatifs dans les cours du yamen pour me donner une fête, – une fête du matin, puisque je dois remonter à cheval et continuer ma route vers les sépultures impériales aussitôt après le repas de midi.

Cela commence vers neuf heures. A l’ombre d’un portique, dont les boiseries ébauchent des figures grimaçantes, je suis assis dans un fauteuil, à côté du mandarin qui semble effondré sous ses robes de soie. Devant moi, au soleil étincelant, c’est l’enfilade des cours, des autres portiques en silhouettes biscornues et des vieux monstres sur leurs socles. La foule chinoise – toujours les hommes seulement, bien entendu – est là assemblée, dans ses éternels haillons de coton bleu. Le «vent jaune», qui s’était apaisé la nuit, suivant son habitude, recommence de souffler et de blanchir le ciel de poussière. Et les acacias, les saules monotones, qui sont à peu près les seuls arbres répandus dans cette Chine du Nord, montrent çà et là de vieilles ramures grêles, aux petites feuilles à peine écloses, d’un vert encore tout pâle.

* * * * *

Voici d’abord le défilé très lent, très lent d’une musique: beaucoup de gongs, de cymbales, de clochettes, sonnant en sourdine; la mélodie est comme chantée par un mélancolique, et doux, et persistant unisson de flûtes, – de grandes flûtes au timbre grave, dont quelques-unes ont des tuyaux multiples et ressemblent à des gerbes de roseaux. C’est berceur et lointain, exquis à entendre.

Les musiciens maintenant s’asseyent près de nous, en cercle, pour mener la fête. Le rythme tout à coup change, s’accélère; les sonnettes s’agitent, les gongs battent plus fort, et cela devient une danse. Alors, de là-bas, du recul des cours et des vieux portiques, dans la poussière qui s’épaissit, on voit, au-dessus des têtes de la foule, arriver en dansant une troupe de personnages qui ont deux fois la taille humaine, et qui se dandinent, qui se dandinent en mesure, et qui jouent du sistre, qui s’éventent, qui se démènent d’une façon exagérée, névrosée, épileptique… Des géants? Des pantins? Qu’est-ce que ça peut bien être?… Cependant ils arrivent très vite, avec leurs grandes enjambées sautillantes, et les voici devant nous… Ah! des échassiers! Des échassiers prodigieux, plus haut perchés sur leurs jambes de bois que des bergers landais, et bondissant comme de longues sauterelles. Et ils sont costumés, grimés, peints, fardés; ils ont des perruques, de fausses barbes; ils représentent des dieux, des génies tels qu’on en voit dans les vieilles pagodes; ils représentent des princesses aussi, ayant de belles robes de soie brodée, ayant des joues trop blanches et trop roses, et des fleurs artificielles piquées dans le chignon; des princesses tout en longueur, qui s’éventent d’une façon exagérée, en se dandinant toujours, ainsi que la troupe entière, d’un même mouvement régulier, incessant, obsédant comme celui des balanciers de pendule.

Or ces échassiers, paraît-il, sont tout simplement les jeunes garçons d’un village voisin, de braves petits campagnards, formés en société de gymnastique et qui font cela pour s’amuser. Dans les moindres villages de la Chine intérieure, bien des siècles, des millénaires avant que la coutume en soit venue chez nous, les garçons, de père en fils, ont commencé de s’adonner passionnément aux jeux de force ou d’adresse, de fonder des sociétés rivales, les unes d’acrobates, les autres d’équilibristes ou de jongleurs, et d’organiser des concours. C’est pendant les longs hivers surtout qu’ils s’exercent, quand tout est glacé et que chaque petit groupement humain doit vivre seul, au milieu d’un désert de neige.

En effet, malgré les perruques blanches et les vieilles barbes de centenaire, on voit que tout ce monde est jeune, très jeune, avec des sourires enfantins. Elles sourient naïvement, les princesses gentilles et drôles, aux trop longues jambes, qui ont des mouvements si excités d’éventails, et qui dansent, de plus en plus dégingandées, qui se cambrent, qui se renversent, dodelinant de la tête et du torse avec frénésie. Ils sourient naïvement, les vieillards qui ont des figures d’enfant, et qui battent du sistre ou du tambourin comme des possédés. L’unisson persistant des flûtes semble à la longue les ensorceler, les mettre dans un état spécial de démence qui se traduit par l’excès du tic des ours…

A un signal, les voici chacun sur une seule jambe, sur une seule échasse, l’autre jambe relevée, l’autre échasse rejetée sur l’épaule, et, par des prodiges d’équilibre, ils dansent tout de même, ils se dandinent tout de même, plus que jamais, comme des marionnettes dont les ressorts s’affolent, dont le mécanisme va sûrement se détraquer. On apporte alors, en courant, des barrières de deux mètres de haut, et ils les sautent, à cloche-pied, tous, princesses, vieillards ou génies, sans cesser leurs jeux d’éventail ni leurs batteries de tambourin.

Quand enfin, n’en pouvant plus, ils vont s’adosser aux portiques, aux vieux acacias, aux vieux saules, une autre bande toute pareille, sur des jambes aussi longues (les garçons d’un autre village), arrive du fond des cours, en se dandinant, et recommence, sur le même air, une danse semblable; ils reproduisent les mêmes personnages, les mêmes génies, les mêmes dieux à longue barbe, les mêmes belles dames minaudières: dans leurs accoutrements pour nous si inconnus, avec leurs figures si bizarrement grimées, ces danseurs incarnent des rêves mythologiques bien anciens, faits autrefois, dans la nuit des âges, par une humanité infiniment distante de la nôtre, – et tout cela, de génération en génération, se transmet partout le pays d’une manière inchangeable, ainsi que se transmettent toujours, en Chine, les rites, les formes et les choses.

Du reste, dans son étrangeté extrême, cette fête, cette danse demeure très villageoise, très campagnarde, naïve comme un divertissement de laboureurs.

Ils ont fini de sauter leurs barrières. Et à présent on voit poindre, du même là-bas toujours, deux épouvantables bêtes qui marchent de front, une bête rouge et une bête verte. Ce sont deux grands dragons héraldiques, longs d’au moins vingt mètres, dressant la tête, la gueule béante, ayant ces horribles yeux louches, ces cornes, ces griffes que chacun sait. Cela s’avance très vite, comme courant et se tordant au-dessus des épaules de la foule, avec des ondulations de reptile… Mais c’est tout léger, en carton, en étoffe tendue sur des cercles, chaque bête supportée en l’air, au bout de bâtons, par une douzaine de jeunes hommes très exercés, qui savent, par des trucs subtils, donner à l’ensemble l’allure des serpents. Et une sorte de maître de ballet les précède, tenant en main une boule que les porteurs ne perdent pas de vue et dont il se sert, comme un chef d’orchestre de sa baguette, pour guider le tortillement des deux monstres.

D’abord les deux grandes bêtes se contentent de danser devant moi, au son des flûtes et des gongs, dans le cercle de la foule chinoise qui s’est élargi pour leur faire place. Ensuite cela devient tout à fait terrible: elles se battent, tandis que les gongs et les cymbales font rage. Elles s’emmêlent, elles s’enroulent l’une à l’autre, ayant l’air de s’étreindre; on les voit traîner leurs longs anneaux dans la poussière, et puis tout à coup, d’un bond, elles se redressent, comme cabrées, les deux énormes têtes se faisant face, avec un tremblement de fureur. Et le maître de ballet, agitant sa boule directrice, se démène et roule des yeux féroces.

Et la poussière s’épaissit sur la foule, sur les porteurs qu’on ne voit plus; la poussière se lève en nuage, rendant à demi fantastique cette bataille de la bête rouge et de la bête verte. Le soleil brûle comme en pays tropical, et cependant le triste avril chinois, anémié par tant de sécheresse après l’hiver de glace, s’indique à peine ici par la nuance très tendre des quelques petites feuilles apparues aux vieux saules, aux vieux acacias de cette cour…

* * * * *

Après le déjeuner, des mandarins de la plaine, précédés de musiques, arrivent des villages, m’apportent des offrandes pastorales: des paniers de raisins conservés, des paniers de poires, des poules vivantes dans des cages, une jarre de vin de riz. Ils sont coiffés du bonnet officiel d’hiver à plume de corbeau et vêtus de robes de soie sombre, avec, sur le dos et sur la poitrine, un carré de broderie d’or – au milieu duquel est figurée, parmi des nuages, une toujours invariable cigogne s’envolant vers la lune. Presque tous, vieillards desséchés, à barbiche grise, à moustache grise qui retombe. Et, avec eux, ce sont de grands tchinchins, de grandes révérences, de grands compliments; des poignées de main où l’on se sent comme griffé par des ongles trop longs, emmanchés de vieux doigts maigres.

* * * * *

A deux heures, je remonte à cheval, avec mes hommes et je m’en vais à travers les décombres des rues, précédé du même cortège qu’à l’arrivée, les gongs sonnant en glas et les hérauts poussant leurs cris. Derrière moi, suit le mandarin de céans dans sa chaise à porteurs, suivent les compagnies d’échassiers et les deux dragons monstrueux.

Au sortir de la ville, dans le tunnel profond des portes, où la foule est déjà assemblée pour me voir, tout cela s’engouffre avec nous, les princesses aux enjambées de trois mètres, les dieux qui jouent du sistre ou du tambourin, et la bête rouge, et la bête verte. Sous la voûte demi-obscure, au fracas de tous les sistres et de tous les gongs, dans des envolées de poussière noirâtre qui vous aveugle, c’est une mêlée compacte, où nos chevaux se traversent et bondissent, troublés par le bruit, affolés par les deux épouvantables monstres qui ondulent au-dessus de nos têtes…

Après nous avoir reconduits à un quart de lieue des murs, ce cortège enfin nous quitte.

Et nous retrouvons le silence, – dans la plaine brûlante où nous avons à faire vingt kilomètres environ à travers la poussière et le «vent jaune» pour atteindre Y-Tchéou, une autre vieille ville murée qui sera notre étape de ce soir.

Demain seulement, nous arriverons aux tombeaux.

4.Il s’agit ici non pas des tombeaux des Mings, qui ont été explorés depuis de longues années par tous les Européens de passage à Pékin, mais des tombeaux des empereurs de la dynastie actuelle, dont les abords mêmes avaient toujours été interdits.
Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
260 s. 1 illüstrasyon
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